Chapter Text
I
AU CŒUR DE L’ORAGE
LE LOUP MUET
283
L’aube et la vue du soleil qui se levait à l’est étaient un spectacle qu’il était difficile d’apprécier lorsque l’on se trouvait à Winterfell. Les aurores y étaient bien trop froides, le vent et sa fraîcheur souvent bien trop aiguisés pour que l’on pût ouvrir les volets et observer le ciel coloré et les nuages qui y dansaient. Les hommes du Nord étaient bien trop austères pour ne consacrer ne fût-ce que quelques secondes à des passe-temps considérés comme sans grand intérêt ou comme excentricités des gens du Sud. Eddard dut toutefois bien admettre que les levers de soleil du Sud étaient un spectacle à voir, d’une excentricité certaine s’il en était une mais apportant un repos de l’esprit comme aucune activité contemplative du Nord ne pouvait en apporter. Là, alors que l’astre céleste luisait sur les étendues bleues du Détroit et des eaux de la baie de la Néra, la chaleur reposante de son rayonnement et le parfum marin qui accompagnait la brise matinale venaient contraster avec son état d’esprit morose et le saisissant tableau militaire qui s’étendait à perte de vue.
Sous ses yeux s’étalaient les étendues vallonnées et verdoyantes des Terres de la Couronne, sur lesquelles reposaient fermes et champs de toute couleur et où l’on cultivait à foison fruits et céréales. Mais aujourd’hui comme hier, ces étendues normalement fécondes de vie et de verdure laissaient place à un océan de fer, de cuir et d’acier. Jusqu’au lointain, les tentes étaient dressées, le sol n’était que boue et sentiers creusés, les fumées des feux de camps venaient s’entremêler dans les hauteurs alors que les colonnes d’hommes et de chevaux s’entremêlaient ici-bas, se déplaçant et patrouillant au rythme des ordres que les officiers et les capitaines reîtres donnaient à tue-tête. Ce n’était pas un paysage de paix et de provinces fertiles, c’était l’image de la guerre et des campagnes militaires. Les terres de Port-Réal, région centrale des Sept Couronnes et de Westeros, loin de refléter l’apparence de prospérité que l’on était en droit d’attendre, semblaient dévastées, épuisées et stériles.
Par-delà les camps et les fumées, les grandes murailles ouest de Port-Réal semblaient comme sortir de terre, éclairées par les premières lueurs du jour. Malgré la densité des bourgades extérieures, Eddard pouvait deviner – à défaut de la percevoir clairement du fait de la distance – la porte du Roi. Les silhouettes diffuses mais immenses du bois du Roi s’étendaient plus au sud, vers les terres de l’Orage, et il devinait par le dénivelé de la longue lisière forestière la présence plongeante de la Néra. Si les murs en pierre rouge de la ville luisaient vivement, les pierres noircies des bâtisses environnantes et les immeubles effondrés démontraient clairement au seigneur de Winterfell les signes d’incendies et de pillages. Le spectacle épanouissant de l’aube du Sud lui parut dès lors entaché et indigne, aussi détourna-t-il bien vite son regard du ciel comme du lointain, et le reposa sur ce qui se tenait devant lui.
La périphérie extérieure de Port-Réal et les terrains consacrés aux tournois et aux grandes rencontres étaient couverts d’armées, si bien qu’il était impossible pour le jeune Stark d’en percevoir la fin. Cinquante mille hommes, si ce n’était plus, étaient réunis en ce même lieu et s’organisaient tant bien que mal. Ils venaient de l’ensemble du royaume. Les faucons d’azur des bannières de la maison Arryn du Val flottaient partout, et les loups argent des bannières de la maison Stark du Nord flottaient à leurs côtés, entremêlés par les truites argent des bannières de la maison Tully du Conflans. De part et d’autre, isolées, se tenaient les bannières des maisons Lannister et Baratheon, aux armoiries de gueules au lions d’or et d’or au cerf de sable soutenu d’une couronne de même. Il s’agissait effectivement de cinquante mille hommes et de cinq armées massives, au sommet de leur gloire et de leurs forces, campant aux pieds d’une ville ravagée. C’était un spectacle en tout point grandiose mais qui ne lui inspirait que douleur et mélancolie. Tout comme celui du nourrisson dont les babillages pleins de joie emplissaient l’alcôve de sa grande tente.
« Il a les yeux de son père », dit tout à coup Ser Arthur Dayne, alors qu’il tenait le bébé et le fixait avec un respect qu’un homme de son rang ne pouvait tenir que pour un prince.
Eddard plissa les yeux en constatant l’expression du chevalier dornien. Arthur Dayne, l’homme de légende que l’on connaissait sous le titre d’Épée du Matin, le meilleur épéiste des Sept Couronnes, ancien frère juré de la garde royale, tenait dans ses bras le petit Jon, déjà connu comme le bâtard qu’il avait engendré au Sud. Il eût préféré que la vérité fût aussi simple car à chaque fois que le jeune gouverneur du Nord regardait le petit Jon dans les yeux, qu’il appréciait leurs incroyables reflets sombres et indigos, ce n’était pas la tonalité mauve des familles issue Premiers Hommes du Sud telles que les Dayne qu’il voyait, mais bien celle de l’antique Valyria, celle des conquérants et des libérateurs, celle des tyrans et celle des rois. Celle des seigneurs dragons.
« Non, répondit-il machinalement avant de croiser le regard mauve d’Arthur. Il a les yeux de sa mère, ajouta-t-il alors, comme pour se convaincre lui-même du mensonge qu’ils étaient tenus d’ériger.
— Pour l’instant. »
La réponse laconique du chevalier mit fin à tout débat éventuel, mais l’expression que ce dernier portait témoignait de son ressentiment. Il était clair pour Eddard que le Dornien n’aimait pas l’idée d’utiliser le mensonge de cette manière. Le Loup Muet de Winterfell accorda une pensée passagère à la mémoire de ceux qu’ils utilisaient, priant pour leur pardon comme il le faisait depuis de nombreuses semaines. Mais ils n’avaient jamais eu le choix.
« Lord Stark ! »
Eddard se retourna vers l’entrée de la tente dès lors qu’il entendit son nom. Un homme se tenait là et venait d’entrer sans s’annoncer. Sa tenue faite de gambison et de cuir brun et gris l’identifiait clairement comme un homme du Nord et l’un de ses bannerets. Son expression était solennelle. Son faciès dur incarnait typiquement l’austérité des hommes du Nord, mais ses traits clairs et sa petite stature vinrent trahir ses racines de Paludier du Neck. Il ne s’agissait de nul autre que Lord Howland Reed, son fidèle compagnon et seigneur de la place-forte de Griseaux.
« Howland. Qu’y a-t-il ? demanda sans détour le jeune seigneur de Winterfell.
— C’est le roi, il réclame votre présence. Il se dirige ici. »
Le roi. Si ce mot n’inspirait pas autant de dégoût à Ned, aux réminiscences de ce que le précédent porteur de ce titre avait osé faire à sa famille et au royaume tout entier, peut-être ne l’aurait-il pas relevé, si non pas avec autant d’amertume. Mais le fait que son cher ami Robert s’habillât d’un tel apparat avant même d’avoir été couronné et en revendiquât aussi rapidement l’ensemble des propriétés provoquait constamment chez lui un malaise certain. « Le roi Robert de la maison Baratheon, premier de son nom ». Quelle réalité vulgaire, en sachant que le premier acte royal de l’homme avait été de légitimer dans sa folie vengeresse le même genre d’actes contre lesquelles ils s’étaient soulevés. Quelle triste ironie.
« Je vais me retirer », annonça calmement Arthur en se relevant.
Eddard croisa brièvement le regard entendu du Dornien, œillade pleine de sens qu’il adressa également à Howland Reed. Son petit Jon était en effet toujours dans les bras du Dayne, et il était clair pour tous les trois pourquoi il était plus sûr que ce dernier se retirât avec lui. Plus loin le bébé se trouvait de Robert, mieux ils se porteraient tous. Eux comme le royaume.
« Je m’en vais à sa rencontre », proposa alors Howland Reed, avant de s’en retourner dès qu’il reçut son acquiescement.
Howland connaissait la vérité. Il connaissait leur stratégie. Et Eddard lui accordait une confiance aussi solide que pouvait l’être l’acier valyrien. Depuis le fameux tournoi d’Harrenhal qui les avait fait se connaître, le Paludier avait été un véritable frère d’armes et lui avait sauvé de nombreuses fois la vie, bien souvent au péril de la sienne. Il regarda serein l’homme s’éloigner et sortir de sa tente. Son rapport avec Arthur Dayne était bien plus compliqué, mais, quoiqu’ils eussent été tous deux du côté opposé durant la guerre, les circonstances avaient fait qu’il n’existait pas de compagnon plus fiable. Il avait peut-être même davantage confiance en Dayne qu’il ne l’avait en Reed, si tant était qu’il lui fût pertinent de comparer. D’un regard acéré quoique complice, Arthur Dayne lui accorda un dernier acquiescement avant de quitter silencieusement les lieux dans les pas du Paludier.
Eddard Stark retrouva dès lors la solitude de ses quartiers, le silence ayant investi la pièce étant entrecoupé spontanément par les sons de l’extérieur, les éclats de voix, le bruit de l’acier et des chevaux. Sachant Howland Reed parti à la rencontre de Robert, il s’en alla s’asseoir sur l’un des sièges disposés autour de la table au centre de sa tente. Son esprit vagabonda alors, tandis qu’il se remémorait la somme des événements qui l’avait conduit jusqu’à cet endroit, jusqu’à ce moment, alors qu’il n’attendait plus un ami mais un roi. Un roi compulsif, qui portait férocement le deuil. Ou alors essayait-il de le croire, car deuil et férocité n’étaient pas gage d’harmonie. Robert n’aimait de toute façon pas le noir. L’ombre à l’entrée de la tente suivie de bruits de pas eut tôt fait d’annoncer son arrivée. Le roi entra d’ailleurs de manière fracassante.
« Ned Stark ! » clama-t-il haut et fort, une lueur obstinée brillant dans ses yeux bleus.
Eddard se leva aussitôt à sa vue et le fixa avec vive prudence. Robert était grand, tout autant qu’il était musculeux. Il était un bel homme, l’image typique des puissants Baratheon : de grands yeux bleus évoquant la tempête et la fureur, à l’instar de la devise de sa maison. Ses cheveux coupés relativement court, évoquant le soldat qu’il était, arboraient un brun profond, presque noir. Sa peau était claire, et sa barbe finement taillée trahissait une pousse drue et vigoureuse. Son ami Robert Baratheon, Seigneur des Sept Couronnes. Son ami, ou du moins le pensait-il. Mais maintenant qu’il était le roi, il était difficile de savoir si un tel lien avait encore lieu d’être. On ne pouvait pas être l’ami d’un roi. Seulement son sujet.
« Votre Grâce, dit-il humblement tout en s’inclinant.
— Oh, assez ! s’exclama aussitôt Robert en s’avançant. « J’ai eu assez de « votre Grâce » de la journée ! Je n’accepterais pas ces mièvreries de ta part, Ned ! »
Eddard semblait vouloir protester et son regard à demi-réticent l’exprima pour lui avant que sa voix ne s’élevât. Il se ravisa néanmoins dès qu’il constata la lueur d’avertissement qui brillait dans les yeux du roi. Robert le connaissait bien… Et il connaissait bien Robert en retour. Il poussa un lent soupir.
« Très bien, Robert… Que puis-je pour toi ? »
Robert ne répondit pas. Il regardait attentivement la pièce avec scepticisme. Il semblait chercher quelque chose, et Eddard savait évidemment quoi. Ce n’était pas difficile de deviner.
« Je ne vois pas le bâtard d’Ashara, Ned. Où l’as-tu caché ? » demanda-t-il sans vergogne aucune. Le nouveau roi ne s’ankylosait que rarement de la politesse. Il reprit bien assez vite sur un ton hargneux tout en continuant à observer autour d’eux. « Laisse-moi deviner ! C’est encore son vulgaire dornien d’oncle qui l’a en sa possession ! Foutu traître briseur de serment et suceur de dragon, à croire qu’il n’y avait que ça dans cette Garde royale ! S’il n’était pas sorti du même ventre que la mère de ton bâtard de fils, je l’aurais fait écarteler et j’aurais réparti les morceaux dans chacune des sept couronnes !
— Robert… »
Le ton neutre d’Eddard n’en démordit pas de reproches.
« Je sais, je sais ! Comme si je pouvais le faire. Il partage le sang de ton sang, c’est ça ? Vous les loups du Nord et vos principes. Ça vous perdra. »
Le Loup Muet de Winterfell poussa un souffle imperceptible de soulagement. Après ce qui s’était passé ces derniers temps, il était difficile de savoir à quel point Robert était sérieux ou non dans ce qu’il disait, ce qui était vrai et ce qui ne l’était pas. Eddard ne savait plus rien.
« Je veux la voir. »
L’expression de son roi d’ami changea aussi vite que son ton. Son air était aussi désireux que sinistre, et il régnait dans les prunelles de ses yeux cette lueur contemplative, comme s’il consultait quelques évènements bouleversant du passé. Ces derniers jours, Eddard avait vu tant de fois ce regard qu’il n’était même plus surpris. Mais plus encore que lorsqu’il observait Robert regarder de manière étrangement obsessionnelle son petit Jon, Eddard était traversé d’un désagréable sentiment d’embarras morbide.
« Robert, ce n’est pas raisonnable…
— Ned, je ne te demande pas la permission, je veux la voir ! »
Eddard resta silencieux quelques secondes puis acquiesça calmement. Il intima au roi Baratheon de le suivre et rejoignit une deuxième alcôve de sa tente, plus petite et située à l’arrière. Elle n’était séparée du reste de ses quartiers que par un simple rideau, comme s’il était en quelque sorte question de dissimuler cette partie de la tente. Gisait alors un cercueil, disposé là sur une simple table de bois. La lumière passait à peine à travers la toile épaisse de la tente, pas plus que les quelques lueurs des bougies de l’alcôve adjacente. À l’ambiance lugubre du lieu persistait néanmoins un air relativement pur. Et le cercueil, noir et poli. Les deux hommes approchèrent et Eddard l’ouvrit ensuite lentement.
En dépit des trois semaines qui s’étaient écoulées depuis sa mort, les sœurs du silence et les mestres sous son autorité, ainsi que celles et ceux qui avaient choisi de suivre Arthur Dayne depuis leur escale aux Météores avaient accompli un impressionnant travail de conservation. Froide mais propre, Lyanna Stark ressemblaient à une beauté endormie. Celle qui attendait que son prince promis ne vînt la délivrer du long sommeil. Elle semblait paisible. Douce, lisse et blanche. Mais sa très chère sœur cadette était bel et bien morte, et plus jamais elle n’ouvrirait ses yeux pour honorer de son beau regard gris de Stark les personnes sur lesquelles elle le posait. Lyanna Stark, la Louve de Wintefell, était morte avant même d’atteindre les vingt ans. Le dernier soleil qu’elle avait eu la chance de percevoir était un soleil de Dorne, qui se couchait à travers les monts et les falaises de la marche Dornienne. Un soleil jaune et chaud, ainsi qu’un ciel bleu et estival, mais cela à des milliers de lieues de chez elle, loin du Nord et loin des siens. Ses derniers instants s’étaient passés dans la souffrance… Ce que Robert ne savait pas, c’était qu’elle les avait également passés dans la félicité.
« J’aurais dû être là pour elle. »
Les mots de Robert provoquèrent de vives sueurs froides à Eddard. Il se rendit toutefois compte que le Baratheon n’avait pas fait allusion aux circonstances plus que particulières de la mort de sa chère petite sœur.
« Je le tue toutes les nuits depuis le Trident », continua-t-il ensuite, l’apitoiement présent dans le timbre de sa voix se transmutant en une haine palpable. Eddard sut aussitôt de qui Robert parlait. « Je n’en ai jamais assez. Je lui enfonce le mail de ma hache d'arme profondément dans la poitrine et les rubis de son armure continuent inlassablement de voler au vent avant de venir couler autour de sa carcasse. Je continue à lui arracher le cœur, je l’éventre et je le laisse pourrir dans l’eau. Bon sang Ned, je veux tuer ce fils de chien autant de fois que possible. Je veux le voir souffrir pour ce qu’il a fait mais ça ne suffit pas. Son regard et ses pensées sont ailleurs, il ne me voit même pas. »
Robert se pencha quelque peu au-dessus de la Louve de Winterfell endormie, ensorcelé par son état de mort. Solennel, Eddard l’écoutait, envahi de pitié pour son ami.
« Tout ce qu’il fait, tout ce que ce fils de chien fait, c’est murmurer son prénom… Comme s’il en avait le droit ! »
Ses supplications pleines de rancœur et de regret présentaient un triste spectacle de l’homme qui jadis vivait toujours dans l’avenir. L'insouciance de Robert Baratheon s'était éteinte aussi vite qu'il avait été informé de la disparition de Lyanna. L'odieux ordre du roi à Jon Arryn de les exécuter tous les deux, après le meurtre de tant de leurs amis, n'avait laissé que colère. Maintenant qu'elle était morte, maintenant que tant d'entre eux étaient morts, il vivait avec des fantômes. Ceux de Lyanna, Brandon, Père, Denys, Elbert, Kyle, Jeffory et bien d'autres encore. Dans son esprit, Eddard avait déjà pris la décision de le ramener à la réalité, mais ce n'était pas bien facile.
« Elle devrait rester ici, avec moi, Ned. Elle devrait reposer ici, à la lumière des Sept et du royaume. »
Eddard soupira à cette réplique.
« Robert, nous en avons déjà parlé », souffla-t-il d’un ton las. « Lyanna est une Stark, elle vient du Nord. Elle doit reposer parmi les siens, sous la vigilance de nos ancêtres et des Anciens Dieux. Il n’y a rien ici pour elle.
— Il y a moi. »
Eddard ne répondit pas à l’injonction de son ami. Ce n’était pas la peine, et ils le savaient tous les deux. Robert était obstiné, tout comme lui l’était par ailleurs. Mais Eddard avait déjà décidé. Plus qu’aux côtés de leur père, de leur frère et de leurs ancêtres, la place de Lyanna était auprès de la seule créature d’amour à laquelle elle avait offert la vie.
Son petit Aegon.
LA VIPÈRE ROUGE
« Oberyn, je te le demande de nouveau, tu dois te calmer. »
Oberyn entendit la voix du prince Doran et les injonctions qu’il formulait. Raisonné et calme, le prince régnant de Dorne restait fidèle à ce qu’il avait toujours été et à ce que les gens avaient toujours su de lui. Les émotions sur son visage fin et mat de Rhoynar ne laissaient transparaître aucune colère, aucune haine. La seule chose qu’Oberyn y percevait, c’était la méfiance, la prudence, un soupçon de peine et une inquiétude qu’il lui savait adressée. Le savoir ne l’aida en aucun cas à se calmer, bien au contraire. Oberyn se connaissait bien, il se savait au sang chaud, il se savait impulsif. Mais ses intentions étaient bonnes, et cette situation le révulsait tant qu’il ne pouvait empêcher la fureur et le dégoût de crépiter dans ses veines. Et la seule manière pour lui d’évacuer tant bien que mal ce désir ardent de hurler à en perdre raison, de tout casser autour de lui et de brandir sa lance dans tous les sens, c’était de faire nerveusement les cent pas devant le bureau de son frère aîné. Doran le voyait, et il s’en doutait lui-même : son visage devait être défiguré par la haine, il devait afficher une expression d’une rage inégalée. La façon dont la fureur avait envahi ses pensées et son corps l’indiquait en tout point.
« Laisse-moi y aller ! s’exclama-t-il, le ton de sa voix trahissant aisément un état d’esprit déchiré entre un calme lugubre et un désir urgent de vengeance. « Je peux rassembler vingt mille lances et cinq mille cavaliers en une demi-lune. Je peux soulever Dorne et la Sang-Vert tout entiers. Nous aurions des dizaines de milliers de Dorniens de tout le pays en moins d’une lune ! »
Oberyn avait proféré sa suggestion dans un halètement presque paniqué et sans même cesser ses cent pas. Il n’avait même pas clairement observé Doran. Il savait que ce n’étaient pas de bonnes manières envers son frère aîné et prince régnant, mais son esprit était ailleurs. Il était tourné vers le Nord. Vers les traîtres, les monstres, les violeurs et les tueurs d’enfants. Sa fureur était telle qu’il aurait pu en vomir du sang en même temps que ses tripes.
« Il faut frapper maintenant, alors qu’ils ne s’y attendent pas. J’irai étriper les Lannister et leur vulgaire pantin Baratheon moi-même s’il le faut ! »
Hélas, Oberyn remarqua que son frère aîné ne semblait pas convaincu. Il le vit même pousser un soupir fatigué.
« Doran ! Elia, elle… Nous devons…
— Oberyn, assieds-toi, s’il te plaît. »
Oberyn se rendit compte qu’il était à bout de souffle et qu’il entrait progressivement en panique. Il aurait voulu insister davantage, essayer de soulever la rage de son frère aîné pour la faire entrer en corrélation avec la sienne. Mais Doran restait inflexible, et son regard s’était endurci davantage. Ce qu’il avait auparavant formulé comme une demande était tout à coup devenu plus que cela. Doran ne lui donnait que très rarement des ordres. Oberyn se rappela alors sa situation, où il se trouvait et regardant hagard le sol et ses pieds, il essaya tant bien que mal d’en finir avec son état d’ahurissement. Inspirant plusieurs fois, toujours plus profondément, toujours plus calmement, il parvint à évacuer de ses veines le sang chaud qui bouillonnait. Il ne resta alors qu’une infinie tristesse, tandis que les larmes dans ses yeux se substituaient au sang dans ses veines. Sa tristesse vint dès lors faire écho à celle de son cher Doran, à qui il adressa un regard larmoyant et inquiet. Puis il vint s’asseoir, faisant suite au désir de son frère. Le silence vint dès lors occuper la pièce pendant de longues secondes. Jusqu’à ce que son frère ne se décidât à le rompre comme il savait si bien le faire.
« Si tu soulevais la Sang-Vert, si tu marchais avec Dorne derrière toi en direction du nord, que se passerait-il ensuite ? » lui demanda-t-il. Oberyn eut la décence de ne rien lui répondre. « Nous entrerions en guerre contre l’Usurpateur et ses fidèles, qui sont nombreux. Contre les Lannister, qui sont puissants. Que ferait le royaume du Bief ? Peux-tu t’assurer de la neutralité des Tyrell ? »
Oberyn comprit assez vite que Doran attendait une réponse de lui. Il se sentit frustré à sa question, sachant ce que son prince régnant souhaitait lui faire dire. Il ne se laisserait pas faire si aisément.
« Les Tyrell étaient fidèles aux Targaryen. Les Redwyne et les Tarly étaient les officiers les plus dévoués de l’armée royale… »
Le claquement contrarié et dédaigneux de la langue de Doran lui fit aussitôt comprendre que le prince régnant n’était absolument pas d’accord avec son observation.
« Les Tyrell et les Tarly ont été vaincus à Accalmie. Une défaite cuisante. Les Redwyne se sont repliés avec des pertes catastrophiques et ce qui reste de leur flotte de guerre », répondit alors Doran sur un ton sage. Il respirait la prudence, et Oberyn le laissa continuer. « Mais surtout, l’Usurpateur leur a accordé le pardon là où ils auraient dû recevoir la mort. Alors, Oberyn, peux-tu t’assurer de la neutralité des Tyrell si nous devions attaquer ? »
Oberyn serra ses poings dans la frustration tandis que ses genoux tremblaient.
« Non, je ne peux pas, admit-il tout bas.
— Non, tu ne peux pas, acquiesça son frère sereinement. Si nous attaquions, si nous tentions une riposte, non seulement nous nous retrouverions contre l’armée de l’Usurpateur, mais nous finirions peut-être avec les armées du Bief dans notre dos. Nous perdrions. »
C’était un fait que l’inimitié qui régnait entre Dorniens et habitants du Bief était aussi ancienne que l’histoire des Sept Couronnes, mais ces tensions culturelles avaient essentiellement décru lors de l’unification du royaume avec Dorne il y avait un peu plus d’un siècle à la suite au mariage ayant eu lieu entre la princesse Daenerys Targaryen et le prince Maron Martell de Dorne. Depuis, les tensions régionales entre Dorne et le Bief relevaient davantage d’un univers folklorique auréolé de ragots et de blagues d’auberge, que de réalités territoriales. L’idée que les Tyrell ou les Redwyne pussent se retourner contre eux lorsqu’il était question de châtier les régicides et les parjures révulsait Oberyn au plus haut point.
« Si nous ne faisons rien, si nous laissons les massacres d’Elia et de la maison Targaryen impunis, nous passerons pour des couards aux yeux de tout le royaume. »
La réponse de son frère ne se fit pas attendre, pas plus que l’indignation qui se remit à couler dans ses veines.
« Si c’est notre sort, alors ainsi soit-il. La guerre est terminée.
— Mais Frère ! le harangua-t-il aussitôt. Elia est…
— Elia est morte, Oberyn ! Elle est morte. »
Doran s’était levé et avait haussé le ton. C’était la première trace de colère visible sur son visage depuis qu’Oberyn était entré dans son bureau pour lui faire part de son désir de mener les armées de Dorne à la guerre. Il s’était ensuite rassis et avait terminé sa réplique sur un ton morne et défait.
Oui, de cela ils ne pouvaient plus douter. La princesse Elia Martell de Dorne, leur petite sœur adorée, toute récente veuve du prince Rhaegar qu’elle était, avait été assassinée dans les murs du donjon Rouge de Port-Réal. La rumeur courait, toujours plus forte et crédible, qu’elle avait si été horriblement massacrée, elle comme ses deux enfants, que Tywin Lannister, qui n’en avait même pas assumé la responsabilité, n’avait pas pu présenter leurs corps autrement qu’emmitouflés dans des draps aux armoiries gueules et or des Lannister. Des draps maculés de sang innocent, devant lesquels Robert l’Usurpateur avait accordé le pardon aux auteurs des crimes, quels qu’ils fussent. C’était il y a deux lunes. Oberyn n’arrivait pas à se retenir de pleurer chaque nuit à la pensée de sa chère Elia hurlant sous la torture et les sévices dont elle était victime. Selon toutes les bouches de Dorne, Ser Gregor Clegane et Ser Amory Lorch, bannerets sinistres des Terres de l’Ouest, étaient les coupables. L’on disait d’eux qu’ils violèrent Elia toute la nuit de la mise à sac de Port-Réal avant de la tuer d’une manière odieuse, à mains nues, et de profaner son corps des heures durant en le soumettant à des indignités pires encore que ne l’avait été son viol. Le même sort avait, dit-on, été réservé à ses enfants, dont les corps s’étaient avérés à un tel point méconnaissables durant leur présentation à l’Usurpateur qu’il avait été difficile de les qualifier de dépouilles humaines.
« Elia est morte, mais Rhaenys, elle, est toujours vivante. »
La réplique de Doran sortit Oberyn de ses sombres pensées. Doran avait mille fois raison. Rhaenys était vivante. Sa petite princesse dragon. Il l’avait tout de suite adorée, quand Elia la lui avait présentée à la naissance. Il l’avait presque oubliée. Malgré toute la sauvagerie de cette rébellion et malgré la mort atroce de sa pauvre sœur, un miracle s’était produit. Oberyn avait du mal à comprendre comment c’était même possible, mais Rhaenys avait bel et bien survécu au massacre. Le corps en charpie qui gisait peut-être encore dans ces sinistres draps Lannister n’était pas celui de sa tendre nièce. Une servante d’Elia présente dans les étages royaux lors de l’attaque avait eu la vivacité d’esprit d’emmener Rhaenys avant que le donjon Rouge ne tombât aux mains des Lannister. C’était selon cette servante une autre petite Dornienne, une certaine Myria, fille de servante, qui avait été prise pour cible. La pauvre petite devait avoir été capturée en compagnie du petit chaton noir de la princesse Rhaenys et avait été confondue avec elle.
Mais Oberyn l’aurait reconnue entre mille, tout comme il l’avait reconnue en la voyant descendre en larmes du bateau qui l’avait vue fuir de Port-Réal. Rhaenys avait énormément pris d’Elia, et notamment sa couleur de peau délicieusement olivâtre, c’était vrai. Mais elle avait également tant pris de Rhaegar, à commencer par cette incroyable mèche de cheveux or-argent, couleur unique et typique des Targaryen, qui parcourait élégamment sa chevelure châtain foncé sur le côté gauche de sa tête. Ses yeux luisant d’une couleur or intense comme s’ils étaient imbibés de magie de la Rhoyne, tels ceux des sorcières des eaux de jadis, signalaient un sang de Rhoynar aussi fort que ses traits fins criaient son puissant héritage valyrien. Oberyn se rappelait avoir perdu la trace du temps lorsqu’il avait pu la serrer dans ses bras et la consoler, sur ce quai isolé du port de Lancehélion. Il avait rarement été vu loin d’elle cette dernière semaine. Il avait perdu Elia sans même pouvoir faire quoi que ce soit et il ne voulait plus se sentir aussi impuissant.
« Tu comprends pourquoi il ne faut rien faire, petit frère », reprit alors Doran. Son frère l’observait et devait apprécier le fait que son expression s’adoucît à la pensée de leur nièce survivante. « C’est une Targaryen, peut-être la dernière. C’est aussi une Martell. Pour le meilleur ou pour le pire, nous partagerons son sort. Nous devons la protéger et, en la protégeant, nous devons aussi nous protéger. »
Il soupira tandis qu’il laissait les mots de Doran l’atteindre et caresser la raison qui lui revenait enfin. La guerre ne pouvait pas être une option, pas maintenant alors qu’ils étaient seuls. Ils cessèrent leur discussion et interrompirent aussitôt toute réflexion lorsque se fit entendre une série de trois coups à la porte du bureau de Doran. Les deux frères se regardèrent un instant dans l’expectative avant que Doran ne s’exclamât d’un vigoureux :
« Entrez ! »
Quelques secondes s’écoulèrent avant que la porte ne s’ouvrîy sur le visage d’Areo Hotah, l’un des hommes de confiance de Doran. Tout comme la bien aimée épouse de son frère, Lady Mellario, le jeune Areo Hotah était originaire de la citée libre de Norvos. Oberyn ne le connaissait pas bien, mais il faisait confiance dans le jugement de son frère et de sa belle-sœur. Le Norvoshi était fidèle à Mellario et semblait avoir naturellement étendu cette loyauté au récent mari de son estimée maîtresse.
« Mes princes, prononça-t-il simplement en s’inclinant respectueusement. Dame Tyrone souhaiterait vous voir.
— Faites-la entrer », répondit simplement Doran dans un acquiescement.
Le jeune garde norvoshi s’en retourna humblement pour se soustraire à leur présence et laissa entrer dame Tyrone, comme il l’avait appelée. Elle était la servante à qui la princesse Rhaenys devait la vie. C’était une femme relativement âgée, dont les traits quoique fatigués trahissaient ses origines de Dornienne rocheuse. Elle servait dans la pouponnière du donjon Rouge avant même qu’Elia n’épousât Rhaegar Targaryen. Pour Oberyn, la servante devait sa survie et sa chance à ses traits plus andals que rhoynais. Eût-elle été plus salée ou sableuse que rocheuse, et il doutait qu’elle fût passée à travers les troupes des Lannister avec Rhaenys à sa suite.
« Mes princes », les salua-t-elle d’une révérence gracieuse.
Il était clair que Tyrone avait vécu longtemps au sein du donjon Rouge. La porte désormais fermée derrière elle, Oberyn se rendit compte que trois des quatre personnes au courant de l’identité de Rhaenys Targaryen se trouvaient dans la même pièce. La dernière n’était autre que Mellario. Les quatre s’étaient mis d’accord pour que jamais la princesse ne se retrouvât isolée. Tyrone se concentra rapidement sur lui et lui adressa un regard attristé.
« Mon prince, la princesse… Elle a besoin de vous. L’absence de sa mère l’a de nouveau fait fondre en larmes et elle est inconsolable. La présence de Lady Mellario n’a rien changé. »
L’air soucieux, Oberyn se tourna vers Doran, qui lui rendit son attention par un regard plein de compréhension. Rhaenys s’était attachée très vite à lui. Il n’y avait pas eu besoin de beaucoup de mots. Dès leurs retrouvailles sur les quais et dès qu’il lui avait apporté toute la chaleureuse affection d’un oncle, les larmes de la petite étaient passées de larmes de peur à des larmes de tristesse. Elle s’était progressivement calmée en sa présence et il avait tout fait pour entretenir ce lien. C’était la fille chérie de sa chère Elia. Elle était comme sa propre fille.
« Menez-moi à elle, Tyrone », demanda-t-il alors en se levant.
Doran se leva à sa suite et ils suivirent la servante à travers les couloirs du palais. Descendant une large cage d’escalier en marbre blanc, Tyrone les mena à l’extérieur, la douce pénombre des couloirs se substituant aussitôt à un océan de lumière, pour révéler la somptueuse cour principale des Jardins aquatiques, le palais côtier le plus célèbre des princes de Dorne. Le beau palais était l’une des bâtisses les plus magnifiques de Dorne, si ce n’était de Westeros tout entier. L’air frais et marin en provenance de la mer d’Été apportait avec lui les senteurs florales des nombreux jardins du palais. Des effluves sucrés de roses et de tulipes entremêlés par les exotiques émanations des fruits qui poussaient sur les dattiers et les manguiers imprégnaient les allées à demi-ombragées des jardins et des courtilles. Arc-en-ciel de verdure, un panel aussi riche de senteurs que de couleurs s’offrait au nez et aux yeux, le vert vif des arbres et des feuilles et le bleu limpide des eaux et du ciel étant parsemés de jaune, de rouge, de rose, de blanc, et d’une multitude d’autres couleurs. Des bancs en luxueux bois d’acajou étaient disposés çà et là entre les broussailles, contre les murs ou devant les bassins d’eau à bas fond et de confortables coussins de toutes couleurs y étaient disposés pour le plaisir des visiteurs qui souhaitaient venir se détendre à même ce bain de lumière et de nature. Sous les yeux du jeune prince se présentait un petit paradis, véritable havre de paix et de sérénité, joyau de Dorne.
Mais plus loin, assise sur l’un des bancs, se trouvait le véritable joyau de Dorne. Quand Oberyn la vit, il sentit son cœur se serrer si fort dans sa poitrine qu’il se sentit presque vaciller d’émotion. Elle pleurait, Tyrone n’avait pas menti. Elle semblait effectivement inconsolable, et ce malgré la chaleureuse étreinte de Lady Mellario qui tentait en vain d’apaiser ses troubles princiers. Elle n’était pas seule à essayer. Autour d’elle, ses filles naturelles aînées, Obara et Nymeria, tentaient tant bien que mal d’apporter leur pierre à l’édifice en la caressant et en l’embrassant. La fille aînée de Lady Mellario et de son frère, Arianne, se tenait derrière sa mère et tenait la main de sa troisième fille naturelle, Tyerne. Les deux petites semblaient tout aussi soucieuses et bienveillantes que les autres. C’était un spectacle aussi triste qu’attendrissant, de voir à quel point leur famille avait accepté avec autant d’amour la petite princesse targaryenne. Rhaenys était déjà viscéralement des leurs, quoiqu’elle ne semblât pas avoir confiance en eux. Mais elle était petite, sans sa mère, effrayée. Elle ne pouvait pas voir ces choses-là et, à en juger l’expression de Lady Mellario, d’Arianne et de ses filles, elles l’avaient déjà compris et cela ne faisait rien. Elles l’adoraient toutes quand même.
Oberyn et Doran les approchèrent, aussi se retournèrent-elles toutes les unes après les autres en les voyant. Rhaenys, en larmes, fut la dernière à l’apercevoir. Elle se défit sans attendre de la douce étreinte de Mellario et se précipita dans ses bras aussi vite que ses petites jambes le lui permettaient, babillant des mots inaudibles à travers ses sanglots. Mais leur tristesse atteignit malgré tout Oberyn, trouvant un écho dans son propre cœur meurtri. S’agenouillant, il réceptionna la petite de ses bras grands ouverts avant de la serrer chaleureusement, embrassant sa petite tête à l’emplacement de sa mèche or-argent alors qu’elle pleurait tout son soûl dans sa poitrine.
« Mama », parvint-il à déceler quelques fois. Elle pleurait Elia, sa mère. « Gon », entendit-il entre deux pleurs. Elle pleurait Aegon, son petit frère. « Ba-lion » comprit-il également alors qu’il la couvrait de baisers réconfortants et de caresses. Elle pleurait Balerion, son petit chaton.
Aucun mot ne fut prononcé autour de lui. Ni par Doran, ni par Lady Mellario, ni par leur fille, ni par les siennes. Mais leurs regards étaient clairs. Un jour, comme les illustres fils et filles de la Rhoyne de jadis, ils auraient leur vengeance. Et pour elle, jusqu’à cet instant, ils resteraient Insoumis, invaincus, et intacts.
LE LOUP MUET
Eddard avait toujours éprouvé un profond respect pour Jon Arryn, ainsi qu’une grande confiance. Envoyé en tant que pupille aux côtés de Robert Baratheon sous la responsabilité du vieux seigneur des Éyriés, Eddard était petit à petit venu à le voir comme un père. Jon avait toujours été bon pour Robert et lui, il les avait instruits, il les avait formés. Eddard se plaisait à penser qu’il était devenu un homme d’honneur tel que Jon, ou au moins s’efforçait-il constamment chaque jour de son existence d’atteindre cet idéal. Quand son père, Rickard, et son frère, Brandon, avaient été tué par Aerys II Targaryen dit le Roi Fou, Jon leur avait apporté le réconfort attentionné d’un mentor. Quand le même Roi Fou avait exigé leur tête par quelques crimes qu’ils n’avaient pas commis, Robert et lui, Jon Arryn n’avait même pas hésité avant de soulever la totalité du Val contre la couronne. Jon aurait donné sa vie pour eux, malgré le danger de sa mort pour sa lignée.
Mais désormais, Eddard ne pouvait assurer dur comme fer qu’il suivrait aveuglément Jon Arryn et lui confierait sa vie et celle des siens comme il l’avait fait lors de leur soulèvement et au plus fort de la guerre. Ce que Jon Arryn avait fait était impardonnable. Justifiable au regard de ses intentions politiques bienveillantes, mais impardonnables au regard de l’honneur. Eddard se rappelait encore les draps maculés de sang dans lesquels reposaient les corps – ou ce qu’il en restait – d’Elia Martell et de ses enfants. Ils avaient regardé avec des regards hantés l’un des bannerets de Robert dérouler les draps à son ordre. Leurs corps étaient profanés au-delà de la raison, comme si les Autres eux-mêmes avaient été à l’œuvre. Personne d’humain, ou se targuant de l’être, n’aurait dû être capable d’une telle sauvagerie, d’une telle cruauté. Force était de croire que le Roi Fou n’avait pas été le seul fou des Sept Couronnes. À cela s’ajouter la décevante mort d’Aerys II, transpercé dans le dos puis achevé par égorgement par son régicide de garde royal comme s’il avait été un porc. Jaime Lannister, auteur de cet odieux régicide, eût dû être pendu haut et court, sur-le-champ. Tywin eût dû être envoyé au Mur comme il se devait, et les bannerets responsables du meurtre de la famille de Rhaegar Targaryen eussent dû être achevés comme les bêtes qu’ils étaient. Plus que l’honneur, toutes les lois du royaume l’exigeaient. Pourtant, malgré cela, Jon Arryn l’homme d’honneur, Jon Arryn l’homme de droit, avait contredit sa demande de justice et avait poussé Robert à fermer les yeux sur cette odieuse affaire. Au nom de la paix. Maintenant qu’Eddard avait à l’esprit les beaux yeux violets de son petit Jon, luisant de cette étrange magie valyrienne, son écœurement d’alors s’était mué en horreur, en peur, à la simple idée que les Stark subissent le même sort que les pauvres âmes qui imbibaient les draps Lannister.
« Sauf votre respect, Lord Lannister, mais vous comprenez ma position. En tant que main du roi, j’aimerais tout de même être mis au fait de ces décisions à l’avance. »
Tandis qu’Eddard s’était enfoncé dans un mutisme contemplateur, une discussion s’était poursuivie devant lui.
« Lord Arryn, hum, sauf votre respect, ces décisions ne relèvent pas tout à fait de vos qualifications de Main. C’était un accord convenu de longue date entre Lord Lannister et Sa Grâce.
— De longue date, dites- vous, grand mestre ? Qu’entendez-vous par longue date ? Une lune ?
— Eh bien, hum, toute perception du temps est relative aux éléments et à la convenance de chacun et chacune… »
Eddard observait l’échange entre les deux hommes. À sa droite, Jon Arryn se tenait digne, assis sur son siège et émanant de toutes les qualités qu’on lui connaissait. Lord Jon Arryn était droit, cela se ressentait dans sa manière même de se tenir. Il était juste, cela se constatait à son regard respectueux et sa manière de s’exprimer. Il était bon, cela se vérifiait par la bienveillance de ses propos, par sa tempérance. En face d’eux, assis de l’autre côté de la grande table, à l’extrémité gauche, le grand mestre Pycelle se tenait sans prétendre à autant de grâce. Eddard ne savait pas s’il jouait de son personnage et de sa prétendue fatigue de la vieillesse, toujours était-il qu’il se tenait penché, habillé d’une presque trop humble toge d’érudit décorée de quatre lourdes chaînes, et arborait un air si modeste que cela en paraissait presque trop accommodant et faux. Mais Eddard pouvait le comprendre : le mestre Pycelle avait été le mestre du Conseil restreint du Roi Fou, et le mestre du Conseil restreint de son père le roi Jaehaerys II Targaryen avant lui. Sa situation face aux alliés n’était pas des plus favorables, quoiqu’il semblât quand même assez à l’aise devant eux.
« Inutile d’en parler davantage, Lord Arryn. La décision a été prise, elle est entérinée, nous ne reviendrons pas dessus. »
La voix de Tywin Lannister avait retenti, claire et ferme. Son ton était sec et cassant, et à en juger l’expression de son visage, son état d’esprit correspondait à son ton. Il n’aimait pas que Jon Arryn revînt sur sa décision. Tywin Lannister, seigneur des Terres de l’Ouest, ancien ami du Roi Fou, ancienne main du roi. Il possédait de nombreux titres, était l’une des personnalités les plus renommées du royaume, tout autant qu’il était l’une des plus craintes. Sa réputation de jusqu’au-boutiste impitoyable s’était confirmée deux lunes auparavant, lors de la mise à sac de Port-Réal et du massacre des Targaryen dont il avait été l’instigateur. Tywin Lannister était un homme dangereux, extrêmement dangereux. C’était la deuxième fois qu’Eddard était lui confronté, la première fois ayant été lors de la prise du donjon Rouge, lorsque ses hommes avaient présenté les corps de la princesse Elia et de ses enfants. Le seigneur de Castral-Roc et de la maison Lannister ressemblait aux sinistres chansons écrites à son sujet. Un lion, c’était le mot. Plus âgé qu’eux d’une vingtaine d’années, la masse de ses cheveux blonds de Lannister avait déjà commencé à décroître sous une calvitie naissante, mais il régnait toujours dans ses yeux verts une lueur prédatrice qui ressortait d’autant plus qu’il ne cillait que rarement. Il semblait inflexible et les toisait de son air supérieur, démontrant qu’il n’était en aucun cas intimidé par leur présence. Le Lion de Castral-Roc savait ce qu’il voulait et il l’aurait.
« Ma fille Cersei sera reine. Le roi Robert a accepté. Fin de la discussion. »
Mais Jon Arryn ne se laissa visiblement pas intimider et se tourna vers Robert. Son vieux tuteur n’eut pour réponse qu’un regard ennuyé de son ami des Terres de l’Orage. Jon Arryn poussa un soupir fatigué de résignation. Eddard pouvait le comprendre, lui-même n’avait pas été mis au courant. A sa décharge, il avait été absent pendant plus d’une lune, tandis qu’il parcourait Dorne pour aller chercher sa jeune sœur. Eddard observa Robert quelques secondes. Aurait-il convenu de son mariage avec Lady Cersei Lannister avant même d’être au courant du décès de Lyanna ? Assurément, ce n’était pas possible. Mais c’était à croire que ce dernier s’était empressé de se fiancer à nouveau, à peine la nouvelle de la mort de sa jeune sœur reçue. Le corbeau qu’il avait envoyé à Port-Réal depuis les Météores, fief de la maison Dayne, remontait à cette période.
« Y a-t-il d’autres décisions dont je devrais être informé ou pouvons-nous continuer sur le sujet du jour ? » demanda Jon sur un ton amer.
La nouvelle main du roi avait sans doute dû poser cette question sans attendre de réponse sérieuse, mais contre toute attente, il eut bel et bien une réponse de la part de Stannis Baratheon. À l’extrémité droite de la table se trouvait le frère puîné de Robert. Si Eddard n’avait pas questionné sa présence en premier lieu, le fait qu’il siégeât au Conseil restreint sans fonction le justifiant était resté intriguant. Eddard s’était toutefois assez vite douté de la raison.
« Eh bien, puisqu’on en est là, autant le dire. Maintenant que Robert est le seigneur des Sept Couronnes, Accalmie se retrouve sans seigneur. J’en ai discuté avec lui. Je veux Accalmie. Il m'appartient de droit. Ratifiez la succession. »
Accalmie, fief historique de la maison Baratheon, et celui des rois de l’Orage de la maison Durrandon avant eux. C’était la capitale administrative des Terres de l’Orage et siège de leur gouverneur.
« Je vois », prononça simplement Jon Arryn.
Eddard ne voyait aucune surprise dans ses yeux, pas plus que dans les yeux des autres occupants de la salle. Lord Tywin semblait indifférent tandis que le grand mestre Pycelle regardait ses pieds. À l’extrémité gauche de la table était assis son beau-père, Lord Hoster Tully, seigneur de Vivesaigues et gouverneur du Conflans. Quand il reçut les regards expectatifs des autres gouverneurs et de Robert, Lord Hoster haussa les épaules comme pour témoigner de son accord neutre. Il n’y voyait aucun litige. Quand les yeux de Jon et de Stannis croisèrent ensuite les siens, Eddard acquiesça naturellement, recevant le regard satisfait de Stannis.
« Dans ce cas, j’annonce, moi Jon Arryn, main du roi, qu’à l’unanimité du premier Conseil restreint du roi Robert de la maison Baratheon, premier de son nom, Lord Stannis de la maison Baratheon est fait sire d’Accalmie et seigneur suzerain des Terres de l’Orage. »
Personne, et certainement pas Eddard, n’eut l’audace de s’attarder sur le fait que les Conseils restreints n’accordaient pas la suzeraineté d’une couronne ou d’autres fiefs aussi simplement. La vérité était que cette réunion n’avait rien d’un Conseil restreint. Dorne et le Bief mis à part, et maintenant que Stannis avait été intronisé seigneur suzerain des Terres de l’Orage, tous les seigneurs suzerains et les gouverneurs militaires des Sept Couronnes se trouvaient ici céans. C’était une réunion des vainqueurs. Les six hommes les plus puissants de Westeros à l’instant même se trouvaient les uns à côté des autres, statuant avec un flegme presque nonchalant de ce qu’il advenait du sort de leur pays et plus d'une centaine de millions de ses habitants.
Le grand mestre Pycelle, en sa qualité de scribe, s’occupa avec diligence de recopier au mot ce qu’avait annoncé Jon Arryn. Eddard le vit y ajouter de nombreuses annotations supplémentaires, certainement pour un travail d’archivage ultérieur. C’était après tout sa fonction. Le jeune gouverneur du Nord ne put ignorer l’expression glorieuse et comblée de Stannis. Il n’ignorait pas non plus l’expression neutre, presque acariâtre de Robert. Il savait que Robert n’aimait pas beaucoup Stannis et qu’il lui préférait leur petit frère Renly, tout juste âgé de six ans. Robert lui avait de nombreuses fois fait part de son souhait de faire de Renly seigneur d’Accalmie après la guerre. Il ignorait pourquoi Robert avait changé d’avis, mais tout comme Jon Arryn, il ne pouvait pas s’empêcher de se sentir soulagé. Accalmie revenait de droit à son inflexible défenseur. Non seulement Stannis avait sa légitimité de commandant, pour avoir défendu Accalmie un an durant le terrible siège des forces du Bief, mais il disposait également de la légitimité de la primogéniture.
Satisfait de l’avancement de la réunion, en dépit de la mauvaise surprise qu’incarnaient les fiançailles entre Robert Baratheon et Cersei Lannister et le dédain avec lequel Lord Tywin leur avait répondu, son vieux mentor ne tarda pas à reprendre la parole pour recentrer la discussion sur l’ordre du jour.
« La question d’Accalmie et des Terres de l’Orage étant réglée, passons maintenant au sujet initial de cette réunion…
— Il y a autre chose avant cela. »
C’était Lord Hoster Tully qui venait d’interrompre assez sommairement son gendre le plus âgé. Le regard plein de questions, tout comme celui des autres seigneurs présents, Jon Arryn resta silencieux pour laisser son beau-père parler. Lord Tully se laissa désirer, puisqu’il ne prit pas aussitôt la parole qui lui était pourtant cédée, mais Eddard comprit bien vite à son expression qu’il pensait ses prochains mots.
« Les dévastations dans le Conflans ont été sans commune mesure. Les villes de Pierremoûtiers, d’Herpivoie et de Viergétang ont subi de violents pillages de la part de l’armée royale et mes bannerets m’ont rapporté la mise à sac de plus d’une douzaine de châteaux et de leurs greniers le long de la Ruffurque.
— Allez à l’essentiel, Lord Tully, intervint tout à coup Robert.
— La maison Tully n’a pas les fonds nécessaires pour subvenir aux besoins des sinistrés et réparer les dégâts. Je souhaite que le Conflans et ma maison soient indemnisés par le trésor royal des Targaryen. En guise de réparation de guerre. A hauteur d’un million de dragons d’or. »
La réaction sceptique de Robert et Stannis ne se fit pas attendre, comme l’en démontrèrent leur regard incrédule et leur souffle dédaigneux. Eddard les savaient attachés à leurs fonds, quoique ce fût pour deux raisons opposées. Robert était d’un naturel dépensier là où Stannis était réputé d’un naturel austère. Dans les deux cas, ils étaient économes. Jon Arryn restait relativement neutre. Ce fut sans doute la réaction de Lord Tywin qui resta la plus notable. L’homme avait cédé un rire aussi spontané que suffisant.
« Un million de dragons d’or ? Lord Hoster, vous devriez peut-être reparler à votre intendant.
— Sauf votre respect, Lord Tywin, mais vous n’êtes plus la main du roi. »
La réplique d’Hoster Tully n’avait pas attendu : il lui enjoignait de manière détournée de se taire. Eddard vit Tywin Lannister toiser son beau-père d’un regard menaçant. Le mépris que les deux gouverneurs se destinaient n’était plus un mystère. Tout comme aux Martell, Tywin Lannister avait proposé son fils cadet, Tyrion, atteint de nanisme, en fiançailles à l’une des filles Tully, en lieu et place de son frère aîné Jaime. Comme les Martell avant eux, les Tully avaient pris cette proposition comme une insulte et avaient rompu toute relation avec les Lannister. La réponse de Robert tomba très vite, au dépend de Jon Arryn dont il n’avait pas consulté l’avis.
« Refusé, Lord Tully. Revoyez vos chiffres avec vos intendants. Un million de dragons d’or, c’est absurde. »
Hoster Tully eut un mouvement de retrait et ne répondit pas. Il fixa à tour de rôle Robert puis Lord Tywin, puis Eddard remarqua qu’il les regarda succinctement son mentor et lui. Il se permit alors une réplique qui jeta un froid dans la pièce et aviva soudainement une lourde tension.
« Nous n’avons dévasté ni ville ni forteresse, ni n’avons poignardé dans le dos nos alliés, nos protégés, nos prisonniers ou nos suzerains. Vous feriez bien de ne pas oublier que ce sont des truites qui vous ont épaulé au péril de leur vie au Trident, Votre Grâce, et non des lions. »
Tywin Lannister se remit aussitôt droit sur son siège, soutenant le regard du seigneur du Conflans.
« Faites bien attention aux mots que vous prononcez à partir de maintenant, Lord Hoster. »
La lueur menaçante dans ses yeux était claire et promettait bien des représailles s’il osait en dire davantage. Robert ne semblait pas avoir mieux pris la remarque que son futur beau-père et il arborait une expression compliquée, à la fois insultée et incertaine. Jon et lui partagèrent un regard incertain. Stannis quant à lui semblait être sorti de son mutisme austère et restait aux aguets. Contre toute attente, le grand mestre Pycelle fut celui qui tenta de tempérer l’atmosphère et d’éviter de regrettables débordements.
« Votre Grâce... commença-t-il de sa voix mielleuse avant de reprendre sur un ton délibérément lent. Lord Tully semble se méprendre… Nous pourrions penser qu'il sous-entend que Lord Lannister serait un couard… Ou un parjure, ce qui serait, hum, fort hasardeux de sa part, Lord Lannister étant comme nous tous ici présent, un homme d'honneur, respectant toujours...
— Quelqu'un peut-il m'expliquer à nouveau pourquoi ce sinistre laquais du Roi Fou est présent et ouvre sa bouche aussi impétueusement ? » le coupa tout à coup Hoster Tully.
Inflexible malgré la tension et les enjeux qui se jouaient, le seigneur de Vivesaigues soutenait les regards de Robert et de Tywin Lannister. Mais il semblait avoir tenu pour dit l’avertissement du seigneur de Castral-Roc et n’avait pas renchéri à son propos, préférant diriger son animosité vers l’ancien scribe de la maison Targaryen. Sur le côté, Pycelle semblait bougonner dans sa barbe quelques mots inaudibles et sans bien grand intérêt, sûrement vexé par la remarque du seigneur du Conflans. À sa décharge, il avait tout de même par son intervention ridicule réussi à défaire le conflit naissant. Jon Arryn reprit finalement son rôle de modérateur, et tenta d’apaiser de ses paroles sages l’animosité déjà bien enracinée.
« Lord Tully, je comprends vos motivations et elles ne sont pas tant déraisonnables, mais un peu de modération, je vous prie... » commença d’un ton diplomate le seigneur des Éyriés. Il se retourna ensuite vers Robert et lui adressa un regard amical et compréhensif. « Votre Grâce, je vous prie d’excuser le comportement de Lord Tully. Ses demandes ne sont pas déraisonnables. Vous l’avez constaté comme nous tous. La région sud du Trident a subi des destructions inégalées dans les Sept Couronnes. Sans soutien, la maison Tully en plus de s’endetter pourrait se mettre en difficulté envers de ses vassaux au sud et la dévastation prolongée de villes telles que Viergétang pourrait avoir de très mauvaises conséquences pour l’économie des régions au nord du Trident, peut-être même également pour le Val. Si le trésor royal ne suffit pas, nous pouvons éventuellement contracter un emprunt à taux préférentiel auprès de la Banque de fer de Braavos. Je suis sûr qu’elle accepterait contre la promesse d’un partenariat. Le Roi Fou détestait Braavos et c’était une animosité réciproque.
— Jon, un million de dragons d’or ! »
La réplique de Robert était presque puérile, mais tout le monde pouvait le comprendre. Ce n’était pas une modeste somme.
« Ne pas répondre à la détresse du Conflans après deux ans de guerre pourrait envoyer un mauvais signal à la population, Robert », avait répondu Jon sur un ton doux. Il avait délibérément usé du prénom de son ami, pour faire écho à sa familiarité et lui faire comprendre qu’il ne cherchait en aucun cas un échange antagoniste. « Si nécessaire, nous pouvons créer un conseil à la reconstruction pour faire expertiser les coûts. Mais je pense que c’est la bonne chose à faire. La décision vous revient, Votre Grâce.
Eddard se sentit le besoin d’intervenir à ce moment.
« Votre Grâce, j’appuie l’avis de la main. Je le rejoins sur le principe. Si la question des financements pose trop de problèmes, le Nord est prêt à s’engager pour aider le Conflans et les Sept Couronnes.
— Tout comme le Val », s’empressa d’ajouter Jon Arryn à sa suite.
Robert les regarda quelques secondes puis poussa un fort soupir de résignation, presque théâtral. Il balaya alors l’affaire d’un revers de la main.
« Très bien, vous aurez vos dragons d’or. Il est hors de question que mon image soit ternie comme celle du Roi Fou. Je te laisse t’en charger, Jon.
— Merci, Votre Grâce », prononça humblement Hoster Tully, se penchant légèrement en avant pour lui présenter ses respects.
Il semblait satisfait. En face d’eux, Tywin Lannister ne semblait en revanche pas satisfait le moins du monde mais il n’avait pas non plus l’air de vouloir protester. Stannis, quant à lui, resta muet. Il paraissait avoir vu la valeur dans les arguments de Jon Arryn et s’en était tenu à cela. Un silence étrange s’installa quelques secondes, tandis que la plume encrée de mestre Pycelle travaillait le papier, sauvegardant pour la postérité tout ce qui se disait alors. Comme si cette discussion ne s’était pas tenue, comme si les camouflets du seigneur de Vivesaigues envers le seigneur de Castral Roc n’avaient pas été envoyés d’une manière aussi cinglante, le cours de la réunion repris à l’injonction cérémonielle de Jon Arryn.
Mais il était vain pour Eddard de croire que ce prétendu premier Conseil restreint des Sept Couronnes se clôturerait aussi bien. Lorsque le sujet final de la réunion tomba, la situation devint très vite imprévisible et incontrôlable. Surtout, elle le déborda lui plus que tout autre.
« Vous voulez confier la gestion de Peyredragon… au Nord ? »
C’était la voix incrédule de Tywin Lannister. La manière qu’il avait eue de le dire aurait dû offusquer Eddard, mais il ne put s’empêcher d’être d’accord. La discussion s’était en premier lieu concentrée sur les questions propres à l’installation du siège de l’île de Peyredragon et des îles des seigneurs du Détroit, notamment Lamarck et Pince-Isle. La reine déchue Rhaella Targaryen et son fils, le prince héritier déchu Viserys Targaryen y étaient réfugiés, protégés jalousement par les maisons Velaryon et Celtigar. Les corbeaux messagers qui leur avaient été envoyés, les sommant de se rendre et de livrer la reine Rhaella Targaryen, n’étaient jamais revenus.
La discussion avait alors pris un tournant étrange à la suite à un commentaire de mestre Pycelle sur l’abolition éventuelle de l’autonomie des seigneurs du Détroit et le rattachement des fiefs valyriens aux Terres de la Couronne. Les choses en amenant d’autres, Robert s’était mis en tête de lui en confier la suzeraineté.
« Pas au Nord, Lord Tywin, aux Stark. Je veux que Ned soit le seigneur de Peyredragon. Sa famille a énormément souffert à cause des Targaryen, ce n’est que juste rétribution de donner aux Stark ce qui leur appartenait. »
En dépit de tout ce qui était arrivé, en dépit du malaise qu’il éprouvait désormais autour de Robert, Eddard ne pouvait pas s’empêcher d’être touché par l’affection de son ami. Le roi chérissait leur amitié sans ne se poser aucune limite.
« Votre Grâce, intervint aussitôt Eddard, je comprends votre enthousiasme et cela me flatte énormément mais ce n’est pas raisonnable.
— Je suis d’accord, le soutint aussitôt Jon. Votre Grâce, ce n’est pas possible. Peyredragon est une subdivision comme le Nord. Eddard est le seigneur de Winterfell et le gouverneur du Nord. Nommer un gouverneur sur deux régions souveraines, ce n’est pas réaliste.
— Je veux que les Targaryen paient ce qu’ils ont fait. Ils nous ont pris Lyanna et ta famille, Ned, je leur prends le royaume et tu leur prends leur foutu fief. Je l’ai toujours vu de cette manière depuis le début », continua alors Robert, ignorant à moitié la réplique de Jon pour se concentrer sur lui.
Le Loup Muet de Winterfell vit sans mal le regard obstiné de son ami, qui tenait dur comme fer à son idée.
« Je suis du Nord, Robert, pas du Sud. Je ne saurais même pas quoi faire de ces îles… »
La frustration se vit sur le visage du jeune roi. Étrangement, Lord Stannis, d’entre eux tous, restait impassible. Lord Tywin semblait quant à lui extrêmement contrarié. Jon Arryn semblait mal à l’aise face aux excentricités de leur roi. Mais avant que l’un d’entre eux ne pût même intervenir, Robert sembla atteindre l’épiphanie à en juger la lueur dans son regard.
« Si tu ne peux pas t’en occuper parce que tu viens du Nord, donne-les donc à ton bâtard qui vient du Sud ! »
Eddard n’eut même pas besoin de tourner la tête pour savoir quel genre de tête fit son beau-père à cette proposition. Quant à Lord Tywin et Jon Arryn, les deux arboraient des expressions encore plus incrédules qu’auparavant, le premier tirant le même genre d’expression outragée que son voisin Tully.
« Si c'est une plaisanterie, elle n'a rien de drôle, roi Robert. »
La réaction acerbe du Lannister n’avait pas attendu, mais la réponse de Robert fut tout aussi rapide et cinglante.
« Est-ce que j'ai l'air de plaisanter ? »
Eddard ne sut même pas quoi répondre. En fait, il n’osa rien dire. La pire situation possible venait de se réaliser : le Conseil restreint abordait le sujet de Jon – et de la pire des façons. C’était comme si les dieux se moquaient de lui. Choqué, Eddard incarna à ce moment-là très fidèlement ce pourquoi on le connaissait. Il resta taciturne et en retrait. Tout se passa très vite, telle la tempête.
« Votre Grâce... Peut-être, hum, si je puis me permettre, au regard de notre droit royal, devriez-vous reconsidérer la chose... Il serait très mal avisé de déclarer un aussi bas-né seigneur d'un lieu aussi princier, d'autant…
— « Aussi bas-né » ? Le fils de Ned Stark avec Ashara de la maison Dayne, « aussi bas-né » ? Es-tu en train d'insulter mon ami devant moi à travers tes mots mielleux, Pycelle ?
— Non, Votre Grâce. Je précisais bien humblement que confier un fief à un enfant illégitime au détriment de candidats disons, plus aptes, contrarierait un certain nombre de seigneurs...
— Comment crois-tu que ma famille est née, Pycelle ? Orys Baratheon était dit-on le demi-frère bâtard d'Aegon le Conquérant. Est-ce que vous croyez que j'en ai quelque chose à foutre de la bâtardise ?
— Non, Votre Grâce... Mais il serait mal vu de donner le fief princier, traditionnellement donné à l'héritier des Sept Couronnes, à…
— Je n'ai pas à savoir ce que représente cette île pour les Targaryen, je chie sur les Targaryen ! »
Eddard sentit le regard intrigué de son mentor se poser sur lui et sentit une sueur froide geler son échine. Celui indigné de Hoster Tully. Lyanna… Il invoqua dans son esprit le nom de sa sœur telle une prière. Eddard sut qu’il devait se ressaisir, mais le fait était qu’il était pris de court et ne savait pas mentir. Il connaissait ses limites et le pire n’était pas encore arrivé. Le pire était encore à venir, si jamais il n’arrivait pas à maintenir les apparences. Parler maintenant était le meilleur moyen de rendre les autres suspicieux, encore plus que ne pas parler. Mais il décida de rester courageux et de ne pas garder les yeux baissés. Jon Arryn qui l’observait jusque-là sembla interpréter son attitude comme une modeste réticence et intervint.
« Robert... Peut-être serait-il plus sage d'écouter mestre Pycelle et de reconsidérer nos options. Confier la suzeraineté des fiefs valyriens au fils de Ned... C'est à Stannis que devrait revenir une telle possession.
— Pour perdre Accalmie ? Lord Arryn, vous délirez. Je ne veux pas de ce caillou lugubre.
La réponse de Lord Stannis eut le mérite d’être claire. Mais l’attention de la salle n’était plus tournée vers Eddard et son petit Jon.
« Dans ce cas, un Redwyne pourrait seoir au poste... enchaîna alors le seigneur des Éyriés.
— C'est encore plus saugrenu, répondit de nouveau le seigneur d’Accalmie. Je refuse qu'un de ces lâches du Bief qui m'ont assiégé pendant un an verrouille la Néra. Si vous tenez tant à ce caillou, rattachez-le donc au Val. »
Jon Arryn ne s’offusqua pas du manque de bienséance de Lord Stannis outre mesure, mais le manque de coopération du seigneur d’Accalmie jouait avec sa patience. Il était clair que le rattachement de Peyredragon et ses dépendances au Val était une absurdité.
« Êtes-vous vraiment tous en train de débattre sur la suzeraineté des Terres du Détroit ? intervint soudainement Tywin Lannister d’un ton cassant. Ces terres appartiennent à la Couronne. Maintenant que les Targaryen ne sont plus, leur autonomie n’a plus lieu d’être et il n’y a aucune raison de confier leur gestion à un Stark, ou à un Redwyne, ou à quelqu’un d’autre qu’un membre de la famille royale. »
Et naturellement à Pycelle de l’appuyer, comme il semblait étrangement s’en faire une spécialité.
« Lord Lannister parle juste, messeigneurs. En toute logique, hum... l'île de Peyredragon et ses possessions devraient revenir de droit au fils aîné de Sa Grâce avec Lady Cersei », intervint humblement le mestre.
Tout le monde vit clair dans son jeu.
« Pour que sa mère lui murmure à l'oreille sur la marche à suivre et me tienne par les couilles pendant que je règne ? Vous rêvez ! Et vous encore plus, Lord Tywin ! Cette île reviendra au bâtard de Ned Stark et vous aurez votre reine, alors ne discutez pas avec moi, je suis le roi, je décide ! »
Les propos grossiers de Robert furent les propos de trop. Contrarié par son attitude, Tywin Lannister se leva de sa chaise sans rien dire et se retira devant les regards confus de ses pairs. Quand Robert comprit que l’homme répondait à ses exigences par une chaise vide, il entra aussitôt en rage.
« Revenez ici, Tywin Lannister ! Je ne vous ai pas autorisé à partir ! » hurla-t-il en se levant, sa harangue étant accompagnée d’un doigt impérieusement pointé dans sa direction. Mais Tywin ne daigna même pas se retourner en plus de ne pas répondre, et sortit de la salle. Le rouge monta au visage de Robert tant l’outrance sembla l’investir. « Ah ! Peste soit de cet homme ! »
Pendant ce temps-là, Hoster Tully le fixait de manière fort dédaigneuse. Eddard savait que son beau-père n’avait pas digéré le fait que « le bâtard de Ned Stark » fût amené sur la table des négociations devant lui. Les Tully étaient des gens orgueilleux. Il ne fallut pas beaucoup de temps avant que le seigneur du Conflans fasse part de son opposition.
« Votre Grâce, j'insiste pour que vous reveniez sur votre décision. Vous ne pouvez pas céder la suzeraineté du Détroit à un simple bâtard. »
Robert fronça les sourcils. Détourné de sa colère naissante, il ne répondit pas moins d’un ton sec.
« Je le peux et je le ferais. Vos dragons d'or ne vous suffisent pas ? Faut-il en plus que vous contestiez mes décisions, Lord Tully ? »
Que pouvait faire Eddard maintenant que Lord Tywin était parti ? Il hésitait. Il ne pouvait pas se permettre de brouiller ses rapports avec Hoster Tully, le père de sa femme Catelyn. Mais il ne voulait pas envenimer la situation et mettre son petit Jon en danger. Peyredragon était le fief de Rhaegar Targaryen, et relier même de loin Jon au prince dragon était un risque immense. Chaque seconde de réflexion consacrée au nourrisson par Robert ou par quiconque était un risque.
« Peut-être serait-il judicieux d'écouter l'avis de Ned. Tu ne le lui as pas demandé.
— Et bien écoutons-le. Ned. Qu'est-ce que tu en penses ? Ton bâtard, sur Peyredragon. »
Eddard tourna la tête en direction de Jon, interloqué. Puis en direction de son beau-père Tully dont il affronta à contrecœur l’œillade vindicative. Puis de nouveau en direction de Jon et Robert.
« Votre Grâce, écoutez... Je ne sais pas.
— Comment ça, vous ne savez pas, Lord Stark ? Répondez à la question ! »
La voix imposante d’Hoster Tully l’avait presque coupé, tant sa réponse avait été rapide.
« C'est trop soudain. Je ne peux pas répondre si hâtivement, souffla-t-il.
— Parce que vous envisagez sérieusement la proposition ? Sept Enfers ! Vous vous moquez de moi ! Comment pouvez-vous déshonorez ma fille davantage, c'est un outrage ! Ce bâtard ne devrait pas exister, et vous envisagez en plus de… »
Hoster Tully s’était levé en parlant, son indignation montant en crescendo. Mais il s’interrompit tout à coup, comme s’il avait pris conscience que les cris étaient vains. Ou alors était-ce à cause d’autre chose. Toujours était-il qu’il fut silencieux quelques secondes.
« Non. C'en est assez. Je ne peux pas en supporter plus », reprit-il alors simplement, avant de se tourner vers leur roi. Il n’accordait pas plus d’affection pour Robert que pour lui, à en juger son regard. Il resta toutefois respectueux lorsqu’il s’adressa à lui. « Votre Grâce, je vous demande humblement votre permission pour me retirer. »
Robert avait l’air incertain devant l’attitude d’Hoster Tully et vint chercher le conseil silencieux de Jon Arryn. Ce dernier opina d’un regard au jeune roi, qui acquiesça alors à Lord Tully.
« Accordé », clama-t-il simplement.
Sans même réclamer son dû, Hoster Tully s’en retourna et quitta la salle aussi promptement que Tywin Lannister avant lui. Robert poussa un soupir fatigué et vint s’asseoir lourdement sur son siège sous le regard peiné de leur mentor. Stannis Baratheon semblait toutefois relativement indifférent au déroulé de la situation. Le grand mestre Pycelle se racla la gorge, signalant son intention d’intervenir.
« Votre Grâce, si je puis me permettre…
— Mets-la en veilleuse, espèce de vieux chacal baratineur, ou je te coupe la langue, s’exclama subitement Robert. Tous le regardèrent avec des airs surpris. L’expression de Pycelle aurait pu être hilarante si ce n’était pas pour la situation actuelle. Robert ne le laissa pas bien longtemps mariner dans l’incertitude. « D'ailleurs, dehors. »
Le grand mestre les regarda un instant, confus.
« Votre Grâce, sans scribe en présence de…
— J'ai dit dehors ! »
Le hurlement que poussa Robert s’accompagna d’un coup vif contre la table. Le geste fut si violent qu’Eddard jurait avoir senti les murs trembler. Naturellement, prenant peur devant l’imprévisible colère de leur roi, Pycelle se releva prestement dans un sursaut, comme s’il venait de regagner sa jeunesse, et prit tout bonnement la fuite. Il leur accorda à tous un rapide hochement de tête et disparut dans le couloir.
« Maudis soient ces enfants de putain ! »
La réplique de Robert marqua la venue du silence. Un silence qu’aucun d’eux n’eut l’intention de briser durant la longue minute qui suivit. Robert laissa son visage reposer dans ses mains, tandis qu’il se tenait accoudé sur son siège. Il semblait prostré, mais c’était compréhensible. Le silence perdura jusqu’à ce que Lord Stannis se décidât à constater l’évidence.
« Cette réunion est un vrai désastre. »
Il eut le mérite d’arracher un rire nerveux à son frère aîné. Eddard sentit le regard de Jon Arryn, qu’il rendit respectueusement, puis ce dernier se tourna vers le seigneur d’Accalmie.
« Lord Stannis, si vous me permettez, vous ne semblez pas opposé à l'idée de voir le fils de Ned sur Peyredragon. Pourquoi cela ? »
Alors son mentor l’avait également remarqué. Eddard se rendit compte qu’il n’avait pas halluciné. Lord Stannis semblait véritablement appuyer l’idée de Robert. Ce dernier regardait son cadet avec intérêt. Voyant que ses pairs attendaient une réponse, le cadet Baratheon finit par la leur accorder.
« Cela me semble évident », commença-t-il de son air austère. Eddard vit toutefois difficilement l’évidence dans cette idée absurde. « Contrairement à ces deux-là, je pense que c'est un geste intelligent. Au-delà de souiller l'honneur des Targaryen et de leurs maisons cousines, dont le sort m'indiffère, il n'en demeure pas moins que la zone doit être contrôlée par un homme de confiance. Comme l'a dit Robert, le Nord n'a pas été correctement rétribué en dépit du fait qu'il a investi le plus dans cette guerre. Mettre un Stark sur le verrou de la Néra, c'est assurer la stabilité de la région. »
Jon et lui se regardèrent. Le seigneur du Val avait l’air encore moins convaincu que lui.
« Cela me semble fort hasardeux... répliqua son mentor. Je ne vois pas l'ombre d'une stabilité à l'horizon avec une telle décision. Les seigneurs du Détroit ne nous le pardonneront jamais.
— S'ils savent ce qui est bon pour eux, ils lâcheront l'affaire et nous seront redevables d'être encore en vie. Et quand je parle de stabilité, je ne parlais pas d’eux.
— Qui d’autre ?
— Le peuple, tout simplement, Lord Arryn. Vous n'êtes pas sans ignorer les nombreux clans de Premiers Hommes des vallées de Claque-Pince. Pensez-vous que les Velaryon ou les Celtigar ont la moindre emprise sur cette région ? Qui de mieux qu'un Stark qui vient du Nord, qu'il soit bâtard ou non, pour la pacifier et la réintégrer dans le royaume ? »
Peut-être était-ce cohérent, Eddard pouvait le reconnaître et, à en croire l’expression de Jon Arryn, le vieil homme semblait partager la même réflexion. Ce dernier s’était laissé aller sur le dossier de son siège et se tenait le menton de la main droite, plongé dans ses pensées. Mais ce n’était pas un argument suffisant pour le convaincre d’accepter cette offre.
« Dois-je conclure que vous étiez au courant du projet de votre frère depuis le début, Lord Stannis ? »
À cette question, Eddard fut très attentif. Si Jon Arryn avait vu juste, les rapports entre Robert et son frère cadet avaient définitivement changé. Le don d’Accalmie pouvait expliquer son alignement.
« C’est exact », répondit simplement le jeune Baratheon. Ce dernier le regarda un instant avant de continuer. « Pas dans les détails. Le bâtard n’intervenait pas. Mais cela ne change rien.
— La reine Rhaella n’acceptera jamais un tel outrage… souffla doucement Jon Arryn.
— Parce que vous pensez qu’elle survivra au siège, Jon ? » intervint tout à coup Robert.
Les trois hommes présents le regardèrent. La conscience de ce qu’avait sous-entendu l’aîné des deux frères leur vint progressivement. Eddard sentit aussitôt le dégoût l’envahir.
« Robert, tu n’es pas sérieux ! s’écria-t-il sur un ton indigné. Le meurtre de la princesse Elia et de ses enfants ne t’ont pas suffi ?! »
— Ned, quand vas-tu enfin comprendre qu’il s’agit d’une guerre ! Une guerre !
— Mais cette guerre est finie, bon sang !
— Non, cette guerre n’est pas finie ! Peyredragon résiste toujours et des Targaryen respirent encore ! Combien de temps veux-tu que ce royaume continue de brûler, Ned ? Encore combien de morts pour la vie de trois misérables rejetons d'inceste !? »
L’obstination de Robert était terrifiante. Il n’arrivait plus à reconnaître son ami. Il pensait l’avoir quelque peu retrouvé à son retour à Port-Réal, mais l’homme semblait toujours autant dévoré par sa haine de la dynastie Targaryen, ou alors était-il dévoré par ses ambitions nouvelles. Dans tous les cas, c’était de la démence, de la cruauté pure. La mort de Lyanna n’avait participé qu’à renforcer ses convictions macabres.
« Il s’agit d’une mère et de son fils, cracha-t-il presque d’indignation. Par tous les dieux, elle est enceinte !
— Justement, rétorqua hargneusement le déjà tristement connu Usurpateur. Je n’ai pas besoin de plus de prétendants. Cette foutue reine incestueuse a déjà suffisamment pondu !
— Alors c’est ça ? Tu vas bâtir la légitimité de ton règne sur le massacre d’enfants ?
— Pas des enfants, Ned. Rien que du foutre de dragon. »
Robert l’Usurpateur, c’était ainsi que leurs ennemis loyalistes l’appelaient. À cet instant-là plus que jamais, tandis qu’une lueur de haine se consumait dans ses yeux bleus, Eddard en constata la justesse. Il pensa à Lyanna. À Brandon. À leur père, Rickard. Il pensa même à Rhaegar Targaryen. Étaient-ils tous morts pour rien ?
LE PALUDIER
« Acceptez l’offre. »
Howland Reed n’avait pas été surpris par la réponse rapide d’Arthur Dayne. Pour être honnête avec lui-même, Howland aurait en fait été surpris du contraire. En dépit de ce que tout le monde avait cru, en dépit de ce que tout le monde avait naïvement accepté, Ser Arthur Dayne n’avait jamais rompu son serment comme avaient pu outrageusement le rompre Ser Barristan Selmy et Ser Jaime Lannister. Le premier avait été honorablement vaincu à la bataille du Trident avant d’être soigné avec attention. Ayant fait preuve de clémence à son égard et constatant la mort de son prince, Ser Barristan avait alors ployé le genou devant le roi. La confusion de la défaite avait dû obscurcir son jugement puisqu’il avait ployé le genou et abandonné ses vœux tandis que des membres de la maison Targaryen vivaient toujours. Le second avait rompu son serment de manière moins honorable, mettant à mort le roi comme s’il avait été une bête. D’aucuns auraient dit que Ser Jaime était un Lannister, et qu’il avait la cruauté de son père dans le sang. Certains disaient même qu’il avait sciemment laissé les bannerets Gregor Clegane et Amory Lorch massacrer la princesse Elia et sa famille. En toute logique, un tel parjure aurait dû être gage de mise à mort immédiate… mais les indignations comme les actes de clémence de Robert Baratheon étaient à géométrie variable.
Toujours était-il que Ser Arthur Dayne en dépit de son alignement initial lui inspirait une solide confiance. Il n’était pas le seul. Quand Lord Stark et leurs cinq autres compagnons, Ethan Glover, Martyn Cassel, Theo Wull, Lord William Dustin, Ser Mark Ryswell, et lui étaient arrivés à la tour de la Joie, où était supposément détenue Lyanna Stark, Ser Arthur Dayne n’avait pas été le seul à en défendre les lieux. Le lord commandant de la garde royale Ser Gerold Hightower et Ser Oswell Whent s’étaient tenus aux côtés de leur frère juré. Les trois hommes auraient pu les mettre en difficulté et plusieurs auraient sans nul doute péri dans la passe d’armes. Mais plutôt que le combat, ils avaient trouvé le dialogue plus profitable à tous. Si les deux hommes n’avaient pas trouvé le moyen de gagner Peyredragon, l’île étant soumise à un blocus majeur par la flotte alliée, ils devaient alors déjà se trouver en Essos. La dure réalité résidait dans le fait qu’en connaissant ces faits, ils conspiraient déjà tous alors que le roi n’était même pas encore couronné.
« Certainement pas. »
La voix de Lord Stark résonna dans la tente. Prenant bien soin de ne pas être épié par d’inconvenants curieux, Eddard les avait convié lui et Arthur Dayne dans sa tente. Ser Arthur gardait assez jalousement le petit Jon dans ses bras. Le nourrisson était calme et les observait de ses vifs yeux violets.
« C’est une immense opportunité.
— Ce n’est pas une opportunité, c’est un cadeau empoisonné ! Chaque seconde qu’occupe cet enfant dans les pensées de Robert ou de quelqu’un de trop perspicace est une seconde en trop. Et vous voulez faire de lui le seigneur lige de Peyredragon ? Vous avez perdu l’esprit, Ser Arthur. »
Le visage de l’intrépide garde royal semblait pensif. À force d’être en sa présence, Howland commençait à connaître ses expressions et il savait que l’expression que montrait l’Épée du Matin ne témoignait que de peu d’inquiétude.
« Réfléchissez-y, Lord Stark. Ce que vous nous avez rapporté ne peut pas être ignoré. C’est peut-être même une chance pour nous.
— En quoi est-ce une chance ?
— Parce que dans son obsession de saccager l’héritage du prince Rhaegar, l’Usurpateur…
— Ne l’appelez pas ainsi ! » le coupa aussitôt Lord Stark d’un ton sec.
Arthur Dayne n’eut pas l’air d’apprécier que le seigneur de Winterfell ne l’interrompt. Il n’en fit rien, et reprit.
« … le roi est prêt à le mettre entre les mains de son fils.
— Vous ne répondez pas à la question Ser Arthur. Je ne vois toujours pas pourquoi c’est « une chance » !
— C’est une chance, parce que cela rapproche le prince Aegon des seuls véritables soutiens qu’il n’aura jamais vraiment : les Velaryon, les Celtigar, les seigneurs du Détroit, les loyalistes.
— Parce que vous souhaitez en plus répandre le secret de son ascendance ? Vous êtes complètement irresponsable en plus d’être suicidaire.
— Lord Stark, un secret aussi gros finira par sortir. Trop de gens sont déjà au courant : les servantes de ma sœur, qui ont accepté de la faire passer pour sa mère, vos compagnons, nous trois ici présents. Vous ne pourrez pas cacher éternellement son identité. Il est le prince héritier des Sept Couronnes, l’héritier légitime du trône de Fer, c’est déjà une profonde atteinte à son honneur que de le faire passer pour votre bâtard. Il n’est pas destiné à rester caché, à passer sa vie dans le Nord et subir le mépris de vos bannerets et de vos gens. Il est destiné à la grandeur.
— C’est le fils de Lyanna. Il est du Nord.
— Il n’est pas du nord, c’est un Targaryen ! Vous ne pouvez pas lui refuser son héritage, pas quand il lui est offert sur un plateau d'argent ! Ce serait un sacrilège ! »
Howland observa le petit Jon, ou Aegon, comme ses parents l’avaient nommé. Quand on connaissait la vérité ou qu’on en soupçonnait l’étendue, c’était indéniable. Ses yeux étaient ceux de Rhaegar Targaryen. Howland regarda Ser Arthur, et vit son expression déterminée. Mais une seule œillade en direction d’Eddard suffisait pour déceler son scepticisme. Le Loup Muet de Winterfell semblait inflexible.
« Si vous ne vouliez pas assumer son héritage, il ne fallait pas le prendre avec vous et nous laisser l’emmener en Essos.
— Vous savez très bien que ce n’était pas possible. C’est mon sang, et j’ai promis à sa mère de le protéger. »
Arthur Dayne poussa un grognement frustré devant l’attitude inflexible de Lord Stark.
« Votre entêtement me rend malade. Je vais seulement vous dire une chose, Eddard », s’exclama alors le chevalier. Howland remarqua aussitôt que c’était la première fois qu’Arthur Dayne s’était adressé à Eddard de manière aussi familière. Le concerné avait aussi haussé les sourcils. « Pour Lady Lyanna, la question ne s’est jamais posée. Ni quand elle a dû fuir vers le sud avec Rhaegar, ni quand ils se sont mariés à Lestival, ni même quand ils ont dû s'échapper de Cendregué. Et encore moins lorsqu'elle l’a mis au monde. Elle l’a nommé Aegon. Aegon Targaryen. Le nom des plus Grands qui furent. Si vous tenez à respecter le vœu de votre sœur, alors respectez le jusqu’au bout. Elle n’a pas mis au monde un bâtard. Elle a mis au monde un roi. »
LA REINE MOURRANTE
284
Rhaella Targaryen avait vu sa prestigieuse famille s’effondrer sous ses yeux, du tournoi d’Harrenhal il y avait trois ans, lorsque tout avait commencé, jusqu’à aujourd’hui, alors que l’île de Peyredragon mourait sous un terrible siège. Elle avait vu toutes ses années la paranoïa et la folie d’Aerys, son frère et mari, ronger son âme jusqu’à ce qu’il n’en restât plus rien d’humain. Elle avait vu ses nombreux enfants périr les uns après les autres, la plupart nés affaiblis ou mort-nés. Elle avait vu son fils aîné Rhaegar partir vers le nord pour ne jamais revenir. Il était mort au Trident, lui avait-on dit. Elle n’avait même pas pu rester avec sa chère Elia et ses adorables petits enfants. Dans sa paranoïa, Aerys pensait que garder Elia et ses enfants en tant qu’otages dans la capitale maintiendrait la principauté de Dorne dans son giron. Aerys soupçonnait les Martell d’être des traîtres, tout comme il avait soupçonné le monde entier de traîtrise. Maintenant, même Elia et ses petits-enfants étaient morts. Une mort abominable qui l’avait laissée encore plus affaiblie qu’elle ne l’était déjà. Elle avait senti son corps l’abandonner, le désespoir imprégnant ses muscles, sa chair et ses poumons.
Pour éviter leur éradication, les maisons Celtigar et les Velaryon avaient été contraintes de ployer le genou devant l’Usurpateur. Six lunes de résistance maritime acharnée, qui avaient vu la disparition de nombre des leurs, et de la presque totalité de leur flotte. Les deux-cent trières de la puissante flotte Velaryon n’étaient plus. Qu’allait-il se passer maintenant ? Alors que Lamarck et Pince-Isle avaient capitulé ? Rhaella le savait au fond d’elle-même. Ce monstrueux cerf et ses bannerets sanguinaires la massacreraient. Ils la violeraient encore et encore jusqu’à ce qu’elle ne sentît plus la douleur, l’achèveraient comme une bête puis profaneraient sa dépouille. Rhaella n’avait plus la force de se battre. Elle était fatiguée. Mais pourtant, pour son adorable petit Viserys, elle le devait, pour lui et pour l’adorable petite créature qui n’attendait que de prendre son premier souffle. Faites qu’il ne soit pas mort-né comme tous les autres. Pour lui, ou pour elle, elle devait tenir encore un petit peu.
« Poussez, votre Grâce ! Poussez ! »
Et Rhaella poussa autant que son corps le lui permit. La jeune Laena Velaryon, l’une de ses fidèles servantes, l’assistait avec calme. Douce Laena, qui avait tant souffert elle aussi. Elle avait uniquement réclamé sa présence. Rhaella sentit les larmes couler sur son visage, mais elle s’accrocha malgré l’horrible douleur qui la pourfendait. Elle n’en avait jamais ressenti de telle en dépit de ses nombreux accouchements, et ses cris de souffrance semblaient trouver un écho dans le lointain. A chacun de ses cris, à chacune de ses poussées, à chaque fois qu’elle sentait son bébé forcer sa voie, le tonnerre rugissait tel un dragon. Elle avait perdu les eaux lorsque la tempête avait commencé. Les dix heures d’accouchement douloureux qu’elle avait traversées depuis lors avaient fait se transformer la tempête en un véritable typhon. Les échos vrombissants de la foudre faisaient trembler l’air comme la terre. Les murs noirs de la forteresse de Peyredragon s’illuminaient alors succinctement, comme pour lui exiger de se battre. Alors Rhaella Targaryen se battit. Elle hurla, des pans entiers de son corps l’abandonnant tandis que la sueur s’entremêlait avec le sang. Mais elle se battit comme elle l’avait toujours fait.
« C’est bien Votre Grâce ! Continuez, je vois la tête ! »
À chaque coup de tonnerre, à chacun des terrifiants éclairs, divers moments de sa vie lui revinrent. Le sourire de son adorable Rhaegar. Les pleurs de son petit Viserys. Les rires d’Aerys. Les hurlements de feu Lord Rickard Stark. L’expression livide du pauvre Brandon Stark. Le corbeau annonçant la mort de Rhaegar. Puis celle d’Elia, d’Aegon et de Rhaenys. Puis celle d’Ashara, morte en couches aux Météores. Elle se rendit compte qu’elle ne sentait plus ses jambes, puis elle sentit la douleur la quitter alors que le tonnerre s’apaisait.
Mais tout aussi clairement que le typhon auparavant, un petit cri investit tout à coup la pièce. Puis deux, puis trois. Des pleurs. Rhaella sentit de chaudes larmes couler de nouveau sur ses joues. Laena, l’air à la fois ravie et défaite, se porta auprès d’elle avec la chair de sa chair.
« Félicitation, Votre Grâce… C’est une fille. »
Laena pleurait. Rhaella savait pourquoi. Elle avait fini par le comprendre ces dernières heures, alors que la douleur pourfendait son corps tel un poignard. Elle avait déjà mis au monde de nombreux bébés. Le sang imbibait les draps bien plus qu’à l’accoutumée. Les mots n’étaient plus nécessaires. Elle s’était simplement contenter de rester forte, pour son incroyable petite beauté valyrienne.
Ce n’était pas une mort-née, comme nombre de ses frères et sœurs avant elle. Elle n’était pas non plus à moitié décomposée, couverte d’écailles et de petites ailes reptiliennes. Elle était vivante, s’époumonant comme la petite créature adorable qu’elle était. Elle semblait répondre à la tempête. Souriante, Rhaella approcha sa tête autant que son corps put le lui permettre, sa fille posée sur l’oreiller. Elle était magnifique, un petit duvet argenté se reflétant déjà à l’emplacement où se tiendrait un jour une fière chevelure de dragon. Alors Rhaella se perdit dans ses yeux. Ses yeux magnifiques, d’un violet si profond et si vif qu’ils semblaient chatoyer de magie.
La fille née du typhon, dans le supplice et dans l’amour. Elle était comme un joyau au cœur de la tempête.
« Daenerys… Elle s’appellera Daenerys Targaryen. »
Les yeux de sa fille fixèrent les siens alors que ses pleurs avaient cessé. Lentement, Rhaella vint s’y baigner, bercée par leur profonde couleur, laissant la mélodie qui émanait d’eux la prendre. Elle sentait les cernes sous ses yeux l’enjoindre à les fermer alors que ses entrailles exigeaient d’elle le repos. Tandis que son amie pleurait à leur côté, paisiblement, Rhaella s’endormit.
Et elle rêva. Elle rêva de seigneurs dragons aux cheveux sombres ou argentés et aux yeux imbibés de magie, chevauchant de gigantesques montures colorées, dansant dans les cieux.
Ce fut un rêve magnifique.
LE VIEIL HOMME DU VAL
Jon Arryn contempla avec mélancolie les côtes de l’île de Peyredragon. Malgré son âge avancé, Jon n’avait pas beaucoup voyagé dans sa vie. Il avait succédé à la mort de son père en tant que seigneur des Éyriés et gouverneur du Val, et avait depuis lors mené une vie modeste et austère. Ses deux premières épouses, Lady Jeyne Royce et Lady Rowena Arryn, étaient mortes de maladie sans lui laisser d’héritier, ce qui avait toujours plongé Jon Arryn dans un souci perpétuel quant au devenir de sa maison. Il avait un temps cristallisé tous ses espoirs en les personnes d'Elbert puis de Denys Arryn, ses jeunes et vigoureux cadets. Le premier, son cher neveu, avait été exécuté par le Roi Fou aux côtés du jeune Brandon Stark et le second, son courageux cousin, avait été tragiquement tué au combat par Lord Jon Connington, au plus fort de la guerre, à l'issue de la bataille des Cloches. Le destin de la maison Arryn et son influence vacillante sur le Val n’avaient jamais permis à Jon Arryn de se concentrer outre-mesure sur ses loisirs les plus prenants et les Sept savaient à quel point Jon eût apprécié voyager. Alors il s’était contenté de faire voyager son esprit, à défaut de son corps, grâce à ses nombreux livres.
L’île de Peyredragon était telle que les livres l’avaient souvent dépeinte. C’était une très grande île, dont le versant exposé à Essos était bordé de hautes et vertigineuses falaises, comme pour répondre aux excentricités et à l’immensité de l’Est. Le versant exposé à Westeros était bas, lisse et calme. Ses plages étaient faites de sable blanc et la végétation était, à certains endroits, presque luxuriante. L’île semblait comme empreinte d’une dualité, un côté chaud, tempéré et boisé, un côté plus froid, océanique et dépourvu de végétation superflue. C’était une île à l’image de ses occupants ancestraux. On ne situait pas bien dans les livres la date de l’arrivée des Targaryen sur Peyredragon, mais les mestres s’accordaient pour donner le crédit à un certain Aenar, seigneur dragon de l’antique Valyria, l’installation en ces lieux de sa puissante famille. Contrairement à l’île de Larmarck, plus au sud-ouest, Peyredragon était une île assez peu peuplée. Sa beauté indéniable ne la rendait pas plus accueillante et le temps n’y était pas le plus coopérant. Comme le reste, il était à l’image de l’île, parfois agréable voire clairement estival : l’eau était alors limpide et chaude à tel point qu’elle était bien trop attrayante et agréable pour ne pas s’y baigner. Mais bien souvent, le temps était chaotique voire terrible, empreint d’une fureur irrationnelle et meurtrière. Comme l’avait constaté Jon il y avait à peine une demi-lune. La flotte alliée avait perdu plus de la moitié de ses navires au cours d’un imprévisible typhon. On disait que l’amirauté n’avait pas vu venir l’orage, qui avait été encore plus soudain que ceux frappant Accalmie ou l’île de Torth. En moins d’une heure, la tempête avait pris une ampleur jamais égalée et avait emporté dans son sillage plus de dix mille hommes. Jamais la coalition en presque trois ans de guerre n’avait subi pareille perte.
Ce typhon avait toutefois permis la fuite en direction de l’est de plusieurs navires targaryens parmi lesquels se trouvaient apparemment les enfants de la reine Rhaella. La reine déchue était morte en accouchant d’une fille. Cette nouvelle avait sonné le glas de l’île. Fou de rage, Robert en avait ordonné l’assaut, et la semaine suivante, la coalition avait posé le pied sur les plages blanches du versant nord-ouest. La garnison présente dans le bourg portuaire de Peyredragon, que les locaux nommaient Port-Dragon, n’avait rien pu faire. Ils n’étaient même pas mille, et le surnombre lors du débarquement les avait laissés impuissants. Voyant l’arrivée massive des rebelles, les locaux ainsi que les défenseurs de l’île s’étaient repliés en panique sur la forteresse de Peyredragon. Ils avaient courageusement tenu. Mais pour d’obscures raisons, les occupants de la forteresse avaient hissé le drapeau blanc à l’annonce de leur venue sur l’île. Ils avaient ensuite ouvert les portes à la vue de la délégation royale.
En traversant les portes sombres de la forteresse, Jon Arryn se rendit compte que les livres ne rendaient pas justice à ce qu’il put voir. Peyredragon était encore plus incroyable. L’influence architecturale de la dynastie Targaryen et de l’antique Valyria était sans commune mesure en ces lieux historiques. Les murs faits d’une pierre sombre, presque noire en bien des endroits, étaient hauts et très angulaires. Les murailles s’enchevêtraient de combles externes aux formes aiguisées, telles des griffes ou des dents de dragons. Le château et son donjon rappelaient eux-mêmes ces formes, en plus d’être parmi les plus grands châteaux qu’eût jamais vus Jon Arryn. C’était une vue grandiose et un grand moment de découverte.
La vue des occupants de la citadelle se chargea de nuancer son espiègle état de curiosité. Dès que les autres membres de la délégation et lui avaient posé le pied à terre, abandonnant leurs chevaux ou leurs confortables voitures, ils firent face à la misère du siège. Quelques soldats en miteux état se tenaient là, encore hésitants et surtout terrifiés, mais la grande majorité se trouvaient être des femmes et des enfants. Ils portaient tous des haillons, tous semblaient atteints par la faim et la fatigue. Peyredragon avait été assiégée et mise sous blocus pendant plus de six lunes, il était donc normal que ces pauvres âmes en souffrissent. Jon s’empressa de ravaler ses sentiments de pitié à leur vue et se sentit soulagé en voyant que les troupes alliées qui investissaient dans le calme la citadelle se portaient à leur assistance plutôt qu’à leur ruine. Ces petites gens avaient déjà suffisamment souffert, et la mise à sac n’eût été qu’une triste et inutile cruauté à ajouter de plus sur l’étendard déjà taché de Robert.
Ce dernier marchait devant lui, accompagné de plusieurs de ses généraux. Eddard était parmi eux, ainsi que plusieurs autres dignitaires nordiens. Voir Eddard et Robert dans une telle position inspira une immense fierté à Jon, lui faisant presque oublier l’angoisse de sa lignée mourante. Eddard et Robert étaient comme des fils pour lui et il était incroyablement touché de voir les jeunes garçons verts qu’il avait un jour accueillis être devenus des hommes aussi honorables et courageux. Faisant le tour des lieux, la délégation finit alors par traverser les murailles du versant sud de la citadelle en passant par un passage appelé Queue-Dragon. Ils débouchèrent sur un très grand jardin dans lequel s’élevaient de nombreux grands arbres fruitiers, tels des châtaigniers et des églantiers. Au fond gisait même une sorte de marécage ou d’étang autour duquel fourmillaient fougères et rosiers, et au bord duquel se dressait ce que tous reconnurent avec humilité comme un immense barral. L’arbre-cœur se tenait là et les observait de son visage étrangement rieur, comme hors de place. Malgré la présence valyrienne pluricentenaire des Targaryen, il n’avait jamais été coupé comme les Andals l’avaient fait avec ceux du sud de Westeros lors de leur invasion de jadis. Jon vit le regard admiratif d’Eddard, qui s’était figé à sa vue. Le tronc blanchâtre de l’arbre millénaire dominait en solitaire l’étang, tandis que ses branches osseuses et son feuillage rougeâtre s’étendaient par-dessus les lieux, déformant la lumière pour lui donner ce halo surnaturel typique qui semblait rendre fous de contemplation les hommes du Nord.
« Cet endroit pue le dragon, mais cela, mon ami, c’est un signe de tes Anciens Dieux », commenta avec amusement Robert après qu’il eut remarqué l’air hagard de Ned.
Ce n’était pas propre à Ned. Les bannerets de ce dernier semblaient eux aussi admiratifs de l’arbre, et semblaient comme plongés dans des prières. Autour d’eux, les autres dignitaires de la délégation les observèrent, les uns avec dédain et les autres avec amusement. Pour la plupart des Andals et autres peuples du Sud, la croyance des Nordiens dans les Anciens Dieux était pour beaucoup un signe de leur culture prétendument primitive mais également une extension des mystères qui les entouraient leur mythique pays et eux.
« Continuons », s’exclama ensuite Robert, et tous reprirent leur marche, s’engouffrant dans le château.
Montant les nombreux escaliers, traversant pièce après pièce, découvrant les incroyables décorations des couloirs, les nombreuses statues d’obsidienne mettant en scène dragons, vouivres et basilics, ils parvinrent assez vite à la renommée salle du trône dont ils traversèrent les hautes et épaisses portes de pierre. La salle était très grande et le plafond si haut qu’il était difficile de le percevoir. La lumière se réverbérait sur le sol depuis des rayons diffus venant des meurtrières sur les côtés, cachées par d’étranges parapets verticaux en pierre et placés en créneaux. Une grande ouverture triangulaire au fond de la salle donnait sur une terrasse.
Mais plus que cela, ce qui attira toute leur attention n’était autre que l’imposant trône d’obsidienne au fond de la salle qui faisait obstacle à l’ouverture du fond. Situé légèrement en hauteur sur une plateforme, il reposait contre un étrange bloc géant d’obsidienne disposé en biais, peut-être à l’image d’une montagne acéré, peut-être à l’image d’une déferlante océanique, peut-être à l’image d’un dos de dragon… Jon n’était pas sûr. Le trône semblait comme incrusté dans le bloc de pierre volcanique.
Le trône d’Aegon le Conquérant. Celui sur lequel il avait siégé avant que le trône de fer n’existât même. Celui sur lequel ses sœurs-épouses s’étaient lascivement appuyées, caressant leur frère-époux et défiant toute l’inébranlable morale des Andals de l’époque. Cette salle, dans son étrange sobriété malgré son apparente splendeur, symbolisait toute l’audace valyrienne des seigneurs dragons de jadis.
Alors il suivit Eddard et Robert, qui faisait le tour du bloc par sa droite pour rejoindre la terrasse en extérieur. Il les vit s’appuyer contre les rebords marbrés du balcon, observant dans le silence l’île de Peyredragon qui s’étendait devant eux. Eddard semblait plongé dans une grande réflexion, et Robert attendait qu’il parlât.
« C’est une très belle île. Elle n’a rien de l’île lugubre que mentionnait Lord Stannis.
— Il y a même l’un de vos arbres sacrés. Que faut-il de plus, Ned ? J’ai laissé en suspens mon offre, mais ce ne sera pas éternel. Tu as voulu venir ici par toi-même pour voir les lieux. Maintenant je veux ta réponse. »
Eddard les observa Robert et lui. Puis il revint à sa contemplation de l’île. Quelques secondes passèrent alors, mais finalement, un fin sourire s’étira sur ses lèvres. Il se retourna vers eux et les honora d’un humble acquiescement, l’air presque soulagé.
« J’accepte », souffla-t-il avant que le silence ne revînt. Puis ses yeux gris de Stark brillèrent de fierté. « Jon sera seigneur de Peyredragon. »
Un jeune loup sur une île de dragons.
Notes:
Degemer mat deoc'h, tudoù !
Bienvenue, tout le monde !Me zo Etsukazu, pe Kaoubreizh, va anv-pluenn. Plijet ez eo din ober anaoudegezh ganeoc'h, gant ar re n'anavezan ket c'hoazh !
Moi c'est Etsukazu, ou Kaoubreizh. Ravi de vous rencontrer tous, pour ceux que je ne connais pas déjà !Plijet ez eo bet ar c'hentañ pennad deoc'h ? Emichañs 'ka plijadur e-leizh am eus bet o skrivañ anezhañ.
Avez-vous aimé ce premier chapitre ? Je l'espère tout du moins, car j'ai adoré l'écrire.Dans tous les cas, j'espère que vous allez tous bien. La création de cette histoire doit vous surprendre. D'autant que c'est ma toute première publication sur Archive of our Own.
J'espère que ce premier chapitre vous a plu. J'ai plein de choses à vous dire. Ou pas tant que ça, je ne sais pas.
En premier lieu, merci d'avoir lu mon chapitre ! J'ai pris un immense plaisir à l'écrire. Ca n'a pas été facile, j'ai des béta-lecteurs extrêmement exigeants en les personnes de Lexias et Sarhtorian, qui sont tout bonnement des puits de science sur l'univers du Trône de Fer. Lexias a déjà accepté de m'épauler dans la rédaction de cette histoire et vous aurez sans doute l'occasion de savourer sa plume sur certains points de vue à l'avenir. J'ai hâte de le voir à l'oeuvre.
Je suis encore très indécis sur la question du titre. Je pense que vous vous doutez où va cette histoire. Jon... Dany... Rhaenys... Sa tante... Sa demi-soeur... Oui, je vois votre tête, je vois la lueur dans votre regard. Une lueur clairement lubrique. Vous êtes tous déviants, moi je vous le dis. Ah ! Dragonspawn, foutre de dragon, frai de dragon, comme dirait le bon vieux Robert. Enfin, pas si vieux dans ce chapitre. Il n'était pas si vieux non plus dans la saga. Même pas 40 ans, ce bon Robert. Quoiqu'il en soit, si vous avez des idées en matière de titre, n'hésitez pas à venir me les communiquer. Je vous assure que j'en tiendrais compte puisque je délibère toujours et que les différentes parties de mon cerveau ne semblent pas venir à un consensus.
J'avais ce projet en tête depuis quelques mois déjà. J'avais souvent voulu écrire sur GoT mais jamais eu le courage de me lancer, par principe : j'évite absolument de me disperser. Mais j'ai jugé que je pouvais me le permettre. Et puis la saison 8 vient de finir. Je ne m'étendrais pas la dessus. Sans être une réponse directe style réécriture de la saison 8, c'est tout de même une réponse spontanée à ce que juge être un triste désastre. Trop de facilités scénaristique pour boucler odieusement la licence, une trop grande faiblesse des dragons suivi ensuite d'un pouvoir de destruction presque trop énorme... Des inconstances des personnages comme Jon, le basculement trop simple de Dany, bref, tout ceci fait que je me suis dit... Les autres se sont lancés dans l'aventure, alors pourquoi pas moi ?
Pour finir, si vous souhaitez me soutenir un minimum, pensez à me laisser un commentaire, même un petit, ça me fera très plaisir et ça me fera me sentir moins seul.
Je pense avoir dit l'essentiel. Je vous retrouve très vite pour un chapitre suivant.
A bientôt !
Ser Etsukazu
Chapter 2: Un prince dans le Nord
Summary:
Introduction aux soutiens du Nord. Eddard, Howland, Luwin et Arthur prennent soin de Jon. Jon apprend. Cat est Cat.
Notes:
(See the end of the chapter for notes.)
Chapter Text
LE PRINCE CACHÉ
289
Jon observait les ombres des cryptes ancestrales de Winterfell se substituer les unes aux autres comme dans son rêve. Elles jouaient avec les statues des seigneurs de l’Hiver alors qu’il fixait de ses yeux violets le lointain obscur et presque imperceptible des tunnels. Çà et là, plusieurs des statues de pierre semblaient le fixer et le hanter telles des spectres, tandis que d’autres n’avaient pas même l’air de remarquer sa présence. Il émanait de leurs yeux de pierre, pour certaines d’entre elles, une tristesse figée pour l’éternité. Peu importait l’angle qu’il prenait pour les observer, les flammes des torches qui brûlaient fixées aux murs dessinaient sur le sol de longues et difformes silhouettes humaines, mais pas suffisamment pour lui inspirer la terreur qu’il s’attendait à ressentir depuis déjà de nombreuses minutes, si ce n’était des heures. Jon réalisa alors à nouveau que les jeux d’ombres et la lueur des torches ne correspondaient pas au cauchemar qu’il avait si souvent fait ces dernières semaines.
Jon se souvenait des ténèbres et du froid qui l’étreignaient à lui en couper le souffle, toujours présents dans son dos et lui gelant l’échine. Il se souvenait de la peur qui le poussait à aller toujours plus avant, s’enfonçant dans les profondeurs de la caverne sans qu’il ne puisse même en atteindre la fin. La caverne était toujours plus étroite et sombre. La terreur l’étreignait toujours plus et il sentait l’adrénaline le posséder tandis qu’il accélérait sa course. Il ne savait pas pourquoi il courait toujours, car rien ne semblait le poursuivre avec autant de zèle. Mais il savait qu’il avait peur. Et à chaque fois qu’il se retournait, il voyait des ténèbres nimbées d’étoiles, il voyait les ténèbres du néant, sans fond, vorace de lumière. Il savait qu’il devait fuir. Sa peur pouvait être irrationnelle, mais il s’y fiait et la laissait le saisir. Il la préférait aux ténèbres. Alors il fuyait, et fuyait, descendant toujours plus profondément, et l’air gelé se réchauffait de manière exponentielle au point de l’en faire suffoquer de chaleur, tandis que les ténèbres se dissipaient lentement et que les ombres étaient dévorées par la pénombre. Il ne comprenait pas cette partie de son rêve, mais il savait que les lumières ne venaient pas du haut comme celles du ciel ou des torches des vieilles cryptes. Elles venaient des profondeurs et elles lui indiquaient le salut.
Jon s’était vite rendu compte que les cryptes avaient hélas une fin. Il les avait parcouru ces dernières semaines à la recherche du moindre recoin, à la recherche du moindre accès vers des niveaux inférieurs, mais ses explorations successives s’étaient toujours vainement conclues : le troisième sous-sol de Winterfell n’ouvrait pas vers un éventuel quatrième. Mestre Luwin disait que Winterfell avait été bâti d’immenses cavités souterraines où régnait la chaleur des enfers et où bouillaient les eaux du centre du monde. « Il remonte de la terre les puissantes émanations du monde. Les roches luttent et fusionnent tels les titans de jadis et leurs activités viennent réchauffer le château. » avait-il dit lors de l’une de leurs nombreuses leçons matinales. A sa grande frustration, Jon avait cherché en vain un accès vers ces lieux d’eaux en ébullition et de feu en liquéfaction.
Son frère Robb n’avait jamais été particulièrement intéressé par les leçons théoriques et par l’histoire du château, y préférant les leçons pratiques, mais Jon avait toujours été profondément captivé par le passé de leur famille, de leur pays et des Sept-Couronnes, par les légendes que leur contait la vieille Nan avant qu’ils n’aillent se coucher ou lorsqu’ils mangeaient durant le souper. « Jadis, alors que les dragons volaient dans les cieux et que le soleil luisait sur leurs écailles d’or et d’argent, Vermax, le puissant dragon du prince héritier Jacaerys Velaryon, pondit un nombre incalculable d’œufs sous le château, dans les profondes entrailles de la terre, dans le magma et dans l’eau bouillante de nos bonnes sources chaudes, celles-là même qui nous gratifient en ces grands murs de pierre des hivers doux et chauds. »
La vieille Nan avait toujours d’incroyables histoires à leur narrer, celles sur les Enfants de la Forêt et les Premier-Hommes des temps anciens, celles sur les Géants qui portaient le monde du bout de leurs bras, celles sur les effrayants Autres et les monstrueuses et gigantesques araignées de glace qu’ils montaient. Mais plus que tout, les histoires sur le feu et sur les dragons avaient toujours fait bouillir d’intérêt son sang de loup. Car dans la confusion et l’inspiration de ces contes et légendes, de ces récits vieux de deux siècles, les images des rêves de Jon n’avaient de cesse de lui revenir en tête : des rêves de feu, des rêves de cieux et de nuages, des rêves où il entrevoyait d’immenses dragons s’entremêler dans de drôles de danses au-dessus des mers et des terres.
Père l’avait souvent taquiné en l’appelant Jon le rêveur… mais pour d’étranges raisons, et tandis que Robb l’imitait et le taquinait tout autant, Oncle Arthur ne semblait jamais apprécier ce surnom. Là encore, Oncle Arthur ne souriait presque jamais. Il souriait en fait même moins que Père, et ce dernier n’était pas connu pour être le plus jovial des hommes du Nord.
Ses pensées sur Oncle Arthur plongèrent Jon dans un mutisme tout aussi coupable que soucieux et il oublia aussitôt toute terreur et toute excentricité exploratrice du moment. Il vint s’appuyer contre la statue de pierre qui l’avait fixé tout ce temps de son regard maussade et figé. Il ne s’agissait nulle autre que de celle de Tante Lyanna, qui semblait comme se languir de sa situation dans une pose mélancolique. Inspirant quelques instants, Jon se concentra de nouveau sur sa situation actuelle. Il savait qu’il allait avoir des ennuis. Alors qu’il s’était rendu compte qu’il disposait d’une liberté dont ne semblait pas jouir Robb, ça ne voulait pas dire qu’il avait le droit de déambuler à sa guise dans le château et encore moins lors des temps consacrés à ses leçons… or, c’était exactement ce qu’il avait fait aujourd’hui, disparaissant sans crier gare malgré la surveillance de maître Cassel, de Père et d’Oncle Arthur.
Du plus loin que se souvenait Jon, il avait toujours été mû par un irrésistible désir d’explorer les recoins sombres et déserts du château de Winterfell, souvent pour nourrir la curiosité qui faisait écho à ses rêves et ses cauchemars. Et souvent à la colère de ses gardiens, qui prenaient bien mal le fait qu’il échappe à leur vigilance. Se soustraire à l’attention son oncle n’était d’ailleurs jamais une mince affaire.
- Jon.
Jon sursauta dès lors qu’il entendit son nom. Il reconnut bien vite la voix grave qui s’était fermement élevée dans le silence, et se tournant penaud sur sa gauche, il se rendit compte que Père se tenait là, à l’angle du corridor. Eddard Stark, son père, seigneur de Winterfell. Jon eut du mal à affronter son regard, dans la mesure où Père le toisait avec sévérité et ne sembla pas au plus haut de son humeur. Sans doute était-ce dû au fait qu’il avait fugué et qu’il se cachait là depuis un moment.
On disait de Grand-Père Rickard et d’Oncle Brandon qu’ils étaient de grands hommes costaud et solidement bâtis, de puissants hommes du Nord. Père semblait ne pas avoir pris l’intégralité de leurs traits. Père était certes un homme assez grand et solide, mais fin de stature. Toutefois, il arborait comme Oncle Benjen les mêmes traits de Stark qui faisaient s’incliner tous les gens de Winterfell à sa vue : des yeux gris foncés desquels émanait une grande sévérité et une épaisse chevelure noire comme la nuit qui témoignait de l’héritage Nerbosc de leur famille. Jon lui-même avait hérité des cheveux noirs des Stark et les arborait avec fierté. Le noir de jais avait toujours été sa couleur préférée.
Mais alors qu’il fixait Père de ses yeux violets, Jon ne sut comment réagir devant lui, sachant qu’il était pris en flagrant délit de fuite par son propre père de tous les gens possible. Sa punition risquait d’être phénoménale. Et pourtant, à aucun moment Père ne cria. Il se contenta de soupirer et s’approcha alors de lui d’un pas lent et tranquille. Il vint s’accroupir devant lui.
- Te voilà… Mais enfin, que faisais-tu ? souffla-t-il sur un ton qui mêlait à la fois inquiétude, soulagement et reproche. « Mes gens te cherchent depuis des heures, Jon… »
Jon eut la décence de baisser les yeux sous le regard de son père, mais lorsque ce dernier vint saisir ses épaules en l’interpellant de nouveau par son prénom, le jeune garçon comprit que le seigneur de la maison Stark attendait une réponse de sa part.
- Je cherchais l’entrée du monde souterrain dont nous a parlé Vieille Nan… commença-t-il à expliquer en essayant tant bien que mal de regarder dans les yeux de son père. L’effort était difficile. « J’essaie de trouver la rivière de lave… »
- La rivière de lave ?
Père l’observait avec un regard étrange et malgré son jeune âge, Jon sut à la lueur sceptique qui y régnait que Père ne le croyait pas. Mais Jon savait qu’il ne racontait aucune bêtise.
- Je l’ai vue dans mon rêve… dit-il nerveusement avant de se mordre la lèvre inférieure dans la frustration. Quand il remarqua que Père l’observait et qu’il avait son écoute, Jon se décida de continuer. « Il y a un tunnel qui descend. Très très profond, et puis… Il y a de la glace qui brille sur les murs et il fait très froid. Mais ensuite, je descends tout en bas et il commence à faire très chaud. La glace sur les murs brille de mille couleurs et il y a de la lave qui coule sur le sol. Vieille Nan a dit que le château était construit sur de la lave et de l’eau bouillante, alors j’essaie de trouver le tunnel… »
Père soupira de déception à l’écoute de son récit et secoua la tête de dépit.
- Jon, enfin… Tout le château est en panique depuis ta disparition. Tu ne peux pas t’éclipser de cette manière et me sortir ce genre de sornettes.
Jon se sentit aussitôt vexé par les reproches de son père. Plus que cela, le fait qu’il rejetait ses explications était encore plus vexant.
- C’est la vérité, il y a quelque chose au bout du tunnel, et je…
- Jon, ça suffit !
Jon se figea dès lors que Père haussa le ton. Il avait saisi d’autant plus fermement ses épaules si bien qu’il avait presque mal sous son emprise.
- La moitié de mes gens te cherchent dans la ville d’Hiver et dans le Bois-aux-Loups, nous pensions que tu avais été enlevé ! Imagines-tu la frayeur que tu nous as causée ? Ser Arthur est parti en catastrophe avec une cinquantaine de gardes ! Tu ne dois pas fuguer de cette manière, peu importe quelles peuvent être les raisons, Jon !
La sévérité de Père avait laissé place à une sourde colère. Sa voix résonna dans les cryptes et fit trembler son petit corps. Jon sentit les larmes lui monter aux yeux tandis que la culpabilité qu’il n’avait jusqu’alors pas encore ressenti vint le saisir avec force. Il n’avait pas voulu inquiéter Père. Il n’avait pas voulu inquiéter Oncle Arthur, ni même mestre Luwin duquel il avait esquivé la leçon deux heures auparavant. En vérité, il n’avait voulu inquiéter personne. Il voulait juste trouver le tunnel ! Il ne parvint dès lors plus à retenir son chagrin et les larmes se mirent à perler sur ses petites joues tandis qu’il se mit à sangloter devant l’inflexible Lord Stark.
- Je suis désolé, réussit-il à dire à travers ses sanglots, alors qu’il portait ses mains à ses yeux pour essayer de sécher ses larmes. Mais rien n’y fit. « Je ne voulais inquiéter personne, je voulais juste trouver le tunnel. Je suis désolé… »
Jon continua de modérer tant bien que mal ses pleurs devant Père. A un moment donné, ce dernier poussa un soupir puis s’avança. Il le prit dans ses bras et le serra avec affection. Jon ne sut pas très bien ce qu’il lui murmura à ce moment-là, mais sa chaleureuse présence libéra le trop plein d’émotion qui l’avait submergé et il fondit en larme dans ses bras.
Quelques instants passèrent ainsi, alors que son père le garda près de lui et sa petite tête contre sa poitrine. Jusqu’à ce que les larmes ne coulent plus et que l’homme l’éloigne avec précaution. Il lui accorda un petit sourire, ce genre de sourire sûr de soi et complice que Père n’accordait qu’à lui et Robb. Ce sourire avait toujours pour effet de le calmer quand il était triste.
- Ressaisis-toi et allons-y, lui souffla Père avant de passer une main dans ses cheveux et de les ébouriffer avec affection. « Mes gens nous attendent et tu dois encore des excuses à Mestre Luwin et Ser Arthur. »
Jon se contenta d’acquiescer et de lui accorder un petit sourire triste.
Après quelques minutes, ils remontaient à la surface et entrèrent dans l’une des hautes courtilles de Winterfell, celle où se trouvait l’entrée des cryptes des Stark.
Leur apparition dans la cour fut aussitôt constatée par des dizaines de personnes. Malgré la situation intimidante pour Jon, son père l’enjoignit à avancer, maintenant sur son épaule droite une emprise avenante. Jon sentit les nombreux regards qui se posèrent sur lui et se laissa guider par son père tout en fixant ses pieds. Beaucoup de ses observateurs semblaient être en colère contre lui et il préférait ne pas affronter leur animosité. Le silence se fit progressivement au sein des murs du château tandis qu’il progressa à travers les longues allées de pierre, pour arriver finalement dans la grande cour d’entrée de Winterfell. L’activité y étaient forte : les gens s’agitaient, semblaient crier des ordres aux autres, des hommes montaient à cheval et Jon en vit même deux partir au galop à travers les portes de Winterfell. Jon comprit assez vite que tout ce grabuge était de sa faute et il en eut le cœur dès lors que l’activité cessa à sa vue et celle du seigneur de Winterfell. La cour plongea rapidement dans le même silence que celui qui s’était mis à baigner dans son dos.
Jon aperçut bien vite Mestre Luwin au milieu de la cour. Il était entouré de Ser Rodrik Cassel, de Ser Martyn Cassel, et de quelques autres hommes dont Jon comprit à leurs uniformes qu’ils étaient des soldats de la garde du château. La pression émise sur son épaule par la main de Père lui fit comprendre qu’il s’était arrêté à leur vue, aussi reprit-il son avancée plus timidement.
S’il trouva un refuge momentané dans le regard rassuré et bienveillant de Ser Martyn, les regards neutres de Mestre Luwin et agacés de Ser Rodrik participèrent à l’intimider. Il n’osa pas s’exprimer et resta alors silencieux.
- Jon, tu dois présenter tes excuses pour l’inquiétude et les ennuis que tu as causés.
La voix de Père le poussa à regarder ses trois gardiens dans les yeux, non sans mal.
- Je vous demande pardon…
Le regard irrité de Ser Rodrik le coupa bien vite dans son élan et il se tut presque aussi vite qu’il avait commencé à parler.
- Pardon pour quoi, Jon ?
La voix de son père était toujours aussi impartiale.
- Pour ne pas avoir assisté à votre leçon, mestre Luwin… Et pour m’être échappé et pour avoir causé du souci.
Le silence régna quelques instants, instant durant lesquels Jon se sentit jugé par ses trois gardiens. Père finit par acquiescer discrètement et se tourna vers les trois hommes.
- Est-ce ces excuses vous suffisent, messieurs, ou faudra-t-il que je punisse Jon ?
Jon ne voulait pas être puni. Il savait qu’il le méritait pour s’être échappé mais il espérait que ses trois gardiens ne garderaient pas rancune. L’expression de mestre Luwin restait inchangée et toujours aussi neutre. C’était la même chose avec Ser Rodrik qui le toisait d’une manière toujours aussi irritée. Toutefois, Ser Martyn était souriant et le regardait avec amusement, comme s’il voyait quelque chose en lui de particulièrement drôle. Jon n’avait jamais réellement compris pourquoi Ser Martyn souriait toujours autant en sa présence, alors que son frère aîné le traitait toujours aussi sévèrement.
- Je pense que nous pouvons laisser le petit loup s’en tirer pour aujourd’hui. Il y a eu plus de peur que de mal, s’exclama alors Ser Martyn.
- Mon frère, ce n’est absolument pas responsable ! intervint aussitôt Ser Rodrik en se tournant vers son cadet. « Les fauteurs de troubles doivent être réprimandés, surtout quand ils mobilisent la totalité de la garde pour corriger leurs caprices ! »
Jon frissonna à la voix grave de Ser Rodrik. C’était un homme très sévère qui l’intimidait énormément. Père disait qu’il était le principal maître d’arme de Winterfell et que c’était lui qui leur donnerait des leçons au maniement des armes, à lui et Robb, quand ils seraient un peu plus âgés. Jon aurait préféré Ser Martyn, qui était beaucoup plus gentil.
- Allons, Rodrik. Soyons indulgents, il n’a que six ans, c’est un enfant.
- Mais c’est un incorrigible récidiviste. La garde de Winterfell n’est pas à sa disposition et il devra l’apprendre à ses dépens !
Jon serra les plis de son pantalon en toile en écoutant les deux frères Cassel débattre de son sort, mais ce fut finalement mestre Luwin qui trancha la situation.
- Je pense que Jon doit être puni, dit-il d’un ton calme. Ser Rodrik afficha un air satisfait tandis que Ser Martyn n’avait pas l’air content. Jon se mordit la lèvre d’une manière imperceptible, contrarié par la décision de mestre Luwin. A sa gauche, Père semblait inflexible. « Toutefois, Jon ne participera à aucune corvée ménagère, Ser Rodrik, si cette idée vous a affleuré l’esprit. »
- Mestre, ce garçon…
- Ce garçon est le fils de notre seigneur, Ser Rodrik. Je vous prie de vous en souvenir.
Ser Rodrik resta muet quelques secondes puis lança à Père un regard incertain. Jon ne comprit pas vraiment ce qui était en train de se passer. Mais finalement, l’homme acquiesça et se tourna vers mestre Luwin sans même lui épargner un regard.
- Très bien, faites comme bon vous semble. Je vais prévenir la garde qu’il n’y a plus lieu de chercher, s’exclama-t-il avant de s’incliner respectueusement devant Père. « Mon seigneur. »
Père lui adressa un petit hochement de tête et Ser Rodrik s’en retourna et se retira rapidement de la courtille. Ce fut rapidement au tour de Ser Martyn. « Mon seigneur. Petit loup. » Il les salua chaleureusement et lui ébouriffa même les cheveux, puis il quitta les lieux dans les pas de son frère aîné. Les gardes présents dans la cour se dispersèrent petit à petit tandis que mestre Luwin s’approcha de lui et se baissa.
- Jon, il faut comprendre que ce que tu as fait ne restera pas sans punition. Je te ferais recopier entièrement le chapitre deux d’Histoire des maisons du Bec de Massey de mestre Yanol.
- Mais…
- Il n’y a pas de mais, mon garçon.
Jon remarqua que Père le fixait. Il était d’accord avec la punition et Jon se rendit compte qu’il ne pourrait pas y échapper.
- D’accord, mestre Luwin…
- Bien. Je m’attends à te voir présent dans la bibliothèque après le déjeuner.
Au moment où mestre Luwin se relevait et qu’il se tournait vers son père pour lui demander de prendre congé, un cavalier entra en catastrophe dans la cour et attira l’attention de l’ensemble des personnes présentes. Il ne s’agissait de nul autre qu’Oncle Arthur. Il fut rapidement suivi de quelques gardes à cheval qui devaient certainement l’avoir prévenu qu’il avait été retrouvé. En l’apercevant au côté de Père, Oncle Arthur descendit dans un saut de sa monture et se précipita dans sa direction sans même s’intéresser à ce qu’il advenait du cheval. Un palefrenier situé non loin s’occupa de calmer la bête.
- Jon ! s’écria-t-il. Il se jeta presque sur lui, l’air presque ahuri. Il le tenait par les épaules de la même manière que son père auparavant. « Les dieux soient loués, tu n’as rien ! Où était-il ? »
Son oncle s’était tourné vers son père, sur un ton qui frisait presque l’exigence. Si le seigneur de Winterfell s’en offusqua, il ne le laissa pas transparaître. « Dans les cryptes. Il vadrouillait. » se contenta-t-il de répondre. Son oncle se retourna vers lui, et le regard mauve de l’homme plongea dans le sien. Oncle Arthur était le seul à avoir des yeux semblables aux siens. Puis le Dayne soupira de soulagement.
- Je t’ai déjà dit de ne pas faire ça, Jon. Je te l’ai dit. Je te l’ai redis, et pourtant, tu le fais encore. Mais par tous les dieux, qu’est-ce qui t’a pris cette fois pour que tu ailles dans les cryptes ? Les cryptes, de tous les endroits !
Alors Jon lui répondit. Il lui répondit la même chose qu’il avait tout d’abord exprimé à son père. Mestre Luwin et Oncle Arthur l’écoutèrent et l’observèrent, affichant des expressions plus ou moins déroutée. Comme s’ils ne comprenaient pas. Mais alors que mestre Luwin semblait relativement indifférent à son récit, la réaction d’Oncle Arthur fut inattendue. Il lui posa une question.
- Combien de fois as-tu fais ce rêve ?
Jon le regarda incertain. Pourquoi son oncle lui posait-il cette question et surtout comment savait-il qu’il avait fait plusieurs fois ce rêve ? Père fronça les sourcils à la question d’Oncle Arthur puis lui adressa un regard curieux, comme pour l’enjoindre à répondre. Alors Jon répondit.
- Je ne sais pas… Beaucoup.
- Depuis longtemps ?
De nouveau, Jon ne sut pas comment interpréter la question de son oncle. Mais il acquiesça. Il faisait le même rêve depuis plusieurs jours. Peut-être vingt.
- Excusez-moi Ser Arthur, mais en quoi ces questions sont-elles pertinentes ? demanda alors mestre Luwin.
Son oncle ne répondit pas et continua à le regarder dans les yeux. Son regard dur commença finalement à s’adoucir. Il entendit Père respectueusement congédier mestre Luwin. Alors le vieux mestre se retira, quoique déçu de ne pas avoir reçu de réponse de la part de son oncle. Les deux hommes restants regardèrent le vieux mestre s’éloigner avant de se concentrer de nouveau sur lui. Son oncle se releva alors et se tourna vers son père.
- Lord Stark, j’aurais besoin de vous parler quand vous serez disponible.
Jon se rappelait que son frère Robb lui avait dit qu’Oncle Arthur ne parlait en fait jamais à personne et qu’il était le seul dans le château avec lequel il se comportait normalement. Ce n’était pas tout à fait vrai, puisque son oncle parlait en fait assez souvent à son père, quand il était en leur présence conjointe. C’était grâce à ces échanges courts mais réguliers que Jon avait compris qu’Oncle Arthur et Père ne s’aimaient pas beaucoup. Jon avait surpris plus d’une fois les deux hommes en venir aux cris à l’issu de discussions qui le concernait. Il n’avait jamais bien compris pourquoi ils n’étaient pas d’accord, mais depuis, il remarquait facilement le regard de Père toujours fermé en la présence de son oncle, et réciproquement, une lueur qui frisait entre mépris et méfiance était toujours présente dans les yeux de son oncle lorsqu’il confrontait Père.
Ce fut avec ces connaissances à l’esprit que Jon observa avec curiosité le regard presque complice que s’échangèrent les deux hommes.
- Je vous attendrais dans mes quartiers cet après-midi.
- Père ? Oncle Arthur ?
Son oncle se retourna très vite dans sa direction, les sourcils froncés. Jon reconnut très vite ce regard et manqua de déglutir.
- Quant à toi, s’exclama tout à coup son oncle. « Tu ne t’en tireras pas comme ça. Je te l’ai dit la dernière fois, Jon. Que si tu refaisais un coup de la sorte, je te le ferais regretter en doublant la longueur de ton parcours. Je vais m’en tenir à mes mots, mon garçon ! »
Jon acquiesça d’un air penaud et résigné. S’il avait évité les corvées ménagères de Ser Rodrik, il n’aurait pas la chance d’éviter les épreuves que lui ferait passer son oncle. Des épreuves au cours desquelles son oncle le forçait à courir de longues distances, lui faisant escalader des obstacles ou le forçant à ramper jusqu’à ce qu’il s’écroule de fatigue. Père s’était disputé avec son oncle à ce propos, mais il avait fini par l’accepter. Alors Jon n’avait eu d’autre choix que d’obéir et de faire de que son oncle lui disait.
Et tandis que son père l’entraînait à sa suite dans le château, Jon ne put s’empêcher de se sentir frustré. Il aurait accepté sans bronché toute punition, toute corvée ; il aurait accepté de courir autant que son oncle le lui exigeait et d’effectuer autant de dictées que mestre Luwin le lui demandait, si seulement il avait pu trouver l’entrée du tunnel.
Il aurait sans doute plus de chance la prochaine fois.
LE LOUP SILENCIEUX
Eddard se rappelait encore des visages hantés d’Arthur Dayne, d’Oswell Whent et de Gerold Hightower lorsque lui et ses compagnons les avait retrouvés à Dorne, au pied de la tour de la Joie, il y avait maintenant cinq ans. A l’époque, il ne les connaissait que de nom. Il avait naïvement pensé, dans sa stupide logique d’homme du nord et de frère aîné plein d’illusions, qu’ils étaient les ravisseurs de sa tendre Lyanna, sa chère petite sœur. Comment avait-il pu être aussi stupide ? Encore aujourd’hui, Eddard se posait la question. Une question qu’il ne s’était pourtant jamais posé en presque deux ans de campagne. Il savait que ressasser le passé lorsqu’il était douloureux n’était pas une bonne chose à faire et qu’on y trouvait davantage de remord qu’on n’y puisait de sagesse. Mais sa frustration était souvent telle qu’Eddard ne pouvait faire autrement. Alors il s’emmurait dans le silence et s’isolait à l’ombre du grand baral de Winterfell ou de son bureau, et il retournait alors dans quelques moments clés de son passé, là où tout avait basculé. Tout comme maintenant, alors qu’il fixait sans grande volonté les piles de dossiers qui reposaient sur son bureau et qui nécessitaient son attention particulière. Comme s’il pouvait se concentrer à l’instant même.
« Comment ai-je pu être si stupide ? » Eddard n’avait de cesse de se répéter cette question. Il vivait avec cette question. C’était pourtant si logique. Sa « tendre » Lyanna, avait-il alors pensé. Mais Lyanna n’avait jamais été tendre. C’était une image fantasmée d’elle qu’il s’était fait, notamment sous l’influence de son ami Robert alors que ce dernier s’éperdait en rêves et en fantasmes d’un avenir romantique qui n’aurait jamais existé. Souvent, Eddard pensait qu’il était responsable de la mort de Lyanna. Martyn et Howland lui avaient systématiquement dit que ce n’était pas sa faute, qu’elle serait morte en couche de toute manière, mais Eddard en doutait fortement. L’accouchement avait certes été un facteur de la mort de sa sœur cadette, mais c’était la tristesse de perdre les siens et de savoir Rhaegar Targaryen mort au combat qui avait eu raison d’elle. Et dans cette mort-là, Eddard avait certainement sa part de responsabilités. Car c’était à lui et non pas à Robert que l’émissaire de Rhaegar Targaryen était venu demander des pourparlers en faveur de la paix juste avant la bataille du Trident. La sécurité et le bien-être de Lyanna lui avaient été garantis, mais trop aveuglé par son désir de vengeance et par la haine viscérale que les siens et notamment Robert portaient envers les Targaryen, Eddard avait choisi de ne pas croire le prince et avait rejeté son émissaire sans davantage de cérémonie. Et le lendemain, le dernier dragon mourait de la main de Robert lui-même.
L’horreur de ses décisions lui était apparue au pied de cette triste tour et au chevet de sa triste sœur. Sa triste sœur mourante, terrifiée à l’idée que son cerf de prétendant ne vienne massacrer son petit dragon. « Promets-le, Ned… » Et il avait enfin réalisé, en tenant le petit Aegon… « Promets-le-moi… » En tenant Jon dans ses bras et en voyant le regard plein d’amour et de peine de Lyanna à leur vue, à quel point il avait été stupide. Stupide de croire que Lyanna aurait pu aimer Robert. Stupide de convaincre leur père Rickard de la fiancer au Baratheon. Stupide de croire que Lyanna se serait laissée enlever et violer par Rhaegar tout autant que de croire Rhaegar capable d’un tel acte. Et stupide de croire que Jon n’allait pas être le fils de son père.
Des « rêves de dragon ». C’était ainsi qu’Arthur les avait appelé. Jon avait des rêves de dragon. Arthur Dayne lui avait certifié que les Targaryen n’avaient jamais perdu leur magie, en dépit du fait que les dragons avaient disparu depuis plus d’un siècle et demi. De nombreux Targaryen avaient été sujets à ces rêves mystiques, souvent amenés à en être des victimes. Le prince Daeron, dit l’Ivrogne, en avait été un parfait exemple : ses lubies nocturnes l’avaient poussée à l’insomnie, à l’alcoolisme puis à la mort. Arthur lui avait dit que Rhaegar lui-même avait été sujet au même genre de rêve que Jon ; que ces rêves prophétiques l’avaient d’une manière ou d’une autre mené à rencontrer Lyanna.
En temps normal, en situation normale, Eddard se serait moqué de telles affirmations. Il n’était pas un homme pieux ou un homme superstitieux. Lointaines étaient les années de sa jeunesse, celles-là même où il frissonnait à l’écoute des histoires de Vieille Nan, le soir lorsque lui, Brandon et Benjen allaient se coucher. Il avait certes foi dans les Anciens Dieux, mais la magie appartenait à un âge désormais révolu et il en était mieux ainsi. Pourtant, Arthur Dayne avait été clair et formel, tant et si bien qu’Eddard n’avait pu mettre en doute sa parole. Et ce n’était pas parce qu’il avait donné à son neveu « Jon » comme nom d’usage qu’il n’en était pas moins Aegon. Un Targaryen.
- Mon amour, tu es là ?
Eddard délaissa ses pensées mélancoliques dès lors qu’il entendit la voix mélodieuse de sa femme. Regardant l’entrée ouverte de son bureau, il n’attendit que quelques secondes avant de la voir apparaître dans le couloir et passer le seuil de la porte. Catelyn Stark se tenait devant lui, cet air toujours aussi digne et humble émanant d’elle.
- Cat, la salua-t-il familièrement.
La vue de sa douce épouse l’égaya assez vite. Catelyn Stark était vraiment belle, et peu importait à quel point il pouvait la contempler chaque jour, Eddard ne se lassait jamais à sa vue. Ses longs cheveux auburn, signe clair de son ascendance Tully de Vivesaigues, étaient chatoyants de couleur et tendaient vers une vive et chaleureuse rousseur. Tombant en cascade sur ses fines épaules, ils encadraient un visage fin et lisse respirant de beauté et de fraicheur. Catelyn était une femme épanouie et pleine de vie, une femme très fière aussi. La fierté qu’elle tenait de sa noblesse se reflétait dans ses grands yeux bleus, de beaux yeux qu’elle avait donnés à leur fils aîné Robb et à leur fille Sansa. Elle était la mère de ses enfants et sa dame.
Eddard avait fini par voir ce que Brandon avait vu en elle. En l’espace de quelques secondes, les tristes fantômes de sa famille s’évaporèrent pour laisser place à d’heureux souvenirs. Brandon s’était déjà vanté des qualités de Catelyn, alors qu’ils n’étaient que fiancés. S’il pensait à l’époque que Brandon exagérait, surtout à en juger la promiscuité que ce dernier entretenait alors avec lady Barbrey Ryswell, il s’était rendu compte que son frère avait été plus que clairvoyant. Mais ce n’était pas un grand exploit, puisque sa douce Catelyn exsudait ses qualités sans vraiment s’en rendre compte. Elle avait été éduquée pour être une parfaite lady, tant et si bien qu’Eddard avait parfois peur de ne même pas être à la hauteur.
La jeune femme approcha de quelques pas lents et observa avec curiosité son espace personnel. Eddard réalisa que Catelyn ne se rendait pas souvent dans cette partie de Winterfell et encore moins dans son bureau. La plupart des visiteurs étaient ses lieutenants et ses bannerets, lorsqu’il n’était pas dans la salle du trône d’hiver à écouter les doléances de ses sujets. Elle tenait son ventre enceinte assez distraitement, vision qui fit sourire Eddard. Difficile de ne pas rayonner de fierté en sachant qu’il était l’unique auteur de cet état et que Catelyn l’exposait avec fierté à qui bien voulait le voir. Depuis la naissance de Sansa, il y avait maintenant trois ans, lui et Catelyn s’étaient rapprochés. Ce qui était à l’origine un mariage de devoir s’était lentement transformé en un mariage d’amour.
Peut-être avaient-ils été destinés. Dans ses moments de romance et de piété, Catelyn le lui affirmait. Parfois, quand ses souvenirs n’étaient pas hantés par de beaux yeux mauves du passé, Eddard ressentait l’envie d’y croire.
- Je te cherchais, mon amour, lui souffla-t-elle avec affection.
- Que se passe-t-il ?
- Lord Dustin, Lord Reed, Lord Mormont et Ser Ryswell sont arrivés au château il y a quelques minutes. Je leur ai dit de patienter le temps de venir te chercher.
- Oh, tu n’aurais pas dû Cat, répondit-il avec douceur. « Tu devrais te reposer. Mieux vaut éviter de te surmener. »
- Ne t’en fais pas. Je fais attention, je souhaitais juste marcher un peu.
Au regard tendre de son épouse, le seigneur de Winterfell sut qu’elle avait compris qu’il se souciait de son état de grossesse. Il voulait lui éviter tout effort superflu, surtout ceux qui pouvaient incomber à de simples gardes, mais il savait que Catelyn était une femme diligente et serviable. Il ne la méritait vraiment pas.
- Très bien, conclut-il dans un acquiescement formel. Prenant appui sur ses genoux et inspirant calmement, il se leva de son siège. « Je vais donc aller rencontrer ces seigneurs. »
Eddard invita Catelyn à quitter la pièce, ce qu’elle fit docilement. La suivant dans le couloir, il ferma la porte de son bureau derrière lui et la verrouilla. Il rejoignit alors son épouse, qui l’attendait sur le palier. Lui accordant un sourire, il s’occupèrent de descendre l’escalier, le seigneur de Winterfell s’adaptant au rythme calme de sa dame.
- Que comptes-tu faire ensuite ? demanda-t-il au détour d’un couloir.
Les quelques domestiques et gardes qui croisaient leur chemin s’inclinaient respectueusement, se décalant sur les côtés pour les laisser passer.
- Je pense aller chercher Sansa. Il est temps pour sa leçon auprès de septa Mordane.
Eddard fronça aussitôt les sourcils mais ne réagit pas immédiatement. Il finit toutefois par intervenir, dès lors qu’il se rendit compte à l’apparence vieillissante des murs qu’ils atteignaient le donjon et qu’ils se sépareraient bientôt.
- Sansa est encore jeune, Cat…
- Ned, nous en avons déjà parlé de nombreuses fois. Je peux accorder le fait que notre Robb soit formé selon les coutumes guerrières du Nord, puisqu’il est ton héritier, mais Sansa doit devenir une dame vertueuse. Tu m’as déjà promis qu’ils seraient éduqués à la lumière des Sept.
Eddard manqua de soupirer et se félicita aussitôt pour sa retenue. Catelyn aurait certainement très mal pris une telle réaction, d’autant plus en constatant la manière avec laquelle elle se mettait sur la défensive à chaque fois qu’il abordait le sujet. C’était peut-être l’un des seuls points sur lesquels Eddard s’opposait encore assez viscéralement à Catelyn.
Catelyn était une femme particulièrement pieuse et traditionnelle. Cela n’aurait pas eu beaucoup de conséquences si Catelyn n’était pas née Tully et originaire du Conflans. Car la nouvelle dame de Winterfell revendiquait avec zèle ses origines andales et ses pratiques sudières, et notamment sa foi. Catelyn n’était pas du Nord et ne croyait pas en leurs dieux. Si elle les tolérait, par soucis de s’adapter à son nouveau pays, elle était toutefois restée une croyante dévouée de la foi des Sept et n’avait pas accepté que leurs enfants soient uniquement éduqués dans la culture nordienne des Premiers-Hommes et dans la foi des Anciens Dieux. Le fait qu’elle ait amené une septa aussi doctrinaire que Mordane le lui avait bien fait comprendre.
C’était toutefois frustrant de voir leur fille immergée si tôt dans cet ensemble intolérant de dogmes et de contraintes. Une fille de la maison Stark du Nord ne devrait pas vivre son enfance dans une chapelle, entourée d’encens et de bougies, à prier des idoles en pierre. Lyanna le lui avait fait comprendre.
- Je souhaite juste ce qu’il y a de meilleur pour nos enfants. Peut-être serait-il sage d’attendre avant de remettre notre Sansa à Septa Mordane.
Ils s’étaient arrêtés à l’angle d’un passage qui menait à la salle du trône d’hiver. Un escalier qui rejoignait la pouponnière, plus bas dans le château, s’apercevait à quelques mètres. Catelyn et lui s’observèrent quelques secondes.
- Je sais bien que tu souhaites le meilleur. Mais crois-moi quand je te dis que Sansa en a besoin. J’ai commencé mes leçons très tôt également, et Septa Mordane n’est pas une dévoreuse d’enfant. Elle la traitera bien.
Eddard se retint de remettre en question l’opinion de son épouse. Il ne partageait pas cette observation. Septa Mordane n’était sûrement pas une dévoreuse d’enfant, mais c’était une femme sévère et intolérante qui ne devrait pas seoir au poste de tuteur d’un Stark. Les Stark étaient du Nord. Mais il rangea au fond d’une case ces quelques pensées et inspirant calmement, il acquiesça solennellement aux mots de sa suderône de femme. Satisfaite à la vue de son consentement, elle se pencha et vint l’embrasser affectueusement, avant de s’en retourner en direction de l’escalier. Eddard la regarda partir distraitement, l’adorable petite bouille de sa Sansa lui revenant à l’esprit. Ils auraient l’occasion d’en parler davantage une fois l’hiver enfin terminé et le Nord en sécurité.
Cette pensée le laissa incertain et soucieux, et le Nord en tête, il reprit sa route en direction de la salle du trône. Les présences conjointes de Lord Dustin, Lord Reed et Lord Mormont n’était pas pour présager quelque chose de bon. Si Ser Ryswell était aussi présent, cela signifiait qu’il portait la parole des Ryswell et des Flint de Pouce-Flint. Cela ne pouvait signifier que le pire. Les corbeaux en provenance du sud n’étaient déjà pas de bon augure, aucun d’entre eux n’ayant été de couleur blanche. « Noirs ailes… Noires nouvelles… »
Eddard finit par atteindre la lourde porte en bois qui le menait au donjon, lui faisant comprendre qu’il était déjà dans la citadelle de Winterfell. L’empoignant fermement, il poussa alors un bon coup sur l’imposante porte et en traversa le seuil. Il fut aussitôt saisi par la froideur mordante des vents d’hiver. Il venait de sortir à l’extérieur, la porte donnant sur les remparts intérieurs de la citadelle et sur une passerelle pierreuse dont il apercevait l’issu plus loin et donc une entrée vers l’agrégat d’immenses tours carrées et rondes qu’était le donjon de Winterfell. Eddard s’avança et vint se tenir devant les créneaux des remparts, observant en contrebas la haute-cour principale de Winterfell.
La neige qui chutait abondamment depuis quelques jours laissait place à de la boue sous les passages des hommes, des chevaux et des charrettes. Çà et là, le seigneur de Winterfell percevait les sons du commun, les éclats de voix, les bruits des enclumes, les hennissements des chevaux et les grincements des roues de bois traînant charrettes de vivres et autres carrosses. Tout comme les basse-cours à l’extérieur de la citadelle du château, l’activité y était vive et la présence de la vie importante, à l’exception d’animaux tels que les cochons ou les poules.
Winterfell… Son château. Souvent, Eddard avait du mal à croire que cela lui appartenait. Il était né second fils et n’aurait jamais dû obtenir une telle place forte et autant de terres. Un puîné tel que lui n’aurait jamais rêvé d’un tel destin, tant et si bien qu’Eddard s’était toujours résolu de son enfance jusqu’à la guerre à ce que sa destinée ne soit pas celle d’un seigneur. Ses ambitions n’avaient jamais été aussi hautes. Posséder une couronne entière, un pays entier qui ne répondait qu’à lui et autant de bannerets et de vassaux… Non, il fut un temps où il ne rêvait que de sud, de voyages et de chaleur. Il se serait exilé dans le bonheur et l’amour, dans les bras chaleureux d’une femme aimante et dont les beaux yeux mauves auraient trahi le fait qu’elle était aussi rêveuse que lui. Une femme aimante qui lui aurait donné peut-être une fille, ou un fils, au bon gré des vents chauds de la mer d’Eté et de leurs longs voyages. Mais ce rêve était mort depuis longtemps, loin dans ce même sud, dans la solitude et le désespoir.
Se délestant de pensées et de souvenirs aussi moroses, Eddard préféra reprendre sa marche. Traversant les quelques mètres qui le séparaient de la porte du donjon, il salua sur son passage les quelques gardes qui se tenaient là et surveillaient depuis les hauteurs les cours se tenant de part et d’autre des remparts.
Les longs corridors du donjon n’étaient en soit pas si différents du reste des intérieurs de la forteresse. C’était dans ces couloirs qu’Eddard croisait le plus de ses sujets. Le donjon de Winterfell était la partie du château la plus fréquentée par ses habitants. En substance, c’était là que la famille Stark et ses invités séjournaient. Les dortoirs et les cuisines, lieu de vie et de travail de la plupart des gens du château, se trouvaient aux étages les plus bas, tandis que les étages les plus hauts étaient réservés à la noblesse et la maison Stark. La salle du trône d’Hiver et les nombreuses salles de réception qui accueillaient les nombreux banquets estivaux et les fêtes nocturnes se trouvaient au centre du donjon ; il ne fallait pas franchir moult escaliers pour y parvenir, car leur accès était simplifié par un passage central menant directement à la Haute-cour.
Traçant son chemin, c’est ce passage qu’Eddard rejoignit, sous les regards surpris de ses sujets qui ne s’attendaient pas à le voir surgir par quelques portes dérobées. Il accorda à ses sujets quelques hochements de tête et des regards de reconnaissance, ces derniers s’inclinant et lui faisant docilement place. Il entra alors dans la salle du trône d’Hiver par la grande porte.
C’était une très grande salle au plafond haut qui ressemblait en substance aux grandes salles d’audience royale. Très loin d’être aussi spacieuse que ne l’était la salle du trône de Fer, dont l’immensité restait la plus vertigineuse de toutes, la salle du trône d’Hiver restait tout de même un lieu impressionnant. Assez grande pour accueillir trois cent personnes, son centre dont le sol était formé de grandes et élégantes dalles pierreuses couvertes de reliefs nordiques évoquant des loups-garous, géants, mammouths et autres créatures magiques étaient disposés de sorte à incarner l’ensemble du Nord. Devant cet espace mis en évidence se tenait le trône d’Hiver lui-même, sur lequel avait siégé l’ensemble des seigneurs de la maison Stark et des rois de l’Hiver lorsque le Nord était encore un royaume indépendant. Il s’agissait d’un grand siège de bois, orné d’ébène et d’acajou, décoré de reliefs évoquant le mythique loup géant de la maison Stark et des rois de l’Hiver.
Un trône sur lequel il se tenait désormais presque chaque jour, et devant lequel venaient s’agenouiller ses sujets pour implorer ses faveurs et celles de la maison Stark. Et à cet emplacement spécifique se tenaient aujourd’hui dans l’attente les hommes qu’il était supposé recevoir. Ils étaient cinq et leurs visages lui étaient familiers. Eddard n’eut même pas le temps de s’annoncer que les cinq hommes se retournèrent dans sa direction pour l’accueillir.
- Le fils prodigue du Nord nous fait enfin grâce de sa présence ! Nous l'attendions avec impatience ! s’exclama alors l’un d’eux en s’avançant, venant à sa rencontre.
Eddard se sentit sourire devant le regard rieur de son exubérant invité. Un coup d’œil lui avait suffi pour le reconnaitre. Il ne s’agissait de nul autre que Lord William Dustin, jeune seigneur de la maison Dustin et sire de Tertre-bourg. Il était l’un des plus puissants seigneur du Nord, et plus important encore, l’un de ses plus proches amis ; un homme de grande taille qui arborait avec une excentrique fierté les traits les plus emblématiques des hommes du Nord : il portait la barbe, plus volumineuse encore que ne s’en souvenait Eddard, assortie à une longue et hirsute chevelure châtain foncé. Ses grands yeux bruns semblaient presque cachés sous d’épais sourcils, mais des lèvres charnues et arqués dans un sourire à demi-moqueur ressortaient en dépit de ses épaisses moustaches. Sa tenue était toute aussi épaisse que son physique, presque emmitouflées dans de lourdes fourrures.
Quiconque voyait apparaître William Dustin devrait être impressionné et intimidé à sa vue, mais le seigneur de Winterfell qu’il était n’était pas dupe. Sous cet attirail austère que les gens du sud classifieraient aisément de barbare nordique se cachait un homme particulièrement raffiné et à l’écoute. William vint rapidement le serrer dans ses bras dans un grand rire, accolade et rire auquel Eddard répondit facilement.
- Will, dit-il sur un ton rieur avant de l’observer. « C’est bon de te revoir, mon ami. »
- Ah, Ned ! Fichu loup du Nord, ça faisait longtemps ! répondit l’homme avec enthousiasme. « J’ai vu Cat ! Elle a l’air au sommet de sa forme, cette bonne dame du sud. Par les dieux, déjà deux louveteaux, vous ne perdez pas votre temps ! »
Eddard émit un petit rire amusé. Peu importait les années, William ne semblait pas changer. L’homme avait été un grand ami de son frère Brandon avant d’avoir été le sien, mais les pertes et la guerre les avait énormément rapprochés. Il fut un temps où ce même homme courtisait Lyanna, tant et si bien que n’ayant pas oublié ses affections ou sa loyauté, il partit sans hésiter à ses côtés en direction du sud.
- Il va falloir suivre le rythme avec lady Barbrey.
- Ah ! Comme tu dis… Mais tu connais la dame, elle est capricieuse et je suis loin d’être aussi vigoureux qu’un jeune loup le serait sur une jeune et belle truite !
Ils rirent de nouveau. L’attitude grivoise et provoquante de l’homme n’était pas pour changer elle non plus. Dire qu’il était celui qui avait porté Catelyn durant leur cérémonie du coucher… Cette nuit-là, alors qu’il ne connaissait même pas vraiment Catelyn et qu’il la voyait toujours comme la fiancée de son frère. Et ce rustre de Dustin avait osé dire le lendemain, devant leurs amis, qu’il regrettait d’être sevré.
Quelques secondes passèrent avant que ses autres invités se manifestent. Et c’était Howland Reed qui s’était avancé.
- Eddard, le salua-t-il avec douceur.
- Howland, répondit le Loup Silencieux de Winterfell sur le même ton.
Ils vinrent se serrer amicalement dans les bras quelques secondes, William faisant place au paludier. Se tenant par les épaules, ils s’observèrent mutuellement. Howland n’avait pas changé. Les années semblaient généreuses pour lui, en dépit de la dureté de la vie dans les étendues labyrinthiques et marécageuses du Neck.
- J'ai eu vent de la naissance de votre fils Jojen. Lady Jyanna doit être ravie. Mes félicitations, Howland.
Jojen Reed. Il était heureux de savoir que son ami disposait enfin d’un héritier. L’attention sembla émouvoir le paludier.
- Merci, Eddard. Je vous les renvois. Félicitations pour votre fille Sansa, je ne doute pas qu'elle deviendra aussi belle que sa mère et sa tante.
Les mots du Reed à l’honneur de son épouse et de sa sœur l’égayèrent. Plus que quiconque, Howland avait le droit de faire vivre la mémoire de la défunte Louve de Winterfell. Cette dernière en plus de lui avoir une fois sauvé la vie, s’était battue pour venger son honneur. Si Sansa pouvait ne serait-ce qu’être la moitié de ce qu’avait été Lyanna de son vivant, Eddard serait un homme comblé.
Howland tourna la tête sur sa gauche et laissa place à un troisième homme, dont la vue égaya d’autant plus le cœur d’Eddard.
- Bonjour, Lord Eddard.
- Ser Mark… C'est un plaisir de vous revoir.
Ser Mark Ryswell se tenait souriant devant lui. Cet homme lui avait sauvé plus de fois la vie que quiconque sur cette terre. Le chevalier du Nord, c’était ainsi que les nordiens aimaient le nommer, tant et si bien que ce nom avait même ses échos dans le sud. Le chevalier qui s’était illustré dans la bravoure et l’honneur, terrassant honorablement ses adversaires et épargnant tout aussi dignement ceux qui se retrouvaient à sa merci. Mark avait toujours été d’une loyauté, d’un soutien exemplaire et l’avait suivi sans ne jamais faillir. Il l’aurait sans doute suivi dans la mort s’il s’était retrouvé confronté à un tel dilemme.
Mark Ryswell était tout ce que l’on pouvait attendre d’un chevalier, dans ses stéréotypes idéalisés. Mark était un bel homme, de grande taille, au visage long et au nez aquilin. Son menton angulaire et une mâchoire haute donnaient à son visage une symétrie dont la propreté et la beauté qui en ressortaient ne passaient jamais inaperçues. Sur ce point spécifique, il n’avait rien à envier à des hommes tels que Jaime Lannister. Le Ryswell ne jouait toutefois pas de ses avantages et semblait laisser en friches ces qualité physiques derrière une sobriété typiquement nordienne. S’il se rasait, il ne semblait pas être maniaque de netteté. Ses cheveux bruns étaient très longs et il les attachait parfois à la manière nordienne, dans un chignon, pour éviter qu’ils ne l’entravent dans ses mouvements. Ses yeux étaient d’un bleu vif et il en ressortait une lueur de conscience et d’intelligence assez évidente.
Son physique engageant était à la hauteur de sa personnalité raisonnée. Mark était un gentilhomme conscient de sa place dans ce monde de contraintes et de hiérarchies. De situation puînée tout comme lui, Mark avait fait le choix de devenir chevalier. Les Ryswell suivant la Foi des Sept, l’opportunité lui avait été toute indiquée, et du fait de son talent martial reconnu, il avait été adoubé avant même d’atteindre les seize ans. C’était un homme bon, d’une abnégation sans pareil et d’une éloquence remarquable. Sans ses mots justes aux pieds de la tour de la Joie, Eddard doutait du fait qu’ils seraient tous en vie aujourd’hui. Eddard n’aurait pas été prompte à la diplomatie si ça n’avait pas été pour lui, or en négociant avec l’inflexible Ser Gerold Hightower, Ser Mark Ryswell leur avait une fois de plus sauvé la vie.
- Un plaisir partagé, Lord Stark. Winterfell est toujours aussi impressionnant à voir.
- Comme vous dites. J'espère que ma femme vous a tous bien accueilli.
- Bien sûr. C’est une dame charmante. Ser Martyn était également là pour nous occuper.
Comme pour répondre à la mention l’invoquant, Ser Martyn Cassel s’approcha d’eux, posant affectueusement ses mains sur les épaules de Mark et de Howland. Il accorda un regard de reconnaissance à William, qui se tenait à la droite de leur ami paludier. Et les voyant tous les quatre devant lui, Eddard se rendit compte qu’il était en présence de ses amis les plus chers, de ses compagnons les plus vaillants et de ses protecteurs les plus dévoués. Il ne manquait plus que la présence d’Ethan Glover et de Theo Wull, mais le chef du clan Wull n’avait pas quitté ses montagnes du Nord depuis longtemps et les contraintes de la région n’étaient hélas pas propices aux déplacements. Quant à Ethan, il se trouvait loin au sud, à gérer pour la maison Stark l’héritage de Jon qu’était l’île de Peyredragon.
- Bonjour, Ned, le salua le Cassel.
Ser Martyn Cassel… Capitaine de la garde et chevalier de Winterfell. Son bras-droit et confident. L’homme qui savait tout de ses projets et qui veillait avec un zèle bienveillant à la sécurité de ses enfants, de son épouse et de tous les gens de Winterfell et de ville d’Hiver. S’il existait un homme à qui Eddard pouvait confier sa vie sans même avoir besoin de réfléchir, c’était bien Martyn Cassel.
- Bonjour, Martyn. Merci de les avoir occupés en mon absence.
- Rien d'insurmontable pour le capitaine de la garde Stark.
Satisfait de la réponse enjouée du Cassel, Eddard intima du regard à ses camarades de s’écarter, pour qu’il puisse rencontrer son dernier invité, non pas moins important que les autres. Attendant patiemment que le sire de Winterfell ait fait ses retrouvailles avec les braves compagnons que le Nord lui connaissait, l’homme s’était tenu humblement à l’écart.
Eddard aborda ledit homme avec respect, lui accordant un regard de reconnaissance plein de respect. Un regard qui lui fut rendu avec autant de cérémonie. Il s’agissait de Lord Jorah Mormont, seigneur de la maison Mormont et sire de l’Île-aux-Ours. C’était un grand homme, le plus grand de tous ici présent. Il était aussi leur aîné d’environ une décennie, mais les années semblaient être généreuses avec lui dans la mesure où il ressemblait toujours au jeune et seyant seigneur qu’Eddard se rappelait de lui. Un début de calvitie commençait à se remarquer sur les lignes hautes de son front et harcelait une tignasse brune déjà clairsemée, mais c’était un maux commun aux hommes. Jorah Mormont était un homme solide, à la carrure très forte, et sa lourde tenue de fourrures d’ours ne semblait pas même réussir à dissimuler ne serait-ce qu’un peu l’épaisseur musculeuse de ses bras et de ses épaules. Eddard jurerait que le Mormont pouvait le soulever lui et Howland en même temps s’il le voulait.
Même si le seigneur des Mormont n’avait pas eu l’opportunité de s’illustrer au cours de la guerre contre les Targaryen, nombreux avaient été les témoignages rapportés narrant sa bravoure, sa discipline et ses décisions tactiques raisonnées. Eddard ne le connaissait que très peu, mais il était l’un de ses bannerets les plus fiables et Eddard le savait bon et juste.
- Lord Mormont, bienvenue à Winterfell.
- Merci, mon seigneur. Je vous apporte des nouvelles de l'Île-aux-Ours. Je suppose que vous êtes au courant de la situation.
- Oui. Du moins en partie. J'ai hâte que vous me soumettiez votre rapport.
Les corbeaux qu’il recevait de la côte ouest devenaient de plus en plus précis. Et la présence de Jorah Mormont sous son toit ne laissait désormais plus beaucoup de place au doute. Le début de cette deux-cent-quatre-vingt-neuvième année, qui voyait une fin possible de l’hiver et donc un durcissement des basses températures avant la venue du printemps, laissait la situation du royaume des Sept-Couronnes dans une étrange suspension.
Eddard vit Howland et Mark s’acquiescer mutuellement dans un accord tacite. Son ami paludier prit ensuite la parole.
- Nous vous apportons également des nouvelles des Flint et du Neck, Eddard. Elles... Elles ne sont pas bonnes.
- Je m'en doutais… soupira-t-il, la lassitude envahissant déjà son esprit. « J'ai moi-même reçu des nouvelles du roi ainsi que des maisons Glover et Tallhart. Venez, mes seigneurs. Il est temps de parler. »
L’instant d’après, le seigneur de Winterfell menait ses bannerets et amis vers ses quartiers.
***
Cents hommes et femmes d’arme avaient perdu la vie dans la défense de Fort-aux-Ours, la principale place forte tenant la côte sud de l’Île-aux-Ours. L’attaque avait été expéditive et meurtrière. Sept bourgades avaient au préalable été victimes de raid, leurs populations passées au fil de l’épée, vieillards et enfants. Les femmes avaient été épargnées et mises en cages, torturées et violées, s’il était pertinent de faire la distinction entre la torture et le viol. Dans la confusion de ces divers assauts, les forces en garnison parmi les forts côtiers s’étaient déployées pour chasser un ennemi invisible. L’envahisseur, enhardi par l’effet de surprise, semblait avoir cru pouvoir prendre l’île, et les méfaits éclairs sur les populations civiles avaient laissé place à des manœuvres de conquêtes et de sièges. Mais la maison Mormont avait tenu, fidèle à sa devise. « Ici nous demeurons », disait-elle, et ici ils avaient demeuré, inflexibles qu’ils étaient devant la mort et le danger. Inflexibles qu’ils furent, devant les Fer-Nés.
Des razzias avaient été effectuées sur toute la côte, les lieux visés par les excursions ayant comme points communs d’être des foyers de populations peu défendus. Les fjords de Piquesel qui occupaient le large de la baie d’Enfer étaient actuellement en état d’occupation Fer-Nés et les maigres garnisons Flint avaient été contraintes au repli général, au détriment des populations insulaires locales qui subissaient désormais l’occupation étrangère. Les forces Glover qui tenaient traditionnellement la presqu’île de Merdragon s’étaient repliées avec plus de chance, puisqu’ils avaient réussi à organiser l’évacuation des bourgades exposées au risque de raid dans la région. De nombreux villages de pêcheurs de la côte des Roches avaient été rasés devant l’impuissance des Ryswell, des Dustin et des Tallhart. Ce qui aurait pu être interprété comme une hausse des raids Fer-Nés du fait de la rudesse de l’hiver ne pouvait désormais plus l’être. Cette somme d’attaques sans merci n’était autre qu’une somme d’actes de guerre.
Eddard avait reçu des corbeaux de tout le royaume. Le nombre de raids Fer-Nés n’était pas un phénomène propre au Nord. L’ensemble des couronnes occidentales avait été touché. Les îles du bouclier dans le Bief avaient essuyées de très lourdes attaques, de même que le reste des côtes du Bief. Plusieurs des points les plus septentrionaux des côtes de l’Ouest semblaient avoir subi des attaques et des tentatives d’occupations mais la flotte de l’Ouest mouillant à Port-Lannis avait dissuadé jusque-là toute tentative Fer-Née plus audacieuse dans la région. Le Conflans ne devait sa relative stabilité qu’à la forteresse de Salvemer, qui protégeait ses côtes occidentales sous la gestion habile et la supervision rigoureuse de la maison Mallister. Le dernier corbeau en date qui lui était parvenu était un appel au calme de la couronne, doublé d’un message personnel de Robert Baratheon, qui lui demandait en tout amitié de préparer la mobilisation des forces du Nord.
Eddard ne savait pas ce que prévoyait Balon Greyjoy, seigneur de Pyke et actuel seigneur suzerain des Îles de Fer. Si les raids Fer-Nés s’étaient multipliés, ils n’étaient à la hauteur de Westeros que quelques conflits peu situés… Mais Eddard connaissait bien Robert et ne doutait en aucun cas de sa clairvoyance quand il était question de guerre. Or, si le roi Baratheon lui conseillait une mobilisation progressive du Nord, cela ne pouvait signifier qu’une chose : Les Sept-Couronnes partiraient bientôt en guerre.
L’idée ne l’enchantait guère.
- Ce Balon Greyjoy est un idiot s’il pense qu’en provoquant l’ensemble des soutiens de Robert Baratheon il en incitera certains à lâcher les Sept-Couronnes. Seul un idiot penserait que provoquer Robert en début de règne l’affaiblirait suffisamment pour avoir une chance contre lui.
Les mots de William Dustin avaient saisi le silence installé dans la pièce. Eddard sortit aussitôt de ses pensées, pour observer ses quatre amis assis en face de lui, de l’autre côté de son bureau. Jorah Mormont s’était retiré il y avait déjà un moment, laissant les quatre compagnons discuter entre eux et profiter du silence en sa présence bienveillante.
- C’était ce que je pensais également, enchaîna Howland sur le ton soucieux que lui connaissait Eddard. « Ses manœuvres sont loin d’être rationnelles. Sa tentative d’occupation de Merdragon n’a aucun sens… Il ne fait que gâcher ses troupes et saper le moral de ses hommes avant même qu’une guerre ne se déclenche. »
- Ce n’est pas pour ça que nous ne devons pas rester vigilants, répliqua Eddard. « Je vais répondre à l’appel de Lord Galbart Glover. Je ne sais pas quelles sont les intentions des Fer-Nés sur la presqu’île, mais nous devrons les y chasser le plus vite possible. »
- Galbart Glover est un lâche… maugréa William dans sa barbe. « Ethan n’aurait jamais laissé les Fer-Nés pénétrer aussi loin dans les terres… »
- Peut-être bien, Lord William, mais je pense que Lord Galbart a agi justement en évacuant les bourgs les plus à risque. Mieux vaut la sécurité de nos gens au détriment de l’intégrité de nos terres. Nous aurons tous le temps de chasser les pillards, mais nous ne pouvons pas remplacer les morts.
Les mots de Ser Mark étaient toujours aussi justes. William n’y trouva rien à dire et se pencha pour saisir la chope remplie de bière posée devant lui sur le bureau. Un serviteur était venu depuis les cuisines pour leur apporter du vin et de la bière. Autant dire que William n’était pas le plus modéré parmi eux cinq en matière de consommation.
Le silence revint assez vite et Howland comme Martyn en profitèrent pour saisir leurs verres de vins et en boire quelques gorgées. La mention d’Ethan Glover évoqua à Eddard le fait qu’il était si loin d’eux au sud. En voyant ses quatre camarades devant lui siroter avec plus ou moins d’entrain leurs boissons, le sire de Winterfell aurait apprécié que leur groupe soit reformé au complet. Le bon Theo Wull et son impétueuse joie de vivre aurait certainement changé l’ambiance presque contemplative de cet instant.
Eddard sentit au bout de quelques secondes l’attention plus que marquée de Mark sur lui. Il croisa alors son regard dont la lueur analytique était plutôt explicite.
- Lord Eddard, j’ai vu Ser Arthur, tout à l’heure…
Sa remarque attira aussitôt l’attention de leurs camarades. Eddard soupira d’avance.
- Moi aussi, maintenant que vous le dites… répondit Howland en le regardant avec hésitation.
- Cet homme a l’air toujours aussi sévère, prononça William avant de poser sa chope à demi pleine sur le bureau. « Il n’a pas l’air d’être heureux dans le Nord. Mais bon, c’est un dornien, donc ce n’est pas étonnant. »
Martyn émit un rire à cette réplique et enchaîna.
- Il est surtout trop occupé à encadrer Jon. Il a à cœur de le discipliner, mais ce garçon est tout simplement indomptable.
Si Martyn avait voulu égayer l’atmosphère, il se rendit compte qu’il avait en fait réussi à faire l’inverse. Eddard ne pouvait pas lui en vouloir, car Jon était en vérité un enfant charmant. Mais son existence était lourde d’enjeux politiques et de blessures du passé. Lui-même avait souvent du mal à regarder Jon dans les yeux, tant il y voyait Rhaegar et Lyanna. Ou était-ce sa propre culpabilité ?
- Comment va-t-il ? demanda tout à coup Howland d’un ton doux. Eddard sut aussitôt en voyant son regard à demi-perdu que le Reed se remémorait Lyanna. « Je n’ai pas pu le voir en arrivant. On m’a dit que ses yeux sont encore plus vifs qu’ils ne l’étaient à sa naissance… »
- Il va bien… répondit Eddard, délivrant à son ami un sourire se voulant rassurant. « Nous essayons de gérer ses excentricités mais… Il tient de ses parents sur ce point-là. Et oui, la couleur de ses yeux s’est affirmée en grandissant. Il semble avoir également hérité de la beauté naturelle des Targaryen. A moins que ce ne soit celle de Lyanna… »
Car si les yeux éthérés de Jon qui luisaient comme mille améthystes aux reflets indigos et étoilés étaient déjà suffisamment remarquables à eux seuls, le garçon avait également obtenu les traits clairement surnaturels et nobles de ses ancêtres valyriens, ceux-là qui faisaient la renommée de sa famille paternelle. Mais parfois, Eddard doutait duquel de ses parents Jon avait tiré son enivrant charme. La réputation de plus belle femme des Sept-Couronnes perdurait encore vivement aujourd’hui lorsque l’on évoquait la défunte Lyanna Stark, la belle Louve. Si belle qu’elle en avait envoûté l’étincelant prince d’Argent. Il voyait tant des deux dans leur fils qu’il peinait souvent à regarder ce dernier dans les yeux.
La vérité demeurait que les traits du garçon étaient dérangeants pour tout un chacun. Même s’ils ne le manifestaient ouvertement, les gens de Winterfell lui épargnaient souvent un second regard lorsqu’ils l’apercevaient errer dans le château. Au fil des années, certains de ses sujets ou de ses invités de passage étaient venu le féliciter de l’enfant que lui avait légué une tendre étoile du sud, à laquelle on reliait aisément les beaux traits, bien que ces mêmes personnes se gardaient par prudence de lui épeler un nom. Ils adressaient assez souvent les mêmes hommages au supposé oncle de l’enfant… Un beau louveteau doublé d’un envoûtant petit météore, disait-on. Si seulement le monde savait.
Dans tous les cas, sa confirmation sembla inquiéter ses trois invités, qui se regardèrent dans des expressions incertaines. Le Loup Silencieux de Winterfell n’eut aucun mal à comprendre pourquoi. D’autant qu’Howland mit en lumière la cause de leur inquiétude, la sienne luisant clairement dans ses yeux verts de Reed.
- A-t-on déjà posé des questions indiscrètes sur... ses origines ?
Martyn semblait voir la difficulté qu’il avait à répondre à cette question, aussi se permit-il de répondre à sa place pour lui éviter de prononcer le nom de fantômes du passé.
- Pour l’instant, les quelques personnes curieuses à ce sujet semblent relier Jon à… Ser Arthur et les siens. Les yeux mauves des Dayne ont jusque-là toujours fait grande illusion.
- Jusque-là… souffla alors William avant de s’enfermer dans un mutisme opaque.
- Jusque-là, répéta simplement Martyn d’un ton très peu enthousiaste.
Ils savaient tous ce que cela impliquait.
- Alors puisse ce jusque-là durer aussi longtemps que possible, déclara dignement Mark, avant de lever son verre.
Ils trinquèrent tous à cela.
LE PALUDIER
Les seigneurs du Nord étaient arrivés au fur et à mesure que les jours s’écoulaient, au gré des sordides nouvelles en provenance du Sud. Avec les Lord venaient leurs suites et leurs propres chevaliers fieffés, voire leurs maisonnées entières pour les plus cérémonieux d’entre eux. Si Lord Jon de la noble maison Omble, dit le Lard-Jon, s’était contenté de sa grande troupe de guerriers nordiens à cheval, exposant la soldatesque d’Âtre-lès-Confins dans une fierté propre aux intrépides Omble, d’autres seigneurs du Nord ne s’étaient pas retenus dans le faste et la richesse. En ce sens, Lord Wyman de la puissante maison Manderly de Blancport était venu accompagné de l’intégralité de sa maisonnée et plus encore, de l’ensemble de ses chevaliers fieffés et de leurs propres suites, soit presque trois mille personnes. D’autres seigneurs tout aussi puissants que ces deux derniers s’étaient modestement contentés d’un détachement personnel et de quelques dizaines de servants et d’écuyers, comme cela avait été le cas de Lord Roose de la maison Bolton de Fort-Terreur, dont la réputation n’était déjà plus à illustrer.
Winterfell était désormais surchargé par les premières formations du ban du Nord, tant et si bien qu’une partie des invités s’était installée au sein des établissements d’accueil de la ville d’Hiver, les suites les plus serviles des seigneurs le plus généralement. La petite ville qui abritait à l’accoutumé autour de dix mille habitants et qui comptait aux alentours du double lors des hivers avait presque quadruplé. Près de quarante mille personnes logeaient ainsi autour de l’ancestral château de la maison Stark et de son bourg éponyme.
Partout, l’activité fusait. Dans chacune des rues de la ville d’Hiver, le bruit des forges, les hennissements des chevaux, les éclats des voix, la musique en provenance des tavernes et émise par multitudes d’instruments et de ménestrels. Même le bordel de ce bourg était plein à craquer, à tel point que les hommes faisaient la queue, à ce qui se disait ! Mais la vérité demeurait dans le fait qu’il était désormais difficile de trouver quelconque lieu de calme et de répit, quelque endroit à l’abri des activités incessantes des hommes et des femmes, et du bétail et de tout le reste. A part peut-être l’accueillant et confortable bois sacré de Winterfell, le plus grand du Nord et réputé pour en être le plus ancien.
Lord Howland Reed avait toujours apprécié cet endroit. Ici, la présence des Anciens Dieux semblait authentique et une atmosphère de magie virevoltait entre les feuillages. Un grand étang dont les eaux semblaient noires tant elles étaient sombres se trouvait au centre du bois sacré et de grandes roches ressortaient du sol, invitant les visiteurs à s’asseoir et contempler les lieux. Et l’arbre-cœur ! Ô immense et grandiose barral, dont le bois était blanc comme la neige qui recouvrait les vastes plaines nordiennes et les feuilles écarlates comme le sang des sacrifices bovins aux fêtes de la moisson. Sa vue était impressionnante et l’aura qui en émanait choquait toujours Howland à chaque fois qu’il pénétrait dans cet ancestral lieu de culte des Premiers-Hommes, demeure de l’ancienne magie.
Il aurait adoré pouvoir contempler l’expression de ses enfants dans ce lieu. Ils étaient tous les deux si sensibles à la magie. Sa fille Meera Reed était une puissante change-peau dont les pouvoirs s’étaient manifestés très tôt, avant même qu’elle n’atteigne ses trois ans. Sa femme Jyanna, alors enceinte de leur fils Jojen, était précipitamment venue le voir pour l’amener à leur fille. Depuis lors, rares étaient les jours où sa douce fille ne vivait pas entouré de lézards et autres varans des marais. Elle s’était même liée avec un petit alligator !
Le potentiel de leur fils Jojen était encore plus grand puisque les Anciens Dieux semblaient s’éveiller en sa présence, et ce depuis sa naissance. Que pourrait-il bien se passer si jamais Howland présentait Jojen au bois sacré de Winterfell ? Ici-même, là où les rois de l’Hiver avaient été présentés à la naissance, avaient grandi et s’étaient mariés ? Ici-même, où ils avaient mis à mort leurs plus grands ennemis ?
Howland Reed se rappelait d’un temps où il n’aurait jamais même imaginé rencontrer un homme tel que Ser Arthur Dayne en pareil lieu. Et il était sûr que Ser Mark Ryswell n’en pensait pas moins. Et pourtant ils étaient là, tous les trois. Quelle époque étrange.
- J'aurais préféré vous revoir dans des circonstances plus sereines, Ser Arthur. Je pense que Lord Howland partage mon sentiment.
Son vieil ami avait parlé sagement, comme toujours. Howland se contenta d’acquiescer avant d’adresser un sourire humble à Arthur Dayne. L’homme l’impressionnait toujours autant. Même sans son imposante armure de garde royal, même sans la prestance que lui donnait sa longue cape blanche et immaculée, Ser Arthur Dayne semblait toujours aussi royal. Il émanait toujours autant de lui le Sud, grandiose et chevaleresque comme on pouvait l’imaginer. Il était grand et semblait toujours aussi puissant et inflexible qu’Howland s’en rappelait.
Entre l’Arthur Dayne qu’il avait connu au grand tournoi de Harrenhal et le même homme aujourd’hui, rien n’avait changé. C’était le même homme qui, en compagnie du Prince Rhaegar, les avait surpris lui et Benjen au retour secret de Lyanna après l’imprudente participation de cette dernière sous l’identité du Chevalier d’Aubier rieur.
Ce même homme avait passé la dernière décennie à protéger Lyanna et son héritage.
- Nous n'y pouvons rien. Sans la maison Targaryen pour cimenter les royaumes, de telles choses sont amenées à se produire, avait répondu le Dayne en se replaçant plus à l’aise sur le rocher qui lui servait de siège. « Balon Greyjoy est un mégalomane impulsif. Il serait tôt ou tard entré en rébellion, même sous les Targaryen. »
Ils étaient tous les trois installés devant l’arbre-cœur du bois sacré, Howland se trouvant au plus près du tronc et de son mystérieux visage pleureur. Ici, isolés de la forteresse et des nombreux convives, ils pouvaient parler sans barrière. Personne ne viendrait ni les déranger ni les espionner car l’espace était suffisamment large et éclairé pour voir venir quiconque.
- Espérons simplement que Doran Martell ne suive pas son exemple.
- Ca n'arrivera pas, Ser Mark. Croyez-moi, Doran Martell n'est pas si stupide. Il ne risquera jamais la maison Martell dans une rébellion contre l'Usurpateur.
Le Reed vit son ami Ryswell broncher, quoique de manière imperceptible pour le Dayne, à l’utilisation du dernier terme. « L’Usurpateur », comme ce dernier appelait leur roi. L’ancien garde royal de la maison Targaryen – si tant était que le paludier puisse le considérer ancien quand le Dayne gardait avec zèle l’héritier Targaryen légitime du trône de Fer – était sage de n’utiliser ce terme qu’en leur présence. Car c’était un terme pour lequel plus d’un loyaliste avait perdu la tête ces dernières années.
- En êtes-vous sûr… ? s’enquit le Ryswell avec hésitation. « Il aurait toutes les raisons de soulever Dorne contre le roi Robert, contrairement aux Greyjoy. »
- J’en suis certain. S’il l’avait souhaité, il l’aurait déjà fait depuis longtemps, répondit simplement Arthur comme s’il s’agissait d’une évidence.
Howland voulait bien le croire. En plus d’appartenir à la maison Dayne qui gouvernait près de la moitié de Dorne au nom des Martell, il s’avérait en plus que Ser Arthur les connaissait personnellement. Il avait après tout été le garde de la princesse Elia et ses enfants aux côté de Ser Lewyn Martell, il fut un temps, avant que cette tâche incombe à Ser Jaime Lannister. « Peut-être qu’ils seraient toujours vivants aujourd’hui si Ser Arthur Dayne était resté leur garde… » pensa alors le paludier en observant le Dayne emprunt à de lointains souvenirs. « Mais il ne serait alors pas ici à protéger le fils de Lyanna. » Et les dieux seuls savaient à quel point Howland était redevable de ce fait.
- Le prince Oberyn profiterait certainement d’un moment d’instabilité pour agir contre l’Usurpateur mais le prince Doran n'est pas son frère… poursuivit calmement Arthur. « C’est un perfectionniste. Si la maison Dayne et ses armées ne suivent pas, il ne bougera jamais. Et même alors, je doute qu’il intente quoi que ce soit… De toute façon, je peux vous assurer que mon frère Allyrion ne le suivra jamais sans mon accord. La vie du prince est trop précieuse pour que nous la risquions de cette manière. »
Howland ne pourrait pas être plus d’accord avec cette observation. La vie du fils de Lyanna était inestimable.
- Quel prince ?
Ser Arthur se leva dans un sursaut tandis qu’Howland sentit son cœur rater un battement et les expressions interloquées de ses comparses démontrèrent leur évident état de surprise. Arthur Dayne était dans un tel état de méfiance qu’il avait même saisi fermement le pommeau de son épée. Puis la surprise laissa place à la raison tandis qu’ils se rendirent compte que non seulement personne n’était entré à leur issu dans le bois sacré mais qu’en plus, la voix particulièrement juvénile avait sonné du dessus. D’un air entendu, ils levèrent tous les trois les trois la tête et firent constat du petit intrus qui les avait écouté depuis qui savait combien de temps.
Howland resta complètement silencieux dès lors qu’il croisa son regard.
C’était comme si son souffle s’en était allé alors qu’il se contentait d’observer avec hommage la seule personne qu’il avait souhaité rencontré ces deux dernières semaines sans réel succès ; le seul enfant sur lequel apposer un nom aussi naturellement que le faisait Ser Arthur suscitait chez lui un malaise.
C’était le petit prince.
Howland se souvenait que lorsqu’il l’avait vu et tenu, l’enfant n’était alors qu’un nourrisson qu’il aurait sans mal pu tenir d’une main s’il l’avait voulu. Il se rappelait qu’Eddard et lui étaient alors remontés dans le Nord en avance des armées nordiennes avant d’opérer leur séparation en marge de la route royale, peu avant d’atteindre les lisières marécageuses du Neck. Eddard avait ainsi pris la route de Moat Cailin, seulement accompagné de Ser Arthur, le fils de Lyanna soigneusement tenu dans le creux de son bras droit.
Mais Aegon Targaryen, ou Jon Snow tel qu’on le connaissait officiellement, n’avait plus rien du nourrisson. « Par tous les dieux, le fils de Lya… Il a tellement grandi. » pensa-t-il alors. La première chose qui le saisit à la vue du garçon fut son regard profond. Ses yeux étaient tels que les avaient décrit Eddard et Martyn et même plus encore. C’étaient ceux du prince Rhaegar à n’en pas douter. C’était d’autant plus criant qu’Howland avait connu personnellement le prince et qu’il connaissait la vérité sur la filiation du garçon. Sa peau était très blanche et ses traits étaient fins, éperdument valyriens, et là encore Howland dû reconnaître la précision du père adoptif de l’enfant dans ses descriptions : Aegon avait clairement pris du meilleur de ses parents et tellement de son Targaryen de père qu’il serait difficile d’y trouver le nordien. Il était tout simplement, de manière presque déraisonnable, beaucoup trop beau pour cela.
C’était en fait un soulagement que l’enfant n’ait pas hérité des cheveux argentés de son père ; en ce sens, Lyanna avait clairement laissé une trace d’elle dans cet enfant : les cheveux noirs que les Stark transmettaient depuis lady Melantha à leurs enfants. Avec cette couleur, et malgré les yeux et les traits valyriens du garçon, Eddard et Ser Arthur pourraient toujours faire illusion sur les origines du garçon même si elles étaient évidentes pour quiconque était suffisamment informé. Mais un Targaryen aux cheveux noirs n’était pas un fait commun et très peu de nobles des Sept-Couronnes avaient survécu à Duncan Targaryen pour se rappeler de lui et témoigner du contraire. Howland doutait même qu’Aegon serait un jour confronté à des personnes dangereuses comme Tywin Lannister ou Olenna Tyrell, susceptibles de voir à travers son identité factice et y déceler le Targaryen.
« Le jour où ils s’en rendront compte, il sera trop tard pour eux. » se prit-il à espérer. Le jour où la vérité sortirait, et même s’il savait qu’Eddard était frileux à l’idée, le petit prince serait prêt à embrasser son héritage de Targaryen. Howland savait qu’il serait derrière lui et avec lui tout le Neck. « Le petit de Lya… » Il n’avait pas pu la sauver, il n’avait en fait même pas compris sa détresse. Lya n’avait jamais voulu épouser Robert Baratheon, il en avait pourtant eu conscience. Qui aurait même pu penser que le prince Rhaegar, le prétendu et reconnu « doux et vertueux Prince d’Argent », ait été capable de kidnapper Lyanna Stark. En constatant le bonheur qu’avait eu Lya en tenant son fils dans ses bras, la pensée même était absurde. Elle avait aimé et désiré cet enfant si ardemment. Howland ne l’avait pas réalisé entièrement alors, mais il l’avait compris une fois revenu à Griseaux. Puis il l’avait définitivement constaté trois ans plus tard, lorsque Jyanna avait accouché de leur petit Jojen. Car sa femme avait eu le même regard lors de la naissance de leur fils que Lyanna lorsque le petit prince avait vu le jour.
Un ravisseur et un violeur n’aurait jamais causé de tels sentiments d’amour et de félicité à Lyanna alors qu’elle était aux portes de la mort. Non, seul un prince et mari qu’elle aimait tendrement, lui et le fruit de leur amour.
La surprise de Ser Arthur le quitta bien vite alors que se dessinèrent sur son visage inflexible les signes de la colère.
- … Jon, par tous les dieux, que fais-tu la haut ? Comment es-tu même monté là-haut, et depuis quand !?
Si le garçon les avait abordé d’une manière particulièrement joviale, de toute évidence il le fut beaucoup moins à la réaction du Dayne. Rien de surprenant étant donné son intrusion. Arborant une expression gênée, il se contenta de pointer du doigt l’extension de la lourde et longue branche sur laquelle il se tenait.
- Je suis passé par là, répondit le garçon
La branche partait dans les feuillages et les branchages étendus d’autres arbres du bois sacré. De toute évidence, le petit Targaryen était passé par les hauteurs en restant suffisamment silencieux dans ses déplacements pour qu’ils ne le remarquent pas. Ce qui motiva Ser Arthur à poser sa question suivante, une question qu’ils se posaient tous les trois.
- Qu’est-ce que tu as entendu exactement ? Réponds !
La voix ferme du Dayne avait tonné, marquant les lieux de sa sévérité. Sa rudesse avait été telle qu’il avait presque hurlé sa dernière exigence. Howland regarda le Dayne mal à l’aise. Parler à l’enfant de cette manière n’était peut-être pas la meilleure des façons de le former… Il savait qu’il n’aurait jamais le courage de s’adresser à sa fille ou son fils de cette manière.
- Je n’ai rien entendu… ! se défendit alors le fils de Lyanna avant de reprendre sous l’impulsion du regard de Ser Arthur. « Juste que vous parliez de Dorne et du prince… Je… J’étais juste… J’étais curieux, Oncle Arthur… »
La lueur sévère du regard du Dayne avait petit à petit découragé le garçon, dissipant en quelques secondes sa joyeuse témérité.
- Dorne et le prince. C’est tout ce que tu as entendu ? Rien d’autre ? Parle ! insista le chevalier.
- C’est tout, Oncle Arthur ! Je le jure ! Je ne mens pas !
Arthur Dayne fixa l’enfant quelques secondes, ce dernier implorant le Dayne du regard, avant de leur accorder un regard en biais, relativement imperceptible aux yeux du prince. Ce dernier n’avait heureusement pas entendu leurs propos concernant le roi Robert ou la maison Greyjoy.
Puis il acquiesça.
- Très bien, je te crois. Mais je te préviens, on en reparlera plus tard. Maintenant, descend de cet arbre avant que je m’énerve.
C’était assez évident que le Dayne punirait son protégé ultérieurement pour cette intrusion. Mais c’était certainement plus sûr de mettre en suspens cette situation tant qu’il était là. A en juger la lueur intelligente dans les yeux du garçon, il était assez clair que c’était un enfant perspicace. Mieux valait éloigner son intérêt de toute information dangereuse.
- Vous êtes Howland Reed !
Le petit de Lya avait ignoré l’injonction de son gardien dès lors qu’il l’avait repéré. Il ne semblait même pas l’avoir fait exprès tant il était concentré sur lui. Howland se retint de rire en voyant l’air ennuyé de Ser Arthur et le regard curieux, puéril et avide de découverte du petit prince. C’était comme si la détresse que lui avait inspiré la sévérité de Ser Arthur s’était instantanément disspiée dans le néant. Au moins, le problème de l’intérêt envers toute information dangereuse était réglé. Son attention était aussi constante que l’était son humeur.
L’enfant s’était allongé de tout son long contre l’une des grosses branches inférieure de l’arbre-cœur, à deux mètres au-dessus du sol. Ce que la plupart des hommes du Nord verraient comme une offense aux Anciens Dieux, Howland le vit comme une innocente excentricité qui lui rappelait d’une étrange manière celle des Enfants de la Forêt… C’était comme s’il était dans son élément, accepté et entouré par les branches et les feuillages de l’imposant arbre millénaire.
- Comment m'as-tu reconnu ? demanda-t-il avec amusement.
- Vous êtes le plus petit ! s’empressa de répondre l’enfant avant de s’installer en tailleur sur sa branche. Le mouvement participa à rendre Ser Arthur encore plus tendu, à en noter son expression. « Et mon père et mestre Luwin m'ont déjà parlé de vous ! Père m'a dit qu'il ne faut pas se fier à votre taille. Que vous êtes un puissant magicien et que cela se voit dans vos yeux verts. Mestre Luwin pense que la magie n'existe plus mais je pense qu'il se trompe. Père a toujours raison et vous avez l'air mystérieux comme un sorcier. Pensez-vous que la magie existe, Sire Howland ? »
Si le fait de se déplacer à trois mètres du sol avait rendu son gardien conscient du danger, Howland manqua de rire en voyant Jon s’agripper à la branche par les jambes et se laisser pendre littéralement tête en bas au-dessus d’eux. Ser Arthur était tout simplement livide et Mark n’était pas des plus confiants non plus.
A cet instant, Howland sut que ce garçon était définitivement celui de Lyanna. Il semblait n’en faire qu’à sa tête et ne vivre que dans son propre monde jusque dans sa manière de se tenir et d’ignorer les effets de l’attraction terrestre. Lyanna était tout bonnement la même quand elle se suspendait aussi naturellement sur la selle de son cheval en ignorant même le danger de mort que représentait une chute. Ces souvenirs encore vivaces gardèrent le paludier serein : le petit Jon ne tomberait pas. Ni maintenant ni jamais, et certainement pas en la présence des Anciens Dieux. Il était dans un lieu trop bienveillant pour cela.
- Tu poses beaucoup de question pour un petit singe, répondit-il en réprimant ses rires.
- Qu'est-ce qu'un singe ?
La question innocente du garçon s’accompagnait d’un regard toujours aussi curieux et d’un mouvement de tête adorable. Howland partagea son regard avec Mark, qui secoua la tête d’une manière attendrie et détendue. Il avait compris qu’il était inutile de s’inquiéter. On ne pouvait pas en dire autant de Ser Arthur, qui semblait sur le point d’exploser.
- Un petit animal d'Essos poilu et enfantin qui s'agrippe aux arbres et qui défie la gravité, tout comme toi, petit loup.
Le garçon de Lya se mit à rire et se balança même davantage. Comment le sang ne lui montait pas à la tête était la grande question. Ce fut sans doute avec le risque de chute grandissant que Ser Arthur craqua pour de bon.
- Bon ça suffit ! Jon, je t'ai dit de descendre ! Je ne me répéterais pas une troisième fois ! s’exclama-t-il tout en se positionnant en dessous du garçon et en tendant les bras. « Allez, descends ! »
Jon observa son gardien dans une petite moue mais s’exécuta silencieusement. Reprenant la branche en main, il se suspendit cette fois avec les bons membres, les pieds en bas. Après quelques secondes, il se laissa tomber, Ser Arthur le rattrapant aussitôt. La tension apparente sur le visage du garde royal se dissipa tout aussi vite dès lors qu’il posa son protégé au sol. Quel garde fidèle et zélé le Dayne s’avérait être.
- Est-ce qu'il a raison ? avait repris Jon sans attendre, ignorant même la gravité de l’inquiétude de son dévoué protecteur. Ce n’était après tout qu’un enfant.
- Qui donc, cher Jon ?
- Père. Que vous êtes un magicien.
Howland ne put s’empêcher de rire, cette fois. Ce garçon était plein de vie et trop curieux pour son propre bien. Et son affection pour Eddard était criante si son désir de croire en tout ce que le seigneur de Winterfell disait était un signe. Alors il lui fit un signe de la main de l’approcher, ce que le garçon fit en s’avançant de quelques pas.
- Donne-moi ta main droite, demanda-t-il ensuite.
Alors l’enfant s’exécuta et la lui tendit. Durant les secondes qui suivirent, caressant la paume de l’enfant du bout des doigts, parcourant les petits plis et notamment la ligne qui suivait la base de son pouce, Howland se concentra, les yeux fermés dans la méditation. Puis il les ouvrit et regarda le petit prince d’un air amusé. Ce dernier l’observait dans une expectation et une curiosité propre à celle des enfants.
- Tu possèdes une magie très puissante, cher Jon.
- C’est vrai ?
- Assurément. Ce sont les Anciens Dieux qui me le disent. Ils me parlent, après tout !
Désormais, l’enfant avait l’air émerveillé et convaincu. A sa droite, son Ryswell d’ami avait laissé s’échapper un petit rire mais en face de lui, l’air cryptique et hésitant de Ser Arthur lui disait tout ce qu’Howland avait besoin de savoir. Ser Arthur savait qu’il ne plaisantait pas et le croyait.
Et ce n’était pas étonnant, parce qu’en dépit du ton à peine sérieux que le paludier avait adopté, il en restait qu’il n’avait pas menti. Il n’avait pas eu besoin de se concentrer et de méditer pour être conscient de la présence qu’émettait le petit prince. Il ne l’avait fait que pour les apparences et à peine pour ressentir son potentiel.
Car Howland était un vervoyant, doué jusqu’à un certain point de prescience et de perception magique. Au moins un membre de la maison Reed développait un tel potentiel par génération et la quasi-totalité des Reed avaient accès aux pouvoirs des change-peaux. Son petit Jojen avait hérité des mêmes capacités que lui, démontrant une fois de plus que la magie de leur famille était puissante. Le Neck était encore une terre empreinte de magie, en dépit du fait que le Sud comme le Nord avaient oublié l’ancienne voie des Premiers-Hommes. La venue des Andals il y avait un millénaire avait coupé les hommes du Sud de la magie tandis que le Nord l’avait oubliée avec le temps. Mais pas les paludiers.
Et en sa qualité de vervoyant, le Reed s’était retrouvé littéralement submergé rien qu’en regardant le petit prince dans les yeux. Aegon Targaryen exsudait tellement de magie que pour un homme comme lui, ce garçon était comme un phare au milieu de la nuit.
« Le pacte de feu et de glace » pensa aussitôt Howland avec les origines métisses d’Aegon à l’esprit. Tout en appréciant les lignes bien définies de sa paume, il médita sur le fait que le sang de l’antique Valyria et de celui des rois de l’Hiver y coulait. On disait même des Stark qu’ils descendaient des Enfants de la Forêt. « Cregan Stark avait peut-être déjà envisagé de créer un être au sang magique aussi fort. » Car de toute évidence, si la sensation que lui inspiraient la vue et un simple contact du garçon était un aperçu, le sang mêlé des rois de l’Hiver et des Seigneurs Dragons était source d’un potentiel vertigineux.
- Ser Arthur, Howland, je suis désolé, Jon s'est éclipsé de nouveau, auriez-vous une idée d'où… !
Ser Martyn Cassel était entré précipitamment dans le bois sacré, rapidement suivi de William. Ils avaient l’air inquiet et en particulier le premier des deux. Le soulagement à la vue de Jon surgit aussi vite qu’ils furent entrés dans le bois sacré. Ils soupirèrent de dépit et s’approchèrent du groupe. Après deux semaines de routine dans le château, Howland avait vite compris quelle était la raison pour laquelle Martyn et souvent d’autres que lui couraient un peu partout à toute heure de la journée. « Les deux fils de Lord Stark ont le sang de loup, et surtout son bâtard indocile ! » disaient souvent les serviteurs et les gens du château et de la ville d’Hiver dans des murmures.
Howland se tourna ensuite vers le petit de Lya, dont les pensées semblaient évidemment toujours axées sur la magie.
- Que dis-tu de cela Jon : Quand tu seras plus âgé, je t'apprendrais à utiliser la magie… Mais seulement si tu es sage et que tu écoutes ton père, lui révéla-t-il dans un clin d’œil complice. Une petite moue apparut sur la bouille encore enfantine du garçon ; ce dernier était clairement conscient de sa manipulation, mais il accepta tout de même dans un acquiescement silencieux. « Maintenant, il faut suivre Ser Martyn. Il te cherchait, à l'origine. »
- Tu viens Jon ? se manifesta dès lors le capitaine de la garde Stark.
Jon n’avait décidément pas envie de partir, à en croire son regard attaché dans sa direction. Mais William, qui se tenait aux côtés de Martyn, eut la solution toute indiquée pour attirer l’attention du petit Targaryen.
- Tu nous as dit que tu voulais devenir un chevalier, n’est-ce pas ? Ne veux-tu pas apprendre à manier l'épée ?
« Manier l’épée » ; « Devenir chevalier ». Autant de mots séduisants aux oreilles d’un petit garçon. Et sous l’amusement des adultes, l’enfant mordit facilement à l’appât tendu par le seigneur de la maison Dustin.
- Si ! s’exclama-t-il instantanément en se tournant vers le lord. « Comme Daeron le jeune dragon qui a conquis Dorne a lui seul ! »
- Ah ! s’esclaffa William dans un rire. « Alors il va falloir t'entraîner dur! Envahir Dorne n’est pas une mince affaire, petit dragon ! »
- J’y arriverais !
- Dans ce cas suis-moi ! L’invasion de Dorne n’attend pas !
Et le prince Aegon quittait le bois sacré, tenant la main de Martyn et de William, sans même saisir à quel point les répliques taquines et ironiques de Lord Dustin ne l’étaient pas autant. Leurs rires s’entendirent encore un peu avant de s’éteindre avec la distance, le calme revenant petit à petit dans le bosquet. « Petit dragon », avait-il clamé sous couvert du sarcasme. Ils s’étaient tous tendus à la seconde.
Le silence s’installa alors pendant la minute qui suivit, à peine perturbé par le bruit venant de l’extérieur.
- Il faut faire attention, marmonna Arthur. « Surtout avec lui. Il n’a pas conscience du danger, il se faufile partout et se volatilise dans la minute si on ne le surveille pas… »
- Nous avons été imprudent, déclara simplement Mark dans un ton de conclusion. Il ne laissait pas vraiment place à une réponse, non pas qu’ils voulurent répondre. « Vous savez y faire, avec les enfants. » enchaîna-t-il ensuite à son attention.
- C'est un petit plein d'énergie. Il me rappelle tant Lyanna.
Arthur émit un ricanement sarcastique et contrarié à sa remarque, tout en se passant une main au visage.
- Et moi le Prince. Honnêtement, cet enfant me cause bien trop de soucis. Il a pris du pire des deux…
Howland observa Arthur Dayne d’un air compréhensif. Parfois, il oubliait que le Dayne connaissait Lyanna autant que lui sinon davantage. Il avait passé plus d’un an en sa compagnie lorsque cette dernière était devenue l'épouse du prince Rhaegar.
- Si c’est un fait, nous pouvons également noter qu’il a pris du meilleur, fut la réponse de Mark.
Howland voyait exactement ce qu’il voulait dire.
- Il ressemble beaucoup à son père… déclara-t-il pour faire suite aux propos du Ryswell.
- Beaucoup trop, répondit Arthur Dayne. « Nous pouvons nous estimer heureux qu’il ne soit pas né avec ses cheveux argentés… Je ne sais pas comment nous aurions pu l’expliquer moi ou Lord Stark. »
La solution était simple dans l’esprit d’Howland.
- Nous l’aurions caché, Ser Arthur, tout simplement. J’aurais pu le cacher à Griseaux si c’était nécessaire. La maison Reed se serait fait un plaisir d’accueillir un jeune homme d’un tel potentiel. Et vous aussi, bien entendu.
Arthur Dayne l’observa quelques secondes, comme s’il pesait le pour et le contre de quelque chose dans son esprit. Howland n’eut pas besoin d’attendre longtemps pour savoir de quoi il était question, même s’il avait déjà idée de dont il pouvait bien s’agir.
- Je vous tiendrais au mot, Lord Howland, sur votre proposition de formation magique.
Mark les regarda avec une expression interloquée incroyablement satisfaisante et tout aussi drôle.
- Attendez, ce n'était pas une plaisanterie ? souffla-t-il dans l’incertitude.
Howland l’observa un instant avant de lui sourire.
- Mon cher Mark, je ne plaisante jamais sur un sujet aussi important.
- Donc vous y croyez. A la magie…
- Et vous non, je présume.
- C'est-à-dire que même si je suis loin d'être le plus fervent d'entre eux, je suis un disciple de la foi des Sept…
Bien évidemment. Il s’agissait tout de même de Ser Mark Ryswell. L’ordre des chevaliers des Sept-Couronnes restait une institution essentiellement andale et répondant à la foi des Sept. Même s’il existait des nordiens « païen » en son sein, leur présence y était exceptionnelle ; les chevaliers du Nord suivaient en réalité les Sept et un chevalier suivant les Anciens Dieux était presque un paradoxe en soit.
- Je vois. Ce qui explique votre recul quant au concept même de magie… murmura-t-il avec humilité. Ou alors était-ce le caractère de Mark Ryswell que de faire preuve de recul et de discernement devant toute chose. La magie, même pour les nordiens respectant les traditions et les cultes du Nord, restait un sujet à considérer comme de la superstition ou avec méfiance ; voire les deux. Eddard en était un parfait exemple. « Et bien, pour vous répondre sincèrement, je ne crois pas dans quelque chose dont je suis sûr de l'existence, Mark. La magie existe. Elle est partout, elle nous entoure. »
- Je peux attester de cela, ajouta alors Arthur Dayne dans un acquiescement. « Le Prince pouvait voir l'avenir jusqu'à un certain point. C'est ce qui l'a amené à la princesse Lyanna. »
- … Vraiment ?
Mark les regardaient incertains mais sa propension à les croire se constatait assez ouvertement. Pour sa part, Howland pouvait certainement croire Arthur Dayne. Le prince Rhaegar Targaryen les avait trouvé, lui, Benjen et Lyanna à l’issu du tournoi, à des lieux d’Harrenhal, dans la forêt. Personne à part lui n’en aurait été capable. Il semblait que le destin même avait amené Lyanna Stark à rencontrer son prince, et réciproquement Rhaegar Targaryen à rencontrer sa princesse. Leur affinité surnaturelle s’était opérée en quelques instants sous leurs yeux ébahis. Le lendemain, le prince d’Argent couronnait la louve et la faisait reine d’amour et de beauté. Arthur Dayne continua alors, principalement à son attention.
- Le prince Rhaegar disait que le sang Targaryen est magique et que les membres de leur famille sont régulièrement doués de prescience. Il appelait cela des rêves de dragons. Le prince Aegon semble avoir hérité de cette capacité et elle est source de nombre de ses excentricités. Cela m'inquiète pour l'avenir. Rhaegar était déjà un adulte lorsque ses… visions ont commencé à devenir particulièrement intenses. Il avait le discernement nécessaire pour se contrôler. Aegon n'est qu'un enfant. J'ai peur que cette capacité finisse par le submerger. Lord Stark et moi avons déjà beaucoup échangé sur le sujet mais nous hésitons beaucoup sur la marche à suivre.
- Je vois… souffla Howland avant de plonger dans de profondes réflexions.
- On a prononcé mon nom ?
Ils se tournèrent tous les trois vers un nouvel arrivant. Les yeux gris foncés de Ned Stark luisaient de curiosité. Howland se douta du pourquoi, après tout ce n’était pas banal que de voir le Ser Arthur Dayne discuter aussi librement et familièrement avec lui et Mark Ryswell.
Ils le saluèrent du regard et le laissèrent s’approcher. Le seigneur de Winterfell vint alors s’asseoir à leurs côtés, prenant place sur l’une des quelques pierres qui restaient encore inoccupées au bord de l’étang noir.
- Je vois que vous avez rencontré Jon, reprit alors Ned à son attention et celle de Mark.
- Nous parlions justement de lui, Lord Eddard, répondit ce dernier dans son ton poli et cordial. « C’est un enfant vivace. »
Eddard plissa les yeux à sa dernière remarque et les observa tous les trois.
- Vous a-t-il causé des ennuis ? questionna-t-il finalement.
A cela, lui et Mark ne purent qu’émettre un rire gêné tandis que le regard particulièrement contrarié d’Arthur Dayne était suffisamment évocateur. Eddard eut en substance sa réponse, mais Howland décida qu’il devait préciser le pourquoi de leur réaction.
- Il nous a surpris au mauvais moment. Nous parlions de ses visions et il a failli entendre des choses qu’il ne doit pas entendre maintenant.
Eddard poussa un soupir qui ressemblait presque à un geignement.
- Que les dieux gardent ce garçon. Il a la fâcheuse tendance à s’inviter dans des endroits où il n’est pas autorisé à aller. Enfin, je vois… Qu'en pensez-vous, Howland ? De ses visions et du reste. Vos capacités de mystique pourraient nous éclairer.
« De mystique… » s’amusa Howland. Le vocabulaire d’Eddard pouvait être réducteur sans qu’il ne le veuille, même s’il savait que son seigneur Stark n’y voyait aucune insulte. Il était juste étranger à la magie et ses rites. Il vit toutefois que ses compagnons tendaient l’oreille et attendaient son verdict.
- Je ne pourrais pas vous donner de réponses claires, Eddard. Ni à vous, Ser Arthur. La magie est un domaine très vaste… Peut-être qu’il s’agit de rêves verts, mais d’après ce que vous m’avez dit, Ser Arthur, le prince Rhaegar et les Targaryen disposent d’une magie qui leur est propre. Quant au petit de Lya… Les Anciens Dieux sont agités en sa présence mais je ne sais pas encore très bien ce que cela peut signifier, j'en ai bien peur…
Arthur Dayne et Eddard se regardaient incertains. Howland savait que sa réponse n’était pas forcément des plus satisfaisantes. Sans doute s’attendaient-ils à un constat clair et des solutions ou méthodes tout aussi claires. Mais la magie était loin d’être une discipline claire et maîtrisée. C’était un domaine chargé de mystères et d’autant plus maintenant, alors qu’elle avait disparu de la majorité des régions de Westeros et que des groupes restreints – les Targaryens, la citadelle des Mestres, quelques maisons comme les Nerbosc ou des peuples spécifiques comme les paludiers – gardaient jalousement leurs savoirs et leurs pratiques en la matière.
- Pourquoi ne pas demander conseil à mestre Luwin ? s’enquit alors le paludier. « N’a-t-il pas étudié la magie ? »
- Nous y avons pensé, naturellement…
La réponse d’Eddard n’était pas très étayée puisqu’il ne parla pas davantage, de nouveau plongé dans ses pensées.
- Mais vous ne l’avez pas consulté…
Howland avait laissé sa réplique ouverte à une réponse de la part d’Eddard, mais ce fut Arthur Dayne contre toute attente qui lui répondit à la place du Stark.
- Parce que nous ne souhaitons pas encore exposer le cas du prince au mestre Luwin. Nous préférons que le sujet vienne naturellement et que mestre Luwin vienne à nous plutôt que l’inverse. Nous voulons être complètement sûrs de ses intentions envers le prince.
- Vous ne lui faites pas confiance ?
De nouveau, Eddard et Arthur Dayne se regardèrent. Le regard sombre du seigneur de Winterfell était particulièrement inquiétant. Celui-ci intervint alors.
- Je préfère être prudent. Je fais confiance à mestre Luwin jusque dans une certaine mesure, mais j’ai mes raisons de croire que son prédécesseur… le mestre Wallys, n’avait pas à cœur les intérêts du royaume, de la maison Stark ou de la maison Targaryen. Je veux d’abord être sûr de ses allégeances, nous continuons donc à l’observer. Pour l’instant.
Howland savait qu’il y avait plus à l’histoire mais il n’insista pas. Il comprenait. Confier à un mestre spécialisé dans les connaissances magiques les anomalies qui entouraient le prince, et notamment ses rêves, exposait le secret de sa filiation. Et ils devaient être absolument sûrs de la loyauté du mestre avant d’intenter quoi que ce soit le concernant. Ce fut ce qui le décida à répondre enfin aux demandes de ses deux compagnons.
- Je ne peux rien vous promettre de solide mais si vous me laissez un peu de temps pour y penser, j'aurais peut-être des méthodes à proposer qui l'aideront à comprendre et à maîtriser au moins une partie de ses capacités. Si c’est un change-peau, ces exercices d’esprit lui feront beaucoup de bien et lui permettront également de développer ses capacités. A cet âge, c’est primordial.
Eddard acquiesça, satisfait de sa réponse.
- Merci beaucoup Howland. Faites votre possible dans la mesure de vos moyens. C'est tout ce que nous vous demanderons. Nous veillerons à ce que vous soyez récompensé en conséquence.
Eddard n’avait même pas besoin de le remercier. En vérité, il n’avait pas non plus besoin d’être payé ou d'être dédommagé de quelque manière que ce soit. La frimousse curieuse et les yeux violets rieurs du petit prince lui revinrent à l’esprit, lui arrachant un sourire tendre.
Pour le petit de Lya, il ferait n’importe quoi.
LE PRINCE CACHÉ
Les frictions de la plume de mestre Luwin sur le parchemin était le seul son qui dérangeait le silence de la pièce dans laquelle ils se trouvaient. L’expression du vieux mestre était neutre et il paraissait particulièrement concentré sur sa tâche, mais Jon savait très bien que sous cet air avenant se cachait un maître sévère et exigeant. Jon savait que l’homme le réprimanderait à la seconde s’il daignait le déranger, chose qui s’avérait difficile de ne pas faire étant donné l’ampleur de son ennui. Parce que Jon s’ennuyait profondément, mais ce n’était pas si surprenant dans la mesure où il était retenu contre son gré dans cette salle même, en guise de punition, à recopier tout comme le vieux mestre des textes en caractères incompréhensibles pour lui.
Jon avait appris à lire très tôt. Si tôt, en vérité, qu’il avait effrayé mestre Luwin et Père lorsque ces derniers l’avaient surpris en train de lire un vieux livre en langue commune narrant des contes et légendes de Westeros. Il avait alors à peine eu quatre ans. Oncle Arthur l’avait encouragé à continuer, insistant pour que mestre Luwin enrichisse ses leçons, quitte à le prendre davantage en charge que son frère Robb. Jon savait que Robb n’aimait pas beaucoup lire. Il préférait jouer à l’extérieur, avec les fils du forgeron. Au départ, Jon n’avait pas non plus aimé ça, mais l’insistance d’Oncle Arthur avait eu raison de son entêtement et il avait fini par accepter d’être davantage en présence de mestre Luwin même si les leçons d’héraldique l’insupportaient au plus haut point.
Mais s’il y avait bien une chose que Jon détestait par-dessus tout à Winterfell, c’était bien les punitions du vieux mestre lorsqu’il commettait des bêtises ou des fugues, parce que peu importait son engouement éventuel pour la lecture de livres mentionnant les dragons, les loups géant qui accompagnaient les légendaires rois de l’Hiver ou les mystérieux Enfants de la Forêt, il n’était qu’un bien piètre allié lorsqu’il s’agissait de recopier ces fichus grimoires auxquels il ne comprenait rien. Car il s’agissait essentiellement de vieux livres d’histoire et des registres que mestre Luwin possédait depuis de nombreuses années. Il s’était mis en tête de les recopier intégralement pour en préserver le supposé précieux contenu crypté, qu’il affirmait être écrit en langue valyrienne. Ou plus précisément en « Haut-Valyrien », la forme linguistique originelle et antique du valyrien, comme il l’avait expliqué. Une langue morte selon ses mots ; la langue de l’antique Valyria et des Possessions.
Avec l’effondrement de la maison Targaryen, les derniers locuteurs natifs du haut-valyrien s’en étaient allés et il ne subsistait du valyrien que les langues dérivées et bâtardes qui s’étaient construites sur sa disparition, tels que les dialectes parlés dans les Cités libres comme le myrien ou le volantain, ou encore le « Bas-Valyrien », un patois valyrien unifié parlé par les habitants du pays de Ghis. C’était en tout cas ce dont se souvenait Jon, d’après les enseignements que mestre Luwin leur avait apporté à lui et Robb.
Jon était à peu près sûr que Robb avait déjà tout oublié de leurs leçons sur le sujet.
- Tu as de nouveau la tête dans les étoiles, Jon, s’exprima spontanément mestre Luwin en lui accordant un regard. « Si tu perds trop de temps à rêvasser, il fera noir avant même que tu n’aies fini. »
Jon ne répondit à mestre Luwin et reprit docilement son travail. Exception faite d’une dizaine de caractères, le valyrien était composé des mêmes lettres que celles de la langue commune des Sept-Couronnes. La copie de texte n’était donc en soit pas une tâche particulièrement laborieuse en soit, au-delà du fait qu’écrire depuis maintenant trois heures commençait à épuiser ses petites mains. En revanche, la difficulté de ce travail résidait dans son aspect méticuleux. Jon ne savait pas ce qu’il recopiait, or il était facile de confondre l’ordre ou la forme de certains caractères quand ils étaient étrangers de forme en plus d’être vide de sens. Et même si ce n’était pas la première fois qu’il était puni de cette manière, il était toujours facile de se tromper. Et la pensée des regards déçus d’Oncle Arthur avaient convaincu très tôt Jon du fait qu’il n’aimait pas mal faire ce qu’il faisait.
Le temps passa sans même que Jon ne s’en rende vraiment compte. Son esprit s’était égaré plusieurs fois, notamment à la pensée de son frère qui devait actuellement être à l’extérieur en train de jouer avec leur sœur Sansa. Beth et Greta, les cousines Cassel, devaient sans doute être là, ainsi que la petite Jeyne Poole. Il avait beaucoup neigé hier, mais très peu aujourd’hui et le temps avait été clément et doux. Il les imaginait tous ensemble en train de construire des bonhommes de neige. Sansa adorait ça, même si toute naïve et petite qu’elle était, elle tendait à oublier qu’il faisait très froid et qu’elle habillait les bonhommes avec ses propres vêtements, notamment ses écharpes. Souvent, Jon la couvrait lui-même avec son propre manteau pour éviter qu’elle n’attrape froid.
« Quoiqu’il puisse advenir, protège toujours ta petite sœur. » lui avait dit Père. Et Jon avait toujours vécu par ces mots depuis la naissance de Sansa. D’autant plus maintenant que Père était parti à la guerre contre le vil seigneur des Îles de Fer, emportant avec lui Ser Martyn et leurs étranges amis. Lord Howland Reed avait été le plus étrange, à lui poser toutes ces questions sans queue ni tête mais il était resté le plus amusant. De tous, toutefois, c’était Père qui lui manquait le plus.
- On dirait que tu as terminé, constata mestre Luwin en passant derrière lui. L’homme se pencha et observa ses travaux d’un air concentré, avant d’acquiescer d’un air fier. « Bien. Il semble que ta calligraphie s’améliore. Ce sera assez pour aujourd’hui, Jon. Je continuerais là où tu t’es arrêté plus tard. »
Mestre Luwin se saisit alors des deux livres devant lui, celui dont il recopiait et celui sur lequel il était censé le faire. Les refermant précautionneusement, il partit les déposer sur l’un des étages garni de l’une des bibliothèques fixées aux murs de la pièce. La vue des étagères de la pièce et des nombreux livres et grimoires rangés par ordre alphabétiques sur ces dernières fit se rappeler à quel point le bureau de mestre Luwin était un endroit étrange. Au-delà des quelques étagères particulièrement bien ordonnées, le reste des lieux était un espace poussiéreux et saturé de parchemins et de vieilleries. Des livres reposaient ça-et-là, tant et si bien qu’il s’avérait compliqué de s’installer sur l’une des tables sans ne toucher quoi que ce soit ou faire tomber quelque chose éventuellement important. Jon avait toujours été précautionneux, par politesse envers son aîné mais également pour éviter quelconques réprimandes. Luwin semblait toutefois se retrouver avec aise à travers cet exceptionnel capharnaüm de papier et de tissu, et y passait le plus clair de son temps sans même ne ressentir le besoin de retrouver quelque chose d’égaré. Il retrouvait tout, même si ce n’était pas à la bonne place.
- Puis-je y aller maintenant, mestre Luwin ?
Le vieux mestre se retourna vers lui dès lors qu’il entendit sa question. Il sembla réfléchir quelques secondes.
- Je suppose que tu peux partir, prononça-t-il calmement. « Je suppose que tu peux aussi m’accompagner pour rendre visite à la colonie. »
Si Jon avait commencé à partir de la pièce, presque trop impatient d’aller rejoindre son frère et leurs amis, il arrêta tout mouvement dès lors qu’il comprit ce que suggérait mestre Luwin. Il se tourna vers lui et apprécia le regard rieur du vieil homme, devinant avec aisance sa propre expression ravie. Car il n’y avait qu’un seul type de colonie à Winterfell qui valait qu’on la mentionne. Et c’était la même qui pouvait lui faire oublier tout autre passe-temps potentiel, aussi récréatif pouvait-il être.
Se retenant de sautiller d’impatience, Jon sut se faire humble et approcha d’un air docile le vieil homme. « Si cela ne vous dérange pas, je souhaite vous accompagner… m-mestre Luwin. » L’homme ne tarda pas à rire devant son air formel.
- Très bien. Suis-moi, petit loup, répondit-il.
Jon fut sans hésitation son obligé et marcha dans les pas du vieil homme. Ce dernier enfonça sa main droite dans la manche gauche de la robe de laine qu’il portait et sembla la fouiller quelques instants. Il finit par en ressortir un lourd trousseau de clés, certaines commençant déjà à être grignotées par la rouille. Lui intimant d’un regard doux de s’écarter, il commençant à fermer à clé la porte de ses quartiers, avant de s’en retourner vers l’escalier qui se trouvait non loin de là, à quelque mètre sur leur droite, menant à l’étage supérieur.
Les quartiers de mestre Luwin se trouvaient dans une partie relativement isolée du donjon de Winterfell. Le flanc supérieur ouest, pour être exact, ce qui mettait à sa disposition pas moins d’une dizaine de pièces et donc un grand espace de travail. Non pas qu’il en avait particulièrement besoin, de ce qu’en avait conclu Jon en y vadrouillant plusieurs fois : la plupart de l’espace était utilisé comme entrepôt, bien qu’une pièce semblait être une sorte de laboratoire, reliée à son bureau, à en croire les nombreuses fioles remplis de liquides parfois fluorescents qui s’y trouvaient. Mais le plus intéressant des quartiers de mestre Luwin restait la fameuse colonie, comme il aimait l’appeler, qui se situait juste au-dessus de son bureau et dont une partie se trouvait à ciel ouvert.
Il ne s’agissait de nulle autre colonie que la rookerie de Winterfell.
Il n’avait même pas deux ans lorsqu’il y avait pour la première fois mis les pieds, Père l’y ayant amené pour stimuler son intérêt sur autre chose que ses jouets d’alors. Et il avait clairement réussi. Cet endroit avait toujours fasciné Jon. Il n’était jamais réellement parvenu à comprendre pourquoi. Robb n’y trouvait qu’un piètre intérêt et Sansa en avait peur. Mais pas lui.
Car il adorait les corbeaux, il adorait leurs plumages aussi sombres et noirs que ses cheveux, il adorait leur silence et leur caractère secret qui lui évoquait sa propre personne. Avec un corbeau perché sur son poignet, il avait cette étrange impression d’être dans son élément, accepté simplement pour qui il était. Il aimait les corbeaux, et les corbeaux semblaient bien le lui rendre.
- C’est toujours un spectacle de te voir ici, Jon, prononça mestre Luwin en l’observant avec émotion. « D’après ton père, ton arrière-grand-père Edwyle Stark était lui aussi aimé des corbeaux. Pas que lui, d’ailleurs. Ta tante Lyanna passait aussi beaucoup de temps ici. Normalement, la corbellerie est l’apanage des mestres, mais tu pourrais sûrement devenir un très grand corbellier. Tu as vraiment hérité du sang des Nerbosc, et les dieux savent qu’ils sont réputés et talentueux en la matière. »
Jon ne répondit pas et se contenta de caresser l’un de ses corbeaux préférés, un mâle d’un an dont il s’occupait depuis qu’il était sorti de son œuf tout en écoutant le vieux mestre. La petite créature à plume avait vraisemblablement gobé son index et le maintenait jalousement dans son bec sans bouger d’un pouce. Un signe clair d’affection s’il en était un. Les corbeaux étaient des oiseaux intelligents.
- Père dit souvent que je ressemble beaucoup à un Nerbosc. Plus que Robb et Sansa.
Mestre Luwin se mit à rire à sa remarque.
- Oh ça oui, mon enfant. Tes cheveux noirs comme la nuit en sont un trait distinctif. Presque tous les Stark depuis l’époque de Cregan Stark ont hérité de cette couleur. Et Lady Melantha, ton arrière-arrière-grand-mère, était également une Nerbosc. C’est le sang d’Aly la noire qui coule dans tes veines.
Lady Alyssane Nerbosc. Aly la noire telle qu’elle était connue dans le Nord. La belle corneille qui avait séduit le puissant loup de Winterfell lorsque celui-ci était remonté dans le Nord, à l’issu de la dance des dragons. Jon avait toujours aimé en apprendre davantage sur son ascendance sudière, si tant était qu’on pouvait affirmer que les Nerbosc venaient du sud. La vérité résidait dans le fait qu’ils étaient d’origine nordienne et qu’ils étaient jadis les rois et reines du Bois-aux-Loups. Lui, Père et Oncle Benjen partageaient tant en commun avec cette mythique famille. Les Nerbosc de Corneilla. Il avait toujours adoré les histoires relatant les aventures de Betha la noire et du roi Aegon l’Improbable, tout comme celles relatant l’histoire du lugubre et dangereux Freuxsanglant, le Targaryen aux mille yeux dont on disait qu’il pratiquait la sorcellerie. Lui aussi était aimé des corbeaux.
- Robb et Sansa n’ont pas les cheveux des Nerbosc, statua-t-il en ayant à l’esprit le teint auburn des cheveux de son frère et de sa sœur. « Ils ont les cheveux de Mère. Cela doit être pour ça qu’elle est distante avec moi. Père me dit souvent de ne pas m’en soucier. »
Mestre Luwin le regarda avec hésitation, son expression changeant à sa dernière réplique et Jon sut assez vite pourquoi. Quand le sujet dérivait sur Mère, Robb et Sansa, mestre Luwin mettait rapidement fin à toute discussion s’il commençait à poser trop de questions. C’était le cas de tous les adultes. Ser Martyn et Ser Rodrik, l’intendant Valyon Poole, et même Père et Oncle Arthur. Personne ne lui disait pourquoi il ne ressemblait ni à son frère ni à sa sœur, ni même pourquoi Mère était si distante avec lui. Jon fit attention à ne pas montrer sa frustration au vieil homme.
- Et bien… Robb et Sansa ont hérité du sang des Tully de Vivesaigues… C’est pour ça que leurs cheveux sont presque roux et que leurs yeux sont bleus.
La maison Tully. Tout comme la maison Nerbosc, c’était une maisonnée du sud du Conflans. Leur siège se situait à Vivesaigues, au confluent de la Ruffurque et de la Culbute. Une maison noble autrement plus importante que celle des dresseurs de corbeaux, puisqu’il s’agissait des seigneur suzerains du Trident et des lords régent du Conflans.
Un silence inconfortable s’établit alors, la mention de Mère ayant comme jeté un froid sur ce moment de détente. Les corbeaux de la rookerie s’occupèrent dès lors de remplir les lieux de leurs croassements, essayant visiblement de compenser l’étrange atmosphère par leur sombre et mystérieuse présence.
Et Gobeur sur son bras.
- Vous ne trouvez pas que Gobeur a grossi, ces derniers jours, mestre Luwin ? demanda-t-il ensuite, par soucis de changer de sujet et de remédier à la situation qu’il avait participé à installer, et cela tout en observant le corbeau toujours aussi sage.
« Gobeur », c’est ainsi qu’il avait nommé le malin qui s’agrippait à lui. Il avait beaucoup rigolé la première fois que l’oiseau avait gobé son doigt. Gobeur était plus petit à l’époque, à peine sorti de son état d’oisillon. Tout comme lui.
- Les corbeaux grandissent entre la première et la deuxième année. Il fera bientôt le double de cette taille, lui annonça mestre Luwin, à sa grande surprise. Car Gobeur était déjà aussi gros que sa tête et qu’il peinait à le maintenir stable sur son bras. « Bientôt, il pourra prendre son premier envol au-dessus du Nord et livrer ses premiers messages. »
- Mais comment va-t-il retrouver son chemin ? Il n’a jamais connu que la colonie et ses cages, mestre Luwin.
Mestre Luwin s’approcha et vint caresser l’oiseau.
- Les corbeaux de Westeros sont des animaux particuliers, Jon. Certains disent que ce sont des animaux d’origine magiques. Les Enfants de la Forêt leur faisaient livrer des messages depuis la nuit des temps et les Premiers-Hommes ont fait perdurer cette pratique même après la venue des Andals. C’est inscrit dans leurs gênes.
- Ils le sont vraiment ?
Mestre Luwin l’observa, sans comprendre sa question au premier abord. Alors Jon précisa.
- Quoi donc, Jon ?
- Magiques, je veux dire. Sont-ils vraiment des animaux magiques ?
Jon regarda Gobeur qui, fidèle à son nom, continuait toujours à gober son doigt et à le fixer de ses yeux rouges. Jon n’était pas un corbeau mais il était prêt à parier que le regard de Gobeur était un regard affectueux. Mais c’était difficile à croire qu’un tel animal était magique. « Et pourtant, les corbeaux retrouvent toujours leur chemin et livrent des messages dans des endroits qu’ils n’ont jamais vu… » pensa-t-il alors. Il savait qu’il n’en serait jamais capable.
- Tu vois ça, Jon ? prononça mestre Luwin en pointant du doigt l’un des maillons de l’étrange chaîne qu’il portait autour du torse. C’était un maillon différent du reste : il était sombre, d’aspect fumant, presque noir, comme s’il avait été passé au feu. « C’est un maillon en acier valyrien. Tu te rappelles de notre leçon sur Valyria et les dragons, n’est-ce pas Jon ? »
- Oui, mestre Luwin. Vous avez dit que l’acier valyrien est un acier d’origine magique et que la manière d’en fabriquer a été perdue après le terrible Fléau de Valyria.
- Exactement, Jon. Tu as bien retenu ta leçon. Au regard des chaînes que les mestres forgent une fois qu’ils ont complété leurs études, ce maillon d’acier valyrien signifie que j’ai acquis un certain nombre de connaissances sur la magie.
- Oh !
- Ne te réjouis pas trop vite, mon garçon, répondit l’homme dans un petit rire. « Hélas, mes connaissances en magie sont bien trop maigres pour éclairer tes questions. Et si la magie a bel et bien existé, son ère est révolue depuis fort longtemps maintenant. Les dragons Targaryen en étaient les vestiges et cela fait bien longtemps qu’ils ont disparu. »
- Oh…
La curiosité emplie d’entrain qui l’avait animé à l’idée de savoir si oui ou non les corbeaux étaient magiques s’estompa aussi vite qu’elle était apparue. Et l’amusement apparent de mestre Luwin, tel qu’il le vit luire dans ses vieux yeux, ne fut pas particulièrement à son goût. Il reporta son attention sur Gobeur, qui avait lâché son index et qui tournait maintenant sur lui-même, observant son environnement sans toutefois s’échapper.
- Néanmoins… reprit Luwin avec douceur. « Je ne pourrais pas l’expliquer, mais dans une certaine mesure, je pense qu’il réside encore un semblant de magie dans les corbeaux messagers. Il n’y a aucune autre explication selon laquelle un tel animal pourrait trouver sa destination à sa seule mention. »
Son point étant fait, mestre Luwin s’en retourna à ses tâches et vérifia l’état les cages à corbeaux, remplissant les pots de nourriture et d’eau qui paraissaient vides et inspectant avec attention les oiseaux, à la recherche de la moindre anomalie. Jon le regarda calmement faire jusqu’à ce qu’il en ait assez et qu’il vienne inspecter les créatures à son tour. Le voyant bouger dans l’intention de traverser la pièce, Gobeur grimpa fièrement sur son épaule gauche et vint s’y tenir dans le silence. Jon accomplit alors un rituel qu’il avait pris l’habitude d’exécuter à chaque fois qu’il se rendait dans la rookerie. Un ensemble de grands pots étaient disposés sur une table qui occupait l’un des angles de la pièce. Jon ouvrit le plus gros d’entre eux sans attendre.
Avant même qu’il n’ait déposé le couvercle du récipient d’argile, Gobeur s’était agrippé à son bord et attendait impatient. Le pot était empli de farine et il ne fallut que quelques secondes pour que Jon le fouille et qu’il en sorte un gros ver gesticulant. L’état d’excitation, tout apparent qu’il puisse être sur un corbeau, lui fut tout à fait perceptible dès lors qu’il offrit à Gobeur la petite bête. Puis une autre, et encore une autre. Jon se mit à rire devant les mouvements nerveux et les soubresauts joyeux du corbeau. Gobeur portait bien son nom.
- Ne le goinfre pas, Jon, entendit-il dans son dos. « Ne l’habitue pas au luxe et la paresse. Les vers de farine sont des sucreries que nous utilisons comme récompense. Cela sert de motivation lorsque nous expédions les corbeaux. Si tu le gâtes de cette manière, il deviendra paresseux et sera d’une piètre efficacité à l’avenir. »
- Oui, mestre Luwin, répondit-il, refermant le pot presque à contrecœur.
Saisissant Gobeur des deux mains, il l’apporta finalement au vieux mestre. Un dernier croassement de salut et le compère rentrait dans sa cage, retrouvant les siens. Et le contraste de sa taille avec les autres corbeaux se remarqua dès lors, ce dernier ressortant du lot d’une manière étrange, presque intimidante. Le contraste n’échappa aucunement à l’œil vigilant du vieux mestre.
- Tu as raison, Jon. Gobeur a vraiment beaucoup grossi. Je n’avais pas réalisé à quel point. C’est… curieux.
Jon ne sut pas quoi lui répondre, mais il remarqua à la lueur inquiète des yeux de mestre Luwin que ce dernier était déjà plongé dans d’intenses réflexions et qu’à la curiosité supposée se substituait un questionnement incertain et soucieux. Et il se rendit également compte qu’il avait vu juste. Un corbeau ne devrait pas être aussi gros à cet âge, même si on le gavait de ver à farine toute les semaines.
Car c’était comme si le corbeau avait grossi par magie.
***
- Encore pris dans tes pensées, prince Aemon !
Le terrible coup auquel Jon échappa de justesse en interposant son épée s’occupa instantanément de le sortir de ses pensées distraites. Il recentra aussitôt son attention sur son terrible adversaire, qui brandissait déjà impitoyablement son arme et dont les rires théâtralement sardoniques emplissaient la courtille. Il ne s’agissait de nul autre que son frère Robb.
- En garde, vil Morgil Piquemèche ! répliqua Jon en brandissant sa glorieuse lame.
L’affrontement fut terrible. Robb était fort, beaucoup plus fort que lui. Mais Jon avait vite su qu’il était plus rapide. Ce qu’il n’avait pas en férocité, il avait très vite appris à le compenser en vitesse. Les coups plurent et les impacts des glaives en bois résonnèrent à travers la cour enneigée. Et avec eux leurs rires. Ignorant la neige, Jon continua à lutter avec son frère et ils se lançaient des quolibets sur-joués pour mettre en scène leurs personnages. Robb était le terrible Morgil Piquemèche, l’abominable parjure à la solde d’Aegon l’Indigne, et lui était Aemon Chevalier-dragon, le courageux et téméraire prince.
Ils se battaient pour l’honneur de la reine Naerys, que Sansa qui les encourageait en riant sur le côté incarnait sans vraiment en saisir l’enjeu. Elle avait abandonné la construction de son bonhomme de neige pour les observer, laissant les cousines Beth et Greta Cassel ainsi que la petite Jeyne Poole continuer sans elle.
Jon et Robb jouaient souvent de la sorte. Un jour, Père les formeraient à l’épée et ils deviendraient de braves guerriers comme lui. Robb était destiné à succéder à Père et à devenir le seigneur de Winterfell. Jon rêvait quant à lui de devenir un grand épéiste, voire même un intrépide chevalier comme le prince Aemon Chevalier-dragon. Le plus grand bretteur des Sept-Couronnes, comme Oncle Arthur. Il voulait vaincre de redoutables ennemis et revenir en héros.
Il esquiva une estoque de Robb dans un rire que lui renvoya bien vite son frère et ils continuèrent sans vraiment se soucier de ce qui les entourait. Jon était sur la défensive et reculait devant l’assaut de son aîné. Il se doutait qu’il finirait par céder s’il continuait à reculer. Robb l’avait déjà battu de cette manière plusieurs fois. Alors Jon se rappela un mouvement qu’il avait vu son oncle exécuter face à Ser Martyn et laissa une épiphanie gestuelle le saisir. Laissant Robb entrer dans son espace personnel, il dévia un énième coup du garçon et profita de l’élan obtenu via son mouvement pour tourner sur lui-même. Dans un cri accompagnant son geste, il parvint à frapper Robb alors que ce dernier était à sa merci, le flanc à découvert. En un instant, Robb s’écroula dans la neige et Jon ne put s’empêcher de partir dans un fou-rire aigu et jubilatoire.
Incertain et hagard, Robb se redressa avant de se retourner vers lui.
- C-Comment tu as fais ça ?
- Je ne sais pas, répondit Jon en calmant ses soubresauts hilares. « J’ai juste imité Oncle Arthur. Je l’ai vu faire. »
- C’était incroyable Jon ! Je ne t’ai même pas venu venir… On aurait dit un chevalier !
- Jon chevalier, la princesse ! La sauver !
Sansa les approcha en sautillant, les yeux pétillants de bonheur. Jon serra Sansa dans ses bras et la souleva dans un petit rire. Lui faisant écho, Sansa le câlina sans attendre. « Vous êtes sauvée, ma reine. » délivra-t-il alors en imitant difficilement le ton d’un chevalier gentilhomme, mais les rires de Sansa et Robb lui suffirent. « Vous gagnez pour cette fois, Prince Aemon, mais un jour je me vengerais et je capturerais la reine ! » Et avec sa réplique, Robb se jeta sur eux avant de commencer à chatouiller Sansa. Les rires de leur sœur s’amplifièrent sans attendre.
Robb et Sansa Stark. Leurs cheveux étaient auburn, presque roux, surtout ceux de Sansa qui semblait les avoir emprunté à Mère. Leurs yeux étaient d’un bleu vif, un peu plus clairs que ceux de Mère, mais ils ressemblaient tant à cette dernière qu’il se sentait parfois exclu, comme s’il n’appartenait pas à la fratrie. Et pourtant Jon les aimait profondément.
Robb était son cher frère aîné, son ami en tout, ils jouaient autant qu’ils le voulaient quand ils le pouvaient et souvent même quand ils n’étaient pas sensé le pouvoir. Robb était beaucoup moins sage que lui et l’entraînait souvent dans de nombreuses frasques et aventures. Ils étaient presque tout le temps ensemble quoi qu’il en fût et cela avait été le cas depuis leur naissance, si ce que Père disait était vrai. Même si Robb était plus âgé que lui, ils avaient toujours relativement fait la même taille. Il n’avait jamais eu le sentiment que son frère était un aîné, bien que les gens du château n’aient de cesse de le lui préciser pour des raisons incompréhensibles ; Jon avait déjà compris que Robb était l’aîné.
Sansa était son adorable petite sœur, sa petite princesse. Quand elle n’était pas confiée à la garde de septa Mordane ou que Mère ne s’occupait pas d’elle, Jon pouvait être sûr que Sansa viendrait le suivre partout. En fait, elle se démenait à le suivre partout depuis qu’elle avait appris à marcher. Père lui avait dit à de nombreuses reprises qu’il lui incomberait de la protéger un jour, quand ils seraient plus âgés. Jon lui avait répondu qu’il n’attendrait pas d’être grand et qu’il commencerait dès maintenant. Il s’en était tenu à ses mots, et ce qu’il investissait en attention, Sansa le lui rendait en affection. Et souvent, même si Robb semblait prendre leur lien de fratrie pour acquis et écartait sans même le savoir ses inquiétudes, c’était bien l’innocent attachement de sa petite sœur qui le convainquait qu’il était bien à sa place et qui dissipait ses peurs.
« Quand la neige tombe et que les vents glacés soufflent, le loup solitaire meurt, mais la meute survit. » C’était ce que Père lui avait dit avant de partir. Pour Robb et Sansa, il faisait partie de la meute.
- Robb, Sansa, il est temps pour vos leçons avec septa Mordane.
La voix de Mère résonna dans la cour, les faisant arrêter ce qu’ils faisaient. Lady Catelyn Stark se tenait là et les observait d’un air neutre. Le vieux Valyon Poole, qui était le père de Jeyne et Ser Rodrik, qui était respectivement père de Beth et oncle de Greta, se tenaient à côté d’elle. Les trois adultes semblaient les avoir observés depuis quelques instants.
« Mama !! » s’écria aussitôt Sansa avant de gigoter dans ses bras. La voix de Mère avait sorti sa sœur de ses rêveries. Jon s’empressa de la lâcher, aussi la petite Stark se précipita vers sa mère sans se soucier du reste. Robb s’avança vers Mère et Jon se contenta de le suivre lentement dans le silence, conscient qu’elle ne l’avait pas appelé. Ses soupçons s’avérèrent juste, puisque Mère ne lui épargna aucun regard, préférant se concentrer sur son frère et sa sœur à grand renfort de caresses et autres gestes affectueux. Des gestes qu’elle n’avait jamais eu à son égard.
Jon n’osa pas se manifester et resta à une distance raisonnable, mais lorsque Mère prit Sansa dans ses bras et l’embrassa avec tant d’affection, il ne put empêcher son cœur de se tordre dans la frustration et l’envie. Père lui avait dit d’être patient, qu’un jour il comprendrait et que jusque-là, il devait attendre sagement. Oncle Arthur lui avait dit d’être fort, de devenir aussi solide que l’acier valyrien. Que c’était nécessaire. Mais être confronté à l’indifférence de sa mère était douloureux et le forçait à se poser de nombreuses questions. Le détestait-elle ? Et si oui, le détestait-elle parce qu’il ne leur ressemblait pas, à elle, Robb et Sansa ? Avait-il fait une bêtise grave dont il ne se souvenait pas ? Père ne lui avait jamais répondu et il n’avait jamais osé poser la question à Mère. Il avait peur de sa réponse.
Alors il se contenta de les observer, comme toujours, sur le côté. Sansa semblait particulièrement intriguée par le ventre enceinte de leur mère. Mestre Luwin lui avait révélé qu’ils auraient un petit frère ou une petite sœur dans un peu moins de trois lunes.
Et comme presque chaque jour en milieu d’après-midi, Mère emportait Robb et Sansa sans même lui adresser un seul mot. Le sentiment de solitude qui l’étreignait déjà fortement s’accentua dès lors qu’il vit Sire Poole et Ser Rodrik faire de même avec leurs propres filles et nièce et qu’il se retrouva seul. La présence des quelques gardes Stark dont la tâche était sans nul doute de le surveiller n’y changea rien. A défaut d’une autre occupation, Jon se mit à marcher dans les traces de pas qui se trouvaient çà et là dans la neige, sautillant parfois quand elles étaient trop espacées pour simplement les rejoindre d’un pas.
Depuis que Père et Ser Martyn étaient partis à la guerre, Jon se sentait encore plus seul qu’avant. Bien sûr, Robb était toujours là, mais ce n’était plus pareil. Mère venait les chercher lui et Sansa beaucoup plus tôt et Ser Martyn n’était plus là pour faire des blagues ou lui raconter des histoires sur les chevaliers. Avant, c’était même Père qui venait s’occuper de lui après la récréation de l’après-midi. Parfois, il les amenait lui et Robb aux écuries et leur apprenait à monter à cheval. Il leur avait dit qu’une fois plus grands, ils iraient chasser l’ours tous les trois dans le Bois-aux-Loups comme le faisaient les rois de l’Hiver de jadis, leurs mythiques ancêtres. Jon ne pouvait pas attendre pour qu’un tel moment arrive. Il aurait voulu être grand dès maintenant et chevaucher de lui-même à travers les arbres et au milieu des plaines.
Ce fut sur ces pensées de liberté et d’espace qu’Oncle Arthur apparut à l’angle sud de la courtille. Le sentiment de solitude qui l’étreignait vola aussitôt en éclat, tout comme celui d’impatience qui régnait toujours durant ces instants de transition. « Mon oncle ! » s’exclama –t-il avec excitation. Il vint précipitamment se tenir devant le Dayne, oubliant tout le reste.
- Tu es seul ? s’empressa de le questionner ce dernier. Il regarda de part et d’autre de la courtille à la recherche de quelque chose. Ou de quelqu’un. « Où sont Lady Stark et ses enfants ? Ils sont partis ? »
- Il y a quelques minutes, répondit Jon.
Son oncle resta silencieux et secoua la tête dans un air déçu dont Jon ne comprit pas bien la raison.
- Allez, ne traînons pas. Il est temps de t’exercer.
Le Dayne ne le laissa même pas répondre et s’en retourna vers l’un des accès de la courtille. Et comme chaque jour à cette heure depuis que Mère récupérait Robb et Sansa beaucoup plus tôt, Jon suivit son oncle, prêt à commencer plus tôt ses exercices physiques quotidiens.
***
- Allez, continue ! Encore un peu !
Jon sentit la force dans ses muscles le quitter. Il tenta de tenir comme il pouvait et prit sur lui, essayant d’oublier la caresse du vent frais sur son visage et son murmure dans ses oreilles. Il essaya d’ignorer la sueur dont suintaient ses cheveux et qui dégoulinait jusque sur la pointe de son nez. Les tremblements qui prenaient ses bras comme ses jambes étaient tant de facteurs d’instabilités, tout comme les sensations de brûlures qui tiraillaient les muscles de son dos.
- Courage et persévérance, jeune homme !
Les encouragements d’Oncle Arthur finirent par être vains car Jon ne put tenir davantage. Sa respiration l’abandonna et l’énergie qui tenait jusqu’alors ses membres endoloris par l’effort s’évapora aussi vite que la sueur sur sa peau. En un instant, il s’écroula face contre terre. Il ne parvint même plus à entendre les réprimandes de son oncle… Il ne sut en fait même pas si son oncle avait dit quelque chose, alors que sa vue se dérobait devant lui et que l’adrénaline qui l’avait maintenue était remplacée par un sentiment incroyablement lourd d’épuisement.
Complètement las, Jon se retourna difficilement sur le dos et lutta mollement contre les vertiges qui lui faisaient tourner la tête alors que son regard se perdait dans les cieux. C’était souvent pareil après les exercices physiques imposés par son oncle. Il avait à chaque fois l’impression de tomber dans le ciel, un peu comme dans ses rêves, sa vision altérée par la confusion et l’épuisement faisant se dérober les nuages et le bleu du ciel dans un étrange tourbillon.
Son oncle lui avait dit que cette souffrance qu’il lui imposait était absolument nécessaire. C’était l’entraînement des jeunes garçons de la maison Dayne, disait-il, celui des meilleurs chevaliers et des meilleurs épéistes des Sept-Couronnes. Cela n’empêchait pas Jon de penser qu’Oncle Arthur était quand même un tortionnaire. En tout cas, il semblait s’amuser en le regardant souffrir et rien que pour cela, Jon était persuadé de son sadisme.
- On s’arrête là pour aujourd’hui.
La réplique de son oncle lui apparut comme une véritable délivrance, comme à chaque fois que l’Epée du matin mettait un terme à leur entraînement quotidien. Luttant pour ne pas régurgiter le contenu de son déjeuner, Jon finit par s’asseoir. Il était tellement échauffé qu’il ne sentait même plus l’air froid ou les flocons de neige.
Oncle Arthur le regardait de son air impassible habituel, mais Jon le connaissait bien. Jon savait à l’entendre que son maître actuel n’était pas satisfait de sa performance.
- Il faut que tu apprennes à endurer la douleur Jon. Il faut que tu sois combattif et que tu tiennes jusqu’au bout. Tu ne peux pas abandonner, tu dois essayer… Tu dois le faire.
Jon fronça les sourcils, vexé du verdict injuste de son oncle. Il avait pourtant fait de son mieux, il en était sûr. Oncle Arthur était cruel. Ce qu’il demandait était tout simplement trop dur ! Comment pouvait-on tenir sur ses bras et ses jambes en équilibre aussi longtemps ? Et de toute façon, à quoi est-ce que ça pourrait bien lui servir ? Puis les mots du chevalier lui revinrent aussitôt à l’esprit. « Tu me remercieras quand tu seras plus grand, mon garçon. L’endurance que tu développes deviendra ta meilleure défense et ton corps deviendra ton arme. Un épéiste n’a pas de meilleure épée que la solidité de son bras et la fermeté de son appui sur le sol. »
- Ce n’est pas juste mon oncle… J’ai fait de mon mieux.
- Je sais que tu as fait de ton mieux, répondit calmement l’homme. « Mais tu dois faire encore mieux que ça. Il faut que tu m’écoutes. Tu ne peux pas te contenter du maximum. Tu dois aller au-delà. »
- Mais ce n’est pas possible ! C’est trop dur !
- Si, c’est possible, Jon. Tout se passe dans ta tête, continua le Dayne en accompagnant sa réponse d’un tapotement de son index sur le coin son front.
Jon se laissa retomber au sol et y reposa sa tête, avant de regarder de nouveau le ciel. Son esprit était déjà un peu plus clair.
- Ne te repose pas maintenant, s’exclama alors l’homme. « Il commence de nouveau à neiger. Si nous restons là, on va attraper froid. Rentrons d’abord au château. »
Jon faillit soupirer de lassitude mais se retint à l’idée que son oncle l’entende. Ce dernier ne manquerait pas de lui faire des reproches sur son attitude, comme à chaque fois qu’il faisait quelque chose qui lui déplaisait. « Père n’est pas si méchant et sévère lui… Au moins quand il était là, je faisais du cheval avec Robb. » Il se languissait de sa bienveillante présence et de son regard scrutateur, par-dessus la cour, depuis la palissade qui menait vers le donjon de Winterfell. Il y était toujours à les observer lui et Robb quand ils jouaient ou que Ser Rodrik et Martyn leur donnaient quelques leçons de tir à l’arc. Il se languissait de son affection, lorsqu’il les amenait dans son bureau pour leur conter des histoires sur les Sept-Couronnes et sur la maison Stark. Ils grimpaient alors sur ses genoux et l’écoutaient tout en le câlinant. Dans ses bras, il se sentait à sa place, accepté, protégé, à un point tel qu’il s’était même souvent endormi contre lui. Père lui manquait tant.
Jon se releva finalement et se mit à suivre l’oncle qui ne l’avait pas attendu bien longtemps. Accélérant le pas, il vint se caler tant bien que mal sur le rythme de son oncle et observa leur position. Ils avaient tous les deux couru pendant peut-être une heure avant de s’arrêter où ils se trouvaient. Il n’y avait rien ici, à part la toundra et l’incroyable panorama du Nord. Ville d’Hiver se voyait au loin, au-devant de leur chemin et Winterfell se trouvait encore derrière, dominant l’étendue immense du fief central de la maison Stark. Derrière eux se trouvait au loin la silhouette immense et sombre du Bois-aux-Loups, lieu de mystères et de dangers.
Jon n’y était jamais allé, mais Père tout comme Oncle Arthur et Ser Martyn lui avaient garanti qu’il s’y rendrait un jour, comme tous les Stark avant lui. « Mais avant même d’y penser, tu dois devenir plus fort et tu dois m’écouter ! Le Bois-aux-Loups n’est pas pour les petits garçons qui ne savent pas manier une épée ou tirer à l’arc. » lui rappelait toujours le Dayne, à sa grande frustration. Sur ce point-là, toutefois, Jon ne répondait jamais. Car il savait bien que le Bois-aux-Loups était un endroit dangereux, il n’était pas stupide après tout ! Et puis il fallait s’y rendre à cheval, et Père ne leur permettait jamais à lui et Robb de monter longtemps sur autre chose qu’un poney…
- Pensez-vous que Père et ses bannerets reviendront bientôt, mon oncle ?
Jon ne s’attendait honnêtement pas à ce qu’Arthur Dayne en ait la moindre idée, ni même qu’il lui réponde clairement. Il avait posé cette question davantage pour rompre le silence qui lui devenait insupportable.
- Qu’en saurais-je, répliqua le Dayne sans vraie surprise. « Je sais qu’il ne sera pas de retour avant l’année prochaine. Une campagne militaire peut prendre beaucoup de temps, Jon. Surtout quand beaucoup de troupes sont mobilisées et qu’il est question de les embarquer. »
Oncle Arthur lui avait quand même répondu. Parfois, Jon avait l’impression qu’un rien pouvait l’énerver. Le Dayne était un homme de peu de mots et très peu féru de contact qu’il soit physique ou verbal. Il préférait le silence et la solitude. Jon pouvait se vanter d’être le seul à pouvoir le faire autant parler, à part Père. Et peut-être les bannerets de Père, aussi. Jon se souvenait qu’Oncle Arthur avait été très loquace en leur présence, même s’il n’avait pas très compris pourquoi Dorne avait été leur sujet de discussion privilégié.
Son autre oncle était beaucoup plus gentil, lui. Jon ne le connaissait pas très bien parce que ce dernier n’était jamais à Winterfell. Mais Oncle Benjen était sans doute la personne la plus affectueuse que Jon n’avait jamais connue. A chaque fois qu’il était à Winterfell, ce dernier ne le lâchait jamais. Ils jouaient constamment, Oncle Benjen l’emmenait même en balade sur son cheval et ils vadrouillaient pendant des heures tout en parlant de tout et de rien. Père lui avait dit que Benjen était un transfuge entre Winterfell et ses frontières, qu’il organisait la reconstruction de Moat Cailin au sud et de bien d’autres forteresses, et notamment celles en ruines du Mur. « Je préférerais qu’il soit plus présent à la maison… Quand il est là, Oncle Arthur est moins sévère et méchant avec moi. » C’était sans doute la première chose que Jon avait remarqué.
Mais Oncle Benjen était parti dans le sud depuis longtemps maintenant. Soi-disant pour aider un vieil ami à eux nommé Ethan Glover à rénover un fief au-delà de la mer, d’après ce que Père avait bien voulu lui répondre quand il avait posé la question. Et toujours selon ce dernier, son gentil oncle ne reviendrait pas avant deux ans. Il avait été très frustré en l’apprenant.
Ils arrivèrent bientôt à proximité de la ville d’Hiver. Avec le départ des bannerets de Père, la ville semblait presque éteinte. Ils ne croisèrent personne dans l’avenue principale, mais comme l’après-midi commençait, c’était relativement normal. Les gens étaient chez eux ou partis au moulin travailler le grain. Quant à tous les autres, ils avaient sûrement suivi l’armée rassemblée par Père en partance du sud. D’après ce qu’il avait compris, une partie devait faire jonction à Moat Cailin tandis que l’autre descendait vers Salvemer dans le Conflans pour défendre le royaume des vils Fer-Nés.
Remontant la route de Winterfell, Jon et Arthur arrivèrent finalement devant les portes ouvertes de Winterfell, qu’ils traversèrent sous les regards et les salutations des quelques gardes Stark en présence.
- N’oublie pas ce que tu dois faire plus tard, Jon. Je vais être particulièrement occupé aujourd’hui et demain, donc je compte sur toi pour ne pas causer de problème. J’ai demandé à Ser Rodrik de te surveiller et il ne sera pas tendre avec toi si tu prévois quoique ce soit. Donc que je ne te reprenne pas à fuguer !
- Oui, mon oncle… répondit Jon.
- Et pense à faire les exercices que t’as suggéré Lord Howland quand mestre Luwin t’amène à la rookerie. Et ceux à faire le soir avant de te coucher. Tu te souviens desquels ?
- Oui, mon oncle… répéta-t-il sur le même ton.
Arthur Dayne acquiesça satisfait et ne dit plus rien. Jon ne chercha pas à le solliciter davantage et profita de cet interlude silencieux pour le dévisager. Ces temps-ci, ce dernier était souvent indisponible. Il venait le voir pour parfaire ses entraînements mais il ne semblait plus se trouver dans son sillage. Désormais, Oncle Arthur passait le plus clair de son temps dans ses quartiers, à écrire des choses étranges sur des parchemins à message. C’était bizarre de ne plus le sentir le suivre dans l’ombre comme c’était souvent le cas.
Il s’était faufilé un jour dans la chambre d’Arthur et avait fouillé dans les piles de documents mais n’avait trouvé rien d’intéressant. Ce n’était même pas écrit en caractères valyriens mais cela ressemblait à des lettres. Mais Jon se rappelait encore des étranges caractères et surtout, de cet énorme oiseau en cage qui l’avait observé silencieusement tout du long. Un rapace qu’il avait reconnu dans l’un des manuels de biologie de mestre Luwin. Un Tête-Brune des Montagnes Rouges… Un aigle originaire de Dorne. Jon ignorait jusqu’à ce qu’il le voit et qu’il aperçoive à côté de la cage un gant de fauconnerie que son Oncle s’y connaissait en dressage de rapace. Il n’avait même jamais vu cet oiseau avant ce jour. Puis son oncle l’avait surpris et lui avait fait jurer de n’en parler à personne. Alors il n’avait rien dit pour ne pas être puni, car Oncle Arthur pouvait être vraiment terrible quand il était en colère.
Penser à cet oiseau lui rappela les exercices que Lord Howland lui avait vivement suggéré de pratiquer avant de partir avec Père. Le paludier lui avait dit de passer davantage de temps avec Gobeur et de le sortir de sa cage plus souvent. Puis il lui avait dit de faire plusieurs exercices de méditation en présence de son corbeau puis les mêmes le soir, de préférence chaque jour. Il lui avait explicitement dit, en présence même de Père et d’Oncle Arthur, de ne pas en parler à mestre Luwin pour l’instant.
Ce n’était pas comme si Jon aurait refusé, de toute manière. Il adorait Gobeur. Gobeur était son meilleur ami après Robb. Ou peut-être avant Robb, mais c’était un peu stupide d’avoir un corbeau comme meilleur ami. C’était sans doute plus précis de dire que Gobeur et lui étaient comme des partenaires. Ces derniers jours, c’était comme s’ils se comprenaient mieux que personne, à tel point que Jon ressentait même le désir de liberté du corbeau. Il était ravi de sortir de sa cage et déchiré entre l’idée de rester dans la colonie et l’idée de s’envoler au-dessus du château. Oui, ils se comprenaient mieux que personne, car parfois c’était aussi son désir le plus intense. Ce même désir qui le poussait à fuguer de manière irrationnelle.
Celui de s’échapper, de s’envoler et de parcourir les cieux, comme le ferait un oiseau.
Ou un dragon.
LA DAME DE WINTERFELL
Les neiges étaient tombées bien moins souvent ces dernières semaines et l’air s’était réchauffé de manière substantielle. Les journées semblaient être devenues plus longues et les gens du domaine avaient remarqué des bourgeonnements parmi les branches des nombreux arbres du fief. Des témoignages qui venaient corréler avec les observations de sire Valyon Poole, qui lui avait rapporté la floraison d’un certain nombre des rosiers d’hiver dans les jardins de verre du château. Pour les gens du commun, tout laissait à penser que l’hiver qui durait depuis maintenant presque trois ans était sur le point de laisser place à l’Eté et que la vie allait enfin pouvoir reprendre son cours.
En ce sens, même si les habitants du Nord priaient plutôt ces dieux des arbres et des pierres étranges et effrayants, lady Catelyn Stark s’était rendu compte qu’ils n’étaient pas si différents de ceux du Sud. Ils craignaient l’hiver comme les gens du Sud, bien qu’encore plus que quiconque dans le reste des Sept-Couronnes. L’Hiver vient, indiquait l’austère et intimidante devise de sa maison d’accueil… Le Nord vivait par les mots de la maison Stark plus qu’elle ne l’aurait jamais pensé possible. Mais le Nord se souvenait, avait-elle souvent entendu dans la bouche de ses nouveaux sujets à maintes occasions. Catelyn le gardait donc également à l’esprit. Ils n’avaient peut-être plus de couronnes, mais les Stark de Winterfell étaient toujours considérés comme les rois de l’Hiver de jadis.
Catelyn n’était toutefois pas aussi dupe que les petites gens et surtout ceux du Nord, qu’elle trouvait simples et superstitieux. Les subtilités des saisons ne leur apparaissaient pas plus qu’elles ne les intéressaient, d’autant que Catelyn avait remarqué qu’il pouvait même neiger en été ici dans le nord. Mais ce qu’elle savait au contraire de la plupart, en tant que Tully de Vivesaigues et fille du Conflans, c’était que ce réchauffement abrupte et inattendu des températures n’était pas gage de l’été, ni même du printemps, et ne pouvait s’avérer être que le signe d’un printemps trompeur. Car elle avait déjà été confrontée à un tel phénomène et elle s’en souvenait aussi clairement que l’on se souvenait d’un évènement daté de la veille.
« Comme ce printemps-là… Ce faux printemps qui nous a tant pris. » Ce sinistre printemps encore frais dans bien des esprits. Pas assez chaud pour être considéré comme un été, mais pas assez froid pour être considéré comme un hiver. Une phase de transition lugubre qui avait fait languir les espoirs et qui les avait fait mourir dans les feux de la guerre. Certains l’avaient nommé le « printemps tragique », d’autre très ironiquement le « printemps d’Harrenhal ». Les éclaircis étaient arrivés de manière aussi fortuite que ces derniers jours. Les gens s’étaient mis à fêter la venue de l’été, priant les Sept pour d’abondantes et luxuriantes récoltes, pour la fortune et pour le bonheur en toute chose. « Et ils n’ont rien eu de tout cela. Ils n’ont trouvé que la ruine. » Car ce fut cette année-là que la noble maison Whent d’Harrenhal de laquelle était originaire sa mère avait organisé le plus grand tournoi qui n’avait jamais eu lieu auparavant dans l’histoire des Sept-Couronnes.
Le grand tournoi d’Harrenhal. Le sinistre tournoi d’Harrenhal. « Le tournoi qui a vu les sourires s’éteindre. » Un tournoi splendide, se souvenait-elle, d’un faste incroyable. Toutes les maisons nobles des Sept-Couronnes y avaient envoyé des représentants ou des participants, tous exaltés, tous heureux ! Ô, qu’ils l’étaient, mais ils ne le furent pas bien longtemps. Car comme le printemps trompeur qui faisait illusion de son apparente chaleur et qui dissimulait un retour fulgurant à un hiver encore plus rude, le faste et les passions du tournoi avaient habilement caché la tension qui couvait… Une tension qui avait laissé place à la guerre. Une guerre qui lui avait pris son Brandon. « Mais qui m’a donné Ned… » se corrigea-t-elle intérieurement.
Elle n’avait pas connu Ned, à l’époque. Elle n’avait jamais rencontré que Brandon Stark. Son beau et fort Brandon, avec qui il ne lui avait fallu que deux rencontres dont leur présentation pour qu’elle tombe sous son charme. Elle se souvenait encore de lui et de sa beauté virile. De sa personnalité enjouée et sans filtre, que d’aucuns auraient qualifié de vulgarité mais à travers laquelle Catelyn avait senti une joie de vivre bouillonnante. Lors du grand tournoi d’Harrenhal, Catelyn n’avait eu d’yeux que pour lui. Pas même le prince Rhaegar Targaryen, aussi beau avait-il pu être, avait détourné son attention de Brandon. C’était aussi la première fois que Catelyn avait expérimenté le sentiment de jalousie.
Catelyn se rappelait encore de son visage fin et ovale, de ses lèvres charnues libérant un sourire ravageur et si séduisant que septa Mordane en aurait été outrée. Sa peau lisse et claire, arborant un teint particulier et élégant, avait trahie ses origines de dornienne rocheuse. Mais c’étaient ses yeux qui l’avaient marqué plus que tout… Ses yeux mauves et rieurs la hantaient toujours. Elle avait été l’attraction des premiers jours du tournoi et l’égérie même du premier grand bal, faisant tourner toutes les têtes des hommes, jeunes comme âgés, qu’ils soient héritiers, seigneurs, puînés, ou simples chevaliers fieffés ou errants. Elle avait été le sujet de toutes les dames et leurs suivantes, son nom passant de groupe en groupe. Ashara Dayne.
La réputation d’Ashara Dayne l’avait laissé indifférente, au départ. Oui, elle était l’une des plus belles femmes du royaume, mais Catelyn ne pensait pas être prétentieuse en se considérant elle-même comme une femme d’une grande beauté, et d’autres dames pouvaient également concourir et rivaliser en ce terme, comme c’était le cas de Cersei Lannister. Être jalouse de la beauté d’Ashara Dayne aurait été une réaction mesquine qui ne seyait pas aux manières que sa dame mère, puis son seigneur père après sa mort, lui avaient inculqué. De plus, elles étaient toutes surclassées par la beauté absurde et hors catégorie de la jeune et fougueuse Lyanna Stark.
Mais alors Brandon s’était intéressé à elle et lui avait tourné autour et tout à coup, Catelyn était devenue particulièrement consciente de ses propres qualités mais aussi de ses propres limites. On lui avait déjà rapporté les expériences et les lubies de Brandon. C’était un jeune homme à l’esprit libre et sauvage, qui aimaient les fêtes et qui ne boudaient en aucun cas ses désirs et ses besoins. Ainsi étaient faits les hommes. Mais alors le frère cadet austère de Brandon était entré dans l’équation et avait balayé en une soirée toutes ses angoisses.
C’était la première fois que Catelyn avait vu Ned. Cette soirée-là, dansant avec la ravissante Ashara Dayne qui s’était alors empressée de se perdre en faveur pour le puîné des Stark. Leur affichage d’affection et leur absence continue les jours suivants avaient été un sujet de potins sans limite pour tout un chacun. Les ragots comme quoi le puîné Stark avait déshonoré la Dayne avaient couru les jours suivants sans interruption.
Comment était-ce possible ? Après tout, Eddard Stark n’avait rien de Brandon. Il n’était pas aussi grand, pas aussi musclé, pas aussi séduisant, pas aussi charismatique à en juger ce que les gens disaient de lui : il était silencieux, secret et timide. Catelyn avait ri plusieurs fois à l’idée que l’égérie des Météore s’éprenne du plus insipide des Stark. Comment un homme aussi simple avait pu prétendre à l’impénétrable forteresse qu’était le cœur de lady Dayne quand des hommes comme son Brandon étaient monnaie courante durant le tournoi ? Mais au final, cela avait été pour le mieux, car Ashara Dayne ne serait plus là pour s’immiscer dans l’harmonie naissante de son mariage à venir.
« Quelle ironie du sort… Si j’avais su… » pensa alors Catelyn en se rappelant comment la jeune et confiante dornienne avait attiré son anxieux prétendant en marge du bal, de la même manière qu’un chat aurait capturé un canari, prêt à le malmener et le manger. Cette Ashara Dayne n’aurait fait qu’une bouchée de ce pauvre Ned Stark, naïf qu’il était de croire qu’une femme aussi courtisée qu’Ashara Dayne s’enticherait de lui. « Non, je n’avais pas idée, à l’époque. Comment aurais-je pu ? »
Mais il n’avait fallu qu’un seul jour pour que tout dégénère.
Ainsi qu’une couronne de roses d’hiver.
Catelyn se souvenait qu’il y avait eu un avant et un après et que les personnes qu’elle pensait connaître ne révèlent des part d’elles-mêmes encore insoupçonnées. Des parts plus sombres, des parts mesquines. Et après tant d’années, Catelyn supposait qu’elle n’avait rien à envier d’elles.
Quand Rhaegar Targaryen couronna Lyanna Stark durant ce maudit tournoi, tout changea pour le pire. Brandon auprès de qui elle pensait s’être rapprochée devint distant et colérique. Il avait vécu le couronnement de sa sœur comme reine d’amour et de beauté par le prince héritier comme un affront et une humiliation, et ce en ignorant le fait que sa sœur cadette semblait apprécier jusqu’à un certain point le vaillant prince dragon qui lui avait consacré son énergie et sa bravoure. Son père, le brave Hoster Tully, encore plus déterminé et obstiné à ce qu’elle épouse son Brandon dans les plus brefs délais. Sa sœur, sa douce et innocente Lysa, qui changea du jour au lendemain, d’une jeune fille pleine de vie à une jeune femme brisée.
Tout était devenu plus sombre et les affres du printemps trompeur commençaient déjà à apparaître. L’air d’été n’avait été qu’un mensonge, une illusion, alors que l’ombre dorée et éphémère du soleil faisait oublier les durs vents des nuits de l’hiver. Et que la guerre soit déclarée.
Catelyn ne se rappelait pas bien cette période. Trop de choses étaient arrivées en même temps ou dans un laps de temps si court qu’elle ne pouvait en discerner l’ordre. Lyanna Stark avait été enlevée par le prince Rhaegar. Son Brandon était parti comme le garçon fou et sauvage qu’il était, au-devant du péril sans même le réaliser. Il était mort des mains du roi Aerys II, aux côtés de Lord Rickard Stark venu pour plaider sa cause. « Le monstrueux roi fou. » avait-elle déjà entendu à maintes reprises. Comment Brandon avait-il pu être aussi téméraire ? Elle n’avait même pas eu le temps de le pleurer que son père l’avait fiancée à son insipide frère cadet.
Ce frère qui était passé du puîné en retrait à cet inflexible et charismatique général d’armée, gouverneur militaire et seigneur suzerain du Nord et dirigeant de l’armée rebelle.
Catelyn ne l’avait pas vu tout de suite. Elle avait fait son devoir, à défaut de pouvoir faire un deuil convenable. Alors Ned l’avait prise. Il n’avait pas été méchant, il avait même été très respectueux avec elle, mais la nuit de noce qu’elle avait tant fantasmée et les rêves d’un mariage romantique étaient morts définitivement au moment même où les lèvres de son nouveau mari se posaient sur les siennes. Il n’y avait pas eu l’ombre de passion, pas même l’ombre d’affection. Catelyn avait pensé à en vouloir à son père de ce triste mariage la condamnant à une vie sans amour. Mais son sort avait été plus enviable à celui de sa sœur, sa pauvre Lysa, défaite et désespérée. Mariée peu après elle à Lord Jon Arryn, Lysa n’avait plus prononcé un seul mot avant de les quitter sans adieux pour les Eyriés.
Robb était né neuf lunes plus tard, aux premières lueurs du printemps, à l’abri dans les murs de son enfance, à Vivesaigues. La guerre avait alors fait rage dans tout le royaume. Dans le Bief et l’Orage, les affrontements les plus âpres avaient vu les défaites les plus cuisantes de l’armée rebelle et des forces de Robert Baratheon. Mais Ned avait transformé cette succession de grandes défaites en une succession de victoires brillantes, défaisant par deux fois l’armée royale, à Pierremoûtier durant la terrible bataille des Cloches puis à la bataille du Trident.
« Mon Ned est l’artisan de la victoire du roi Robert. » pensa fièrement Catelyn. Si le roi Robert avait la réputation d’être un guerrier d’excellence et Lord Arryn celle d’un excellent seigneur suzerain, Ned s’était affirmé pour devenir un stratège et un général d’armée aussi fédérateur que rusé. Avec l’exil de Lord Connington suite à son humiliante défaite et la mort du prince Rhaegar, le reste de la maison Targaryen s’effondra et avec elle ses soutiens. A la toute fin, deux ans après les premiers combats, la dynastie Targaryen disparaissait et avec elle trois cent ans d’histoire.
Catelyn pensait honnêtement que les jours heureux seraient désormais devant elle et que les mauvais souvenirs se dissiperaient avec le temps. Elle le pensait sincèrement. Mais pour elle, le printemps n’était pas venu.
Venir à Winterfell, s’installer dans son nouveau fief et dans son nouveau pays, intégrer sa nouvelle famille, tout recommencer… Elle avait parcouru avec sa suite la route royale, pleine d’espoir, prête à faire découvrir à son petit Robb le royaume vaste et sauvage dont il serait un jour le maître absolu.
Mais à la lueur de ces yeux violets et mauves qui la hantaient, Catelyn avait découvert avec horreur qu’elle avait été faite cocue par un fantôme avant même de vivre son mariage, et que ce même fantôme s’était permis de donner un cadeau empoisonné à sa famille.
« Jon Snow », tel que Ned l’appelait. Ce petit bâtard errait dans le château de la maison Stark comme s’il était plus qu’un simple bâtard ! Comment Ned avait-il pu avoir l’indécence de l’appeler « Snow » ? Il avait même prétendu que l’enfant était du Nord et serait donc un Snow ! « Et pourquoi pas un Stark pendant qu’on y est ? ». Ce garçon était né à Dorne et aurait dû s’appeler « Sand » comme tous les bâtards qui voyaient le jour dans ce pays reculé et abandonné de la décence des Sept. Mais pour ajouter l’injure à l’indécence, son seigneur mari permettait à son odieux oncle de littéralement coloniser les murs du château comme si c’était le sien. Arthur Dayne n’avait aucun respect pour elle et il ne faisait rien pour s’en cacher.
Elle les détestait tous les deux. Le grand comme le petit. Pourquoi ne restaient-ils pas au sud, sur les rives de la Torrentine, ou dans les Montagnes Rouges ? A vrai dire, peu importait bien où leur fief ensablé se trouvait, du moment qu’ils y retournaient et y restaient à jamais. Leur présence lui rappelait ses faiblesses. Leur présence lui évoquait ses limites. Leur présence lui évoquait cette image de Ned, amoureux, qui dansait avec Ashara Dayne.
Ned ne l’avait jamais regardé comme ça. Même après la naissance de Sansa. Même après que leur mariage ait pris une tournure plus… engageante. Elle savait que la défunte dame des Météores occupait encore l’esprit sinon le cœur de son mari et la jalousie à cette simple pensée devenait insupportable. Il élevait le bâtard de cette femme au côté de leur fils légitime, il le formait comme il formait son héritier, comme s’il n’y avait aucune différence entre l’héritier de Winterfell et le bâtard de Winterfell. Il ne semblait même pas voir la graine du désastre. N’avait-il donc pas appris ce qui se passait lorsque l’on faisait goûter à un bâtard les mêmes privilèges que leurs frères et sœurs légitimes ?
Le potentiel de cet enfant l’effrayait et l’attention qu’il recevait de la part des bannerets de Ned comme des gens de Winterfell était tout aussi inquiétante. Ser Martyn Cassel était incroyablement attentionné avec l’enfant et elle avait vu Lord Howland Reed tout autant que Lord William Dustin rester à ses côtés comme s’il était un enfant prodigue. Le garçon avait appris à lire correctement à peine après avoir fêté ses trois ans. Mestre Luwin redoublait d’effort pour lui enseigner l’histoire, les mathématiques et même les héraldiques des Sept-Couronnes. Au détour des couloirs, les serviteurs du château, les gardes, les visiteurs… Tous parlaient de l’enfant, souvent en bien, félicitant ses beaux yeux violets, ses cheveux noirs de Stark ; un trait dont n’avait même pas hérité Robb ou Sansa. « Ils le louent comme s’il était l’héritier de Winterfell. »
Catelyn était terrifiée à la simple idée que ses enfants soient déshérités au profit de cet enfant bâtard, qui se considérait déjà inconsciemment comme le frère légitime de Robb et de Sansa. Elle savait que ce n’était pas crédible, que Ned n’oserait jamais, que son père ne permettrait jamais à son mari de faire une telle chose, mais parfois, en voyant l’enfant… Elle avait peur. Peur qu’il prenne tout à ses propres enfants, tout comme Ashara Dayne avait pris le cœur de Ned sans même essayer et le gardait toujours pour elle, même morte.
Un souffle de vent particulièrement froid ramena Catelyn à la raison et lui fit se rappeler qu’en dépit de la venue de ce printemps trompeur, l’hiver persisterait encore. Surtout quand on se tenait comme elle sur les remparts extérieurs du château, à regarder les activités de la basse-cour en contrebas. De l’autre côté s’étendait les grandes plaines du Nord et l’agglomération de la ville d’Hiver, dont un sentier à peine dissimulé par les couches de neiges la reliait aux portes sud-ouest de Winterfell.
Le soleil était assez haut dans le ciel et la dame de Winterfell se rappela au bout d’un moment que les leçons de septa Mordane devraient être sur le point de s’achever. Il était temps d’aller chercher Sansa avant que l’un des serviteurs du château fasse l’erreur de la confier à Mestre Luwin ou Valyon Poole. Tandis qu’elle appréciait les deux hommes et notamment le premier en tant que conseiller, ils considéraient le bâtard avec trop de bienveillance et lui permettaient de rester avec Sansa beaucoup trop de temps à son goût. Portant une main à son ventre déjà lourd de presque sept lunes de grossesse, Catelyn se rassura en pensant que le petit ou la petite Stark qui grandissait actuellement en elle ne grandirait pas avec la présence ostentatoire de son demi-frère bâtard.
Alors Catelyn descendit des remparts par les escaliers taillés à même la façade intérieure de la muraille et se mit à marcher en direction de la citadelle et du donjon, où se trouvait le septuaire et donc Sansa. « Lady Stark » entendit-elle par moment alors qu’elle passait dans les allées du château et qu’elle croisait le chemin de ses sujets. Elle répondait parfois avec éloquence, prenant de leurs nouvelles, comme se fut notamment le cas avec le forgeron du château, Harrol, dont les deux fils étaient des compagnons de jeu de son Robb. « Et du bâtard, dans une moindre mesure. »
Ce fut à ce moment-là même qu’elle le vit à une vingtaine de mètre de là, dans une petite allée à l’angle du mur intérieur et qui servait essentiellement au passage des chevaux de la garde du château. Le garnement errait une fois de plus dans le château comme s’il lui appartenait de faire comme il souhaitait. Il sautait à pied joint et à cloche pied dans les traces de pas qui se tenaient çà et là. Valyon Poole était supposément en charge de sa surveillance ces derniers temps mais devait l’avoir perdu. Mais à voir l’air calme du garçon, il devait lui avoir laissé un temps libre sous condition de son bon comportement. « Bien. Ce bâtard ne mérite pas le gâchis de temps et de ressources de la garde. »
Mais alors le garçon porta son regard sur elle.
Son regard odieusement violet.
Le silence régna quelques secondes avant que Catelyn décide de continuer et se détourne de l’enfant. Elle ne voulait rien à voir à faire avec lui et préférait l’avoir le moins possible dans sa vue si possible. Supporter sa présence l’après-midi durant les quartiers libres de ses enfants était déjà suffisant.
Mais contre toute attente, le garçon fit quelque chose qu’il n’avait encore jamais fait avant.
- Mère, attends !
Il se jeta alors sur elle. Et la serra dans ses bras, les yeux clos et le visage plissé dans un air paniqué.
Catelyn n’eut qu’un seul réflexe.
Un seul.
Le bruit d’une violente gifle résonna à travers la courtille.
Le garçon, l’air hagard, porta sa main à sa joue rougie à l’impact. Les larmes naquirent dans ses yeux déjà embués par la confusion mais elles ne provoquèrent en Catelyn qu’un soulagement empli de satisfaction personnelle. Il était temps que ce garçon apprenne sa place.
- Ne me touche pas, petit bâtard ! tonna-t-elle d’un ton méprisant et sévère. « Je ne suis pas ta mère ! »
Entamant un mouvement de recul, tremblant, le petit bâtard se mit à fuir sans ne prononcer un seul mot. Il avait disparu au détour d’une allé en moins de cinq secondes. Qu’il reste dans son coin et qu’il réfléchisse à deux fois désormais avant d’oser la toucher ou l’approcher de nouveau, elle ou ses enfants.
Satisfaite, Catelyn s’en retourna vers le donjon et reprit son chemin. Le printemps n’était pas encore venu, mais c’était à croire qu’il approchait. Mais une chose était sûre : Ashara Dayne ne serait pas plus son printemps trompeur qu’elle n’avait été son hiver.
Les jours suivants, Valyon Poole lui rapporta que le bâtard était tombé malade et était victime de très lourdes fièvres et de délires nocturnes. « Il est sujets à de terribles cauchemars. »
Soi-disant, trois dragons, un noir, un rouge et un argenté, le poursuivaient et l’enserraient jusqu’à l’étouffement.
Le message qui suit est crypté selon le code blanc. Je sais que c’est un code contraignant, mais je ne peux pas faire confiance à ton aigle pour transporter une information aussi précieuse.
Arthur,
Willem Darry est un homme incroyablement prudent. Il a brouillé toute piste de son passage à quatre reprises. Une fois à Pentos, en vendant son navire et en libérant de leurs services ses hommes les moins fiables. Il a rejoint Myr par terre avec une suite de trente personnes puis sa piste disparait.
Nous avons retrouvé leur trace à Lys. Il semblerait qu’il y ait fait escale avec un groupe encore plus petit. Je ne sais pas ce qui est arrivé, des morts ou des désertions, ou autre chose. Toutefois la description des enfants en sa compagnie correspond. Et surtout, une jeune femme d’origine valyrienne les accompagne, et je suis prêt à parier qu’il s’agit de lady Laena. Les descriptions concordent.
Gerold pense que Darry les a emmenés à Volantis et qu’il cherche un soutien militaire auprès des triarques. J’ai beau essayé de le raisonner, nous connaissons tous les deux l’entêtement légendaire de notre lord commandant. Il ne connaissait pas Darry, mais moi si. Je sais qu’il ne les aurait jamais emmenés dans ce nid de vipère qu’est Volantis. L’Usurpateur aurait tôt fait de les trouver là-bas.
Si lady Laena est avec eux, c’est encore plus clair pour moi. Je suis sûr qu’ils sont caché à Braavos. J’espère juste qu’il n’est pas trop tard. Nous ne sommes apparemment pas les premiers sur la piste. D’autres ont enquêté au même endroit avant nous et ont posé des questions similaires.
Le temps joue contre nous.
Protège le prince.
Oswell
***
Allyrion,
Nous avons de nouveaux objectifs. Je sais que notre mère va te dissuader de faire quoique ce soit mais elle a toujours été beaucoup trop prudente.
Oswell pense qu’ils ont été devancés et j’ai mes soupçons sur qui. Essaie d’enquêter sur les derniers mouvements des Martell et tiens-moi au courant. En particulier sur le prince Oberyn. Je préférerais honnêtement qu’il s’agisse de lui et pas de cette vipère de Varys.
J’ai également une faveur à te demander. J’aimerais que tu affrètes un navire pour Myr et que tu transporte quelqu’un pour moi en direction de Blancport. J’ai besoin d’un soutien à Winterfell pour éduquer le prince. Fais demander à tes hommes Elina Paenymion à l’auberge du vieux port. Elle sera là. C’est une personne de confiance.
Porte-toi bien mon frère,
Arthur
***
Ser Arthur,
Ses crises de panique et ses terreurs nocturnes sont des symptômes. Ne laissez surtout pas mestre Luwin ou qui que ce soit lui prescrire du lait de pavot ou de coquelicot, même s’il ressent des douleurs. Que ce soit des rêves verts ou non, il est préférable de les laisser suivre leur cours. Les canaliser avec des substances malsaines pourrait provoquer des dommages irréversibles. Faites en sorte que mestre Luwin le comprenne.
Je ne peux pas vous certifier pourquoi il fait ces crises mais ce n’est en aucun cas la faute des exercices spirituels qu’il pratique avec son corbeau ou seul. Quelque chose en particulier a dû les déclencher. Un facteur traumatisant ou angoissant. Peut-être s’est-il battu avec quelqu’un ? Un des enfants du château ? Il faut que vous en parliez avec lui. Si la cause vient de là, en parler résoudra au moins partiellement ses troubles.
Mais quoi qu’il arrive, il faut qu’il continue ses exercices. Être doué de telles capacités vient avec un fardeau. Je pense que les membres de sa famille paternelle subissent leurs dons, à défaut de les maîtriser. Son éveil sera un mal pour un bien.
Lord Reed
Notes:
Le chapitre est bien plus long que ce que je voulais. En vérité, je voulais faire peut-être le double, en terme de matière scénaristique. On peut donc dire que j'ai coupé le chapitre en deux.
Quoiqu'il en soit, c'était la première partie de la vie de Jon dans le Nord. On apprend à connaître ses soutiens locaux et l'angle vers lequel il tend aller, en terme de personnalité. C'est un petit garçon ouvert, épanouie et très protégé. Il ne savait en fait même pas qu'il était de souche "bâtarde" officiellement, et bien entendu encore moins qu'il est en fait de sang royal et légitime. Il est quelque part plutôt surprotégé, mais c'est l'atmosphère et le cadre de Winterfell qui veut cela. Pour l'instant, tout du moins. La fin du chapitre d'une part puis la venue future d'éléments contradictoires (*tousse* Théon *tousse* Cat *tousse*) viendront bouleverser son petit monde.
Mais je veux toutefois montrer que Jon ne se développe pas seul, au contraire des livres. Enfin, il n'est pas seul dans les livres, mais il abandonne très vite ses sentiments d'appartenance à la maison Stark et devient très, voire trop, conscient de sa condition de bâtard. Ce qui le pousse à rejoindre la garde de nuit sur des sentiments de perdition très viscéraux. Mon Jon sera un Aegon jusque dans le nom. Ou en tout cas, c'est ce que prévoient des hommes comme Ser Arthur Dayne ou Howland Reed (dans moindre mesure ceci dit, et pour différentes raisons), qui sont prêts à le former très tôt pour qu'il entre dans les cases le moment venu. Il ne sait pas qui il est, mais il sera prêt pour l'être.
J'espère vraiment que ce chapitre vous a plu. C'était "Un prince dans le Nord". Le chapitre suivant sera son miroir. "Des princesses dans le Sud" et sera donc focus sur Daenerys et Rhaenys. A la fin du chapitre, nous étions fin 289 et Catelyn s'apprête à accoucher de Arya Stark. Jon a donc 6 ans, Dany 5 et Rhaenys 9.
A la prochaine !
Etsukazu
Chapter 3: Une princesse dans l'Est
Summary:
Retour sur l'enfance à Braavos de Daenerys Targaryen. Introduction de son jeune frère aîné le prince Viserys, de lady Laena Velaryon et de ser Willem Darry.
Notes:
(See the end of the chapter for notes.)
Chapter Text
LA PRINCESSE D’ARGENT
290
Daenerys s’appuya sur le rebord en pierre surélevé du pont et regarda en contrebas le bateau de pêche qui passait par-dessous. C’était assez amusant de voir les hommes présents sur le bateau se débattre pour empêcher les mouettes de chaparder des poissons. Leurs piaillements tantôt enjoués tantôt nerveux sonnaient dans les airs et s’enchaînaient dans un rythme effréné, au gré de leurs humeurs. Ils constituaient ensemble un véritable concert de sons alors que se transmettaient le long des canaux une symphonie de cris parfois rieurs, parfois pleureurs, tous pleins de vie. Des dizaines, des centaines de petits points blancs s’apercevaient dans toutes les directions et se réverbéraient sur l’eau bleue aussi bien qu’ils composaient le lointain lumineux de la ville et du ciel céruléen. Ici, alors que Daenerys était postée sur ce pont qui donnait sur le large, sa vue panoramique sans véritable transition entre l’océan et le ciel tout autant immaculés l’un que l’autre lui donnait souvent cette impression vertigineuse d’immensité.
Au loin, l’immense Titan de Braavos semblait comme pourfendre les cieux de son épée brisée. Tourné vers le nord-ouest et faisant dos à la ville, il obstruait bien des jours le soleil couchant et le séparait en deux dans une vue à couper le souffle. Mais ce matin-là, le puissant guerrier étincelait de mille feux sous le zénith. Hoplite céleste, tout de bronze et d’argent revêtu, garant de la liberté et de la paix. Celui qui apercevait les navires au loin et les guidait de ses flammes durant la nuit, tel un phare ; celui qui gardait l’entrée de la grande lagune et qui arrêtait les envahisseurs venus de la mer, telle une forteresse. C’était le même titan qui avait fait renoncer à l’antique Valyria, nation de ses ancêtres dragonniers, son ardent désir de châtier la cité aux cent îles pour son audace. Ou alors était-ce ce que Ser Willem avait dit en lui racontant des récits à la gloire de la plus grande Cité Libre du Détroit : leur ville d’accueil, Braavos.
La ville était immense. On lui avait dit que vivaient sur ses îlots urbains ouest plus de deux millions d’habitants et qu’autant vivaient de l’autre côté, au-delà du grand canal. Daenerys n’arrivait même pas à imaginer l’ampleur de ce chiffre, et pourtant elle avait appris à compter jusqu’à cent quand elle n’avait que deux ans. Ser Willem lui avait dit que c’était normal, que personne à moins de le voir à l’œil nu ne pourrait visualiser un groupe d’un million de gens.
Mais depuis le pont ouest du canal des Héros, la petite Targaryen pouvait déjà avoir un bon aperçu de l’immensité de Braavos. Si ce n’était pas pour son Titan, la crique elle-même était impressionnante, entre l’immense îlot de l’arsenal de Braavos qui s’apercevait aux pieds du Titan et l’île plus petite qui abritait le Port Echiqueté, la porte d’entrée de la ville. Ser Willem disait que c’était par là qu’ils étaient arrivés, quand elle était toute petite. Les bateaux de pêcheurs qui sillonnaient le canal des Héros en contrebas paraissaient si petits en comparaison avec les monstres de bois, de rames et de toiles qui gardaient l’entrée du lagon. Ils étaient immenses et leurs voiles bleues à l’effigie du casque hoplitique du Titan étaient magnifiques.
Muña les avait appelé « Quinquérèmes de Braavos ». C’était des navires de guerre composés d’équipages de trois cent rameurs qui manœuvraient cinq rangées superposées de rames et d’une cinquantaine de marins qui s’occupaient des mâts et de leurs grandes voiles, sans compter les deux cents soldats fantassins qui vaquaient sur le pont supérieur, prêts à se battre. Muña disait que Braavos était la seule Cité Libre au monde à savoir produire des navires conjuguant aussi bien puissance que vitesse, et contre lesquels même les robustes trières de la maison Velaryon, dont elle était originaire, ne pouvaient espérer rivaliser. Ser Willem quant à lui les adorait et passait son temps à en parler. Même vu d’ici, alors qu’elle se trouvait à au moins une lieue des grands bâtiments de guerre les plus proches, ils semblaient invincibles aux yeux de Daenerys. C’était incroyable de penser que Braavos disposait d’une centaine de ces mastodontes en plus des milles trières de la Grande flotte braavienne.
« Mais le bois et la toile ne valent rien contre les dragons » se rappela-t-elle. C’était ce que Viserys lui disait toujours, que peu importait bien la taille d’un navire ou le nombre de soldats qu’il y avait dessus, car les puissants dragons de sa famille les détruiraient toujours sans mal. En tout cas, son grand frère le lui avait affirmé et il connaissait beaucoup de choses sur les dragons de leur famille.
- Dany ?
Daenerys sortit de ses pensées et tourna aussitôt la tête sur sa droite dès lors qu’elle entendit la voix douce et familière de sa tante. Cette dernière se trouvait à quelques mètres d’elle sur les dalles qui marquaient la démarcation entre l’îlot urbain et le premier pont du canal des Héros, et elle la surveillait avec ce regard éternellement bienveillant et maternel. Car il ne s’agissait de nulle autre que de Tante Laena, ou lady Laena Velaryon, dame de Lamarck et de Marée Haute, telle qu’elle avait été connue dans les Sept-Couronnes il y avait longtemps. Mais pour Dany, ce n’était que Muña.
Daenerys laissa ses pas la guider et elle se précipita dans les bras de la jeune femme, qui s’empressa de la réceptionner dans de petits rires attendris. Muña vint affectueusement couvrir son front de baisers et gratifia son cuir chevelu de tendres caresses et de gratouilles. Daenerys enfouit son visage sans attendre dans la robe turquoise de sa tante, profitant de son parfum délicat et rassurant qui lui évoquait les tulipes de leur jardin et de la douceur de sa poitrine, qui formait comme un coussin moelleux contre lequel se frotter représentait à cet instant comme le plus grand des luxes. Et Muña de répondre à ses câlins en la serrant tout aussi affectueusement. Daenerys adorait la tendresse de sa tante.
- Il est temps d’y aller, ma chérie, prononça alors sa tante de son ton toujours aussi doux et aimable. « Notre gondole ne nous attendra pas, pas plus que le marché, si nous tardons. »
Par soucis d’obéir à sa tante, Daenerys défit son étreinte et la laissa se relever. Tante Laena s’occupa de dépoussiérer les pans inférieurs de sa robe durant les secondes qui suivirent puis saisit le panier en osier posé sur le côté, celui-là même dont elles se serviraient pour ramener leurs emplettes futures. Puis se retournant vers elle, cette dernière la prit par la main et elles partirent toutes les deux, prenant un escalier qui se tenait non loin entre les quelques immeubles de pierre qui se tenaient au bord de l’îlot. Le silence régnait dans les ruelles et le pâté de maison semblait tout à fait désert, mais Daenerys se rappelait ce que Tante Laena et Ser Willem disaient souvent à propos des habitants de Braavos. Les hommes partaient pêcher à l’aube et les femmes faisaient le marché ; les quartiers résidentiels étaient donc relativement calmes le matin, surtout celui du nord-ouest où se trouvait la maison, car il était aussi bien éloigné du Port Pourpre au nord que du Port du Chiffonnier au sud-ouest.
Ayant traversé le petit quartier central de leur îlot, Tante Laena leur fit prendre un second petit escalier qui descendait de nouveau et elles arrivèrent toutes les deux au bord d’un petit canal à l’ombre de deux lignes de maison. Plus loin sur la gauche, Daenerys apercevait le grand canal des Héros.
- Rytsas, lady Velaryon, entendit tout à coup Dany.
C’était une voix d’homme. Se détournant de l’intrigante vue du canal des Héros, elle se concentra sur ce qui se trouvait devant elle. Un monsieur se tenait là en équilibre, un pied sur le quai du canal et un autre sur ce que la jeune fille reconnut être une gondole de Braavos. C’était un petit bateau, haut en couleur mais bas de niveau. Peint de rouge et de noir à l’effigie de vagues, c’était à croire que de simples vaguelettes pourraient renverser l’étrange petit navire. Pour autant, il n’en était rien, et c’était le moyen de transport privilégié des Braaviens au sein de la ville.
- Rytsas, Syrello, répondit aimablement Tante Laena. « Comment allez-vous ? »
- Très bien, madame. Syrello vous attendait, lui dit-il en acquiesçant dans un grand sourire. « Je suppose qu’elle est petite dame dont vous et maître Darry avoir parlé ? »
- C’est bien elle, continua Tante Laena avant de se tourner vers elle. « Ma chérie, voici Syrello Orlas. Il est notre gondolier et notre protecteur quand nous nous rendons au marché. »
Daenerys se tourna alors vers l’homme, ledit Syrello, qui l’observait tout sourire. C’était un homme plutôt grand, dont le teint mat évoquait sans mystère celui des habitants d’Essos. Ses cheveux bruns et courts étaient frisés et tendaient à crêper sur le dessus tandis que ses yeux sombres étaient grands et rieurs. Son accent braavien avait été particulièrement équivoque mais plus que cela, c’était le fait qu’il s’exprimait en langue commune qui avait retenu son attention. Peu de gens à Braavos parlaient la langue commune et les seuls mots de commun que l’on était susceptible d’entendre ici s’inséreraient davantage dans une discussion entre deux marins pratiquant la langue du commerce. Toujours était-il qu’en dépit de l’amusante manière avec laquelle il roulait la lettre R et prononçait divers autres lettres, l’homme parlait très bien la langue commune. « Et il a l’air gentil. » pensa-t-elle innocemment. En tout cas, il avait l’air de bien s’entendre avec Muña. Et toute personne qui s’entendait bien avec elle devait forcément être gentille.
- C’est un plaisir de vous rencontrer, sire Orlas, s’exprima-t-elle alors avant de faire la révérence à l’homme. « Je suis Daenerys du Typhon de la maison Targaryen. »
Syrello la regarda quelques secondes puis se mit à rire de bon cœur. Daenerys se vexa un instant de sa réaction avant que l’homme ne lui rende sa révérence en s’inclinant avec respect. Il semblait toutefois toujours amusé pour une quelconque raison.
- Vous être bien élevée mais inutile de faire la révérence à un serviteur tel que celui-ci, ma princesse. Cet humble-ci n’est que Syrello le braavien, lui dit-il avant de lui adresser un petit clin d’œil. « Valar dohaerys. »
Daenerys s’était mise à rougir dès lors que l’homme s’était adressé à elle en utilisant son titre avant de se sentir un peu idiote. Viserys lui aurait sèchement rappelé qu’elle ne devait pas accorder de respect aux roturiers et aux indigents car elle était une princesse de sang royal des Sept-Couronnes, mais elle n’aimait pas être irrespectueuse ou impolie. Muña était toujours cordiale et chaleureuse avec tout le monde. De plus, Syrello semblait être quelqu’un de très gentil.
Ledit Syrello se saisit alors d’une longue rame qu’il fixa à l’arrière de la gondole puis se tourna vers elles.
- Syrello vous en prie, mesdames, montez quand vous le souhaitez.
- Allons-y ? lui proposa alors sa tante, comme si elle attendait son aval.
Aval qu’elle lui donna très naturellement dans un acquiescement vigoureux. Ce serait la première fois que Daenerys monterait sur une gondole et elle avait hâte.
Muña monta en premier sur la gondole et vint s’asseoir sur la banquette composée de deux sièges occupant le centre de la barque. Se tournant vers elle et lui tendant la main, elle l’aida à monter à son tour. L’aide fut la bienvenue car Daenerys craignait de faire un faux pas sur le bois et de tomber à l’eau. Cela ruinerait assurément cette matinée si bien commencée. Saisissant avec confiance la main de sa tante, la petite Targaryen s’avança et se hissa sur le petit navire. Elle vint sans attendre se nicher contre la Velaryon, qui lui accorda un sourire.
- Vous être bien installées ? demanda alors Syrello. Il se tenait debout sur l’arrière surélevé de la barque, même si Dany se demandait bien comment il arrivait à tenir en équilibre sur une surface aussi instable. « Bien, dans ce cas, c’est parti ! »
L’homme plongea alors son étrange rame dans l’eau tout en s’aidant du support qui la maintenait pour la manœuvrer et le bateau se mit à bouger. En quelques secondes, il avançait, et ils étaient partis. Le sentiment de se sentir bouger au-dessus de l’eau fut une découverte incroyable et d’autant plus fascinante dès lors que la gondole s’extrayait du petit canal pour s’engouffrer dans l’immense canal des Héros. Le soleil les éclaira aussitôt de toutes parts tandis que l’eau scintillante lui apparut comme une mer de diamants et de saphirs.
Daenerys se pencha sans attendre par-dessus le rebord pour fixer son reflet sur ce grand miroir liquide mais sa propre image lui échappa aussi vite que lui apparurent les silhouettes des algues qui poussaient sur le lit du canal. Daenerys crut même apercevoir un petit banc de poisson. Partout autour, les activités des gens de Braavos grouillaient. Çà et là, bien d’autres gondoles se trouvaient sur le canal des Héros, le quittant ou le rejoignant au gré des multiples petits canaux qui se trouvaient sur le côté. Sur les quais, des gens pêchaient le poisson à la canne. Des mouettes flottaient sur l’eau, en particulier au centre du fleuve, et il arrivait qu’elles s’envolent lorsqu’un bateau de pêche ou une gondole s’approchait trop près d’elles.
Syrello s’était mis à chanter une chanson traditionnelle en braavien dès lors qu’ils avaient passé le premier pont du canal des Héros, celui-là même sur lequel elle s’était tenue pour observer la crique. Les ponts qui surplombaient le canal s’enchaînaient les uns après les autres, reliant l’île nord de la ville à l’île centrale, et le jeu de perspectives qu’imposait la distance les faisaient se superposer comme les marches d’un escalier. Daenerys eut le sentiment d’être minuscule à cette vue et sentit assez vite le vertige la saisir.
Les mains de sa tante se trouvèrent aussitôt dans son dos et la retinrent de vaciller, lui faisant se rendre pleinement compte que dans son excitation à observer tout autour d’elle les rives de la cité, elle s’était dressée sur le dossier de son siège et tenait clairement en équilibre.
- Fais attention ma chérie, il ne faudrait pas que tu tombes à l’eau, prononça alors Muña avant de l’aider à se remettre correctement sur son siège.
Daenerys décida qu’il était plus sage d’écouter sa tante et contint son excitation comme elle le put. Elle resta docilement assise sur son siège, les mains posées sur ses genoux. Elle se rendit toutefois compte qu’il était alors plus intéressant d’observer les expressions de Muña. Cette dernière bougeait à peine, et à part les modestes caresses qu’elle lui délivrait de temps en temps en passant ses doigts dans ses cheveux, elle continuait à regarder droit devant elle.
Muña était si belle. C’était la plus belle femme que Daenerys connaissait et elle était sûre qu’elle était la plus belle femme du monde. Cette dernière accueillait ses compliments avec amusement à chaque fois, lui répondant qu’il existait en ce monde beaucoup de belles femmes, mais Daenerys en était vraiment sûre et Viserys était d’accord avec elle. Viserys lui avait dit que la maison Velaryon était la maison sœur de la maison Targaryen. Lady Laena de la maison Velaryon avait l’air d’une dame de la maison Targaryen. Elle avait de beaux et longs cheveux argentés tout comme elle et son frère, qu’elle coiffait toujours de manière très élégante ; un long collier de perles bleues les parcourait à hauteur de sa tête et venait les regrouper dans une légère attache à hauteur de sa nuque. De là, ils coulaient telle une cascade d’or et d’argent sur ses fines épaules et son dos, ses boucles formant autant de petites vagues scintillantes. Ses yeux étaient d’un bleu céruléen vif et, tel que l’on était en droit de l’attendre des yeux bleus des Velaryon, révélaient aux lueurs de l’aurore et du crépuscule un flot de couleurs oscillant entre le rose et le violet.
Les traits de sa tante étaient tout aussi fins que les siens et ceux de Viserys : elle avait le même nez fin et droit et les mêmes pommettes hautes qui donnaient à leurs visages une élégante forme longue et en cœur. Certains Velaryon arboraient ce trait particulier, trait en revanche commun chez les Targaryen. Sa peau était tout aussi claire que les leurs ; bien que celle de la Velaryon bronzait légèrement au soleil, ce qui n’était pas leur cas à elle et Viserys.
Remarquant qu’elle la dévisageait, Tante Laena lui adressa un sourire et vint l’embrasser de la même manière qu’une mère. Il fut un temps durant lequel elle avait cru que Laena l’était bel et bien. Après tout, elles se ressemblaient tellement et Laena s’occupait d’elle en tout temps et lui accordait tant d’amour. C’était sa tante qui faisait son éducation et qui lui avait appris à parler le haut-valyrien, sa langue natale. Ser Willem disait même que c’était elle qui l’avait nourrie au sein quand elle était petite en plus d’avoir été la première personne à l’avoir porté dans ses bras. Elle s’était donc très tôt et naturellement mise à l’appeler Muña. Et pourtant, Daenerys avait fini par comprendre que Laena Velaryon n’était pas sa mère ; qu’elle était la fille de feu la reine Rhaella Targaryen, une dame qu’elle n’avait jamais connue, qui était morte en la mettant au monde.
Penser au fait qu’elle avait été la cause première de la mort de sa mère rendait Daenerys toujours mélancolique, à cette tristesse s’ajoutant la déception d’apprendre que celle qu’elle avait toujours pensé être sa mère ne l’était pas. Mais sa tante lui avait dit de n’être ni triste ni déçue. « Rhaella t’aimait de tout son cœur avant même que tu ne viennes au monde. Et je ne l’ai jamais vu aussi heureuse que quand tu es née. » lui avait-elle confié le soir où elle avait compris. « Et même si je ne suis pas ta mère, je serais toujours Muña. »
Au final, Tante Laena avait eu raison. Rien n’avait changé.
- Dany, regarde ! prononça tout à coup cette dernière en pointant du doigt la rive sur leur droite.
Daenerys tourna sa tête sur sa droite et observa la rive sud du canal, ou alors l’avait-elle pensé ; car ce qu’elle voyait ne ressemblait en rien à une rive. Le canal des Héros s’élargissait en direction du Sud et Daenerys se rappela des leçons de Ser Willem qui mentionnaient qu’il avait une fin et se déversait dans le Long Canal. Un dernier pont se trouvait au loin devant eux, certainement celui qui lui avait fait penser qu’ils se trouvaient toujours dans le canal des Héros, toutefois, Daenerys se rendit compte qu’il ne reliait pas au sud de Braavos mais à une île ; ou pour être plus précis, un ensemble de petites îles étroitement reliées et sur lesquelles reposaient d’immenses structures.
La plus grande d’entre elles était si haute que Daenerys eut le vertige rien qu’à en observer le sommet. C’était un bâtiment, immense et large, bâti dans un marbre blanc et décoré d’un relief en argent étincelant sous la lumière du soleil. La base centrale de l’édifice était large et constituait comme une ziggourat rectangle de forme et autour de laquelle fusionnaient quatre bâtiments circulaires, construits dans les mêmes matériaux. L’ensemble supportait un dôme argenté gigantesque couvert de vitraux d’or, sur lesquels la petite Targaryen reconnut les différentes phases de la lune, dépeintes de manières cycliques et faisant le tour de la coupole.
Daenerys observa ce qu’elle conclut sans difficulté être la grande porte du palais. Car si les immenses portes d’une couleur aussi pure que celle du diamant n’étaient pas un signe suffisant, deux colossales statues de femmes qui lui évoquèrent la Jouvencelle de la foi des Sept se tenaient de part et d’autre du chemin pavé menant aux portes. Vraisemblablement vêtues de magnifiques toges peintes en blanc et toutes deux auréolées de couronnes en pierre de jade taillées de manière à évoquer le laurier, elles tenaient un symbole d’or en forme de croissant de lune qui devait bien faire cinq fois la gondole sur laquelle elle, Tante Laena et Syrello naviguaient.
Il n’en fallut pas plus pour que la petite Targaryen ne s’émerveille, muette et bouche bée dans la fascination. L’ensemble était un joyau qui brillait comme la lune et le soleil.
- Magnifique, n’est-ce pas ? entendit-elle dans son émerveillement.
Muña s’était penchée et lui avait susurré dans l’oreille tout en la serrant. Elle acquiesça distraitement, son regard se perdant et passant des statues au dôme d’argent.
- C’est le temple des Chantelunes, continua alors sa tante, collant sa joue à la sienne et fixant tout comme elle l’incroyable édifice. « Il me fait penser à toi à chaque fois que nous passons devant. Il est tout pur et tout argenté, tout comme toi. »
Daenerys prit le compliment de sa tante pour acquis et se complut dans sa soyeuse étreinte tout en continuant à observer le grand temple.
- Muña, pourquoi ce temple est-il si grand ?
- Ceci être longue histoire, petite princesse, répondit Syrello contre toute attente. Il avait arrêté de chanter et observait avec humilité la structure de marbre et d’argent. « Chantelunes sont cœur spirituel de Braavos. Jadis, habitants de Braavos étaient pauvres esclaves fuyant les seigneurs dragons de Valyria, vos ancêtres. Prêtresses de la lune étaient celles qui guidèrent habitants de Braavos après de grandes visions, ici dans le brouillard, loin et à l’abri des dragons. Elles étaient deux, très belles et venaient de très loin. La première se nommait Sha’an-ak’ma et venait de Bayasabhad, la ville des serpents. La deuxième s’appelait Hyrkan et venait de Shamyriana, la ville des vierges. »
Daenerys le regarda quelques instants avant de se concentrer sur le temple et les statues des deux prêtresses, car elle avait deviné que c’était de ces deux-là dont Syrello parlait. Elles avaient de drôles de noms et venaient d’endroits aux noms tout aussi étranges. Et pourtant, la petite Targaryen ne put empêcher son intérêt de s’éveiller. Ces prêtresses avaient-elles vu des dragons qui volaient dans le ciel tout comme elle quand elle dormait ? Car les trois dragons – un rouge, un blanc et un argenté – la harcelaient constamment, et Viserys lui avait dit que les Targaryen de leur famille étaient doués de rêves prophétiques et de magies. Daenerys ne pensait pas que Viserys mentait ; après tout, il savait énormément de choses.
- Où est-ce que se trouvent Shamyrania et Baya…
- Bayasabhad, la ville des serpents et Shamyriana, la ville des vierges, ma princesse, répondit Syrello avant de faire un mouvement ample avec sa rame. La gondole traça dès lors un arc de cercle tandis qu’ils contournèrent l’îlot et s’engouffrèrent entre lui et une île voisine. « Elles se trouver très loin à l’est, au-delà de la grande forêt de Qohor, au-delà même de la grande mer Dothrak, dans les montagnes qui séparent le monde en deux que l’on appelle les Os. En venant se mêler à ancêtres de Braavos pour les sauver, Sha’an’ak-ma et Hyrkan apportèrent la foi dans la lune. »
- Mais pourquoi la lune ?
- Culte de la lune être culte ancestral de Hyrkoon, avant que destructeurs Jogos Nhai, peuple nomade terrible et puissant le détruise. Bayasabhad et Shamyriana être les vestiges de Hyrkoon.
- Mais pourquoi la lune et pas le soleil ? répéta Daenerys en insistant. « Et qu’est-ce que Hyrkoon, et pourquoi les Jogos Nhai l’ont-ils détruit ? »
- Une petite princesse pose beaucoup de questions, s’amusa alors Syrello. « Et Syrello n’est pas science infuse. Il n’est après tout que Syrello le braavien. »
- Une princesse ne pose pas autant de questions à son protecteur, Dany, intervint ensuite Muña bien que Daenerys reconnut l’éclat d’amusement dans sa voix. « Laisse donc Syrello naviguer. »
Daenerys manqua de faire la moue à l’argument de sa tante mais se conforma. Elle poserait la question plus tard à Ser Willem. Il savait tout sur tout et ne manquait jamais de lui répondre et bien plus encore puisqu’il lui racontait milles histoires à chaque fois qu’elle avait du temps libre et lui tendait l’oreille.
Ils continuèrent alors à tracer leur chenal au confluent des milles sillons d’eau de la ville. Ils passèrent devant ce que Muña déclara être le temple du Maître de la lumière, un dieu rouge fait de feu et de vie. Le bâtiment semblait lui-même briller d’un feu intense ; plus petit que celui des Chantelunes, il rivalisait toutefois en ampleur. Ses façades hautes et riches en relief de flammes et de cœurs nimbés de feu étaient serties d’or et de rubis. C’étaient les immenses brasiers situés dans des grandes coupes autour du temple et sur son toit qui avaient au préalable attiré son attention. Le Maître de la lumière semblait être un dieu terrifiant, mais Daenerys était sûre que le feu-dragon était encore plus impressionnant.
Juste après ce temple de feu s’était trouvé le Septuaire d’Outremer, érigé à la gloire des Sept. Le temple rivalisait avec ses contemporains dans son faste presque outrancier. Ser Willem lui avait déjà parlé de l’étincelant Septuaire de Baelor de Port-Réal et même du Septuaire Etoilé millénaire de Villevieille ; la foi des Sept et ses zélotes n’épargnaient aucune fortune à la gloire des Sept Divins et le Septuaire d’Outremer de Braavos n’était pas en reste. Ses murs étaient de marbre blanc et de granite scintillant. Brillant au jour comme les étoiles la nuit, des motifs aux effigies du Père, de la Mère et de la Jouvencelle étaient gravés et sertis à même la pierre, évoquant l’histoire glorieuse des andals et de leurs idoles. « Quand Ser Willem se sentira mieux, nous le visiterons avec Viserys. » lui avait déclaré Muña. Après tout, la foi des Sept était celle de leur royaume. Aegon le Conquérant, le fondateur de leur lignée royale, avait été couronné dans un septuaire.
Contournant l’île du Septuaire d’Outremer, Syrello les avait ensuite dirigés vers le sud, leur faisant quitter l’ensemble d’îlots qu’elle avait appris à connaître sous le nom d’Île des Dieux. Syrello n’avait jamais parlé de la dernière île, mais Daenerys l’avait vu au loin, ainsi que son étrange temple. Après tout, ce dernier semblait presque hors de place, en surplomb sur une colline et impersonnel au possible. Il n’y avait pas de fenêtres comme le temple du Maître de la lumière ni même de vitraux comme celui des Chantelunes. C’était un bâtiment austère et gris, d’allure plutôt cubique et au toit couvert de tuiles d’un noir de jais à l’aspect huileux.
Sa vue avait provoqué comme une peur inconsciente en elle, un soupçon d’effroi qui avait grandi comme un souffle de vent qui sortait d’une maison hantée en pleine nuit noire, tant et si bien qu’elle s’était blottie contre sa tante et n’avait pas quitté son flanc depuis lors.
Elle avait alors regardé les hautes statues des Seigneurs de la Mer de Braavos s’enchaîner presque inlassablement le long de la rive est de la ville, puis les cimes vertigineuses du Palais de la Vérité, dont la toiture d’un vert forêt éclatant correspondait harmonieusement à l’île sur laquelle il avait été fondé.
Et c’était alors que Daenerys l’avait réalisé pour la première fois : le Long Canal portait bien son nom.
***
Si le nord de la lagune de Braavos était grouillant d’activités du fait de la présence du Port Pourpre couvrant la façade nord de la ville et du Port du Chiffonier qui en couvrait la façade ouest, Daenerys s’était aperçue que la partie sud de l’immense cité n’était pas en reste. C’était le district de la Ville Ensablée, l’un des quartiers d’habitations les plus densément peuplés de Braavos. D’après Syrello, c’était également là que se trouvait le fameux Marché aux Poissons ; l’endroit pour lequel elle et Muña avaient décidé de se déplacer aussi loin de chez elles.
Ici, une fragrance persistante de poisson saturait l’air, venant se mêler à l’odeur déjà puissante du sel et aux effluves marins. Si les mouettes étaient déjà nombreuses à l’entrée du canal des Héros, le ciel semblait désormais en être composé tant il y en avait. A certains moments, c’était à croire qu’il était difficile de s’entendre tant elles criaient de concert, se perdant en harcèlements le long des étals, chassées par les marchands autant qu’ils le pouvaient tandis qu’elles essayaient par vagues successives de voler dans les bacs, les réserves et même sur les comptoirs exposés les précieux produits ainsi présentés à qui voulait bien les acheter.
Les allées étaient comblées de tant de gens qu’il était presque impossible de marcher en ligne droite et de voir ce qui se trouvait devant elles. Tante Laena la tenait fermement par la main et elles sillonnaient comme elles pouvaient à travers l’épaisse foule, marée de couleur et forêt de corps. On aurait pu dire que toute la ville se trouvait là ; des milliers de gens venant des quatre coins de Braavos, voire même des quatre coins du monde si ce que lui avait dit Syrello était vrai. Et Daenerys le croyait volontiers : ici, elle observait toute sorte de gens. Il y en avait des blancs, des marrons, même des gens à la peau noire ce qui semblait presque surnaturel – même si Ser Willem lui avait dit que c’était la couleur des habitants des Îles d’Eté, et même des gens à la peau jaunâtre et mouchetée ! De ceux-là, même Syrello n’en avait jamais vu.
Sur le côté, une succession d’imposants établis et plans de travail délimitait l’espace des produits Ibbéniens. Les vendeurs éponymes étaient sans doute les plus étranges de tous parmi la foule de gens étranges que Daenerys avait l’occasion d’apprécier : Ils étaient petits, trapus, poilus. Ils avaient des traits particulièrement protubérants, presque grossiers et ne ressemblaient à aucun autre homme ; leur peau était d’un naturel livide et laissait apparaître leurs veines bleu foncé. Leurs accents en langue du commerce ou en braavien étaient particulièrement marqués et systématiquement appuyés par une tonalité rocailleuse qui leur était propre.
- Viande de baleine Ibbénienne ! Prix exceptionnel ! Cinquante fers la livre ! Dix fers l’once ! comprit-elle de la part de l’un d’eux, en surplomb sur l’un des établis. Son accent ibbénien était prononcé mais ses mots en langue du commerce restèrent perceptibles.
L’avantage d’être une locutrice naturelle du Haut-Valyrien permettait à Daenerys de comprendre plus ou moins bien ses nombreux dérivés. La langue du commerce, quant à elle, était un agrégat modulable de langue commune et de valyrien ; en ce sens, elle était compréhensible de tous et servait pour les échanges commerciaux et le négoce dans l’ensemble des comptoirs commerciaux des côtes, de Port-Lannis dans les Sept-Couronnes jusqu’à la cité de Quarth, loin à l’est, dans les portes de Jade.
- Un fer le poisson ! Cinq le calmar ! Spécialité de Tyrosh ! s’exclama un autre homme plus loin en braavien, mais sa manière marquée d’accentuer les « o » trahit une origine tyroshi.
De l’autre côté, de nombreux étals de marché et des bacs remplis de sel exposaient d’étranges créatures difformes et allongées, composées de tentacule et doté d’yeux globuleux. Certains pendaient, suspendus en évidence par des crochets. La plupart des vendeurs arboraient des barbes et des chevelures décorées de nœuds et teintes de couleurs vives, souvent du bleu ou du vert criard, mais également du rouge, du orange, du jaune et même du rose. Muña lui avait dit que c’était dans les traditions des habitants de Tyrosh que de se teindre avec des couleurs aussi vives, aussi Daenerys en déduisit que ces derniers venaient de là.
L’atmosphère semblait festive ; presque comme si l’on pouvait sentir l’excitation dans l’air. Les éclats de voix qui virevoltaient au gré du vent et du brouhaha régulier des mouettes trahissaient souvent des rires et autres exclamations joyeuses. Car le Marché aux Poissons de Braavos était pour bien des raisons une attraction locale et particulièrement lors du rassemblement régulier de la confédération des pêcheurs du Détroit et d’Ibben, le dixième soleil de chaque lune.
Les passants se tournaient en longeant les étals. Beaucoup s’arrêtaient, rendant la circulation d’autant plus lente. Mais à aucun moment Daenerys ne se sentit frustrée et à en juger l’expression sereine de sa tante, elle non plus.
Quelque chose attrapa alors l’attention de Dany, au-delà des groupes amoncelés de clients, sur l’un des étals étiquetés de Tyrosh. Les mêmes calmars en plus petit y étaient présentés, amputés de leurs tentacules et le corps mis en brochette. Ce n’était pas la première fois qu’elle en voyait depuis leur arrivée sur le marché et sa curiosité commençait à poindre grandement. Surtout en voyant certains enfants présents en compagnie de leurs aînés consommer le met sans réserve.
- Hey, petite, tu en veux ?
L’un des vendeurs, un grand Tyroshi au teint mat et aux cheveux bleu turquoise l’avait alpagué comme le faisaient des centaines de marchands avec les clients ici-même. Son regard engageant et des haussements de sourcils complices ne reçurent que le silence de sa part. Timide et prise au dépourvu, Daenerys ne sut comment réagir… D’autant que c’était Muña qui disposait des précieuses pièces de monnaie en fer.
- Dany ?
Intriguée par son arrêt, sa tante s’était retournée. Partageant un regard éphémère avec l’homme de l’autre côté du comptoir puis jugeant les calmars en brochette d’un œil analytique, elle émit un petit rire.
- Je vous en prendrais trois, mon bon sire, annonça alors la Velaryon à l’attention du marchand.
Muña lui adressa un petit clin d’œil sous lequel Daenerys ne put que se sentir rougir. Après tout, elle n’avait pas osé demander à sa tante de lui prendre l’intriguant met, de peur de montrer un caprice qui ne seyait aucunement à son statut princier. Et malgré cela, Tante Laena avait compris en une seconde. Le marchand s’empressa d’échanger ses trois brochettes marines contre son maigre dû. S’en saisissant, la Velaryon lui en tendit une sans attendre et se tourna vers Syrello, qui les suivait docilement depuis leur arrivée sur les lieux. La surprise fut assez claire dans ses yeux lorsque sa tante lui présenta une brochette et il hésita même à dire quelque chose, au vu du mouvement nerveux et indécis de sa bouche.
- Je vous en prie, Syrello, prononça doucement Muña en présentant un charmant sourire. « Pour vos bons services et votre amitié. »
- Oh, dans ce cas, merci à vous, lady Velaryon, répondit-il après un petit rire. Il avait l’air touché par l’attention de Muña. Après tout, Muña était si gentille.
Ils reprirent ensuite leur chemin à leur rythme, prenant bien soin de savourer leur opportun encas.
- Alors, qu’en penses-tu ? demanda alors Laena au détour d’une allée moins fréquentée qui leur permettaient de parler et de s’entendre.
Le regard de la dame de Lamarck était assez équivoque, à en juger sa lueur amusée. Cette dernière, tout comme Syrello derrière elles, avait visiblement déjà fini sa brochette. Daenerys essaya tant bien que mal de ne pas montrer un spectacle trop indigne d’elle. En temps et lieux, en de meilleures circonstances, elle n’aurait ni touché la nourriture avec ses mains du fait d’une argenterie fournie ni affiché non plus sa bouche barbouillée de sauce. Comment sa tante avait-elle pu manger aussi vite et proprement sa part ? Comme pour répondre inconsciemment à son questionnement, celle-ci vint essuyer les surplus d’un mouchoir tandis qu’elle finissait sa bouchée actuelle.
- C’est vraiment bon, Muña, répondit-elle alors dans un grand sourire.
- Parfait. Continue donc, ma chérie. Je ne te dérangerais plus.
Non pas que sa tante la dérangeait. L’idée était même vraiment bizarre. Comme pour le montrer, ce fut elle qui poursuivit.
- Où allons-nous maintenant, Muña ?
Après tout, elles avaient déjà vu beaucoup de choses et le panier d’osier de sa tante comptait déjà de nombreux poissons, cachés sous le mince tissu de lin qui les couvraient. A sa question, la Velaryon se mit à glousser.
- Au traiteur des saumons de Blanchedague, bien sûr, s’exclama-t-elle sur un ton plein d’humour mais également débordant de tendresse. « Si nous n’en prenons pas, c’est notre cher Viserys qui sera mécontent. »
A cela, Dany répondit par un même gloussement. Maintenant, elle comprenait. Elle comprenait pourquoi Laena se rendait personnellement à ce marché alors que c’était normalement la tâche de leurs serviteurs. Qui d’autre qu’elle pour s’occuper avec autant d’attention des goûts spécifiques de son frère aîné ?
Même si Viserys n’était pas le plus silencieux des Targaryen quant à l’expression de ses désirs et de ses envies princières. Au moins, Daenerys serait fière de ramener d’elle-même à son frère les ingrédients de son plat préféré.
- Finis donc ta brochette, ma puce, et hâtons-nous de rentrer.
En sachant ce qui l’attendait à chaque retour de promenade, la petite princesse ne se fit pas prier.
***
Il y avait bien une chose que Daenerys adorait à Braavos. Une chose susceptible de lui faire perdre sa grâce et sa dignité de princesse comme le disait souvent Viserys – même s’il avait prouvé qu’il n’était pas mieux qu’elle en ce sens ; une chose qui, comme le disait Muña, ferait toujours d’elle sa petite « puce en sucre qui sautille partout ». Et seuls les Quatorze de Valyria savaient vraiment à quel point Dany n’aimait pas quand sa tante l’annonçait à qui voulait bien l’entendre. Elle n’était pas une puce mais un dragon ! Et pourtant, Muña continuait à la taquiner à chaque fois.
Ce n’était pas faute d’essayer d’être patiente, mais quelque part, l’attente faisait aussi partie du plaisir. Et comme chaque jour, elle sautillait effectivement comme une puce dans l’espoir que sa tante hâte le pas du retour, et cette fois sur le quai à attendre que Laena descende de leur gondole rouge et noire et mette pied à terre.
- Muña, allez ! Sinon Viserys va tout manger !
Car Viserys n’avait aucune manière quand il était question du gâteau !
Le « gâteau », voilà ce qu’elle aimait plus que tout le reste.
Tout avait commencé par une envie passagère et sans enjeu de Ser Willem, qui avait alors cuisiné un petit gâteau au citron au retour d’une longue promenade, surtout pour lui-même. Mais leurs regards curieux, à elle et Viserys, avaient convaincu le vieil homme de le partager en plusieurs parts pour qu’ils y goûtent tous. Cette première expérience s’étaient avérée être un délice et c’était Muña qui avait fait le suivant, encore meilleur.
Depuis lors, le gâteau au citron de l’après-midi était devenu une sorte de rituel que Dany ne voulait rater pour aucune raison. Surtout avec son goinfre de frère !
- Muña ! répéta-t-elle en sautillant.
- Oui, oui, attends un peu veux-tu, vilaine ? répondit la Velaryon en riant, avant de se tourner vers leur gondolier en pointant du doigt leur panier en osier rempli à ras-bord du bon poisson qu’elles avaient acheté. « Syrello, si vous voulez bien ? »
L’homme ne se fit pas prier et tendit le lourd panier après l’avoir soulevé. Sa tante le prit dans un petit effort avant de s’éloigner du bord de l’eau.
- Vous m’excuserez mon cher, mais nous partons devant, prononça-t-elle à l’attention de l’homme, mais son regard était tourné vers sa silhouette sautillante.
- Faites donc madame, répondit Syrello dans un rire. « Syrello doit de toute manière attacher la gondole. Nous nous verrons plus tard. »
Et elles étaient alors parties. Le soleil était déjà en déclin dans le ciel et de rouges lueurs s’observaient sur la couronnes des quelques nuages traversant le ciel bleu de Braavos, annonçant la fin de l’après-midi.
La voix et les avertissements de Laena furent la seule raison pour laquelle Daenerys se retint de courir. Il ne fallait pas que sa tante la gronde à la place, sinon la journée serait gâchée et elle n’aurait pas ce qu’elle voulait. Mais la vue des nombreux enfants de son âge vadrouillant dans le quartier et jouant à chat perché ne l’aida pas à se faire sage, mais si la raison l’emportait sur le reste. Elles finirent toutefois par atteindre toutes les deux leur destination, et la raison cessa dès lors.
- Dany ! s’écria sa tante mais trop tard puisqu’elle s’était précipitée.
Car la maison était en vue, en haut de la rue. Sa toiture était composée de tuiles bleues et ses murs en pierre étaient beiges et bruns, comme la plupart des bâtisses et des maisons de ville de leur îlot. Un très beau jardin se trouvait devant, son intimité préservée des yeux indiscrets des passants par un muret où le lierre était maître et au-dessus duquel d’épais buissons siégeaient. Le grand citronnier était toujours à la même place, ses feuillages parcourus des précieux et délicieux fruits jaunes qu’elle aimait tant.
Ô, elle avait hâte. Elle ne pouvait pas attendre. S’engouffrant dans le jardin par le portail grand ouvert, Daenerys ignora les réactions surprises des serviteurs et des gardes présents et se précipita vers la porte rouge. « Jeune maîtresse. » la saluèrent les gardes présent de part et d’autre de l’entrée. Muña était non loin derrière. Se rappelant ses manières, Daenerys fit le choix de l’attendre plutôt que d’entrer tout de suite comme une sauvage.
- Dany, enfin, souffla-t-elle en la rejoignant. « Le gâteau ne s’envolera pas, tu sais ? »
Elle ne rajouta toutefois rien avant de la dépasser. L’un des deux hommes présents devant la porte s’empressa de l’ouvrir pour leur permettre le passage et en quelques secondes, elles trouvèrent le chemin des cuisines. Elles y trouvèrent alors Ser Willem et son frère, déjà attablés. Le premier se leva aussitôt qu’il les vit, s’inclinant respectueusement et lui accordant tout particulièrement une humble révérence.
Ser Willem était un vieil homme à la stature fébrile, rendant son mouvement presque hésitant. Daenerys l’avait toujours connue de la sorte ; Viserys disait qu’il était encore plus vieux que leur grand-père le roi Jaehaerys, ce qu’elle avait du mal à croire puisque grand-père était mort bien avant leur naissance. Pourtant, en observant son visage vieillissant à la peau pâle semblable à celle du vieux parchemin et son crâne à peine couvert que de quelques touffes de cheveux translucides, elle voulait bien reconnaître que Ser Willem était vraiment très vieux.
En comparaison, Viserys était l’inverse. Le contraste était drôle, surtout lorsque le vieux chevalier était à côté de son frère. Viserys lui ressemblait énormément, mais c’était normal puisqu’il était son frère. Laena avait plusieurs fois dit que là où elle avait pris de feu leur mère la reine Rhaella, Viserys avait pris de feu leur père le roi Aerys. Le visage de Viserys était un peu plus long et moins en forme de cœur que le sien. Ses cheveux étaient tout aussi argentés et tendaient même à boucler. Ser Willem avait dit que c’était aussi le cas de feu leur frère, le prince Rhaegar et de leur nièce la princesse Rhaenys. Néanmoins, plutôt que d’hériter du regard de leur aîné et de leur père, un violet améthyste profond et parfois presque indigo, Viserys avait tout comme elle hérité des yeux de leur mère, dont la couleur violette chatoyait non pas d’indigo mais de lilas. Viserys s’était souvent plaint de leurs yeux, y voyant une « couleur de femme » qui ne saurait « seoir à un roi de la dynastie Targaryen » ; il avait rapidement changé de discours lorsque Muña lui avait dit qu’elle les aimait.
- Vous revoilà, lady Laena, princesse. Nous devenions impatients, surtout le prince, prononça-t-il d’un ton doux, presque éteint. « Venez donc vous installer, que nous goûtions ce délicieux gâteau. Je pense m’être surpassé aujourd’hui. »
Dany le tint pour dit et ne se fit pas attendre. Elle vint s’asseoir dans la précipitation à la gauche de Viserys, lui épargnant à peine un regard et ignorant les habituels bougonnements qu’il émettait. De toute manière, dès lors que leur tante vint s’asseoir de l’autre côté et embrassa son frère sur la joue, ses bougonnements se changèrent en bégaiements avant qu’il ne se taise dans un lourd rougissement. Son frère était vraiment bizarre quand il était en présence de leur tante.
De l’autre côté de la table, les observant avec tendresse, Ser Willem s’occupa de couper leur gâteau en de nombreuses parts et les servit chacun leur tour, distribuant argenterie et petites assiettes en porcelaine blanche.
Et comme chaque jour, ils dégustaient tous les quatre leur fameux met acidulé, dans cette quiétude qu’elle aimait tant et parlant de tout et de rien.
Ce jour-là, le citron dans le gâteau fut particulièrement savoureux.
LA DAME D’ARGENT
Il y avait encore dix ans, alors qu’elle était encore dame de compagnie de son amie et reine Rhaella Targaryen et qu’elle servait au Donjon Rouge de Port-Réal, Laena Velaryon n’aurait jamais même imaginé qu’elle serait devenue ce que l’on appelait désormais dans les Sept-Couronne un « fugitif loyaliste ». La dynastie Targaryen était alors promise à un grand avenir, en dépit de la folie du roi, de ses excentricités sanguinaires indéniables et des tensions qu’elles engendraient entre les gouverneurs militaires et les seigneurs suzerains du royaume. Le royaume était alors stable, relativement prospère, et mis à part le défi de Sombreval en l’an 277 et les quelques révoltes de la Fraternité Bois-du-Roi en l’an 281, le royaume n’avait plus vu de conflit armé depuis plus de vingt ans. Nul n’aurait envisagé à cette époque que la dynastie Targaryen disparaisse dans une tragédie sanglante et dans les flammes de la rébellion. Et pourtant, les fantasmes morbides et les peurs puériles devinrent réalité. Le royaume se souleva et le prince Rhaegar mourut au combat. Puis ce fut le tour du roi et de la princesse Elia, tristement assassinés. Et tout avait changé. Aujourd’hui, lady Laena Velaryon était là, en exil et en fuite, à veiller sur les enfants de sa reine, lestée des enjeux du passé tout autant que de ceux de l’avenir.
Les premières années s’étaient déroulées dans la peur et une crainte démesurée de représailles. La guerre avait été perdue et la reine était morte. Au sortant de l’an 284, les vestiges de la flotte Targaryen encore présents autour de Peyredragon avaient été achevés par le même typhon qui avait vu la naissance de la dernière princesse du royaume. Dans leur bonté, les Sept avaient également coulé la flotte rebelle dans le typhon, permettant alors aux derniers loyalistes Targaryen d’emporter dans une fuite désespérée les derniers héritiers du Trône de Fer, loin de la furie vengeresse des Stark et des Baratheon. Loin des serres impitoyables et félonnes des Lannister. Ils avaient alors errés, de repères en repères, de villes en villes, hors des Sept-Couronnes, pendant presque deux ans. Ils s’étaient cachés où ils pouvaient, abandonnés par plusieurs des leurs en chemin et en délaissant tout autant dès lors que leur loyauté semblait compromise. Ils avaient alors cherché autant de soutiens que possible, n’en trouvant jamais assez, ou jamais d’assez fiables. Ser Willem Darry était un homme plein de ressources, mais il était trop naïf s’il pensait pouvoir réunir une armée de loyalistes Targaryen dans des terres aussi lointaines et dangereuses qu’Essos. Seule comptait la survie.
Ici, tout avait un prix, même la liberté et même l’âme. A Myr, Laena avait remarqué que les citoyens libres exploitaient souvent jusqu’à la mort les hommes serviles pour alimenter leurs industries de pointes. Une lentille en verre poli valait plus que la vie d’un homme, tant et si bien que mourir au travail pour un esclave était parfois aux yeux de son maître autant une vertu qu’un impératif industriel nécessaire. La vie humaine n’y avait plus aucune valeur et l’on y préférait la productivité d’un corps. A Tyrosh, elle avait vu des centaines d’hommes réduits à l’état vulgaire de rameurs, au point même que leurs maîtres les ferraient comme du bétail à leurs bancs jusqu’à ce mort s’en suive. Les rames que ces esclaves actionnaient devenaient l’unique raison de leurs existences, et les navires sur lesquels ils vivaient finissaient inévitablement par devenir leurs tombeaux. Ils ne connaissaient nulle famille, nulle femme et nuls enfants. A Lys, ces même femmes et enfants étaient réduits à l’état d’objets de plaisir, soumis à l’hubris et aux caprices des hommes ; si leur sort n’était pas aussi systématiquement funeste, il n’en demeurait pas plus enviable. Ils ne faisaient que troquer les fers pour des draps.
Chaque escale au-delà du Détroit signifiait chaque fois toujours plus de risques. Risques d’être retrouvés par les usurpateurs peut-être sur leurs traces pour finir ce qui avait été commencé dans la pouponnière du Donjon Rouge. Risques d’être poignardés par leurs propres serviteurs, dont la loyauté était mise à l’épreuve toujours plus par la précarité que leur imposait cette éternelle errance. Risques d’être trahis par leurs propres hôtes, dont les mots courtois dissimulaient souvent bien d’autres intentions. Plus que tout le reste, c’étaient d’eux que Laena avait eu le plus peur. Car les loyalistes Targaryen n’avaient que peu à gagner d’être accueillis par d’anciens soutiens de la Couronne et tout à perdre, car leurs vies pourraient se vendre à prix d’or. Et si non à l’usurpateur Baratheon, aux esclavagistes les plus offrants et les plus excentriques des Cités Libres, les condamnant à vivre des vies de souffrances. Certains magisters, autres princes marchands ou encore des sorciers ne pouvaient que rêver avoir en leur possession des esclaves de sang Targaryen. Cela, Laena ne le permettrait jamais. Pas pour les doux enfants de la reine Rhaella.
Alors Laena avait gagné du temps. Autant de temps qu’elle pouvait le rendre possible. Elle avait imposé à Ser Willem Darry de ne jamais rester trop longtemps au même endroit. Ils avaient quitté Myr au bout de trois lunes, puis Lys au bout de quatre. Ils n’étaient pas même restés une lune à Tyrosh, leurs hôtes d’alors ne lui inspirant aucune confiance et les valeurs de la cité en matière d’esclavage étant aux antithèses de ce qu’étaient les Sept-Couronnes. Il n’avait jamais été question d’aller à Volantis ; si Ser Willem avait été tenté par l’idée, le danger potentiel que le Vieux-Sang Volantain avait inspiré à Laena avait convaincu le vieil homme de l’inutilité de prendre autant de risque. De plus, si le climat de vie à Tyrosh était particulièrement violent, il n’était rien en comparaison de la société Volantaine, qui se rapprochait le plus de ce qu’avait été Valyria et ses possessions. Elle ne pourrait jamais exposer Viserys et Daenerys à une telle inhumanité ambiante. Ils avaient alors errés, perdant toujours plus de leurs suivants, lassés de l’expédition. Jusqu’à finir seuls, à dépendre des restes de la fortune de la reine et à se déplacer en empruntant caravanes côtières et navires marchands itinérants. Jusqu’à ce qu’ils finissent ici, à Braavos.
Laena regarda avec distraction les cimes vertigineuses du nord de la ville, quartier que les locaux appelaient « Citadelle », se perdre dans les cieux. Parfois, au moment où le soleil perçait les brumes matinales et qu’apparaissait clairement la voute céruléenne par-dessus les hauteurs brumeuses grisâtres, la grande Cité Secrète prenait des allures célestes. Traversant le ciel blanc, l’astrale luminescence du jour braavien s’observait dans le lointain, presque palpable, libérant un faisceau de lumière qui venait illuminer de toute sa force les hautes cimes d’argent de la ville. La première de toute était celle qui s’observait peu importait où l’on se trouvait à Braavos : la structure surélevée et dominante de la Banque de Fer, immense palais forteresse de presque cinq cent pied de hauteur, auréolé en permanence de lumière dès que le soleil se levait à l’horizon. Alors s’illuminaient à leur tour les autres mastodontes de la cité, le palais du Seigneur de la Mer de Braavos, puis plus au sud le Palais de la Vérité, les temples de l’Île des Dieux puis enfin le grand Titan, qui apparaissait lorsque les derniers vestiges du brouillard se dissipaient autour de lui.
Cette netteté grandiose n’était que le reflet de ce qu’était Braavos. Ici, nul esclavage et nulle tuerie. Les guerres que menaient certaines des armées braviennes contre d’autres Cités Libres, principalement Volantis, n’avaient eu que très peu d’impact au-dessus des contrées d’andalos, la vaste région continentale septentrionale qui séparait Braavos du reste du continent. Quant à l’accueil qui leur avait été réservé par le gouvernement braavien, à leur arrivée sur le Port Echiqueté à la fin de l’an 285, il avait été particulièrement cordial et chaleureux. Un manoir inutilisé qui faisait partie du patrimoine de la maison Prestayn leur avait été confié en toute bonne foi et Willem Darry le gérait au nom du Seigneur de la Mer, leur permettant par la même occasion d’y loger.
Depuis lors, leur vie dans la Cité aux Cent Îles s’était révélée particulièrement paisible et les jours s’étaient suivis dans une harmonieuse fluidité.
Laena Velaryon aurait préféré que cela dure indéfiniment.
- Lady Velaryon… souffla Syrello dans l’embarras.
Ce dernier se trouvait en accueil devant le portail de la villa, en tenue de garde braavien. La Velaryon ne l’avait vu qu’une seule fois dans un tel accoutrement. Et il n’était pas seul. De part et d’autre, une dizaine d’hommes d’armes étaient disposés dans la rue. Leurs tenues hoplitiques conjuguant de lourds linothorax blancs sur lesquels étaient fixés d’impressionnantes cuirasses musclées en fer ou en bronze ne trompèrent pas, pas plus que leurs casques d’hoplites assortis dont les crêtes dressées et en crin de cheval étaient teintées de pourpre. De longues capes pourpres, rouges et bleues recouvraient leurs épaules, ajoutant à leurs apparences guerrières une allure noble. Les quelques riverains de passage, comprenant qui ils étaient, ne s’attardaient aucunement sur les lieux et continuaient aussitôt leurs chemins. Personne ne leur en aurait voulu quoiqu’il en fût.
Laena partagea un regard incertain avec Syrello et s’avança, passant le portail de la villa d’un pas rapide. Plus de gardes se trouvaient dans le jardin et additionnés à ceux gardant l’extérieur, la Velaryon en compta bien une trentaine. Si elle avait douté quelques secondes de leur identité, la grande bannière plantée dans l’herbe arborant la Pourpre Seigneuriale et le casque hoplitique braavien assura à Laena qu’il ne s’agissait de nulle autre que la garde d’élite du Seigneur de la Mer.
- Muña ! entendit-elle alors.
Laena vit Daenerys se diriger vers elle en courant, suivie de Viserys. Les deux jeunes Targaryen l’avaient visiblement attendu sur la terrasse non loin de l’entrée principale de la villa. « Dany… » souffla-t-elle alors que la petite se jeta dans ses bras. Laena ressentit assez facilement son inquiétude. L’expression de Viserys était on ne pouvait plus ferme, mais il ne suffit que d’une caresse de sa part sur la joue du garçon pour qu’il s’apaise, en dépit de l’étrangeté de la situation.
- Muña, il y a tous ces soldats effrayants dans la maison ! s’exclama alors Daenerys en relevant la tête. « Pourquoi sont-ils là ? »
Confuse, Laena interrogea Viserys du regard mais ce dernier ne fit qu’hausser les épaules, l’air incertain.
- Nous n’avons pas tout vu, nous étions dans les jardins extérieurs, se décida-t-il à dire. « Mais Ser Willem discute avec leur représentant en ce moment-même. Les gardes ne m’ont pas laissé entrer. »
« Que peuvent-ils vouloir ? » pensa-t-elle alors avant de reposer son regard sur les nombreux hommes devant la villa. Certains de leurs serviteurs les observaient depuis les fenêtres, les regards soucieux. « Est-ce que cela concerne la Banque de Fer… ? Non, ils seraient venus avant. » Syrello Orlas s’approcha d’elle, tenant son casque contre son flanc. Il avait l'air si fringant pour un si honnête homme que c’en fut presque effrayant. Une telle démonstration ne l’amena qu’à une seule plausible conclusion. « Non, il ne peut s’agir que du royaume. »
- Ne nous attardons pas, lady Velaryon. On vous attend, prononça le braavien.
Laena acquiesça, se séparant de Daenerys tout en la rassurant d’une caresse dans ses fins cheveux argentés. Faisant signe à deux gardes de Braavos présents, Syrello ouvrit la voie et entra en premier dans la villa. Laena le suivit, tenant Viserys et Daenerys chacun par une main, et les deux soldats fermèrent la marche. Laena se rendit compte qu’autant d’hommes se trouvaient à l’intérieur du manoir qu’à l’extérieur et même s’ils ne semblaient pas ouvertement hostiles, leur manière de se positionner et de bloquer les axes aux serviteurs du manoir lui fit se rendre compte de la menace sous-jacente qu’ils renvoyaient. Bien qu’ils ne montèrent en réalité qu’à l’étage, ce court déplacement fut aussi long et pesant qu’une marche d’expiation et ils arrivèrent finalement devant les quartiers de ser Willem Darry.
- Votre sérénissime Seigneurie, annonça alors Syrello en entrant et en s’inclinant. « Lady Velaryon est arrivée. »
« Votre sérénissime Seigneurie. » pensa-t-elle. C’était la manière avec laquelle on devait absolument s’adresser au Seigneur de la Mer. Alors il était bien là. « C’est forcément le royaume. Que s’est-il passé ? Est-ce grave ? » Laena ravala ses angoisses pour ne pas les montrer à ses protégés. Dany était trop jeune pour se soucier de leurs problèmes et il pouvait encore rester quelques années d’insouciances à Viserys avant qu’il ne s’inquiète du sort de la maison Targaryen et de son rôle d’héritier. « Faites-la entrer. » crut-elle entendre. Dans tous les cas, Syrello se retourna vers eux et lui fit un signe de tête avant de se déplacer sur le côté pour l’inviter à entrer. Alors Laena s’exécuta.
Le salon de réception des quartiers de Willem Darry était un lieu des plus accueillants. Quelques coussins disposés sur de confortables fauteuils autour d’une table basse sur laquelle étaient disposées de l’argenterie et quelques tasses de porcelaine au contenu fumant ; du thé très certainement. La salle respirait un certain luxe tout en restant suffisamment formelle pour les réunions. Laena trouva bien évidemment Ser Willem Darry installé sur l’un des fauteuils. En face de lui, tout aussi confortablement installé, se trouvait l’homme qui occupait depuis peu les pensées de la dame de Lamarck.
L’actuel Seigneur de la Mer de Braavos, celui-là même qui les avait personnellement accueilli à Braavos et qui depuis s’avérait être leur protecteur en toutes choses : lord Ferrego de la maison Antaryon. Derrière lui, se tenant debout et droit, se trouvaient deux hommes portant de légers mais seyants pourpoints, couverts de broderies dorées. En cela, ils portaient la même tenue que lord Ferrego. De magnifiques sabres étaient attachés à leurs hanches. « Les lames de Braavos. Les compagnons de Syrello. » conclut-elle aussitôt.
- Lady Velaryon, quel plaisir de vous revoir ! l’accueillit Ferrego Antaryon, tout en se levant. « Comme toujours, vous êtes ravissante. » rajouta-t-il ensuite, un sourire se tissant sur son visage.
- Votre sérénissime Seigneurie, prononça-t-elle en réponse tout en lui adressant une respectueuse révérence.
- Inutile d’être aussi formelle, lady Velaryon, lui lança-t-il avant d’observer Syrello. « Je vois que ma troisième lame remplit bien son devoir. Je suis ravi de vous l’avoir assigné. »
Laena se contenta d’acquiescer. D’un mouvement de la main, Ferrego Antaryon désigna alors les deux hommes qui l’entouraient.
- Vous n’avez pas encore été présentés, en dépit de votre séjour prolongé dans ma cité. Voici Syrio Forel, première lame de Braavos et mon compagnon le plus cher, dit-il en désignant l’homme à sa droite. En dépit de sa position et de son titre, l’homme était étrangement petit. Ferrego semblait avoir compris ses pensées puisqu’il libéra un rire. « Ne vous laissez pas tromper par son apparence. Syrio est sans nul doute le meilleur bretteur de Braavos à l’heure actuelle, et j’ose espérer, le meilleur d’Essos. »
- Je n’en doute pas, lord Ferrego… répondit-elle aimablement tout en adressant un regard de reconnaissance au concerné. Syrio Forel semblait inflexible, à en constater son air sévère.
- Quand à ce gentilhomme-ci, il ne s’agit de nulle autre que de Quarro Volentin, ma seconde lame, apprenti du premier et fils héritier de la maison Volentin de Braavos.
- Enchanté, lady Velaryon, enchaîna le dénommé Quarro. Il était plus loquace que son maître.
Le regard du Seigneur de la Mer se posa alors sur ses protégés. Son regard fut assez difficile à interpréter, mais il fut évident qu’ils avaient été l’objet de la discussion antérieure à leur arrivée.
- Leurs Altesses royales semblent bien se porter. C’est bon à savoir… Mais trêves de convenances. J’ai à vous parler, lady Velaryon. Installez-vous.
Laena comprit aussitôt que ce n’était pas une requête en dépit du ton calme du braavien, aussi s’avança-t-elle pour prendre place là où l’homme l’avait enjointe du regard de s’installer. Un problème se posait toutefois et ce fut Viserys qui le fit remarquer le premier.
- Et nous ?
C’était une question simple mais pourtant si importante. Lord Ferrego ne répondit pas, se contentant de l’observer en silence. Laena vit la gêne dans les yeux fatigués de Ser Willem puis se concentra sur son petit prince.
Viserys était intelligent. Laena sut qu’il avait compris pourquoi le seigneur de Braavos restait silencieux.
- Vous allez discuter de notre cas, n’est-ce pas ? continua-t-il tandis que sa voix flanchait. Il semblait indigné. « Je suis le prince héritier de la maison Targaryen, le roi légitime des Sept-Couronnes ! J’estime avoir le droit d’entendre ce qui est dit, surtout lorsque cela nous concerne, moi et ma sœur ! »
- Vous avez raison, prince Viserys. Vous êtes légitimement le prince héritier de la maison Targaryen. Mais, corrigez-moi si j’ai tort, il me semblait que la maison Targaryen n’était plus au pouvoir dans les Sept-Couronnes depuis désormais sept ans ? Ou alors je dois m’être mépris, mon prince. Votre frère le prince Rhaegar n’est pas mort au Trident, vos parents sont encore en vie et vous n’êtes pas ici en tant que réfugié loyaliste des Sept-Couronnes.
Laena trembla aux mots durs de lord Antaryon. Ser Willem semblait s’être recroquevillé. Quand elle regarda ses petits protégés, frère et sœur étaient devenus pâles.
- C’est… C-C’est…
Le braavien leva la main pour interrompre le jeune Targaryen avant même qu’il ne puisse se reprendre et répliquer.
- Nous sommes à Braavos, mon prince, pas dans les Sept-Couronnes. Ser Willem et lady Laena sont vos régents et sont suffisamment qualifiés pour s’occuper de toute question concernant vos intérêts. S’il-vous-plait, veuillez-vous retirer. Syrello, raccompagnez leurs Altesses royales dans leurs appartements.
Le cœur de Laena se serra quand elle vit la frustration peinte sur le visage de son petit prince. Viserys était encore jeune et les souvenirs de la rébellion de Robert Baratheon encore si frais dans son esprit. Il n’avait que huit ans à l’époque. Ce dernier la regarda, comme pour l’appeler à l’aide. Alors Laena lui adressa un regard doux et apaisant. « Tout va bien, mon prince. Laisse-moi m’en charger. » essaya-t-elle de lui transmettre par la pensée et le regard. Viserys se résigna alors, et d’un vague acquiescement, l’air défait, il se retira tout en prenant Daenerys par la main.
Syrello se tourna vers elle et lui adressa un sourire désolé avant de disparaître à son tour. Le silence revint alors dans la pièce, à peine interrompu par le tintement sporadique de la cuillère en argent de lord Ferrego alors qu’il l’égouttait contre sa tasse de thé.
- Vous vous doutez que ma venue ici n’est pas une simple visite de courtoisie, dit-il calmement.
- Cela concerne le royaume, n’est-ce pas ? Il s’est passé quelque chose… Autrement, vous ne seriez pas ici et certainement pas avec une telle escorte.
Lord Ferrego ne lui répondit pas immédiatement. Il se saisit de sa tasse et en but une légère gorgée. Il la reposa ensuite et se concentra sur elle. Il semblait particulièrement contrarié, à en croire son expression.
- Comme je viens d’en parler avec Ser Darry, la situation a changé, lady Velaryon. La victoire de Robert Baratheon contre Balon Greyjoy à Pyke change tout.
Laena sentit son cœur s’emballer et partagea un regard inquiet avec Ser Willem. L’Usurpateur et ses fidèles faisaient face à une rébellion généralisée des Îles de Fer depuis un an. La nouvelle avait atteint Braavos que Port-Lannis avait été attaqué et que la flotte de l’Ouest avait été détruite avec la ville durant l’attaque. Selon les marins qui avaient apportés ces nouvelles, Balon Greyjoy s’était même autoproclamé Roi du Sel et du Roc.
Pour autant, Laena ne comprenait pas en quoi la défaite des Greyjoy aurait pu changer quoi que ce soit. Robert Baratheon demeurait toujours le roi.
- Vous doutiez de sa victoire, lord Ferrego ? demanda-t-elle alors.
L’expression contrariée de ce dernier s’amplifia davantage à sa question. Il reprit sa tasse en main et avala d’une traite ce qui restait du thé.
- Le problème n’est pas du fait qu’il ait gagné, lady Velaryon, mais comment il a gagné. Et de quelle manière cela vient même jusqu’à me compromettre politiquement au sein de ma propre ville !
Il avait commencé à lui répondre méthodiquement, d’un ton rationnel et retenu, mais il avait augmenté d’un ton dès la moitié de sa réplique. Il se leva et commença à faire les cent pas. Il avait l’air impatient et inquiet. Laena n’aurait pas eu besoin d’être vive d’esprit pour s’en rendre compte. Syrio Forel et Quarro Volentin n’avaient en revanche pas bougé d’un pouce. Elle attendit quelques secondes mais l’homme sembla comme happé dans de nombreuses réflexions personnelles, comme sujet à de nombreux calculs.
- Votre Seigneurie… ? questionna-t-elle humblement.
Dans l’incertitude, Laena jugea qu’il valait mieux qu’elle reste respectueuse. Le Seigneur de la Mer émergea vraisemblablement de ses songes à l’entente de sa voix et vint se rasseoir assez vite.
- Votre Seigneurie, comment la victoire de Robert Baratheon sur les Fer-Nés pourrait contrarier votre position ? Je ne comprends pas.
- En temps normal, je ne le comprendrais pas moi-même, et pourtant c’est bien le cas, répondit-il précipitamment, ses doigts tapotant nerveusement contre le bras de son siège. « Comme je vous l’ai dit, le problème n’est pas sa victoire en tant que telle. Mais comment il a obtenu une telle victoire. Lady Velaryon, en tant qu’ancienne dame de Lamarck, vous comprenez mieux que quiconque ce qu’il en est des rapports de force entre les puissances du Détroit. A votre avis, au regard de la victoire de Baratheon sur les Fer-Nés, écrasante victoire s’il en est une, quelle pourrait-être la raison pour laquelle ma position est compromise ? »
Laena partagea son regard un instant, mais l’air contrarié du Seigneur de la Mer de Braavos était suffisamment équivoque en tant qu’indice pour la mettre sur la bonne voie. Elle était l’ancienne dame de Lamarck. « Il n’y aurait qu’une chose liée à la maison Velaryon qui pourrait contrarier à ce point un seigneur de Braavos. »
- La flotte de Peyredragon a été entièrement coulée par un typhon, votre Seigneurie… Lors de la naissance de la princesse Daenerys.
Les yeux plissés de mécontentement du seigneur de la maison Antaryon firent comprendre à la Velaryon qu’elle avait mis le doigt sur le problème.
- Cette flotte a été reconstruite, lady Velaryon. Cette flotte a été reconstruite, augmentée et optimisée ! Elle a été déployée avec succès au cours de la guerre et a coulé par le fond près des trois quarts de la flotte de Fer au large de Belle Île.
« Comment est-ce possible ? » pensa-t-elle aussitôt. La suzeraineté de Peyredragon et ses vassalités avaient été cédées à la maison Stark… Pire encore, pour faire insulte à la maison Targaryen et ses soutiens, c’était visiblement le fils bâtard de lord Eddard Stark qui était destiné à hériter du fief et de ses possessions. Ce Jon Snow n’était encore qu’un enfant, à peine plus âgé que la princesse et ses régents actuels étaient des seigneurs du Nord… Aucun seigneur du Détroit n’aurait accepté de financer une reconstruction complète de la flotte de Peyredragon, surtout pas pour un bâtard de la maison Stark. Laena savait que son cousin Monford Velaryon ne l’accepterait pas.
- Comment ? demanda-t-elle alors. « Je suis certaine que mon cousin Monford aurait refusé de produire des navires pour la maison Stark. Et il n’est pas le plus obstiné des seigneurs du Détroit. Lord Ardrian Celtigar préférerait se taillader les veines que de céder une once de sa fortune à l’Usurpateur ou ses chiens de garde. »
- Ni votre cousin ni le Crabbe Rouge n’ont participé à la reconstitution de cette flotte. Officiellement, le constructeur et propriétaire de cette flotte est la maison Stark de Peyredragon. Officieusement, c’est le Nord qui a constitué cette flotte de son propre financement et c’est lord Benjen Stark qui en exerce le commandement. »
Ser Willem se tenait là, penaud. Le Darry ne ressemblerait pas plus au vieil homme qu’il était que lorsqu’il revêtait cette expression contrite et défaite. Une expression qu’elle avait apprise à lui connaître en de rares occasions. Elle fronça les sourcils en le fixant. « Il savait. Il le savait, et il ne m’a rien dit. Il me l’a caché. » réalisa-t-elle. « Depuis combien de temps ? Et pourquoi ? »
- Combien de navires… ? hésita-t-elle à demander.
- Assez pour imposer la suprématie navale à la flotte de fer une fois combinée à la flotte de la Treille. Mes sources m’ont signalé près d’une centaine de navire, si ce n’est plus.
Laena ne mit pas bien longtemps à comprendre pourquoi cette flotte était un problème.
- Qu’est-ce que cela va signifier pour nous… ?
Par « nous », ils comprirent tous qu’elle faisait référence aux Targaryen.
- Vous êtes intelligente, lady Velaryon. Vous savez ce que cela veut dire, répondit-il. « La présence de cette flotte dans le Détroit a fait reconsidérer son attitude passive à la Banque de Fer. Quant à mes rivaux, ils l’utilisent déjà pour me nuire. En vous accordant le refuge aux frais de Braavos… Non, en vous accordant le refuge tout court, certains m’accusent de nuire aux intérêts de la cité. Les Prestayn m’ont déjà remis une demande d’expulsion, sachant que cette propriété leur appartient. »
Laena se sentit pâlir à vue d’œil.
- Non… C’est… ! Lord Ferrego, allez-vous nous chasser ? Qu’allons-nous devenir ? Nous n’avons nulle part où aller !
Et malgré cela, le braavien resta inflexible. Laena commença à se sentir amère, amère et crédule. Elle savait que le seigneur de la maison Antaryon avait profité de leur présence pour dorer sa prestance et son image au sein des milieux politiques et mondains de la cité. Offrir le refuge aux derniers héritiers légitimes du trône de Fer. Aux descendants d’Aegon le Conquérant. « Est-ce là la limite des soutiens Targaryen ? Être soutenu et utilisé jusqu’au moment où ça ne rapporte plus rien politiquement ? »
Lord Ferrego émit alors un autre soupir.
- Je ne suis pas cruel au point de vous laisser aux loups. Je ne vais pas vous chasser de la ville, à moins que le trône de Fer ne l’exige, mais je suis en revanche dans l’obligation de cesser mon soutien. J’ai avais déjà parlé avec Willem Darry. C’est pour ça que je suis là aujourd’hui : pour vous aider à négocier une alternative.
De quoi parlait-il ? Quelle alternative y avait-il à l’expulsion ? Ils n’avaient aucun fond sinon les maigres réserves financières et objets royaux laissés par la reine. Soudain, Laena commença à se sentir anxieuse. Le visage de Willem Darry, le regard opaque de Ferrego Antaryon, ses mentions d’entrevues précédentes… « De quoi parle-t-il ? De quoi a-t-il parlé avec Darry ? Quelle alternative ? »
- Faites-le entrer, s’exclama alors Ferrego Antaryon, tandis que Quarro Volentin acquiesçait et se dirigeait vers l’une des portes de la pièce.
« Quoi ? Faire entrer qui ? »
Laena crut faire une attaque lorsqu’elle vit passer par le pas de la porte l’une des dernières personnes qu’elle aurait voulu voir. Elle se mit à trembler mais elle ne sut pas exactement de quoi. De peur, de frustration, de colère. Mais elle sut qu’elle était couverte de sueurs froides, alors que son regard bleu croisa celui, sombre, du prince Oberyn Martell de Dorne.
Elle se releva aussitôt, toisant avec fureur le Seigneur de la Mer de Braavos et Willem Darry. « Ils m’ont piégé ! Quelle folie, ils m’ont piégé ! »
- Willem, comment osez-vous !? Êtes-vous devenu fou !? Quelle mouche vous a piqué pour que vous preniez contact avec les Martell !?
- Lady Laena… souffla-t-il difficilement. Il n’oserait rien dire de plus, cet inconscient.
Quant à Oberyn Martell, il s’approcha nonchalamment d’eux, une expression presque satisfaite sur le visage. Laena entama aussitôt un mouvement de recul.
- N’approchez pas de moi ! s’exclama-t-elle, et pourtant il continua.
- Lady Velaryon, si j’avais voulu tuer la maîtresse du roi fou, vous seriez morte depuis des semaines, répliqua-t-il. « Si votre mari avait été présent, en revanche… »
- Lucerys n’était pas mon mari, rétorqua-t-elle sèchement. « Je refuse de considérer cet homme vile comme mon mari ! »
- Et pourtant, il l’était, tout comme vous étiez la maîtresse du roi fou.
« Peste soit de cet homme, comment ose-t-il ? » Laena fixa de nouveau Willem Darry, lui transmettant par le regard toute l’indignation qu’elle ressentait à sa trahison.
- Je n’ai rien à voir avec ce qui est arrivé à la princesse Elia ou ses enfants, rien ! Alors que voulez-vous de moi ?
- Lady Velaryon, s’il-vous-plait, calmez-vous, et asseyez-vous, clama finalement lord Ferrego. « Le prince fait partie de la raison pour laquelle je ne vous ai pas encore complètement abandonné. Alors par tous les dieux, asseyez-vous. »
Laena serra les poings et les dents. Elle essaya en dépit du regard perçant du prince de Dorne de mettre fin aux tremblements qui parcouraient son corps, puis elle retourna s’asseoir.
Et elle écouta alors.
Maudits soient-ils tous.
***
- Vous êtes fous !
- Lady Laena… Ecoutez-moi…
- Non, Willem ! Vous, vous allez m’écouter. Ce que vous avez fait, c’est une trahison et un acte de pure folie. Ne vous en rendez-vous pas compte ?
Le prince Oberyn, lord Ferrego Antaryon et sa suite étaient partis du manoir depuis bien des heures, mais il avait fallu à Laena une période de calme et de solitude pour pouvoir accepter ce qui venait de leur arriver. « Mais la trahison de Willem, c’est autre chose. Je ne pourrais jamais l’accepter. »
- Contacter Dorne… Mais qu’est-ce que vous pensiez ? tonna-t-elle finalement. Les murs des appartements de Willem resteraient suffisamment épais pour que sa voix ne soit entendue par personne d’autre que lui.
- Je suis un vieil homme, lady Laena… Je sens ma fin venir. Je n’arrivais pas à avoir le cœur tranquille, sachant que je laisserais bientôt ces enfants sans rien. Nous avions besoin d’aide…
Laena voulut s’arracher les cheveux à cette réplique. « Et moi ? Ne suis-je pas aussi là pour veiller sur eux ? Qui de nous deux a obtenu une audience avec Antaryon ? » Ce vieil homme aurait pu les emmener rencontrer les Triarques de Volantis si elle n’avait pas été là pour l’empêcher de commettre l’irréparable. Elle s’approcha de la fenêtre et regarda le ciel du soir.
- Je ne sais pas comment vous avez pu faire ça sans me le dire. J’ai passé presque sept ans à protéger ces enfants, Willem, sept ans ! Je ne sais pas si vous avez même conscience de la gravité de ce que vous venez de faire.
Le regard hésitant de Willem lui démontra qu’il n’en savait rien. « Evidemment ! Il n’était que le maître d’arme du Donjon Rouge. Comment pourrait-il même savoir quoi que ce soit de compromettant sur les royaux ? »
- Ser Willem… Lucerys Velaryon, mon mari, était le maître des navires des Sept-Couronnes. L’un des rivaux… non, l’un des ennemis les plus zélés du prince Rhaegar. Un homme aussi fou et déviant que son roi, tant et si bien qu’il m’a jeté sans une seconde pensée, comme une vulgaire catin, dans les bras d’Aerys, quand ce dernier n’était pas occupé à brûler de pauvres gens ou violer sa reine ! Lucerys est l’une des principales raisons pour lesquelles la princesse Elia et ses enfants ont été retenus à Port-Réal, en dépit des ordres donnés par le prince Rhaegar de les faire partir en même temps que la reine. Et vous, sans me consulter, vous prenez contact avec la maison Martell ? Qu’est-ce qui les empêche de nous tuer tous les deux et de s’emparer des enfants, maintenant qu’ils savent où nous nous sommes réfugiés ? Dites-moi, Ser Willem ! »
Le vieil homme ne répondait pas. Il ne la regardait même pas, en vérité. Cet homme ignorait les pires des choses dont elle, la reine ou même le prince avaient été victime. « Et maintenant que les Martell savent… Combien de temps cela prendra-t-il avant que Varys ne l’apprenne ? Que ferons-nous alors ? Il nous faudra fuir. Aussi loin que possible. »
- Je ne peux pas croire que vous ayez négocié dans mon dos pour leur vendre les enfants.
- Lady Laena… Comment pourrais-je… ?
- N’est-ce pas ce que vous avez fait ? Des fiançailles entre le prince Viserys et la princesse Arianne Martell ? Que demanderont-ils ensuite ? Des fiançailles entre la princesse Daenerys et le prince Quentyn Martell ? Je sais qu’ils le feront. Ou alors la vendront-ils aux Tyrell pour infuser du sang Targaryen dans leur lignée et ainsi garantir une précieuse alliance au bénéfice de leur reine Martell. Vous pouvez compter sur moi pour le leur refuser avec la plus grande force. Vous ne condamnerez pas Daenerys !
- Madame, assurément, de telles fiançailles ne sont pas aussi négatives que vous le pensez. Votre affection pour les enfants obscurcit votre jugement.
- Et vous, Ser Willem, votre nostalgie du royaume obscurcit le vôtre. Le royaume est mort. La maison Targaryen est détruite. Et la maison Martell n’est pas celle que vous idéalisez. Vous leur accordez bien trop de confiance. Et ce n’est pas le pire. Le pire dans tout cela, c’est que vous nous avez réintroduits dans le jeu alors que j’ai passé sept ans à nous en tenir éloignés.
- Le jeu, madame… ?
- Oui, Ser Willem. Le jeu des trônes.
LA PRINCESSE D’ARGENT
291
Syrello était le premier homme qu’elle avait vu mourir.
Les adultes disaient souvent qu’elle était trop jeune pour entendre ou voir certaines choses, mais Daenerys ne l’était pas au point de ne pas savoir ce qu’était la mort. C’était d’autant plus vrai qu’elle avait fini par apprendre que Braavos était la seule ville au monde qui vénérait la mort comme une déesse. « Que disons-nous à la mort, petite princesse ? » Cela avait été ses derniers mots, alors que le parvis du petit septuaire non loin de la villa était encore maculé de son sang. Pas aujourd’hui.
Les serviteurs de Ser Willem étaient partis les uns après les autres au fils des semaines et les couloirs de la villa étaient désormais presque déserts. Seuls étaient restés quelques gardes, trois femmes de chambres, le vieux cuisinier qui l’aidait à faire des tartes au citron l’après-midi. « Je suis désolé, madame ! Ils ont tout pris en s’enfuyant, s’il-vous-plait, ayez pitié ! » avait-elle entendu au détour d’un couloir du premier étage, alors qu’une femme de chambre se prosternait aux pieds de Muña. Alors que Muña les avait emmenés se promener sur l’Île aux Dieux, elle et Viserys, Ser Willem était tombé soudainement malade et s’était écroulé. Beaucoup de serviteurs s’étaient enfuis en prenant beaucoup de choses précieuses.
Muña n’avait rien dit et Daenerys n’avait plus jamais revu la jeune femme.
- Votre Altesse, lui souffla l’une des trois servantes restantes. C’était celle de Ser Willem ; elle s’appelait Tyana. « Le maître vous demande. Il est avec lady Velaryon. »
Daenerys acquiesça silencieusement et mit fin aux mouvements de la balançoire attachée au grand chêne qui dominait le jardin arrière de la villa. Elle posa ses petits pieds dans l’herbe fraiche tandis que la jeune servante l’aida à mettre ses souliers de cuir blanc.
Angoissée, se retenant de mordiller sa lèvre inférieure, la petite princesse Targaryen rejoignit la villa et monta au premier étage, guidée par la servante. Les murs autrefois couverts de riches tapisseries et de portraits étaient pour la plupart désormais nus, ne laissant que des parois au plâtre beige et rose craquelé selon les endroits. Bientôt, elle arriva devant la porte entrouverte de la chambre de Ser Willem. « Je les cacherais le temps qu’il faudra. Je ne laisserais jamais Varys mettre la main sur eux tant que je vivrais, soyez en sûr, Willem. » crut-elle entendre.
- Maître, son Altesse est là, annonça la servante en frappant à la porte.
- Faites la entrer, je vous prie, Tyana… répondit le vieux chevalier d’un ton faible.
Alors Dany entra.
Ser Willem était alité. Il était très pâle, il semblait décharné. Muña était assise à son chevet, sur une petite chaise. La vue du vieil homme affaibli lui provoqua une montée de larmes. Les deux adultes la regardèrent, le premier souriant en dépit de son état tandis que la seconde la regardait avec tendresse.
- Approchez, mon enfant… Venez-vous asseoir…
Alors Daenerys approcha, tandis que Muña se leva. Passant devant elle, elle lui donna un doux et tendre baiser sur le front, avant de quitter la pièce suivie de Tyana.
- Ne pleurez pas, douce princesse, prononça alors Ser Willem. « Je suis vieux, très vieux. J’ai fait mon temps. J’ai accompli beaucoup de choses durant ma longue vie, beaucoup de choses. Je suis heureux. J’ai eu l’honneur de vous voir grandir, vous et le prince Viserys, et de vous voir devenir de beaux enfants plein de vie. Cela me suffit. »
Daenerys ne put retenir ses larmes. Elle avait peur que Ser Willem parte, qu’il ne soit plus là pour lui lire ou lui raconter de nombreuses histoire sur les dragons, les Sept-Couronnes ou sur Essos. Qu’il ne soit plus là pour chanter avec elle tandis qu’elle apprenait à jouer de la harpe comme son frère aîné le prince Rhaegar.
- Vous ne pouvez pas partir maintenant, Ser Willem, s’entendit-elle dire entre ses sanglots. « Ne nous laissez pas tous seuls, Viserys sera triste et Muña sera inquiète. »
Elle mentait. C’était elle qui serait triste et inquiète, mais Viserys aimait beaucoup Ser Willem aussi alors ce n’était pas un gros mensonge. Ser Willem se mit à rire entre deux quintes de toux mal contenues par son mouchoir en lin, puis il vint poser sa main sur la sienne.
- Ma chère, ne me regrettez pas. Vous aurez une longue vie, pleine d’aventures et de bonheur, j’en suis sûr… J’ai demandé à Tyana de faire une tarte au citron ce matin. Cela vous dirait d’en manger quelques parts, tandis que je vous raconte une histoire sur les Sept-Couronnes… ?
Séchant ses larmes, Daenerys acquiesça et essaya tant bien que mal de rester souriante comme une princesse. Ser Willem parut ravi à son accord.
- Vous ai-je déjà narré le fabuleux duel entre le légendaire Ser Arthur Dayne et le sinistre chevalier Badin… ?
Tyana leur apporta alors la tarte au citron déjà découpée, et alors qu’elle mangeait timidement, Ser Willem Darry, le vieux maître d’arme du Donjon Rouge, lui narra sa toute dernière histoire.
Le vieux chevalier mourut le lendemain, dans son sommeil.
Notes:
Bonjour à tous.
Je poste le chapitre en l'état, c'est à dire : amputée de la partie Rhaenys Targaryen, qui viendra plus tard. J'ai été occupé ces derniers mois et pour mille raisons, je n'ai pu que très peu écrire sur Princes Dragons. Titre qui d'ailleurs va sûrement changer pour "Le Prince de Peyredragon".
Quoiqu'il en soit, c'était la première partie de la vie de Daenerys en Essos. On apprend à connaître qui elle est, qui elle aime, ses angles de personnalité, ses soutiens. C'est une petite fille épanouie qui évolue dans le cadre paisible de la société bravienne. Le Seigneur de la Mer parraine sa maisonnée et elle vit à l'abri des menaces... Et bien, jusqu'à la fin du chapitre, bien entendu.
J'ai pris quelques liberté à l'égard du personnage de Willem Darry ; selon ce qu'en rapporte Dany dans les livres, c'était un homme tout en masse, d'une stature correspondant à son titre de chevalier et de maître d'arme royal. Même en étant très âgé et en étant malade, l'homme hurlait ses ordres aux serviteurs de la villa, qui lui obéissaient diligemment. Le Willem Darry de mon chapitre semble assez éloigné de ce constat, toutefois les circonstance changent avec la présence de Laena : Willem Darry tombe malade et meurt plus tard (un an après au moins, alors que dans les livres, il meurt entre l'an 289 et l'an 290, laissant Viserys et Dany très tôt). Je pense que Willem Darry est mort du cancer, lentement, ce qui a expliqué son affaiblissement et son alitement rapide d'après ce que nous rapporte Daenerys...
Dans tous les cas, Daenerys a la chance de vivre dans un climat familial apaisé : dame Laena Velaryon de Marée-Haute est là pour elle en tant que figure maternelle, une jeune femme qui canalise par ailleurs avec aisance les frustrations princières de son frère aîné.
Bien entendu, la fin du chapitre laisse planer une grande incertitude sur son avenir. La présence des Martell et ce que cela implique n'est pas de bonne augure pour eux (bien évidemment, ils ne soupçonnent pas l'existence de Rhaenys, donc aux yeux de Laena Velaryon, les Martell sont loin d'être des alliés inconditionnels de la cause Targaryen et sont donc par conséquent, des menaces). On retrouve Daenerys, Viserys et Laena dans un chapitre ultérieur.
J'espère en tout cas que ce chapitre vous a plu. J'ai pris beaucoup de plaisir à l'écrire, même si comme toujours, les chapitres du point de vue d'un enfant sont très difficiles à écrire. J'espère donc que les POV Daenerys vous ont paru crédibles. J'ai adoré décrire Braavos, également. J'espère un jour pouvoir y revenir (peut-être même à dos de dragons, tiens, haha).
Le chapitre suivant devrait concerner soit le Nord et les Stark, soit Dorne et les Martell. J'hésite encore un peu entre les deux. A la fin de ce chapitre, nous étions en 291 : la rébellion des Greyjoy est donc bel et bien terminée ; Arya et Bran sont déjà nés. Jon a donc 8 ans, Dany 7 et Rhaenys 11.
A très bientôt je l'espère,
Etsukazu
Chapter 4: Une princesse dans le Sud
Summary:
Introduction de Rhaenys, des aspics des sables (Sand Snakes), de Arianne Martell et de sa suite. Naissances, fiançailles, rituels et amour à l'ombre de Roche-Panachée (Shandystone) et de Lancehélion (Sunspear).
Chapter Text
LA PRINCESSE SOLEIL
294
Rhaenys suivit du regard le nénuphar solitaire qui lentement dérivait le long de la Sang-Vert. Sa fleur était grande et belle, d’un bleu aussi vif que le ciel azur et dépourvu de nuages de Dorne ; elle contrastait avec les tons verdâtres et terreux du lit de la rivière et les grandes dunes rouges qui s’amoncelaient dans le lointain, vers le Sud, et qui s’élevaient par-dessus les vergers d’oliviers et d’arbres à agrumes. La pauvre avait dû se perdre plus loin en amont, attirée par le courant en dépit des eaux stagnantes des canaux séculaires ; les nénuphars poussaient rarement ailleurs que dans ces eaux-là, où le limon était tendre, le courant faible et l’eau riche.
Les plus indigents de Bourg-Cabanes, en aval de la rivière, ne se priveraient pas de ramasser la précieuse fleur et d’en faire de la teinture : si la fleur bleue ne représentait que bien peu de valeur aux yeux d’une fille Haute-née comme elle, ce n’était pas le cas des gens du commun de Lancehélion, qui s’échangeaient à grand prix la noble teinture une fois celle-ci raffinée et appliquée sur de belles et fines robes en dentelle de Myr. Elle avait retroussé la sienne jusqu’aux cuisses tandis que ses mollets baignaient dans l’eau.
Çà et là, Rhaenys voyait diverses barges à faible tirant d’eau descendre le cours de la rivière. Chargées presque à ras-bord de paniers d’olives ou d’amphores de vin de Dorne, elles provenaient le plus probablement du port fluvial de La Grâcedieu, fief de la maison Allyrion. La famille de Daemon. Autant qu’il aime s’en vanter, il n’a pas beaucoup plus de chances d’en hériter qu’il n’en a d’obtenir la main d’Arianne. Rhaenys avait souvent vu les mêmes barges faire le trajet inverse, remontant tant bien que mal le cours d’eau. Leurs propriétaires se démenaient, le plus clair du temps seulement munis d’une perche, dont ils se servaient pour s’appuyer à même le lit de la rivière et ainsi pousser leurs embarcations de fortune. Quand ces dernières étaient chargées de poissons ou de fruits de mer, Rhaenys avait fini par comprendre qu’elles venaient de Bourg-Cabanes ou de Lancehélion. En revanche, quand elles étaient chargées d’agrumes, généralement des citrons, alors elles provenaient de Boycitre, fief de la maison Dalt. La famille de Drey. Il s’en vante moins que Daemon et il en héritera certainement.
La brise de terre qui se souleva apporta avec elle l’air chaud et aride du Voi et du désert de sable du Sud-ouest. Ajouté au soleil naissant du matin, toute personne qui n’aurait pas détenu comme elle le sang de Rhoynar aurait bientôt qualifié le climat de fournaise. Mais Rhaenys avait déjà vécu bien pire chaleur et l’eau fraiche de la Sang-Vert qui coulait paisiblement autour de ses jambes nues l’aidait à ne pas trop se concentrer sur l’agressivité des rayons naissant du soleil de Dorne qui tapaient constamment sur sa peau dorée.
L’eau fraiche, mais aussi ces amusantes barges colorées qui occupaient sa vue, chacune d’entre elles arborant son propre dégradé de peinture verte et ses propres formes originales, mettant à l’honneur l’histoire et le folklore des peuplades d’orphelins ; les « Orphelins de la Sang-Vert », c’était ainsi qu’ils s’étaient nommés. Plus rhoynais que les Dorniens salés et sableux réunis, ils ne s’étaient jamais vraiment intégrés au sein de Dorne. Ils vénéraient encore les dieux de Rhoynar et considéraient encore la lointaine rivière Rhoyne comme leur mère déifiée, en dépit du fait qu’ils ne l’avaient jamais vu et ne la verraient jamais plus. C’était de là qu’ils tiraient leur étrange nom. Souvent, Rhaenys voyait leurs enfants jouer sur leurs bateaux, chahutant entre les paniers d’agrumes et courant après les mouettes sous les regards attentionnés de leurs parents. Ils semblaient éloignés de la cruauté de ce monde. J’aurais tout donné pour être ce genre d’orpheline, et non pas le genre que je suis devenue.
Une paire de bras qui l’enlaça à niveau de ses épaules se chargea bien vite de l’extraire de ses pensées. Ils étaient minces et si clairs en comparaison des siens qu’il ne fallut pas bien longtemps à Rhaenys pour deviner qui en était détenteur. L’empreinte humide laissée sur son épaule nue par une suave paire de lèvres acheva définitivement de le lui faire comprendre.
- Nym, prononça simplement Rhaenys.
- Nym, c’est tout ? lui souffla l’intruse à l’oreille alors qu’elle raffermissait son étreinte. « Quatre lunes que nous ne nous sommes pas vues et pourtant tu es si froide, Shaera. »
Rhaenys émit un petit rire, loin d’être contrariée par la réplique de la jeune femme appuyée contre son dos. Le reproche que cette dernière venait d’émettre ne sonnait pas comme tel au regard de son ton enjoué et de la chaleur de son étreinte. Rhaenys s’abandonna très vite à elle, se penchant en arrière et laissant sa tête reposer sur l’épaule claire et dénudée de sa charmante escorte. Elle croisa aussitôt une grande paire d’yeux sombres et violacés qui respiraient l’Antique Valyria.
En un instant, Rhaenys rapprochait d’un mouvement de main le beau visage clair de la fameuse Nym du sien et l’embrassait. Celle-ci se fit tendre et gloussa tandis qu’elles partageaient lèvres et langues. Elles rompirent leur lien quelques secondes après, à demi-haletantes aussi bien l’une que l’autre. Nymeria aura toujours ce goût de citron.
Car il s’agissait de Nymeria Sand, sa « sœur » ainée. Sa cousine, en vérité, mais la beauté rhoynaise ne le saurait jamais, pas plus qu’une seule autre de ses cousines.
- Voilà, maintenant je reconnais ma petite sœur préférée, prononça-t-elle avec contentement en enfouissant son visage dans sa nuque.
- Tu sais bien que je ne te serais jamais froide, Nymeria, prononça alors Rhaenys avant de se tourner vers elle et d’afficher un sourire particulièrement taquin. « Mais comment peux-tu être si sûre que je suis ta préférée ? Je suis pourtant certaine que Tyerne est meilleure que moi quand il est question de faire plaisir à une femme. »
Nymeria se mit aussitôt à rire, mais si elle riait de dédain ou pas, Rhaenys n’en fut pas si sûre ; les rires de Nymeria étaient compliqués à comprendre.
- La seule femme que Tyerne amènerait diligemment à l’orgasme porte le titre de princesse et s’appelle Arianne, lui lança la jolie Sand avec sarcasme. Je porte le titre de princesse moi aussi, mais je ne m’appelle pas Arianne. « En outre, je ne savais pas que je basais mes critères de préférences fraternelles en fonction de la manière dont mes sœurs me lèchent l’entrejambe. »
- Mince, j’aurais juré.
Cette fois, le rire de Nym fut cristallin. Rhaenys avait toujours dit que Nymeria avait le plus jolie rire de toutes les Martell – quand ses rires étaient sincères, cela dit, et toutes les vipères de Roche Panachée savaient qu’ils n’étaient pas bien nombreux.
- Que faisais-tu ici toute seule au milieu de nulle part ? Sarella et moi te cherchions depuis quelques minutes, demanda ensuite Nymeria. « Obara, aussi… »
- Qu’en est-il d’Obara ?
- Tu la connais… Elle a sellé son cheval et est partie en catastrophe, déclarant qu’elle allait ouvrir la voie tout en allant te chercher. Elle pensait que tu étais partie sans nous. Je pense que même sous un ciel sans nuages, les Sept finiraient par la foudroyer si elle reste au même endroit plus de deux minutes.
Ce fut à Rhaenys de rire, cette fois. Mais l’idée qu’Obara prenne la foudre à cause de l’inertie était tout simplement hilarant en plus d’être tout à fait possible. L’aînée des filles d’Oberyn Martell semblait comme éternellement poursuivre quelque chose qu’elle ne saisirait jamais, et chaque excuse était bonne pour relancer la chasse. La chasse de quoi, tout le monde se le demandait.
- Pour te répondre, j’attendais, tout simplement. Je suis là depuis une heure, je pense. Je regardais l’eau.
Nymeria la regarda avec confusion.
- Qu’a-t-elle d’aussi intéressant pour la regarder une heure d’affilée ?
Rhaenys lui fit un petit sourire avant de s’en retourner vers les enfants qui couraient le long des barques d’Orphelins, insouciants de la misère.
- La vie.
Nymeria resta silencieuse à sa réponse, ne sachant que dire.
- Tu es la plus bizarre de nous toutes, Shaera, déclara-t-elle avec amusement.
- Pas autant que toi, Lady Lèche, rétorqua Rhaenys avant de se jeter sur elle.
- Tu n’as pas le droit, souffla Nymeria dans un rire alors qu’elles chahutèrent sans y mettre grande force, parfois en se chatouillant, parfois en se volant un baiser à la dérobée. « On avait toutes promis qu’on oublierait ce sobriquet, Shae ! »
- Hm, je ne sais pas ! Tu le rends difficile à oublier, avec cette langue pécheresse, Nym…
En fin de compte, Rhaenys s’était retrouvée à califourchon sur elle, à la dominer de son ombre et un silence s’était installé entre elles tandis que sa longue mèche d’argent, qu’elle avait choisi de ne jamais couper, venait chatouiller le visage de Nym. Rhaenys ne sut pas vraiment quand, peut-être était-ce quand Nymeria s’était mise à enrouler distraitement sa mèche autour de son index avec affection, mais elles se retrouvèrent à nouveau à s’échanger un langoureux baiser, partageant souffle et salive sans grand scrupule.
Nymeria était sa cousine préférée. Elle était la plus intelligente d’entre elles et concourrait assez aisément au classement des plus belles de leur portée avec Arianne, Tyerne et elle. Cela ne voulait pas forcément dire qu’elle n’était pas liée avec les autres ; comme une question de fait, la proximité charnelle qu’elle entretenait avec Nym, elle l’entretenait également avec Arianne et Tyerne. Quant à Sarella, cette dernière était sa meilleure amie, en dépit du fait qu’elles n’avaient jamais été physiques malgré leur même âge.
Mais avec Nym, il y avait quelque chose d’un peu plus. Une complicité qui s’était installée naturellement et qui l’avait convaincu, à l’aube de son adolescence, de laisser sa cousine aînée la familiariser aux plaisirs de la chair de la même manière qu’Arianne et Tyerne s’étaient mutuellement découvertes. Peut-être est-ce notre héritage valyrien en commun. Mon sang de dragon doit certainement résonner avec le sien. Le Sang de l’Antique Valyria et l’Ancien Sang de Volantis.
- Que dirait notre oncle, s’il vous voyait ?
Nymeria et elle se séparèrent prestement à l’entente d’une voix tierce, essuyant tout aussi vite le fil de salive qui avait un bref instant relié leurs bouches. Sarella se tenait là et les observait avec amusement. Et tandis qu’elle et leur aînée de six ans se redressaient, Rhaenys eut au moins la décence d’afficher un air embarrassé. Nymeria, pas vraiment.
- La réponse est simple, petite sœur, s’exclama-t-elle sur le même ton ironique. « Il ne dirait rien. Il serait trop choqué pour dire quoique ce soit. »
Le rire de Sarella était moins cristallin que celui de Nym, mais les sincères étaient plus faciles à décrocher. Sarella est la plus facile à vivre de nous toutes.
Sarella Sand, cousine du même âge, n’avait pas beaucoup changé si ce n’était sa taille. Mais elle avait toujours ces jolis yeux noirs si caractéristiques, cette fascinante peau aux reflets ébènes et ces cheveux denses, crépus et frisés qui témoignaient de son héritage de femme d’Été.
- S’il ne soupçonne rien pour commencer, rajouta ensuite Nym d’une manière plus cryptique. « Vu le temps qu’il a passé à nous observer aux Jardins Aquatiques, je douterais de ses qualités de Prince régnant de Dorne s’il n’était pas au courant de ce qu’il s’y passe. D’ailleurs, Arianne et Tyerne sont trop voyantes, et Garin parle trop. Tout le monde sait qui a astiqué sa queue à la fin de chaque lune. »
Maintenant, Sarella s’était mise à rire ouvertement. Et dans la mesure où elle faisait partie de celle qui avait accordé ses faveurs les plus avenantes au séduisant mais non pas moins bavard garçon de la Sang-Vert, c’était assez compréhensible. Doran avait sûrement dû entendre parler de l’aspic d’ébène plus que de raison. Le rire de Sarella fut contagieux, puisqu’elle finit par la rejoindre et Nymeria après elle.
Sarella les approcha finalement et elles se serrèrent toutes trois dans les bras, entre rires et baisers.
- Quel plaisir de vous revoir, toutes les deux, cela faisait trop longtemps, déclara-t-elle après s’être séparée d’elles.
- Tu nous as manqué aussi, Sary, répondit-elle joyeusement.
Deux ans auparavant, au cours de la sixième lune, juste après avoir fêté leurs douze ans, Sarella était partie avec sa mère. Elle était allée découvrir sa contrée maternelle, sur les Îles d’Eté, par-delà les mers. Elle était revenue il y avait deux lunes mais, bien qu’elles avaient entendu parler de son retour et même de ses frasques répétées avec Garin, elles n’avaient pas eu l’occasion de se revoir depuis. Rhaenys avait suivi son oncle Oberyn jusqu’à Denfert, en compagnie de son amante de cœur, Ellaria Sand ; quant à Nymeria, elle avait décidé de séjourner à Touche-au-Ciel, fief de la maison Poulet, en amont de la Princière. Compte tenu de ses escapades répétées avec les jumelles Poulet, Jeyne et Jennelyn, Rhaenys se doutait bien du pourquoi.
Rhaenys croisa le regard de sa cousine du même âge et lui partagea un brillant sourire. Sarella la contemplait avec curiosité et Rhaenys avait remarqué que la Sand avait fixé par deux fois sa mèche. Les gens de Lancehélion ou des Jardins Aquatique l’appelaient parfois Shae Mèche-d’Argent, du fait de sa curieuse mais non pas moins magnifique mèche latérale, aussi vive que le platine. Le signe le plus distinctif de ses gènes valyriens, si on omettait la finesse de ses traits et de sa silhouette, qu’elle avait en commun avec Nym.
Toujours était-il qu’elles s’étaient toutes les deux quittées en filles et qu’elles se faisaient désormais face en femmes. Car elle avait grandi, elle aussi. Un peu trop à son goût par ailleurs, sa poitrine ayant doublé de volume ces six dernières lunes pour d’obscures raisons, raisons que seuls les mestres les plus éclairés en la matière seraient en capacité d’expliquer. L’attention qu’elle en tirait des hommes n’était pas toujours la bienvenue. Sarella voulait être mestre, avant qu’oncle Oberyn ne lui révèle que la Citadelle n’admettait que les hommes. Peut-être qu’elle saurait, elle. Elle était déjà la plus érudite de nous toutes quand nous n’avions que douze ans.
- Et maintenant, je suppose que nous allons devoir retrouver Obara, prononça ensuite Sarella. « C’est Arianne et sa cour miniature qui vont se plaindre, sous ce soleil. »
- Surtout Sylva Mouchette, je pense. Enfin, si elle n’est pas encore morte de déshydratation, répondit Nymeria. « Si je ne savais pas qu’elle était une Santagar de Bois-Moucheté, je jurerais qu’elle n’est pas dornienne. »
- A ce point-là ?
- A ce point-là. J’ai fait une partie du trajet le long de la Princière avec elle, en direction de Touche-au-Ciel. Avant qu’elle ne bifurque en direction de son fief familial, j’ai eu le droit à toute sorte de plaintes. Cette fille est comme Arianne. Elle gémit autant qu’elle fond. Et malheureusement pour ses amants, je doute que ce soit la même chose au lit.
Rhaenys ne put s’empêcher de rire aux remarques à moitié acerbes, à moitié moqueuses de sa cousine aînée.
- Tu ferais mieux de ne pas te faire entendre d’Arianne quand il est question de Sylva, Nym… prévint-elle à demi sérieuse. « Sylva n’est peut-être pas Tyerne, mais Arianne mordra comme une vipère si quelqu’un s’en prend à ses proches. »
- J’aimerais bien voir ça, tiens, se contenta de répondre la jeune femme.
Rhaenys et ses deux cousines s’éloignèrent par la suite de la rivière. Réarrangeant sa robe et remettant ses souliers, la princesse Targaryen rattrapa d’un pas rapide ses deux cousines. Les deux Sand avaient attaché leurs chevaux à côté du sien, à l’ombre d’un petit refuge construit sur le côté du sentier sablonneux qui longeait la Sang-Vert d’est en ouest. Des abreuvoirs y étaient installés pour les montures en besoin de repos des voyageurs, qu’il était facile de remplir avec la rivière à quelques mètres. Et ils servaient bien, à en constater l’enthousiasme des trois équidés qui s’y désaltéraient.
Il s’agissait de trois beaux palefrois dorniens qui leur avaient été offert par Oncle Oberyn. Ceux de Nym et de Sary étaient aux couleurs de Dorne, leurs belles robes brunes présentant des tons roux caractéristiques des chevaux des Montagnes Rouges. C’était sa jument, toutefois, qui faisait souvent sourire Rhaenys. Elle se souvenait encore du regard contrarié d’Oncle Doran lorsqu’elle avait été présentée à son onzième anniversaire et ce, devant une grande partie de leur maisonnée. Les intentions cachée d’Oberyn avaient été plutôt claires en la lui offrant ; une jument noire de jais, tout comme l’avait été son précieux chaton. Une couleur de dragon. Je voulais la nommer Meraxes… Mais Oncle Doran a raison, ça n’aurait pas été très intelligent. Une Sand dont la mère est supposément originaire de Lys ne devrait pas nommer sa monture d’après celle d’une reine Targaryen si elle ne veut pas attirer l’attention.
Une Sand, car c’était aujourd’hui son nom : Shaera Sand. C’était toutefois à Oncle Doran qu’elle devait son nouveau prénom. Ce dernier avait contre toute attente tenu à sublimer au moins jusqu’à un point sa nature de dragon, et lui avait donné pour cela le prénom de son arrière-grand-mère, la reine Shaera Targaryen. Une reine dont il se souvenait avec tendresse, si ce qu’il disait d’elle était vrai. Un nom Targaryen suffisamment méconnu et neutre pour n’éveiller aucun soupçon.
- Shae ?
- Oui ? répondit mécaniquement Rhaenys dès lors qu’elle entendit Sarella l’appeler. Sa tête dépassait du dos de son palefroi tandis que Nymeria encore derrière était occupée à seller le sien. « Pardon, j’étais dans mes pensées. »
- Voilà une chose qui ne changera jamais. Ça et ta jolie mèche d’argent, s’amusa sa cousine, ce qui lui valut un sourire de sa part. Je ne couperais ma mèche pour rien au monde, au diable la prudence. « Nous allons partir maintenant. Connaissant Obara, elle est sûrement sur le retour. On la retrouvera en chemin. »
Et Sarella avait raison. Après avoir sellé leurs montures et avoir fait quelques minutes de route entre les dunes parsemées de touffes d’herbes et d’arbustes à moitié calcinés, la silhouette de leur aînée s’aperçut au loin, galopant librement sur la piste ensablée, harcelant les flancs de son coursier gris de coups d’éperons comme si elle était elle-même coursée. Même le vent n’allait pas si vite par ici.
Rhaenys constata très vite qu’Obara n’avait pas changé. Elle était toujours vêtue de la même cuirasse de cuir que la dernière fois qu’elles s’étaient vues et ses cuisses étaient encore plus lourdement protégées par une jupe composée de ptéryges en cuir bouilli et plaquées de bronze. Un bouclier aux contours de bronze vif était attaché dans son dos et un fouet était enroulé et fixé à sa cuirasse. Quant à sa lance, celle-là même que Rhaenys lui avait toujours connu, elle était fixée à sa selle. Si une guerre devait commencer aujourd’hui, Obara serait prête.
- Enfin vous voilà ! s’exclama-t-elle de sa voix impérieuse, chargée du dédain habituel qu’elle lui connaissait. « Entre la clique d’Arianne et vous, nos chevaux seront tous morts déshydratés avant d’atteindre Roche Panachée ! »
- Possible mais le tiens mourra avant les nôtres, répondit Nymeria sans attendre, ce qui lui valut un rire de la part de Sarella, toujours bon public.
Ignorant la réponse narquoise de Nymeria, Obara se concentra sur elle et sur Sarella.
- Mes sœurs, prononça-t-elle simplement en leur accordant un hochement de tête. « Ravi de vous revoir. »
Rhaenys remarqua aussitôt quelque chose d’assez évident. Elle n’a pas l’air ravie.
- De même, sœur, déclara Sarella.
- Ravie de te revoir, Obara, répondit-elle à son tour pour faire bonne figure, habillant sa réplique d’un sourire cordial qu’Obara n’aurait pas été capable de donner. Cette dernière ne souriait presque jamais et la plupart de ses sourires n’étaient généralement que pour accompagner moqueries et propos dédaigneux.
Obara Sand était la plus âgée des filles d’Oncle Oberyn et de presque dix ans son aînée. Paradoxalement à son ancienneté, elle était la moins intégrée du groupe. Si c’était dû à son physique ou à son caractère – ou aux deux à la fois – Rhaenys n’avait jamais vraiment su. Le fait demeurait qu’Obara Sand n’était pas des plus gracieuses et en ce sens faisait assez tâche une fois mise en comparaison avec ses sœurs et ses cousines.
Pas qu’elles en avaient beaucoup l’occasion, car Obara ne passait jamais assez de temps à la cour de Lancehélion ou aux Jardins Aquatiques. D’après ce que Nymeria lui avait dit – et quand il était question de secrets, Nym était la plus douée d’entre elles pour les débusquer – Oncle Doran avait eu un rôle à jouer là-dedans, du fait des origines serviles de leur aînée. Obara est la fille d’une putain de Villevieille, qui l’a élevée de la même manière… Si en plus, notre oncle lui a fait comprendre qu’elle n’a pas vraiment sa place parmi nous, ça explique au moins en partie pourquoi elle est toujours si frustrée.
- Bien. Si ce n’est pas trop demandé à ces princesses, hâtons-nous, reprit ensuite Obara. « Je ne tiens pas à faire attendre Père davantage. »
Sans attendre de réponse, leur aînée fit peu cas de leurs retrouvailles et éperonna les flancs de son coursier. La monture partit dans un sursaut, s’éloignant de leur petit groupe et emportant l’impatiente Sand au-devant du sentier. Elles partirent à leur tour au trot, marchant dans les pas de la lancière.
- Je ne sais vraiment pas comment elle peut être aussi active sous ce soleil, maugréa Nym. « Tout ce que je voudrais, c’est m’allonger à l’ombre et me baigner dans l’eau fraiche. »
- Et boire un vin ambré de Jhala ou de Xon… rajouta rêveusement Sarella. La Sand remarqua bien vite leurs regards curieux à elle et Nym. « Dans les îles d’Été. Parmi les meilleurs que je n’ai jamais goûtés. Je vous ferais goûter quand nous serons de retour à Lancehélion. J’en ai fait ramener suffisamment pour qu’il en reste même après le banquet de naissance de Loreza. »
- Ca a dû te plaire, les Îles d’Été, Sary. Toi qui a toujours eu soif de découverte, comment était-ce de poser le pied pour la première fois hors de Westeros ?
Sarella la regarda un instant, la réflexion peinte sur son visage brun, avant de se concentrer sur la route. Obara s’apercevait au loin.
- C’était effrayant, au départ. Lorsque le navire a quitté Bourg-Cabanes, une tempête s’est levée et a couvert le ciel d’épais nuages. L’océan était très agité… Mais c’est vite devenu grisant. J’étais comme la princesse Nymeria lorsqu’elle guida ses dix mille navires à travers la mer d’Été. Nous sommes passées d’île en île. Nous sommes même allées sur l’Île des femmes, où nos ancêtres sont arrivés jadis en fuyant Valyria et ses dragons. Toi aussi Shae, tu te serais plu, au-devant des vagues.
Rhaenys resta silencieuse et essaya quelques instants de s’imaginer, fièrement dressée sur la proue d’un navire, à dominer les vagues tel Corlys le Serpent de Mer ou Alyn Poingdechêne. Les deux Velaryon avaient sillonné les mers avec leurs trières et leurs caraques, puis étaient revenus couverts de gloire et de richesses. Le premier avait épousé la Reine qui ne le Fut Jamais, la princesse Rhaenys Targaryen ; le second avait épousé l’intrépide princesse Baela Targaryen, sa cousine. Les Mers étaient leur domaine. Mais je suis une Targaryen. Même sans dragons, mon domaine sera toujours les Cieux.
- Un jour, peut-être, je vous accompagnerais toi et ta mère, Sary. Si notre oncle le prince nous l’autorise, répondit-elle. Un tel jour ne viendra jamais. Oncle Doran ne me laissera jamais partir.
- Je viendrais également, se manifesta Nymeria. « Nous pourrions aller à Volantis, pour retrouver ma mère. Au passage, nous irions enfin rencontrer la tienne à Lys. Je suis sûr que Père viendrait aussi. »
- Ce serait merveilleux, conclut-elle en taisant la douleur qui menaçait de poindre. Le poids du mensonge et le poids de la vérité faisaient mauvais mélange. Combien de fois ai-je rêvé de retrouver Mère et Egg à Lys ? Et Père, aussi. Trop souvent.
La piste sablonneuse longeant la Sang-Vert et sur laquelle leurs montures trottaient laissait progressivement place à un sentier de terre mieux défini au fur et à mesure que le chemin s’éloignait du rivage. Obara les avait déjà semé, mais aucune d’entre elles ne s’en inquiétèrent dans la mesure où elles retrouveraient la lancière plus loin, à leur prochain point d’arrêt, situé au carrefour de la route fluviale et de la route de Dorne.
Le climat changea petit à petit alors que les minutes passèrent et commencèrent à se compter en dizaines. L’air chaud mais non pas moins humide des terres arables avait en effet laissé place à un air sec et plus accablant ; derrière elle s’étendait la région de Lancehélion et de l’embouchure fertile de la Sang-Vert ; devant elle, les deux déserts dorniens : au nord, le désert de roche qui couvrait le pays de la Sang-Vert jusqu’à la mer de Dorne ; au sud, de la Sang-Vert en passant par le Voi, et cela jusqu’au Souffre, le désert de sable qui valait à Dorne sa réputation infernale de vaincre toutes les armées d’envahisseurs.
Soucieuse de préserver son état, Rhaenys imita ses cousines et ramena son châle de soie et de dentelle par-dessus sa tête ; elle éviterait ainsi les éclats du soleil trop agressifs et les grains de sable qui tendaient à s’agglutiner dans les cheveux, les yeux, le nez et la bouche lors des déplacements à cheval.
Le carrefour de la route de Dorne finit par s’apercevoir au loin, grande piste bien entretenue et droite, qui reliait le pays d’ouest en est en suivant la Sang-Vert. Un abri s’y trouvait, plus grand que le dernier, et Rhaenys ne mit pas bien longtemps avant d’apercevoir la silhouette cavalière d’Obara, entourée d’une poignée d’autres personnes montées. Il leur fallut encore moins de temps pour se rendre compte qu’il s’agissait d’Arianne Martell et des siens. Sylva Santagar, dite Mouchette, se tenait juste à côté d’elle comme c’était presque toujours le cas. De l’autre côté, Rhaenys reconnut le fier Garin grâce à son turban vert et sa peau sombre d’Orphelin. Quant à Andrey Dalt, dit Drey, un peu plus clair de peau, toujours aussi beau garçon, il se tenait là avec calme, gardant les arrières de sa chère princesse comme un véritable garde royal. Mais d’une vertu un peu plus contestable, le joli Drey.
Arianne fut aisément reconnaissable, même de loin, du fait de la belle jument blanche qu’elle montait et qu’on lui avait toujours connue. Si ça n’était pas assez, son élégante robe orange arborant l’emblème de la maison Martell – un soleil flamboyant rouge percé d’une lance jaune –, la longue chevelure noire et bouclée qui lui tombait jusqu’aux fesses, ses yeux de biche tout aussi sombres et le ton délicieusement mat et soyeux de sa peau furent assez de signes princiers pour deviner qu’il ne s’agissait de nulle autre que la somptueuse héritière de Dorne. Rhaenys remarqua très vite le sourire de cette dernière, ses beaux yeux noirs focalisés sur elle. La lueur particulière qui en émanait était suffisamment explicite pour arracher un sourire à la fille d’Elia. Renarde lubrique. Sa tête est déjà parcourue de pensées encore plus obscènes que celles de Nym.
- La cavalerie est arrivée, et il était temps ! s’exclama Garin d’un air fanfaron dès lors qu’elles rallièrent le carrefour.
- Dis celui qui nous a ralenti parce qu’il était trop occupé à butiner le fruit de Cedra.
Le commentaire spontané de Drey prit de surprise l’ensemble du groupe si bien que la plupart d’entre eux ne purent lutter contre le fou-rire. Rhaenys nota la surprise dans le regard de Sarella.
- N’as-tu pas honte ? Tu as trouvé le temps de coucher l’innocente Cedra malgré tout ce qu’on a fait aux Jardins Aquatiques ? questionna rapidement cette dernière, mais si elle était dédaigneuse ou amusée, Rhaenys n’en fut pas sûre.
- Non ! s’empressa de répondre le garçon. « Enfin, ce n’était pas Cedra. C’était Frynne… Et je n’ai pas couché avec elle ! »
- Encore heureux, autrement nous serions toujours en attente à Lancehélion, reprit Drey avec ironie avant de l’approcher, le sourire charmeur. « Et je ne pourrais jouir de la présence de Shae. »
Le jeune homme la regardait dans les yeux avec une affection chargée de respect. D’entre tous, Drey était le plus courtois et le plus sincère. Sa physionomie ouverte, ses traits avenants, son teint mat et son regard clair accompagnaient avec aisance son caractère dévoué et sensible. Où Garin était fanfaron, il était jovial, où Daemon était prétentieux, il était confiant. Il lui tenait à cœur de succéder avec dignité à son père en tant que Chevalier de Boycitre, mais il le faisait avec toute la subtilité d’un jeune homme au service de la plus sulfureuse des princesses. Ce n’était pas pour rien qu’il était le favori de Tyerne ; le temps que cette dernière ne passait pas dans le lit d’Arianne, elle le passait dans celui de Drey. Et Rhaenys pouvait aisément la comprendre, après tout Andrey Dalt était le seul à avoir fait d’elle une femme lorsqu’elle avait eu treize ans. De ce précieux moment, Rhaenys ne gardait que tendresse.
- Ravie de te revoir aussi, Drey.
- Le temps est bon avec toi, douce Shae, dit-il avec galanterie. « Tu deviens plus belle chaque jour et le contraste qu’offre ta longue mèche d’argent sur ta peau d’olive ne cesse de ravir mes yeux. »
Rhaenys ne put s’empêcher de glousser aux mots séducteurs du Dalt, et elle n’eut aucun mal à entendre Sarella et Nymeria faire de même derrière elle. Sans ignorer la chaleur de Dorne et de ses femmes, il cultivait tout de même les codes de l’amour courtois. Peu se risqueraient à se ridiculiser en public avec un verbe trop prononcé, mais s’il pouvait leur arracher un rire, Andrey Dalt n’en faisait pas grand cas.
Avant qu’elle ne puisse lui répondre, Arianne s’interposa bien vite entre elle et le beau chevalier.
- Allons Drey, ce n’est pas raisonnable de monopoliser mon adorable cousine et me rendre jalouse aussi tôt dans la journée.
- Loin de moi l’intention de vous contrarier de si bonne heure, ma princesse. Si cela vous sied, nous pouvons toujours partager.
- Cette proposition m’apparait être la plus raisonnable, déclara précipitamment Nymeria avec humour. « Je serais tout aussi contrariée si l’on m’ôtait Shae aussitôt après l’avoir retrouvée. »
Si leur attention n’était pas aussi touchante, Rhaenys aurait pu faire la moue à entendre leur manière de négocier son monopole. Je le saurais si j’étais un plat ou un territoire que l’on peut s’arracher. Les Terres Disputées se trouvent de l’autre côté du Détroit.
- Non ! trancha Arianne, coquette. « Je déclare solennellement en ma qualité de princesse de Dorne que Shaera Sand m’est exclusive pour la matinée. »
Et ladite princesse de sauter de sa selle sans attendre pour occuper la sienne. « Princesse ! » entendit-elle, reconnaissant la voix inquiète de Sylva, alors qu’Arianne s’asseyait derrière elle, la serrant aux hanches et enfouissant son visage dans sa nuque. Elle n’eut même pas le temps de vraiment demander à Arianne ce qu’elle pensait faire que cette dernière lui avait volé les rênes de sa jument et en éperonnait les flancs.
- En avant, Sȳndor !
A l’entente de la voix enjouée de sa fougueuse cousine, sa jument s’élança et elles filèrent sous le vent en un instant. Sȳndor était son nom. Noire de jais, telles les ombres. Telles les ombres devait être son prénom ; et en haut-valyrien, la langue natale de sa famille. Sȳndor pour Ombre. Un nom de dragon sans en être un.
Elle n’eut pas vraiment le temps de se soucier davantage du nom de sa jument alors qu’Arianne mordillait son oreille. Elle était remontée depuis sa clavicule dans une série de petites morsures indolores, laissant sur son passage le long de son cou autant de petites traces de salive qui la faisaient frissonner sous la caresse du vent que de petites chatouilles qui la faisaient rire.
- Shae, tu m’as tant manqué… ! se languissait-elle à son oreille. « Où étais-tu, tous ces lunes loin de moi ? Comment as-tu pu ? »
Le talent de sa cousine pour apparaître dramatique lui fit presque croire qu’elle était tout à fait sérieuse, mais sa manière de tripoter son ventre et de se frotter dans son dos lui rappela qu’il s’agissait tout de même d’Arianne.
- Une fille devait suivre son père à Denfert et faire son devoir, lui répondit-elle avec humour, imitant la manière de s’exprimer des habitants de Lorath.
- Qu’est-ce que le devoir d’une fille face à l’amour d’une princesse ?
L’intonation boudeuse de sa cousine manqua de la faire rire.
- Une princesse avec autant de cousines désireuses auprès d’elle ne devrait pas être aussi gourmande, lui dit-elle en se penchant sur son épaule. Grossière erreur, puisqu’Arianne n’attendit pas même une seconde avant d’attaquer ses lèvres, les capturant dans un baiser tout aussi langoureux que celui qu’elle avait partagé avec Nym moins d’une heure avant.
L’espace d’un instant, elles oublièrent la route qui les menait à Roche Panachée, où les attendait Oncle Oberyn, Tyerne et Elia. Elles oublièrent aussi les membres de leur groupe familial qui suivaient sûrement. En vérité, Rhaenys ne pensait même pas au vent qui amenait avec lui sa fraiche caresse et les grains de sable qui s’amoncelaient au cours du galop dans leurs châles et leurs cheveux. Y a-t-il quelque chose de plus doux que les lèvres pulpeuses d’Arianne ?
- Une princesse est trop gourmande, reprit-elle lorsque la fille aînée du prince Doran la laissa être.
- Une princesse est une princesse, répondit ravie la renarde. « Au diable Drey et ses manières. Je suis la princesse, Shae, je passe toujours en premier. »
- C’est Tyerne qui va être jalouse, Ari.
- Voilà qui est improbable. Tyerne et moi partageons tout, après tout, répliqua la princesse d’un air satisfait.
- Voilà qui est contrariant, car il me semblait pourtant que je te serais solennellement exclusive toute la matinée.
Le rire d’Arianne rivalisait de mélodie avec celui de Nymeria. Sa cousine princière se fit plus tendre et moins taquine, cette fois, dans son étreinte.
- Tu m’as manqué, Shae, pour de vrai.
Elle l’avait admis comme on admettait une faiblesse, et Rhaenys savait qu’Arianne ne prenait ce ton que lorsqu’elle voulait amadouer ses pairs par les sentiments. Elle serra les mains de sa cousine contre les rênes de Sȳndor et la tira quelque peu pour l’amener davantage contre son dos. Renarde manipulatrice que tu es, mais je ne t’échangerais pour nulle autre.
- Les Jardins Aquatiques sont derrière nous, mais maintenant que Loreza est née, nous serons toutes de nouveau réunies à Lancehélion. Tu ne devrais pas être si maussade. Je serais là avec toi tous les jours pour au moins un an.
Rhaenys sentit le sourire coquin de sa cousine revenir au cours de sa réplique. Tu es trop prévisible, Ari…
- C’est tout ce que je voulais entendre, avoua-t-elle alors à son oreille, comme si ça n’avait pas été une évidence. « Oh, ma douce cousine, ma douce Shae, qui prend tant soin de sa princesse. »
- Si tu continues à gigoter sur la selle on va tomber toutes les deux. Tombe si tu le souhaites mais tombe seule, je te prie.
- Tu es si froide, Shae !
- C’est curieux, Nym m’a dit la même chose.
Arianne libéra quelques petits rires sans pour autant cesser de la serrer contre elle. Emportés par le galop de Sȳndor, cela n’empêcha pas Rhaenys de les entendre. Quand Arianne était heureuse, elle riait facilement.
C’était agréable.
***
Leur petit groupe avait suivi la route vers le nord, s’éloignant de la route de Dorne et progressant dans les hauteurs ensablées du désert. La grande route de terre qui reliait Lancehélion à La Grâcedieu avait laissé place à une succession de pistes de sable qui sillonnaient entre les dunes rouges et les vallons rocheux arides. Il leur avait fallu une bonne poignée d’heures pour atteindre un peu plus de la moitié du chemin, sortant des dédales informes de petits abîmes rocheux et accompagnés de l’ascension inéluctable du soleil de Dorne au travers de la voute céleste. La grande plaine rocheuse du nord, où nulle vie ne régnait, s’était ainsi ouverte à eux – et au loin, les massifs rocheux de basse-altitude où étaient situées les ruines de Roche Panachée.
Obara avait fini par les rattraper en cours de route et, fidèle à elle-même, avait élancé son coursier gris pour ouvrir la voie entre les roches. La course naturelle et agile de l’animal leur avait démontré que l’aînée des Sand était rompue à ce genre d’exercice. Peu après, le reste de leur groupe les avait finalement ralliées tandis qu’Arianne avait fini par lui laisser les rênes de Sȳndor. Elle n’avait pas regagné sa propre selle pour autant, préférant occuper la sienne et la coller. Non pas que Rhaenys avait été déçue par son choix, car elle savait qu’une fois que sa cousine princière avait une chose en tête, il était compliqué de l’en dissuader ; en outre, ses attentions étaient plus que bienvenues pour lui faire oublier la lourdeur de l’air aride et l’intensité toute relative de l’astre céleste.
Au final, après une âpre avancée au travers du reg dont les confins semblaient infinis, ils parvinrent à destination, alors que s’élevait au-dessus du désert le sommet de la tour de Roche Panachée.
Oncle Oberyn, qui appréciait particulièrement l’endroit, leur avait révélé que le manoir fortifié et les galeries irriguées sur lesquelles il était bâti avaient servi à accueillir les réfugiés dorniens lors des guerres d’unification. Cachée dans le désert, la pierre rouge de ses structures la camouflant au sein du pays de sable et de roche, Roche Panachée était passée plusieurs fois inaperçue des forces d’invasions des rois Targaryen. Par deux fois, les terrifiants dragons d’Aegon le Conquérant et de la reine Visenya, Balerion et Vhagar, avaient été aperçus dans le ciel sans que leurs cavaliers ne notent la présence du puits. Un vrai miracle, avait-on assuré, car pour venger leur défunte sœur, les deux seigneurs dragons auraient sans l’ombre d’un doute réduit cet endroit en cendre, n’épargnant ni femme ni enfant, comme ils l’avaient déjà tant fait auparavant à maints endroits de Dorne. Pour venger Mère et Egg, qu’aurais-je fait dans les mêmes conditions ? Sûrement autant.
Le site avait abrité un vieux puits fortifié en amont de la colline et sa vue surplombante permettait de surveiller les étendues du reg à plusieurs dizaines de lieues à la ronde. Cela faisait toutefois un siècle désormais que le puits s’était tari et que les lieux avaient été abandonnés par ses quelques habitants. Ironiquement, son abandon correspondait à l’unification de Dorne au cours du règne du roi Daeron le Bon, faite à l’occasion du grand mariage entre le prince Maron Martell et la princesse Daenerys Targaryen, sœur du roi. C’était comme si les eaux qui maintenaient Roche Panachée en activité avaient compris qu’elles ne seraient plus nécessaires, la paix définitive tant attendue entre Dorne et les Sept-Couronnes ayant enfin été atteinte. Ils disent que le peuple de Rhoynar était maître de la magie des eaux.
La nature y avait ainsi repris ses droits, le sable s’immisçant à travers les bâtisses et recouvrant même le vieux puits de moitié. Quelques rares végétations comme le lierre des sables avaient colonisé avec parcimonie les allées et les murs ombragés et de vieilles souches d’arbres calcinées et fossilisées se repéraient çà et là, mortes depuis longtemps, présentant des formes lugubres et inquiétantes la nuit tombée et autant de cachettes pour les vipères des sables. Car il s’agissait là de la spécificité de Roche Panachée aujourd’hui : ses vipères.
Sȳndor s’agita d’ailleurs dans un hennissement en en repérant une qui gesticulait à quelques mètres. Elle était imposante et sa couleur rouge était parcourue d’anneaux blancs ; une morsure venimeuse de cette petite chose tuerait quiconque en moins d’une heure, après une terrible et douloureuse agonie.
- Hēzīr, aōle lykemās, Sȳndor ! lança-t-elle à sa monture d’un ton impérieux.
Son injonction de se taire en haut-valyrien fit aussitôt effet et sa monture équine se calma sans attendre. Rhaenys sentit bien vite l’emprise de sa cousine autour d’elle se raffermir. De toute évidence, son haut-valyrien n’avait pas seulement atteint sa jument.
- Ton valyrien est encore plus mélodieux que celui de Nym, souffla sa cousine princière dans son dos. « J’aimerais avoir un tel timbre quand je le parle. »
Rhaenys embrassa sa passagère sur la joue avec tendresse.
- Je suis de Lys, répondit-elle d’un ton doux. « Et Nym de Volantis. C’est notre héritage et notre devoir de bien le parler. »
Ce n’était pas tout à fait vrai, mais ce n’était pas tout à fait faux non plus. Eût-elle réellement été de famille lysienne, ce qu’elle venait de dire aurait été un pieux mensonge. Les lysiens de noble naissance ne parlaient pas le haut-valyrien et lui préféraient depuis longtemps le lysien. Quant aux volantains appartenant à l’Ancien Sang tels que les membres de la famille maternelle de Nymeria, alors qu’ils parlaient le haut-valyrien, ce n’était pas davantage qu’une langue cérémonielle utilisée lors d’occasions spécifiques qui se faisaient toujours plus rares.
En vérité, les Targaryen avaient été certainement les seuls à préserver la tradition de parler couramment le haut-valyrien, mais ils ne l’avaient guère parlé qu’entre eux. Sa famille était d’ailleurs réputée pour cela, étant donné qu’ils l’apprenaient naturellement dès la petite enfance et avant même de ne prononcer leurs premiers mots en langue commune. Au-delà des cris erratiques de son grand-père suppléés de ses longs rires sardoniques, c’était sans nul doute ce dont Rhaenys se souvenait le plus de son enfance. Les voix de son père et de sa grand-mère alors qu’ils s’adressaient à elle dans la langue des dragons. Je ne faisais guère de distinction entre Grand-mère et Mère à l’époque. Elles étaient toutes deux Muña.
Passant le portail pierreux de la propriété et suivie des autres cavaliers de son groupe, Rhaenys traversa la colline et atteignit en quelques secondes le manoir de Roche Panachée et sa courtille. Imitée d’Arianne, puis de Nymeria et de Sarella, Rhaenys posa pied à terre. Obara se trouvait déjà là et il ne lui fallut pas bien longtemps pour repérer les autres occupants des lieux.
- Sous les sables, elles se cachent, puis jaillissent les crocs sortis. Pitié soit de leurs proies, car à Roche Panachée, de nouveau réunies sont les Aspics…, lança joyeusement le seul homme du groupe d’accueil. Il ne s’agissait de nul autre qu’oncle Oberyn.
Son sourire fut contagieux et Rhaenys s’élança dans de grands pas pour aller le serrer dans ses bras sans attendre. Libérant de doux rires, le prince de Dorne lui rendit avec enthousiasme son étreinte, venant lui murmurer « douce nièce » à l’oreille. Elle émit un petit sourire dans sa poitrine, le ton joueur du prince ne cachant rien de tout le bien qu’il pensait d’elle. Elle pouvait être sa nièce mais il n’y avait aucune différence dans l’amour qu’il lui portait ; elle était sa fille en tout point, le trésor d’Elia comme il aimait le dire.
Il la relâcha non sans lui accorder un baiser sur le front et se tourna vers Arianne qui attendait à un pas d’eux. Entouré de ses filles en attente et de sa nièce, il fut aisé à Rhaenys de reconnaître les beaux traits de la maison Martell. Le prince Oberyn ressemblait à ses filles et à ses nièces. Elles avaient toutes le même nez fin et aquilin que lui, jolie chose dont on aimait mordiller l’arrête, un trait Targaryen caractéristique que les Martell avaient hérité de la princesse Daenerys Targaryen. C’était sûrement ce nez Martell, en vérité Targaryen d’origine, qui faisait croire à tous qu’elle était la fille de son oncle, en dépit du fait que ses traits valyriens plus marqués, tels que ses paupières hautes et son front, la distinguait par rapport ses « sœurs » quand on faisait plus attention.
- Douce nièce, répéta-t-il à Arianne mais cette fois d’un ton enjoué et ouvert.
- Mon oncle, répondit Arianne tout en venant le serrer à son tour dans ses bras tandis qu’ils s’embrassaient sur les joues. « Quel plaisir de vous revoir. J’ai manqué votre présence. »
- J’espère dans ce cas rattraper les moments perdus, douce nièce.
Tout sourire, Arianne acquiesça avec satisfaction et laissa sa place à Nymeria et Sarella, qui s’empressèrent à leur tour de prendre Oberyn dans leurs bras. Contrairement à elle, qui avait suivi son oncle à Denfert, ses deux cousines n’avaient eu l’occasion de jouir de la présence de leur père ces derniers temps. Les retrouvailles furent aussi chaleureuses que Rhaenys l’avait imaginé. Sarella se jeta même sur l’intrépide prince, qui l’avait tout simplement soulevé dans ses bras dans de grands rires, la faisant tournoyer autour de lui. Cela fait deux ans qu’ils ne se sont pas vus.
Quant à Arianne et elle, leur apparente position éloignée ne le resta pas indéfiniment, alors que les fins bras d’une belle mais silencieuse vipère aux cheveux de blés et aux yeux bleus s’enroulèrent autour de la taille d’Arianne.
- Si j’étais venimeuse, je t’aurais déjà mordu, souffla ladite vipère aux oreilles d’Arianne tandis qu’elles se retournèrent toutes les deux vers elle.
Le regard presque prédateur de Tyerne Sand n’avait pas changé. Bleu d’azur mais scrutateur comme celui d’un serpent, c’était sans doute la fille d’Oberyn qui avait le plus pris de son père de ce côté. Mais de toutes les filles Martell, c’était également elle qui avait le moins pris du rhoynais et le plus de l’andal. Sa peau était blanche comme l’ivoire et ses cheveux blonds étaient clairs, leur couleur de blé s’illuminant au soleil et se soulevant au vent comme un linceul d’or. C’était comme si les Sept avaient insufflés une part d’eux-mêmes quand elle était née, fait d’autant plus étrange si l’on prenait en compte ses origines, puisque Tyerne était issue d’une Septa.
- Tu n’as pas besoin d’être venimeuse pour mordre, si mes souvenirs sont bons, ne put s’empêcher de marmonner Rhaenys, attirant l’attention de son éthérée cousine.
Le rire d’Arianne prit aussitôt tandis que Tyerne s’approcha d’elle pour la serrer dans ses bras. Sans lui épargner une leste caresse le long de son dos, son sourire promettait bien des choses, mais elle accueillit son commentaire en premier lieu par un silence contemplateur.
- Il semblerait que cette langue soit devenue plus audacieuse encore, avec le temps, petite sœur, prononça-t-elle finalement. « Nous allons devoir y remédier. »
- La même conclusion m’est apparue, Tyerne, ajouta rapidement Arianne avec malice avant de venir également l’étreindre, comme pour assister leur cousine. Ces deux-là font tout ensemble, parfois sans même le réaliser. « N’est-ce pas aux aînées que le devoir incombe de discipliner les cadettes ? »
- C’est le cas, confirma Tyerne dans un acquiescement alors que ses mains baladeuses additionnées à celles d’Arianne commencèrent à la chatouiller.
Evidemment, il fut difficile à Rhaenys de contenir ses rires alors que ses deux cousines aînées s’adonnèrent à leur taquineries.
- Je n’ai pas peur de vous, répliqua-t-elle sans cacher son amusement.
- Tu devrais, car malheur à celle qui se gausse des vipères et des princesses des sables sans craindre de représailles.
Les trois cousines passèrent quelques secondes ainsi avant que la troisième des filles du prince Oberyn ne se calme, restant immobile dans les bras de sa cadette. Elle lui déposa finalement un baiser soyeux sur la joue droite et se retira.
- Il était temps que vous arriviez, prononça-t-elle ensuite tout en saisissant la main d’Arianne. « Père et Elia s’impatientaient, et la présence de Daemon rend la situation étrange, surtout depuis qu’il a appris que tu venais, Ari. »
Le gloussement d’Arianne fut assez équivoque. Daemon Sand, fils bâtard de Ser Ryon Allyrion, héritier de La Grâcedieu, avait été le seul à déflorer Arianne. L’audacieux n’avait pas mis bien longtemps avant de le revendiquer publiquement et de demander la main d’Arianne au nom de l’amour qu’ils se portaient. Présente à la cour le jour de son audace, Rhaenys ne savait pas ce qu’elle avait trouvé le plus fou à l’époque : l’idée qu’Arianne et lui étaient amoureux, ou l’idée que le Prince régnant de Dorne daigne faire d’un bâtard son gendre. Sûrement le flegme avec lequel Oncle Doran a renvoyé Daemon sans s’offusquer. Tout autre inconscient aurait perdu la tête. Daemon a eu beaucoup de chance ce jour-là. Ca, et le fait qu’il est l’écuyer d’Oncle Oberyn.
- Ce n’est pas de ma faute s’il pensait réellement que Père lui donnerait ma main. Et cela fait déjà trois ans, c’est loin derrière nous.
- Pas pour lui, répondit simplement Tyerne.
Arianne se contenta d’hausser les épaules. Leur cousine princière ne s’ankylosait que rarement de remords superflus, d’autant que Daemon s’était fourvoyé s’il avait cru pouvoir occuper plus de place dans le cœur d’Arianne que Garin ou Drey. Le premier était son frère de lait et le second un ami d’enfance. Les deux concernés posèrent d’ailleurs pied à terre non loin, imités par Sylva, et les trois s’approchèrent finalement de leur groupe. Rhaenys reconnut aisément le regard complice que partagèrent Drey et Tyerne, mais nuls mots ne furent davantage échangés entre eux deux que de modestes salutations. Rhaenys savait évidemment pourquoi. Leurs retrouvailles se feront plus tard, dans des draps de soie.
Epaulé de Sarella et de Nymeria, Oncle Oberyn vint par la suite les rejoindre une fois ses retrouvailles avec ses filles achevées. Obara se tenait juste derrière, cultivant son habituel retrait. Souriante, Nymeria s’empressa de venir à nouveau lui tenir compagnie. Le décret princier informel et enjoué d’Arianne sur son exclusivité était arrivé à terme.
- Si cela convient à tout le monde, hâtons-nous donc de délester vos chevaux de leurs bagages avant de rejoindre notre vigoureuse petite Lady Lance qui doit certainement mettre à rude épreuve les talents de lancier de mon triste écuyer.
Rhaenys adressa à Nymeria un sourire taquin à l’entente du surnom que son oncle se plaisait à donner à sa cinquième fille et la réaction contrariée discrète mais perceptible de Nym la laissa satisfaite. « Lady Lance », car c’était ainsi que la maisonnée Martell s’était habituée à nommer la jeune mais impétueuse Elia Sand, dont le maniement de la lance dornienne commençait à montrer des signes de virtuosité tels que ceux qu’avait manifesté son père au même âge.
Ils eurent tous tôt fait d’abriter leurs chevaux à l’ombre des écuries de Roche Panachée avant de déposer dans la foulée leurs nombreux bagages dans le hall d’entrée ombragé du manoir. Rhaenys regretta rapidement son atmosphère fraiche lorsque le groupe ressortit dans la cour arrière du domaine, où se trouvait le vieux puits. En dépit de l’heure avancée de la journée et de la descente amorcée du soleil, la chaleur de la région demeurait tout à fait suffocante. Et ce fut sur cette chaleur qu’ils rejoignirent Daemon Sand et sa jeune cousine, alors que ces derniers s’entraînaient à la lance sous la lumière accablante du jour ; comment ils en étaient capables, Rhaenys nullement ne le sut.
Elia était impressionnante la lance à la main, comme toujours. Elle n’avait pas dix ans, mais elle en paraissait le double tant elle brillait par son talent. C’était un spectacle d’arcade que de l’observer alors qu’elle tournait sur elle-même tout autant qu’autour de Daemon Sand. Ce dernier semblait comme peiner à la contenir alors qu’ils échangeaient coups et estoques, la petite vipère s’agitant telle la princesse Nymeria Martell au-devant de la bataille contre les roitelets de Dorne.
Oncle Oberyn accordait un temps substantiel à l’entraînement aux armes de chacune de ses filles, l’âge venu. Obara avait épousé ses enseignements comme l’on adoptait une religion et avait fait du maniement de la lance dornienne son mantra. Nymeria s’était spécialisée dans les arts de la dague et Sarella leur avait préféré le tir à l’arc. Rhaenys doutait qu’aucune des trois ait présenté le même potentiel la lance à main que l’impétueuse Lady Lance. Obara pouvait avoir la force physique, mais Elia était aussi agile de corps qu’elle n’était virtuose de ses mains. Tyerne, quant à elle, avait délaissé toute pratique martiale pour se concentrer sur les poisons, autre spécialité de son père.
Pour faire bonne mesure et dissimuler qu’elle était fille d’Elia, oncle Oberyn lui avait aussi apprise à se battre ; elle avait bien assez tôt fini par préférer les épées aux lances, se fantasmant déjà Visenya brandissant Noire Sœur. Toutefois, en dépit du temps passé l’arme à la main, Rhaenys avait dû admettre la réalité : elle ne serait jamais une combattante plus qu’elle n’était une princesse, et ne détenant nul intérêt pour le poison, elle ferait une piètre empoisonneuse. De son père le prince, elle n’avait tiré que l’habileté des doigts aux contacts des cordes d’une harpe. Ca, elle savait faire, au point même d’attiser la jalousie puérile de sa cousine. Arianne est peut-être meilleure à la viole, mais elle ne surpassera jamais à la harpe et au chant la fille de Rhaegar.
- Je pense que c’est assez pour aujourd’hui, s’annonça la Vipère Rouge alors qu’ils approchèrent des deux jeunes combattants. La fille et l’écuyer s’arrêtèrent aussitôt et se tournèrent vers eux, la première tout sourire, le second soulagé.
- Père ! Mes sœurs ! Princesse ! s’exclama aussitôt la première en les reconnaissant tous, un immense sourire sur le visage. En un instant, lâchant sa pique dornienne, Lady Lance s’approcha d’eux d’un pas leste, permettant à Rhaenys de la dévisager tandis qu’elle les saluait à tour de rôle.
Elia Sand ressemblait à Mère, d’après ce que ses oncles et les gens de Lancehélion disaient souvent. Elle était la première des filles d’oncle Oberyn avec son amante de cœur Ellaria Sand, née après la rébellion : une enfant issue de l’amour, bâtarde mais désirée ; accueillie dans la félicité au sein de Dorne. Son oncle l’avait nommée en l’honneur de sa mère et la petite Sand avait fait plus que prendre le nom de sa tante disparue à l’en croire. Rhaenys se trouvait bien impuissante pour le confirmer, hélas. Cela fait bien longtemps que je ne me souviens plus du visage de Mère. De Père, oui, mais pas de Mère.
En revanche, ce qui était tout à fait clair, c’était qu’Elia ressemblait énormément à son père. Elle avait coiffé ses cheveux sombres et lisses de la même manière que Nymeria, en une longue queue de cheval tressée qui laissait ses pairs apprécier les traits délicats son visage à la peau claire et à la forme bel et bien Martell. Ses yeux n’étaient toutefois pas violacés comme ceux de Nym ou céruléens comme ceux de Tyerne mais bien d’un noir d’onyx, comme ceux d’Oberyn et de Doran. Comme ceux de Mère.
- Bonjour, Shaera, prononça la jeune Sand d’une voix fluette.
Rhaenys la prit dans ses bras en lui adressant un grand sourire. Elia pouvait être redoutable la lance à la main mais n’était pas plus qu’une petite fille une fois l’arme déposée. L’incarnation même d’une petite sœur que l’on adorait pouponner.
- Bonjour à toi, Elia, lui souffla-t-elle avant de reprendre. « As-tu été sage durant mon absence ? »
- Bien sûr. J’ai même aidé Daemon dans ses tâches d’écuyer.
Sur leur gauche, Rhaenys nota l’approche du mentionné et son salut hésitant à Arianne, tandis que cette dernière discutait avec Oncle Oberyn et Tyerne. Il semblait presque penaud, ce qui n’étonnait pas Rhaenys étant donné son passif avec sa sulfureuse cousine princière. A quelques mètres de là, c’était Nymeria qui jouait de son personnage social, animée dans de grands gestes et rires, sûrement pour taquiner Obara à en juger le regard énervé de cette dernière. Quant à Garin, Andrey et Sylva, ils se tenaient derrière leur princesse et écoutaient la discussion enjouée qu’elle tenait avec son oncle.
- C’est ton grand jour, tu sais ? J’espère que tu es prête pour ce soir, reprit-elle alors en replaçant une mèche isolée des cheveux sombre de sa cadette derrière son oreille droite.
L’expression pleine d’anticipation de Lady Lance fut suffisante pour qu’elle sache que oui. De fait, leur présence à tous dans le domaine de Roche Panachée n’était pas anodine : aujourd’hui, Elia Sand devenait une Aspic des Sables.
- Obara m’a dit que j’étais prête… Je me montrerais à la hauteur de vos attentes, Shaera.
Je n’en doute pas, pensa-t-elle en passant les mains dans les cheveux de son intrépide cadette. Si Sarella et elle avaient pu y arriver alors Elia le pouvait aussi. Et puis ce ne sera pas aussi terrible qu’Obara le lui dit. Obara pense qu’elle ne fait peur qu’aux petites filles, mais Obara fait peur à tout le monde.
A cet instant, son oncle, Tyerne et Arianne les approchèrent, suivis du reste du groupe. Le premier prit la parole d’un ton enthousiaste.
- Je pense que nous avons suffisamment profité du soleil tapant, s’exclama son oncle avec enthousiasme en imitant son geste d’embroussailler de la main les cheveux de sa fille.
- Oncle Oberyn parle vrai, enchaîna Arianne. « Je me languis d’un lit de banquet soyeux et d’un délicieux auré de La Treille. »
- Je crains que nous n’ayons pas de tels vins ici, Arianne. Du brandevin peut-être, de la vinasse aigre telle le fumevigne qu’Obara aime, certainement, répondit Nymeria avec un amusement proportionnel au mécontentement de sa sœur aînée à sa boutade. « Nous t’avions prévenu que Roche Panachée n’était pas un lieu de luxe. »
- Le brandevin sera bienvenu, dans ce cas… hésita à répondre la princesse, adressant une œillade un peu gênée à Obara.
- Voilà qui me semble prometteur, douce nièce, enchaîna vivement Oberyn en frappant dans ses mains comme pour donner le coup d’envoi. « Et cela, tandis que nous profitons du doigté harpiste et de la voix délicieuse de Shaera. Qu’en penses-tu, douce fille ? »
L’expression d’Arianne à la réplique enjouée de leur oncle se révéla boudeuse et Rhaenys ne put contenir son ricanement, lui haranguant un sourire taquin et provoquant. Elle s’assurerait de lui faire oublier son mécontentement jaloux et enfantin plus tard, alors que les cordes d’argent de la grande harpe de la salle de banquet de Roche Panachée vibreraient sous ses doigts agiles. Comme ceux de Père.
- Cela me convient, Père.
***
Le soleil chaud de Dorne avait commencé à décroître et s’était dissimulé derrière l’horizon plat du désert au cours de l’heure de la chauve-souris. L’heure de l’anguille avait vu les nuages perdre progressivement de leurs tonalités roses et crépusculaires pour se colorer d’un bleu de nuit toujours plus sombre. L’étoile de Nymeria, blanche et incandescente, était alors apparue suivie de la bande laiteuse et éthérée que les dorniens se plaisaient à imaginer être ses dix mille navires. Annonçant l’heure des fantômes, la constellation de l’Etalon dont la forme évoquait celle d’un étalon cabré s’était élevée dans les cieux, suivie de celle du Dragon de Glace, cisaillant la nuit de son corps étendu, son museau d’étoiles blanches et les deux étoiles bleues représentant ses yeux pointant au nord. A Roche Panachée, où les lumières parasites que l’on était habitué à voir s’élever de la ville ombreuse de Lancehélion n’existaient nullement, le ciel nocturne du désert de Dorne était aussi lumineux d’étoile qu’il était sombre.
Le lointain désertique d’ordinaire rouge et ocre avait inversé ses tons, donnant aux sables et aux roches l’apparence de l’océan et de ses vagues. La lune, éthérée et étincelante comme la Jouvencelle, apposait par le biais de son rayonnement comme un linceul qui devenait presque palpable au gré des formes des dunes. Nul mirage causé par les cuisantes agressions solaires n’aurait délivré de telles impressions ; ici sous les étoiles, la beauté seule était accablante, tandis que s’étendaient devant eux les grandes dunes d’argent de la nuit.
Obara avait été la première d’entre elles à descendre, put noter Rhaenys en rejoignant la courtille du manoir. L’aînée de ses cousines se tenait à l’affut comme si la nuitée lui avait fait recouvrer ses sens tandis que ses yeux sombres brillaient à la lumière sélénite. Lorsque les couleurs s’émaciaient à la venue du soir, c’était à cet instant plus que tout autre que l’on pouvait deviner la filiation de la première-née des aspics : son regard aux lueurs reptiliennes se percevait au reflet des étoiles exactement de la même manière que celui de ses sœurs et de leur père.
L’occasion fut de mise de pousser une telle similitude, car loin de porter au clair ses qualités viriles par le biais de lourdes armures, Obara avait revêtu une robe myrienne du même genre que celles que l’ensemble des cousines Martell aimait porter. Elle était bleue et légère, lui descendant aux chevilles et épousant la forme tout à fait convenable de ses hanches et de ses seins. Obara n’était certainement pas la plus belle de ses cousines, mais Rhaenys pensait sans ambiguïté qu’elle gagnerait à assumer ses traits féminins, car elle n’était pas non plus la plus hideuse des femmes. Mais encore faut-il qu’elle daigne lâcher prise sur ses origines serviles.
Après elles, Nymeria et Arianne furent les suivantes à rejoindre la courtille. Si la première ne fit aucunement réagir par sa présence leur aînée, la seconde provoqua chez Obara une visible réaction de dédain. Elle n’en fit rien vocalement, mais de là où elle se trouvait, il fut aisé pour Rhaenys de repérer sa silencieuse mais acerbe protestation. Le rituel d’initiation des aspics devrait demeurer entre aspics, c’était du moins ce que la lancière avait proclamé, en vain, leur cousine étant la princesse de Dorne. Et si la princesse de Dorne désirait, la princesse de Dorne obtenait. Non pas qu’une seule autre des aspics avait protesté au désir d’Arianne de suivre ses cousines, et Rhaenys la dernière. Elle n’était pas plus une aspic des sables qu’Arianne, après tout.
Nymeria et Arianne ne dérogeaient qu’à peine de leurs allures habituelles. Pour l’occasion, la couleur bleu sombre de la nuit avait remplacé les tonalités chatoyantes habituelles de leurs robes myriennes, Nymeria laissant de côté les tons dorés exprimant ses origines filiales volantaines tandis qu’Arianne avait délaissé l’orange vif et le soleil rouge des armoiries de la maison Martell. Comme elle et Obara, les deux cousines portaient la coiffe traditionnelle dornienne : un foulard en coton, enroulé autour de leur tête et serré à niveau du front par un agal, permettant à la pièce de tissu de cascader sur leurs épaules. Leurs dégradés de bleu semblaient presque indigo sous les étoiles, lui évoquant les yeux de son père. Sombres et indigos, tels mille améthystes réfléchissant les lueurs de la lune, se souvenait-elle.
Sarella suivit alors, portant la même tenue que toutes les autres mais ayant adjoint à sa robe un châle en soie aux tons bleutés, parcouru de paillettes argentés et légèrement transparent. Rhaenys se rendit compte qu’elle en portait quatre autres dans les mains et qu’elle les leur destinait. « La nuit pourrait être froide. » déclara-t-elle dans un souffle à Arianne, qui fut la première à s’en saisir d’un pour s’en couvrir. Nymeria l’imita et Obara s’y résolut après de brèves réflexions. Sarella vint lui tendre le dernier dans un sourire accompagné d’un clin d’œil, et Rhaenys s’en couvrit sans plus de réflexion. Sarella avait eu raison : le tissu voilé était aussi soyeux qu’il tenait chaud.
Enfin, Tyerne et Elia se présentèrent, la seconde essayant tant bien que mal d’évacuer le sommeil de ses jolis yeux noirs. Elles étaient déjà prêtes et vêtues, portant les mêmes robes et déjà couverte des mêmes châles.
- Nous sommes toutes là ou doit-on attendre d’impromptus invités ? questionna sèchement Obara.
Rhaenys réalisa qu’elle s’adressait à Arianne, mais cette dernière haussa des épaules d’un flegme presque puéril comme elle savait parfois si bien l’afficher : provoquante sans l’être ouvertement, le tout dans une relative indifférence. Mais Obara avait reçu sa réponse et là-dessus, Arianne ne serait pas outrancière. La Martell savait bien évidemment que la cérémonie de passage avait du sens pour les filles d’Oberyn. Elles pourraient accepter la présence de leur cousine, qui partageait tout comme elles le sang de Nymeria, mais personne d’autre.
- Dans ce cas, hâtons-nous. Il nous faudra galoper un temps avant de rejoindre l’autel de l’Aube, poursuivit Obara.
Sellant leurs montures dans le silence de la nuit, il régnait dans l’air une atmosphère singulière, pleine d’appréhension et de complicité. Le regard d’Arianne était léger et coquin ; elle s’amusait même dans le silence tandis qu’elle observait ses cousines. Quant à Elia, elle avait déjà repris vie, concentrée comme elle était sur sa tâche, ses yeux remplis d’une excitation juvénile caractéristique. Elles partirent toutes les sept après quelques minutes, sans ne prononcer nuls mots, et l’allure soutenue se transforma en une impétueuse course à travers les dunes sombres et les rochers épars, en direction du nord.
L’horizon était perceptible et invariable, offrant un paysage presque lunaire, succession de dunes dans le lointain qui transformait le désert en un océan aux houles agitées. Leurs chevaux n’eurent aucun mal à évoluer dans l’espace, leur galop effréné soulevant dans l’air des nuées de sables tandis qu’ils se suivaient les uns les autres de vingt pieds de distance. Etant la cinquième de la file, Rhaenys percevait à peine les premières, certainement Obara et Nymeria, dont les silhouettes s’entremêlaient d’ombres, disparaissant parfois par-delà les dunes. Elia était juste devant elle, et Arianne juste derrière. C’était Tyerne qui fermait la marche.
Bientôt, aux dunes et aux plaines arides de Roche Panachée se substituèrent les dénivelés et les vallons du désert, alors que le son du sable enfoncé par les sabots de Sȳndor se fit de plus en plus caillouteux. La lune disparut sous un nuage, plongeant les environs dans une obscurité qui lui rendit presque périlleuse leur avancée. Rhaenys parvint toutefois à repérer Elia du regard et à surveiller son avancée ; viendrait-elle à dévier du chemin, ce serait son rôle de la rattraper et de l’y remettre. Tyerne ferait de même avec Arianne si jamais la princesse de Dorne perdait Sȳndor de vue.
Encore quelques minutes s’écoulèrent, certainement une quinzaine, et les vallons laissèrent de nouveau place aux plaines. Mais cette fois, une ombre grandissante et immense s’étendait dans le lointain, celle des falaises rocheuses au sein desquelles sillonnaient des abimes labyrinthiques. La lune resurgit alors, éclairant de tout son faste les hauteurs escarpées, avant que Rhaenys ne remarque au loin Obara réduire le rythme de son allure. En quelques secondes, leur colonne avait comblée ses espaces tandis qu’elles avançaient au trot.
Alors Obara mit feu à la torche qui avait jusque-là reposé dans la sacoche de sa selle et s’élança à travers le passage obscur dans la falaise. Il n’en fallut pas plus pour que Nymeria s’y engouffre à son tour, puis Elia, et à l’acquiescement silencieux de Sarella, Rhaenys lui emboita le pas. Elle vit du regard Sarella allumer une torche et la suivre, servant quant à elle de chaperonne à Arianne et Tyerne, les guidant de sa lumière.
Les dédales du désert étaient dangereux, et nombreux étaient ceux qui s’y étaient perdus et qui étaient morts de soif ou de faim avant d’en retrouver l’issue. Mais au détour des angles, la fille d’Elia n’eut que peu de mal à repérer l’avancée confiante d’Obara à travers le labyrinthe. Nerveux, Sȳndor suivit à vue la silhouette du cheval de sa cousine lancière, éclairé de la torche incandescente que cette dernière tenait haut par-dessus sa tête.
Les parois du passage commencèrent à se rapprocher l’une de l’autre au fur et à mesure que leur file progressa et se firent presque suffocantes. Leur groupe descendait dans les profondeurs de la terre, le plafond d’étoile qui apparaissait par-dessus la crevasse se faisant de plus en plus ténu ; la lumière naturelle de la lune était devenue anecdotique, pour ne pas dire inexistante, tandis que celle instable des torches d’Obara et de Sarella dessinait leurs ombres sur la roche. Parfois, les cavités inégales du dédale les rendaient monstrueuses, leur donnant griffes et crocs et queues serpentines. L’instant lui parut éternité.
Puis elles sortirent alors, le passage débouchant sur une immense cavité circulaire à ciel ouvert qui évoquait comme un genre d’arène, de courtille ou d’antichambre. A en juger les constructions troglodytes disséminées le long des parois et qui se repéraient aux petits escaliers menant à des entrées et des fenêtres en surplomb, Rhaenys avait toujours supposé qu’il s’agissait d’une courtille. Plus loin, au fond de la cour, se tenait une grande porte d’au moins six pieds de haut, de construction brute et angulaire, taillée à même la roche et richement décorée de motifs imagées et de glyphes étranges.
Tout comme le reste du site, rien dans son architecture carrée et simple n’évoquait Dorne et Rhoynar, dont les architectes préféraient les formes rondes, bulbeuses et longiligne ; la porte en elle-même différait de tout le reste, car son cadre et ses gonds de pierre étaient sombres, d’aspect huileux et surnaturel. La nuit, comme actuellement, la pierre réfléchissait la pénombre, évoquant un sentiment étrange et inquiétant, mais Rhaenys se souvenait que le jour, la matière était sourde et inerte, aussi opaque que le charbon, et ne renvoyait rien.
- Voici la porte de l’Aube. L’autel est derrière. C’est ici que la cérémonie aura lieu, prononça Obara à l’attention d’Arianne et d’Elia, tandis qu’elles démontèrent toutes et qu’elles approchèrent de l’immense porte.
Obara saisit les rênes de chacune des montures avant que Nymeria vienne à son aide.
- Cet endroit n’a rien de dornien. Il ne ressemble à rien de ce que je connais, commenta alors Arianne d’un ton qui témoignait d’une certaine perplexité.
- Car il ne l’a jamais été, intervint Sarella. « C’est un lieu qui remonte à l’époque où les Premiers Hommes sont arrivés à Westeros. D’après ce que j’ai lu, les glyphes présents sur les gonds sont des runes et les Premiers Hommes les utilisaient avant la venue des Andals. »
Plutôt que de répondre, leur cousine passa sa main sur la surface huileuse. L’étonnement sur son visage rappela à Rhaenys celui qu’elle avait eu jadis. La pierre était tout aussi huileuse à l’aspect qu’au touché.
- Quelle étrange pierre… Est-ce de l’obsidienne ? rajouta la princesse.
- Je ne crois pas. Il semblerait que cette porte soit faite de la même matière que la base de la Grand-Tour de Villevieille ou que les ruines de Moat Cailin, dans le Nord. Selon Mestre Theron, le trône de Grés de Pyke est aussi composé de cette roche. Il affirme dans son livre que tous les sites du même genre ont été construits par une civilisation potentiellement antérieure aux Premiers Hommes.
Rhaenys croisa le regard hésitant d’Arianne et lui adressa un petit sourire. Sarella part souvent du principe que l’on est aussi érudit qu’elle.
- Mestre Theron ? questionna donc Arianne.
- Ah ! Hm… C’était un Fer-Né, auteur du livre Pierre étrange. Il est mort il y a longtemps. L’œuvre de sa vie tourne autour de ce genre de pierre.
- Je vois… Sa vie ne devait pas être bien palpitantes s’il l’a dédié à ce point à de vieilles pierres, répondit alors la Martell d’un air suffisant. « Mais je suppose que c’est attendu, venant d’un mestre qui a troqué son désir pour la connaissance. »
- Je ne sais pas. Je n’ai pas souvenir d’avoir troqué mon désir pour la connaissance, et je trouve tout de même ses recherches intéressantes.
Sarella lui avait répondu d’une manière amusée, ce qui poussa dès lors Rhaenys à se manifester.
- Tu es un cas à part, Sary, lança-t-elle. « Mais tout de même. Je sais qu’entre la queue de Drey et un livre sur des pierres, je choisirais Drey. On ne peut pas en dire autant de toi. »
L’aspic d’ébène émit un petit rire, vite suivie d’Arianne et de Tyerne.
- Sarella a raison pourtant ! rétorqua Elia, leur rappelant sa présence. « Moi aussi je choisirais le livre ! Je ne vois pas pourquoi je choisirais un garçon stupide. Et puis les garçons n’ont pas de queue, Shae. Ce ne sont pas des animaux. »
Le silence revint un instant alors qu’elles partagèrent toutes un regard. Arianne fut la première à céder au fou-rire, suivie de Sarella. Il ne fallut pas davantage que le sourire mince de Tyerne, qui se contorsionnait du visage pour ne pas les imiter, pour que Rhaenys cède à son tour.
Et l’expression d’Elia n’arrangea rien à leur affaire.
- Qu’ai-je dit de si amusant ? Pourquoi riez-vous ? demanda-t-elle vexée, ce qui ne fit qu’aggraver leur réaction.
L’expression offusquée et confuse de leur cadette s’amplifia petit à petit, si bien qu’elles essayèrent avec difficulté de se maîtriser pour ne pas malmener davantage son égo. L’innocence touchante de leur petite Elia était une bénédiction.
- Rien, Elia, rien, souffla finalement Sarella avant de passer une main dans les cheveux de leur cadette. « Tu comprendras quand tu seras un peu plus grande. »
Et d’une manière ou d’une autre, cette réplique permit à la petite Sand de plus ou moins apaiser son agacement naissant, aussi n’insista-t-elle pas davantage.
Obara et Nymeria les rejoignirent alors, et le silence se fit dès lors qu’elles remarquèrent les sacs en toile maintenus à leurs épaules.
- La lune brille, commença Obara. « Et aucun nuage ne viendra mettre fin à l’éclairci avant un temps. Profitons-en. »
Sarella et Tyerne acquiescèrent mécaniquement à l’injonction de leur aînée, qui ne se fit pas prier avant de passer la grande porte. Nymeria lui adressa un clin d’œil passager avant de suivre la lancière, avant d’être suivie par l’aspic d’ébène. Prenant la main d’Arianne, l’aspic des blés emportant sa sœur de cœur à son tour dans le silence. Alors Rhaenys se tourna vers Elia.
- Prête ?
Sa cadette acquiesça vigoureusement, aussi lui prit-elle la main et elles fermèrent la marche, s’engouffrant à leur tour dans ce lieu de mémoires oubliées.
Les murs étaient sombres, recouverts de glyphes faisant références à des temps si lointains qu’il en était difficile de cerner les époques. Des Enfants de la Forêt y apparaissaient, dansant autour de grands barrals, l’Arbre Cœur si cher aux nordiens, dont les feuillages les couvraient de toutes leurs étendues. Çà et là, vouivres, basiliques, mammouth et géants décoraient les grandes fresques murales obscures, et les Premiers Hommes, rois de ce monde magique, siégeaient en maîtres et circulaient entre ce bestiaire de légendes et monstres. Et les Autres, discrets, en retrait, mais que l’on reconnaissait aux grandes araignées de glace qu’ils montaient. Il ne manque à cette fresque féérique que les Targaryen et leurs dragons. Nous y aurions été rois des rois.
Obara avait disposé plusieurs torches sur des flambeaux muraux à leur passage, éclairant leur avancée et mettant à nue toujours plus de fresques, certaines plus lugubres que d’autres, y mettant en scène les créatures de l’océan : tritons, sirènes, selkie et même les Profonds des mythes horrifiques qu’aimait tant Sarella, variante marine des Autres s’il en était une.
Elles arrivèrent alors dans la pièce de l’autel de l’Aube, qui portait bien nom. C’était une salle circulaire, au centre de laquelle se trouvait une table rectangulaire en pierre noire, qui contrastait avec les murs et le sol en marbre poli. La nuance entre le noir et le blanc évoquait étrangement la personnification de la mort par les habitants de Braavos, mais Rhaenys n’avait jamais su si cela relevait de la coïncidence ou de la corrélation. Et au-dessus de leur tête, la salle qui s’avérait à ciel ouvert présentait une vue large sur la voute céleste et sur la lune, grande et luisante.
Ce fut autour de cet autel qu’elles prirent place, se tenant debout et patientant les unes aux côtés des autres. Elia s’installa à sa gauche, et Arianne à sa droite. Sarella vint prendre sa place à la gauche d’Elia tandis que Rhaenys ne manqua pas le regard contrarié d’Obara à l’intention d’Arianne lorsque cette dernière avait pris place. Tyerne était installée à la droite d’Arianne, et Nymeria à la gauche de Sarella. Obara se trouvait à l’extrême opposée tandis qu’elles formaient toutes un cercle. Quand elles étaient plus petites, et à cause des racontars d’Obara, Sarella et elle avaient un instant craint qu’elles assisteraient à un sacrifice. Elia n’avait pas été dupe en dépit des tentatives répétées de leur aînée de l’intimider plus que de raison. Elia est moins crédule et plus courageuse que nous au même âge.
Toujours fut-il que la scène parut impressionnante, même pour elle, alors qu’éclairée par la seule pénombre issue des quelques torches disposées plus loin, Obara sortit des sacs de toiles les instruments cérémoniels qu’elles avaient toutes connues avant Elia : La dague sacrificielle en obsidienne, sombre et opaque, menaçante de noirceur ; le calice de cristal, clair et transparent, symbole de pureté. Les deux objets avaient été richement façonnés de la main d’un grand orfèvre, du moins c’était ce qu’elle avait toujours pensé en les contemplant.
Tandis qu’Obara présenta les deux instruments cérémoniels et qu’elle les disposa sur la surface noire et polie de l’autel, Nymeria sortit du second sac deux flacons. Le vin et le venin, reconnut Rhaenys. Le premier reposait dans un large flacon transparent. Un vin blanc de Lys, un lysargent, si le rituel n’avait pas changé. Le second reposait dans un flacon plus petit, sa couleur orange ressortait de la surface en verre d’autant plus vivement à la lueur des torches. Une seule et unique substance présentait une telle couleur.
Lentement, Nymeria défit le flacon du vin avant de le verser dans le calice. Sa consistance translucide parvenait à se voir même à travers le cristal. Puis elle le déposa devant Obara, qui fixait Elia dans les yeux. La cérémonie avait officiellement commencé.
- Le sang du basilic, souffla-t-elle. « Agressif et mortel. D’orangé, telle la couleur de notre maison. »
L’aînée versa alors le flacon de venin dans la coupe. Le vin se teinta alors progressivement d’orange, le liquide venimeux et mortel se diluant à vue d’œil.
- Une seule goutte entraîne une lente descente aux Enfers, agonie douloureuse semée de crises meurtrières. Le sang appelle le sang.
Obara saisit alors la dague, qu’elle tint en évidence sous les yeux apeurés d’Elia. Puis elle se coupa très légèrement la paume. Le sang coula le long de la lame, puis Obara en fit couler quelques gouttes dans la coupe.
- Le sang de l’aînée, déclara-t-elle, avant de tendre la lame d’obsidienne à Nymeria.
- Le sang de l’aînée, répéta cette dernière.
D’un geste adroit, Nym s’ouvrit la paume et teinta la dague de son sang, dont elle fit à son tour couler quelques gouttes dans le calice.
Lentement, une nappe rougeoyante sillonna à travers l’orange, tel le soleil sur l’étendard.
- Le sang de l’aînée, souffla Tyerne à son tour avant de répéter les mêmes gestes.
- Le sang de l’aînée, suivit Sarella juste après que Tyerne lui ait confiée la dague ensanglantée, et le sang coula.
Le visage d’Elia avait pâli petit à petit, alors que l’échéance approchait. Sarella lui tendit la dague, que Rhaenys se résigna à prendre. Fixant sa cadette dans les yeux, elle serra les dents et s’ouvrit le plus adroitement possible la paume de la main gauche, ignorant le sursaut de douleur que l’obsidienne provoqua dès lors qu’elle fendit sa peau. Retenant une grimace, Rhaenys attendit quelques secondes, observant avec une fascination morbide son propre sang couler sur la lame.
- Le sang de l’aînée… conclut-elle, avant qu’elle ne fasse couler les dernières gouttes nécessaires au sein du calice de cristal.
Le vin blanc ne l’était plus. Orange et rouge, il semblait être le sang de Nymeria revenu. Le sang de Ny Sar, le sang des princes de la Rhoyne ; mélange mortel, annonciateur d’une agonie certaine. Et ce fut Obara qui but la première gorgée.
- Une gorgée pour l’aînée, annonça-t-elle d’un flegme à toute épreuve.
Le sang luisait sur sa lèvre inférieure, seule preuve de la boisson empoisonnée.
- Une gorgée pour l’aînée, l’imita Nym.
- Une gorgée pour l’aînée, poursuivit Tyerne.
- Une gorgée pour l’aînée, prononça Sarella à son tour.
Chacune avait bu une gorgée.
Le regard fasciné d’Arianne contrastait avec l’expression craintive d’Elia. Les deux l’observèrent dans l’expectative dès lors que la coupe passa dans ses mains.
Le liquide encore présent tourbillonnait, les deux couleurs épaisses s’entremêlant. Pour Rhaenys, c’était comme si son sang de Martell et son sang de Targaryen se battaient pour la domination.
- Une gorgée pour l’aînée, répéta-t-elle avant de porter la coupe à ses lèvres.
Le liquide coula dans sa gorge, presque chaud, mais elle ne sut pas vraiment s’il s’agissait de l’alcool ou du venin.
Les spectres, les dégradés de couleur et les silhouettes apparurent aussitôt.
- Le lysargent annule les propriétés mortelles du sang du basilic, reprit Obara, mais sa formulation plus lente trahissait l’effet qu’avait déjà sur elle le venin. « Mais accélère son absorption. Et ses effets hallucinatoires. En en buvant une gorgée, nous t’accompagnerons, mais cette épreuve est la tienne, Elia. Bois. »
« Bois. » répétèrent-elles toutes.
La peur laissa alors place à l’audace et au courage.
Et Elia but.
En un instant, ses yeux se voilèrent alors que commencèrent ses hallucinations. Elle poussa un râle venu d’ailleurs avant de se contorsionner, tandis que la coupe de cristal désormais vide lui échappa des mains et roula sur l’autel. Elle se pencha et se mit à gémir des propos à peine compréhensibles, se tenant la tête. Elle ne perdit pas connaissance, en tout cas pas aussitôt comme cela avait été son cas, mais elle était aussi bonne qu’évanouie à en croire son expression indisposée. « Le serpent… Le poison ! » gémit-elle néanmoins à un moment. « La montagne, la montagne ! » Elle ne prononça plus rien d’intelligible après cela.
Et tandis que leur cadette hallucinait des scènes peut-être épiques ou cauchemardesques, Rhaenys sentit les siennes revenir aussi intensément qu’elles ne lui venaient lors de ses pires nuits de sommeil sous une lune pleine.
Des scènes hautes en couleur et aux perspectives vertigineuses.
Des scènes de danses dans les cieux, où le soleil vibrait de plaisir et de liberté.
Des scènes de dragons, alors que trois d’entre eux, d’Ivoire, d’Obsidienne et d’Argent, se contorsionnaient dans une lutte sans fin.
LA PRINCESSE DE DORNE
- L’affection que Ser Walter porte à Shaera est si touchante. J’aimerais tant qu’un homme m’aime de la même manière…
Sylva avait accompagné sa réplique d’un soupir doucereux, détournant Arianne des chuchotements qu’elle avait entretenus avec Tyerne. Ses yeux de dornienne, aux couleurs ambrées frisant avec l’ocre et le jaune, lui rappelaient ceux de Shaera. C’était à leur couleur toutefois que la comparaison s’arrêtait, car Shae n’avait jamais eu les yeux emplis de lueurs aussi candides. En outre, Shae n’avait pas non plus les pommettes recouvertes de taches de rousseur comme Sylva, qui portait son fief jusque sur ses joues élégamment potelées. Sylva Mouchette qu’elle se faisait appeler le plus clair du temps, un surnom fort difficile à dénier.
Par principe, Arianne observa tout de même l’objet d’intérêt de son amie. Sa cousine Shaera se trouvait non loin, vers le centre de la salle, à danser au bras du prince Oberyn. Il y avait dans l’aura qu’elle émettait en toute sobriété un charisme enivrant, qui avait à l’instant pour seul égal la sensualité qui émanait de son corps. Car elle était belle, Shaera, et surtout séduisante. Et comme souvent dans les soirées mondaines, les hommes se retournaient au moins une fois pour lui accorder un regard, sinon bien deux. Ce soir ne faisait pas exception.
Père et fille semblaient si bien accordés, mais l’affection toute particulière du prince pour sa cinquième fille n’avait jamais été un mystère pour aucun des membres de la maisonnée Martell. Le peu de mots que le prince Oberyn accordait envers la femme noble de Lys qui avait engendré Shaera, il le compensait en mentionnant à quel point il était fier de leur fille. Si elle s’était méprise sur son oncle comme bien des gens, Arianne aurait très bien pu conclure que Shaera était née princesse, et non bâtarde.
- Je ne comprendrais jamais pourquoi Shaera ignore un garçon si sensible… rajouta la Santagar, cachant tant bien mal la frustration qui s’était frayée un chemin sur son visage.
- Parce qu’elle ne l’aime pas, répondit mécaniquement Arianne avec un certain désintérêt.
Le fameux Walter était installé à sa table, entouré des siens, tous plus lugubres les uns que les autres. Rien n’était cependant plus lugubre que les armoiries transparaissant sur les nappes disposées à leur tablée : d’Or à une vipère noire, enroulée autour d’une jambe dénudée et en mordant le talon. Le blason provocateur de la maison Wyl, qui retraçait l’origine de leur maison et des odieuses fosses à serpents au-dessus desquelles ils avaient la tradition de suspendre dans des cages de fer leurs prisonniers, fussent-ils vulgaires bandits ou princes Targaryen.
Et Ser Walter Wyl, héritier de Wyl, le garçon en question, observait sa cousine Shaera d’une manière appuyée, que d’aucuns auraient qualifié d’obsessionnelle et lubrique. Ce n’était pas faute d’avoir été subtilement refusé maintes fois par elle, car cet homme n’était rien sinon persistant et acharné. Tout le monde à Lancehélion sait que Walter Wyl veut prendre Shaera Sand pour amante. Et tout le monde sait aussi qu’un Wyl, fut-il seigneur, ne sera jamais digne de Shaera.
- Comment pourrait-elle ne pas l’aimer ? Il est pourtant si séduisant, avec ses cheveux en bataille et ses yeux sombres. Et il sera seigneur !
Arianne partagea un regard discret avec Tyerne, qui se tenait sur sa droite. Sa cousine préférée se contenta d’hausser les épaules dans le silence, comme elle le faisait souvent. Les goûts de Sylva en matière d’homme ne correspondaient certainement pas aux leurs. En tout cas, Arianne savait qu’elle ne prendrait jamais Walter Wyl pour amant et ne serait d’ailleurs jamais aussi indulgente que Shaera qui le laissait la courtiser, quoiqu’avec contrecœur. Malheureusement pour sa cousine bâtarde, il était inconvenant de repousser publiquement les avances d’un seigneur et donc de l’humilier, surtout lorsque l’on était une bâtarde, et ce même à Dorne. Et surtout celles d’un seigneur lugubre et dangereux comme un Wyl.
- Séduisant, Walter Wyl ? Tu entends ça, Obara ?
Attirée par la voix de Nymeria, qui avait percé à travers les bruits ambiants, Arianne l’observa venir s’asseoir en grande pompe à leurs côtés, Obara se trouvant avec elle. Cette dernière avait répondu à sa sœur cadette par un ricanement dédaigneux.
- Il n’y a rien à ces vipères contrefaites sinon de la traîtrise et de la lâcheté. A-t-on déjà vu à Dorne ou ailleurs un Wyl manipuler ses propres serpents ? Je ne pense pas, s’exprima ensuite Nymeria.
- Et pourtant, ce sont de grands seigneurs de Dorne, venant d’une maison couverte de prestige ! rétorqua aussitôt Sylva.
- Un prestige qu’ils ne tirent que de rapts sanglants et de leur opportunisme déshonorant. Ils sont la honte de Dorne, voilà ce qu’ils sont. Cela me dépasse, qui pourrait sincèrement aimer un Wyl ?
- Une chèvre.
Mouchette se réfugia aussitôt dans un mutisme boudeur à la réplique soudaine d’Obara. En réaction, Arianne adressa un regard sec et sévère à sa cousine lancière, mais loin de détourner son regard, cette dernière lui rendit une lueur acerbe de défi, avant de se désintéresser d’elle pour observer la pièce et les seigneurs et dames qui dansaient. Quant à Nymeria, elle avait observé l’altercation avec jubilation et ne paraissait nullement plus impressionnée par son tacite rappel à l’ordre qu’Obara.
Ce n’était pas un grand secret que les deux Sand détestaient les Wyl pour ce qu’ils représentaient dans les Sept-Couronnes. Si la juste cruauté était un concept qui parlait autant à l’une qu’à l’autre, la malveillance qui renvoyait à des hommes tels que Tywin Lannister et ses horribles bannerets ne leur évoquait qu’un sourd mépris. Et le fait que l’héritier de Wyl tournait en plus autour de leur douce cadette depuis trop longtemps n’était pas pour arranger leur cas. Alors Arianne n’insista pas davantage.
En outre, bien que moins tranchée en la matière, elle était plutôt d’accord avec ses cousines. Pour ce qu’elle avait observé de leurs caprices constant à la cour de son père, les Wyl de Wyl n’étaient fréquentables d’aucunes manières.
- Quoiqu’il en soit, il y a des familles rocheuses plus intéressantes que les Wyl, décida-t-elle d’intervenir pour le salut de son amie. « Sans vouloir prendre parti, je serais beaucoup plus soulagée si c’était Mors Forrest qui courtisait notre cousine avec autant d’enthousiasme, Sylva. »
- Ce serait toujours mieux qu’un Wyl, approuva Nymeria.
La Sand tira sans surprise des sourires de ses sœurs et un froncement de sourcil de Mouchette.
- Je suppose… céda toutefois cette dernière.
Il était après tout difficile de dénier à la maison Forrest de La Tombe-du-Roy sa réputation prestigieuse au sein de Dorne et même à l’extérieur. La princesse Elaena Targaryen, fille d’Aegon III, avait même épousé lord Michael Forrest par amour. Plutôt qu’une réputation de sordides et violents, ceux-là en détenait une de romantiques et cultivés, en dépit de l’étrange et non pas moins lugubre blason si typique des maisons nobles rocheuses de Dorne : de Sable, un crâne blanc souriant et portant une couronne d’or sertie d’émeraudes, de rubis et de diamants. Ils tiraient leur blason, leur réputation et le nom de leur fief à leur défense acharnée de leurs terres, du temps des roitelets dorniens, contre un roi du Bief de la dynastie Jardinier, qu’ils avaient défait et tué dans son attaque.
Ser Mors Forrest observait également Shaera mais sa manière de la regarder était moins insistante et lugubre que Walter Wyl. La table Forrest était particulièrement fréquentée, nota-t-elle, puisqu’une partie des maisonnées des montagnes rouges s’y trouvaient et discutaient avec grand entrain. Les Forrest étaient plutôt seyants, leurs habits aux couleurs évoquant celles des joyaux de leur blason ressortant à la lumière des chandeliers de la grande salle. Par ailleurs, tout comme son père lord Dagos Forrest et son frère cadet Dickon, Mors Forrest faisait partie de la suite du prince Oberyn Martell. En ce sens, ils étaient des connaissances, voire même des amis pour plusieurs membres de leur maisonnée. Et donc mille fois plus fiables qu’un étranger comme ce vile Walter.
- Shae pourrait tout aussi bien épouser un Dayne.
Toutes se tournèrent sur leur droite, alors que venait s’installer Sarella en bout de table. C’était elle qui s’était manifestée. Voyant qu’elles attendaient toutes qu’elle poursuive, Sarella reprit assez vite.
- Shae ressemble déjà beaucoup à une Dayne avec ses mèches argentées. Elle aime l’escrime, aussi. Elle pourrait tout aussi bien être une Dayne cachée que cela ne me surprendrait pas, vous savez ?
Certaines de ses cousines reportèrent leur attention sur Shaera, mais pour sa part, l’attention d’Arianne se porta sur d’autres. Sur les Dayne, qui se trouvaient installés à leur propre table dont la nappe partageait ses armoiries entre le blason de leur maison – la Blanche Epée croisée d’une étoile filante à son manche, sur un fond violet – et l’Eclair fourchu violet qui brisait un ciel noir parcouru d’étoiles blanches à quatre branches : le blason de la maison Dondarrion de Havrenoir. Une maison des terres de l’Orage.
Arianne aperçut Ellaria Sand, amante de cœur de son oncle, danser plus loin en compagnie de Ser Andrew, un chevalier de la maison Estremont de Vertepierre et cousin, contre toute attente, de l’Usurpateur. Manfrey Martell, gouverneur de Lancehélion, un cousin de son père, discutait en marge des festivités avec plusieurs représentants des maisons orageoises, et Arianne reconnut parmi eux lord Harbois Fell, sire de Felbois, et Ser Aemon Estremont, héritier de Vertepierre ; un autre cousin de Robert Baratheon. Assis aux côtés de son père le prince Doran, lord Allyrion, seigneur de la maison Dayne, parlait tout bas et à demi-mot avec son suzerain.
Ce qui lui fit se rappeler le pourquoi de cette grande réception. Car tant de maisons nobles de Dorne et de l’Orage se trouvaient ici céans, en sa présence en tant que princesse héritière de Dorne ; en la présence de son père en tant que prince régnant ; en la présence de son oncle Oberyn et d’une grande partie de la maisonnée Martell. Et cela s’expliquait par deux choses : la naissance d’une part de sa cousine cadette, Loreza Sand, et les fiançailles, d’une autre, de lady Allyria de la maison Dayne et de lord Beric de la maison Dondarrion, qui se trouvaient à leur table conjointe, entourés des leurs. Ces fiançailles d’ampleur liaient pour la première fois depuis la rébellion de l’Usurpateur la principauté de Dorne avec l’Orage.
Mais plus inattendue encore que la présence de tous ces seigneurs de l’Orage à Lancehélion fut la présence du même homme qui vint à cet instant lui présenter une main tendue et courtoise. Celui-là même à qui elle réservait depuis l’ouverture du banquet la première danse de la princesse héritière de Dorne.
- Princesse Arianne, me feriez-vous l’honneur de m’accorder votre première danse ?
Ser Renly Baratheon se tenait devant elle et Arianne lui adressa un sourire courtois en engageant.
- Avec grand plaisir, lord Renly, répondit-elle satisfaite, avant de se redresser et de saisir sa main avec la délicatesse et la grâce qui seyait à une princesse de Dorne.
Elle adressa à la volée un discret regard fier et victorieux à ses cousines et s’en retourna vers l’espace de danse, le bras du frère cadet de l’Usurpateur serré contre elle. Il ne fallut pas bien longtemps pour que son regard ne croise celui méfiant de son père, qui ne manquait pas de l’avertir silencieusement de ne pas outrepasser ses droits. Et elle ne manqua pas en retour de lui renvoyer une œillade acerbe et fière. Arianne Martell, princesse héritière légitime de Dorne, ne sera contrôlée par personne et surtout pas par toi, Père.
En un instant, et alors que le jeune cerf la saisissait à la hanche avec l’assurance d’un homme fait, ils commencèrent à danser sous les yeux de leurs vassaux. Renly Baratheon, héritier présomptif d’Accalmie. Le futur seigneur de l’Orage, si tant était que son frère aîné Stannis restait sans héritier mâle. Il était un très beau jeune homme, que l’on disait avoir pris des même bons traits que son frère le roi : grand, au physique des plus avenants, au regard vrai et clair, et foncé de cheveux comme Arianne les aimait. Renly Baratheon représentait les deux extrémités du spectre des hommes qui lui plaisaient : honnête et juste de personnalité, sérieux quand il devait l’être mais doté d’un grand sens de l’humour. Il était charismatique, un peu à la manière de Drey, et surtout, comme aurait dû l’être son sanguinaire frère royal. S’il pouvait avoir cette lueur de désir qu’ont tous les hommes en m’admirant, il serait parfait.
- Nombreuses sont les rumeurs qui circulent quant à votre beauté, princesse, mais je me dois de vous avouer qu’elles ne font pas honneur à la réalité.
- Merci, monseigneur, répondit-elle avec coquetterie. « Je vous retourne le compliment. Bien des courtisanes qui reviennent d’Accalmie attestent du charisme de Ser Renly. Je ne peux leur donner tort. »
- Vous m’en voyez soulagé, déclara-t-il dans un grand sourire. « L’idée de ne pas être présentable devant la princesse héritière de Dorne m’horrifie depuis mon départ d’Accalmie. »
Arianne laissa un rire lui échapper à la réplique théâtrale du jeune Baratheon. Satisfait de sa réaction, le jeune homme afficha un sourire satisfait. Il aime mon rire, c’est un bon signe.
Il arbora une expression un peu plus sérieuse toutefois.
- Vous n’êtes pas sans ignorer les inimitiés historiques entre nos deux couronnes. Beaucoup de mes seigneurs partaient avec de tristes à priori. Certains avaient même peur que vous cherchiez à vous venger de nous durant notre séjour pour ce qui est arrivé durant la rébellion.
- J’ose espérer que vous n’en pensiez rien et que vos seigneurs ont depuis changé d’avis. Notre hospitalité à l’égard des Sept-Couronnes a changé depuis que mon ancêtre Maron Martell a épousé la princesse Daenerys Targaryen.
Le jeune orageois la regarda quelques secondes avec surprise dès lors qu’elle mentionna ses origines targaryennes. Contrairement à l’Usurpateur qui préférait ignorer l’ascendance qui lui valait sa légitimité royale, les Martell avaient toujours aimé rappeler aux gens qu’ils tiraient une partie de leurs origines d’Aegon le Conquérant. Et cela ne changera pas sous Arianne Martell.
- Et ils ont changé d’avis. Quant à moi, princesse, je n’en pensais effectivement rien. J’ai toujours considéré Dorne comme une grande couronne, et je regrette que mon frère Robert ait ainsi rompu nos liens avec vous.
En faisant massacrer ma tante et ses deux enfants, se risqua-t-elle à penser. Elle n’avait pas répondu mécaniquement au jeune héritier de l’Orage, mais son expression dut la trahir puisque ce dernier lui présenta une expression de condoléance. Renly Baratheon était un homme attentif.
- La confiance ne pourra être rétablie sans réconciliation ni pardon, se hasarda-t-il à lui dire avec peine. « Je sais qu’un jour mon frère Robert daignera enfin reconnaître les torts faits à Dorne et rendre la justice. Je l’aurais déjà fait, si j’étais roi. »
- Mais vous n’êtes pas roi.
- Mais je ne suis pas roi, répéta Renly, un sourire gêné en guise d’expression. « Je ne suis que Ser Renly Baratheon d’Accalmie. Je ne peux parler qu’au nom de l’Orage, et encore. »
Arianne ne répondit pas et se contenta simplement de suivre ses pas, au rythme de la musique et de la danse, observant la moindre de ses réactions faciales. S’il était en difficulté devant un sujet miné ou véritablement peiné quant à ce qui était arrivé durant la rébellion, Arianne n’en savait rien. Le seul représentant du trône de Fer ayant sincèrement éprouvé du regret et de la compassion à l’égard de la princesse Elia n’avait jamais été que lord Jon Arryn. Que valaient au demeurant de vaines paroles de soutiens quand tout ce qu’avaient désiré les Martell était de mettre tous les coupables de cet odieux crime à l’épée ?
Soucieuse toutefois de ne pas les égarer tous les deux dans des sujets propices à trop de gravité et de dissension, Arianne balaya d’un grand sourire inimitié naissante potentielle et incertitude.
- Quoiqu’il en soit, les douleurs du passé sont derrière nous. Aujourd’hui est un jour de fiançailles et de naissances, après tout. Parlez-moi de vous, monseigneur ! Que pensez-vous de Dorne? La nourriture y est-elle à votre goût ? Le temps vous plait-il ?
- C’est un pays absolument incroyable, lui répondit aussitôt Renly tout en l’emmenant dans un pas de danse compliqué qui lui arracha un petit rire. « Le temps y est certainement meilleur que dans mon fief d’Accalmie, pour commencer. »
- Y a-t-il autant d’orages qu’on le dit ?
- Et plus encore, princesse, j’en ai bien peur. Et il y fait froid, pas comme à Dorne. Oserais-je dire que ce n’est pas une terre propice aux baignades… À moins de prendre le risque d’être noyé dans d’horribles typhons.
Elle émit un petit rire à sa réplique enjouée.
- Encore mieux, je n’ai pas à supporter mon triste frère Stannis ici.
- Triste frère ? Pourquoi cela ? questionna-t-elle.
- Ah ! Vous le verriez et vous comprendriez, répondit-il dans un rire dédaigneux. « Le concept même de loisir lui est étranger. Les orageois ont oublié l’art de vivre et de s’amuser sous sa suzeraineté. Il serait horrifié à la vue de ce banquet et le premier à nous accuser de participer à des pratiques débauchées et dénuées de foi. »
- Parce que nous dansons ?
- Parce que nous dansons.
Arianne ne put s’empêcher de rire au ton mort que prit Renly en lui répondant.
- Mais c’est absurde ! Nous ne faisons que danser !
- En effet, mais allez donc raisonner avec un seigneur suzerain dont l’un des premiers édits a été d’abolir les maisons closes dans chacun des fiefs de l’Orage pour cause de dépravation. L’édit n’a tenu que six lunes avant qu’une assemblée de seigneurs et de petites gens ne se présentent à Accalmie pour lui réclamer de mettre un terme à cette loi. Un peu plus, et nous aurions été assiégés par une armée de putains et leurs clients. Quant aux Terres de l’Orage, elles n’auraient été appelées ainsi que du fait des geignements des hommes qui ne peuvent plus vider leurs bourses.
- Alors c’était vrai ? Je pensais que ce n’étaient que des racontars ! Je n’ai rien entendu d’aussi absurde de toute ma vie, friser une rébellion pour des maisons closes ? s’exclama-t-elle entre deux rires, avant de reprendre avec humour. « Dorne doit bien vous changer de l’Orage, vous et vos seigneurs. Pas étonnant qu’ils aient changé d’avis sur notre hospitalité. »
Le jeune homme la suivit aussitôt dans son rire.
Il avait un rire charmant, ce Renly Baratheon.
- Je m’étonne que vous ne soyez pas déjà fiancé. Comment est-ce possible, vous qui êtes héritier de l’Orage ?
- Héritier présomptif, la corrigea-t-il respectueusement. « Je ne serais hélas héritier de l’Orage que tant que mon pisse-vinaigre de frère n’en produit pas. Et ce serait à moi de vous poser cette question, princesse. Légions sont les jeunes hommes qui se rêveraient prétendants officiels de la somptueuse princesse de Dorne, qui n’est toujours pas fiancée, par le plus étrange des hasards. »
- Les jeunes hommes, et même les moins jeunes, déclara-t-elle avec dérision, provoquant la surprise chez son cavalier. « Hélas, les projets de mon père pour moi s’arrêtent à une liste de vieillards moribonds que je verrais davantage en aïeuls qu’en maris. Il ne semble pas vouloir trouver pour moi chaussure à mon pied et privilégie les alliances dynastiques de mon insipide frère cadet avec les Ferboys. »
- Vous m’en voyez navré. Je crains que nous ayons un point commun des plus pittoresques quant à nos relations fraternelles. Il gèlera au plus profond des sept enfers avant que le grand Stannis Baratheon de l’Orage n’autorise le pauvre Renly à se marier maintenant. D’aucun dirait que je menace sa fébrile emprise sur notre couronne. Vous devez savoir ce que c’est.
Arianne n’en dirait rien à personne, mais elle ne savait que trop bien ce que c’était, que de n’être vue que comme une menace par son suzerain ; son père, qui lui préférait pour d’obscures raisons son stupide et inutile frère cadet et qui prévoyait de l’évincer au profit de cette vile grenouille. Mais en ce qui la concernait, et comme l’avait si bien formulé l’avenant Renly Baratheon, les sept enfers gèleraient avant qu’Arianne Martell ne laisse l’imbécile Quentyn Martell lui spolier son héritage.
Ils continuèrent tous les deux à danser au rythme, échangeant aux accalmies des ménestrels quelques paroles sur l’Orage ou sur Dorne, et sur bien d’autres sujets qui leur tenaient à cœur. Il n’en fallut pas plus pour qu’Arianne conclue que Ser Renly fût un prétendant tout à fait adéquat, suffisamment conscient de lui-même pour ne jamais empiéter sur ses prérogatives, d’autant que sa position d’héritier de l’Orage n’était pas des plus stables. Il ferait un bon prince consort de Dorne, comme le fut Mors pour Nymeria, pour peu que Père cesse de s’immiscer dans mes affaires. Que ferait-il pour me contrarier s’il l’apprenait, cette fois ? Proposer ma main à lord Walder Frey ?
Lorsque le temps des premières danses vint à terme et que les musiciens qui officiaient pour son père le prince se retirèrent, les deux héritiers se séparèrent, tout sourire.
- Ce fut un plaisir, princesse. Les liens entre les maisons Martell et Baratheon devraient toujours demeurer solides. J’espère que nous aurons l’occasion de faire plus ample connaissance.
- Nous l’aurons, l’assura-t-elle, lui réservant un sourire promettant bien d’autres choses.
L’acquiescement consciencieux que lui renvoya Renly la frustra quelque peu, toutefois. Pour d’étranges raisons, le jeune Baratheon semblait résister à tous ses charmes apparents. Pas une seule fois ne s’était-il risqué à regarder beaucoup plus bas que ses yeux. Elle était belle et très séduisante, pourtant, elle le savait. Alors pourquoi ?
Quand elle revint à sa table, ses cousines semblaient ricaner entre elles. Elle les avait vues du coin de l’œil la regarder alors qu’elle dansait avec le séduisant cerf. Obara et Nymeria avaient toujours ce regard taquin à outrance, le même regard que leur père quand il se gaussait d’une pauvre victime. Sylva semblait embarrassée et n’osait pas la regarder alors qu’elle approchait. Mais ce fut bien le regard de Tyerne qui lui mit la puce à l’oreille, cette dernière la regardant d’une lueur pleine d’amusement. C’est de moi qu’elles parlent. Que disent-elles ?
- Alors, cousine, commença Nymeria d’un air jubilant. « Le cerf est-il à ton goût ? »
Arianne se risqua à hausser un sourcil à la question de la métisse volantaine. La question était attendue, mais elle ne comprenait pas la nature du ton qu’avait pris cette dernière. C’était comme si quelque chose l’amusait profondément.
- C’est un garçon fiable et un parti tout à fait intéressant, commença-t-elle fièrement. « Il me plait bien. Plein d’esprit, beau et jeune. Et il a certainement plus de dents que l’ancêtre Rosby que m’a proposé Père. »
Obara se mit soudainement à ricaner et l’air de Sylva se fit d’autant plus penaud.
- Qu’est-ce qui te fait donc ricaner, Obara ?
Ce fut Sarella, l’air neutre, que se décida à lui répondre. D’une petite tape de la main sur son épaule, elle attira son attention d’une œillade vers le fond de la pièce. Ser Renly se trouvait là, à discuter auprès de quelques bannerets de l’Orage et de Dorne. Oncle Oberyn et ses écuyers Daemon Sand et Deziel Dalt, le petit frère de Drey, se trouvaient parmi eux.
- C’est Ser Renly et Oncle Oberyn. Qu’en est-il ?
- Regarde, Arianne.
Elle se fit silencieuse et fit comme Sarella le demandait. En un instant, elle comprit pourquoi ses charmes n’avaient pas fonctionné. Car les yeux bleus charmés qu’elle s’était attendue à voir de la part du beau cerf, c’était son ancien amant bâtard qui les recevait à sa place. La frustration la prit aussitôt, comme un feu que l’on avivait au tisonnier, et pour la première fois de la soirée, elle se sentit idiote. Elle entendit de nouveau les ricanements d’Obara qui se moquait d’elle, et de Nymeria qui se joignit à sa sœur aînée.
- Ils disent que l’équitation est l’un des passe-temps préférés de Renly Baratheon, mais ils n’ont pas précisé qu’il préfère être la monture.
La réplique d’Obara déclencha aussitôt les rires de Nymeria et de Sarella, dont Arianne se rendit compte qu’elle s’était retenue jusque-là. Arianne serra les dents, ne laissant aucunement la pique de sa cousine l’atteindre quand bien même l’humiliation fut clairement présente.
- Cela m’est égal, tant qu’il siège à mes côtés plutôt qu’un vieillard moribond comme Rosby ! rétorqua-t-elle bien que sa voix sonna plus aigüe qu’elle l’aurait voulu.
Comme elle le craignit, ses cousines partagèrent de nouveau des regards hilares à sa réponse, et ce fut Nymeria qui cette fois lui répondit.
- Mais si c’est Renly, siègera-t-il en tant que prince ou en tant que princesse ?
Et Tyerne, cette vipère, de suivre par une réplique pleine d’esprit :
- Ser Renly n’est pas très pieux, mais l’on dit qu’il passe beaucoup de son temps à genoux.
Traîtresse, l’accusa silencieusement Arianne, tandis que les sœurs de cette fille de septa ricanaient à sa plaisanterie comme les vipères qu’elles étaient.
- Ca suffit, je n’en entendrais pas davantage. Restez donc entre vous ! s’indigna-t-elle avant de se lever.
- Arianne, reviens ! crut-elle entendre de la part de Sarella, tandis que les autres continuaient à s’envoyer leurs boutades.
Arianne s’éloigna et un besoin d’air frais se manifestant en toute hâte, elle traversa la pièce en direction des terrasses. La princesse de Dorne trouva bien vite satisfaction, dès lors que l’air chaud de la salle de banquet du Palais Vieux se substitua pour l’air frais de l’extérieur.
Il faisait sombre sur la terrasse juxtaposée à la salle de banquet de Lancehélion, mais les étoiles du ciel de nuit n’apparaissaient pas très bien, même de là où elle se trouvait. Loin en contrebas s’étendait la Ville Ombreuse de Lancehélion, et à différents niveaux de la ville, les trois grands murs qui en délimitaient la superficie.
La capitale de Dorne était souvent plongée dans l’ombre le jour, du fait du Palais Vieux, si vaste et si haut qu’on pensait à niveau du sol qu’il atteignait le ciel. C’était de là que le château légendaire de la maison Martell tirait son nom, Lancehélion, alors que la Tour Lance du Palais Vieux, haute de cent cinquante pieds et terminée d’une aiguille d’acier semblait comme percer le soleil à son zénith, illuminant la terre d’un reflet céleste. A cette heure-ci de la nuit, la Ville Ombreuse endormie ressemblait à un miasme sombre entouré de collines bleues. Et la Tour Lance, phare de Dorne de jour comme de nuit, luisait d’une douce lueur sélénite.
Lentement, la frustration qui avait étreint son cœur s’estompa, mais l’amertume demeura en dépit de tout. Parfois, ses cousines pouvaient se révéler insupportables.
Que m’importe donc si mon potentiel prince consort de Dorne préfère avaler des épées ? Je préfère encore chevaucher un bel hongre docile qu’une vieille mule molle.
LA PRINCESSE SOLEIL
La ville ombreuse s’étendait dans le noir, ponctuée de nombreuses petites lueurs, celles des chaumières et des petites allées éclairées qui vadrouillaient entre les habitations au gré des buttes sur lesquelles elles étaient bâties. La ville avait de cela qu’elle dégringolait sur un dénivelé d’une lieue de longueur et que l’on voyait sa périphérie en contrebas, au loin, près des plages. Parfois, alors qu’elle l’observait depuis sa chambre du Palais Vieux la nuit, Rhaenys pensait y revoir le passé.
Cette vue la hantait et c’était encore pire les nuits festives, lorsque la ville flamboyait d’activité. Aux lueurs des foyers en fête se substituaient les flammes et aux bruits ambiants et diffus de musiques et de rires se substituaient les trompettes et les cris. En un instant, les sons des cloches lui revenaient, les sons des pleurs, les sons des armes. La ville était en flamme.
Cette soirée de banquet n’avait pas fait exception. Aussi prévisibles qu’inattendues, ses angoisses avaient brutalement refait surface au détour d’un balcon par-dessus lequel elle avait aperçu le lointain obscur et urbain. Perdant ses moyens, tremblante, elle s’était progressivement convaincue malgré elle qu’elle errait dans les couloirs du Donjon Rouge à la recherche d’un lit sous lequel se cacher en attendant que Père ne vienne la secourir comme il lui avait toujours promis. Un lit sous lequel je serais morte.
Dieu merci, Oncle Oberyn s’était trouvé là pour l’extraire distraitement de la foule juste avant qu’elle ne suffoque et ne commence à créer une scène de panique. Réprimant larmes et nausées, elle avait docilement suivi son oncle, qui l’avait ramenée dans ses appartements, où nul ne viendrait la déranger si l’on en jugeait la présence des gardes princiers placés à ses portes.
Et elle se trouvait là, à l’ombre de sa chambre, assise immobile sur le bord de son lit à baldaquin, alors que de minces braises crépitaient dans le foyer de sa cheminée. La lueur et le son qu’émettaient les petites flammes qui y dansaient l’avaient toujours apaisée dans ses moments d’angoisse.
Mais plus que tout, c’était elles qui la rassuraient. Ces deux jolies choses, dernier legs de son sang. Elles luisaient d’autant plus dans les flammes, se repaissant de la chaleur et des braises, ou du moins l’espérait-elle.
Rhaenys s’approcha du foyer et les observa.
Ils étaient magnifiques, semblables aux plus belles pierres que n’ait jamais connues cette terre. Amples et pleins, délicieusement ovales et colorés. Lourds aussi, comme l’obsidienne ou le diamant, et tout aussi solides. Mais, quand bien même pouvaient-ils s’avérer incassables, jamais Rhaenys ne les avait malmenés, les manipulant toujours comme s’ils avaient été faits de verre. Le plus pur des verres.
Ses deux œufs de dragon. Mes trésors.
Le premier était d’un rouge vif et carmin comme le sang, et des motifs aux reflets orangés aussi élégants que des gravures d’orfèvres parcouraient sa surface, telles des écailles. Il semblait être fait pour elle. Le rouge de son sygil et l’orange de sa contrée maternelle. Targaryen et Martell entremêlés.
Le second était d’un bleu roi aussi profond que l’azur des cieux de la mer d’Été, et des dégradés de noir, couleur des rois, parcouraient sa surface écailleuse de la même manière que l’orange parcourait le rouge de son œuf frère.
Ils leurs avaient été destinés par leur père plein d’espoirs et de rêves. Le rouge à elle, et le bleu à Egg. A son petit prince, à son petit frère adoré. Il aurait été son Aegon, et elle aurait été sa Rhaenys. Elle serait devenue sa Rhaenyra et lui, son Daemon, elle aurait été son Alyssane et lui, son Jaehaerys. Mais il était mort avant même de prendre conscience de l’ampleur et la majesté de ce monde ; de ce monde qui aurait été leur empire.
D’une vie manquée, il ne subsistait que ces deux jolies pierres obsédantes, dont la texture et l’apparence métallique luisaient sous le crépitement des flammes. C’était le seul héritage que dame Tyrone avait pu extirper de la pouponnière avant leur fuite de Port-Réal.
Le commun des gens disait que l’on pouvait s’offrir une armée avec eux. Que l’on pouvait s’offrir un château.
Mais une armée ne suffirait jamais et un château n’était rien pour elle.
Elle désirait mille fois plus que cela.
Elle désirait son royaume.
Elle désirait sa vengeance.
Elle désirait le Feu et le Sang.
Notes:
Bonjour à tous.
Voici le chapitre IV du Prince de Peyredragon, Une Princesse dans le Sud. Ce chapitre m'a pris un peu plus de temps que prévu, du fait de l'immensité du PoV Rhaenys I qui m'a demandé un effort narratif considérable. Ce chapitre entérine un changement narratif au niveau de l'histoire, amorcé au chapitre précédant avec le PoV de Laena Velaryon, puisque j'intègre désormais au sein de la narration le point de vue des personnages, ce qui offre une authenticité de leur personnalité plus vrai que nature. Cela me permet personnellement de me projeter davantage dans mes personnage et j'imite par ailleurs la manière de faire de notre très cher G. R. R Martin à qui nous devons cette oeuvre de référence absolument splendide.
J'espère que ce chapitre vous plaira. J'en suis particulièrement fier et j'ai adoré écrire sur Rhaenys et Arianne qui sont des trésors. J'adorais déjà Arianne, j'ai essayé de créer Rhaenys pour qu'elle soit aussi riche que sa cousine. J'adore les aspics des sables, et je kiff tout particulièrement Nymeria, une vraie snipeuse. Obara et elle m'ont donné autant de mal à créer qu'Arianne et Rhaenys, du fait de la richesse de leur sarcasme. Or, je ne suis pas spécialement un homme au grand sens de l'humour. Ce chapitre n'aurait pas été aussi parfait sans les précieux conseils de mon très cher Lexias, dont la précision et l'inspiration m'ont été d'une grande aide pour mieux comprendre ce que je voulais faire des cousines Martell. J'espère que l'ensemble des cousines sauront vous faire rire.
Nous retournons dans le Nord au prochain chapitre. Maintenant que la princesse d'argent et la princesse soleil sont révélés, le temps est venu pour le prince d'obsidienne.
A la prochaine,
Bon confinement,Etsukazu
Chapter 5: Un Œuf dans le Château
Summary:
Présentation d'Arya Stark. Combats, fêtes, découvertes, tensions amoureuses et rivalités à l'ombre de la Haute-cour de Winterfell.
⬇️ Pour toute traduction de phrases en Valyrien, voir les End Notes. ⬇️
Notes:
(See the end of the chapter for notes.)
Chapter Text
LE PRINCE CACHÉ
297
D’aussi haut que Jon pouvait les voir, les fines neiges d’Été qui étaient tombées cette dernière semaine sur les grandes plaines de Winterfell avaient déjà vu leur fonte particulièrement bien entamée, seules quelques traces des froids demeurant en contrebas, aux pieds du château et en aval de la motte. Bien au-delà, les eaux d’Été dégelées et ruisselantes de la Gland reflétaient les rayons du soleil tandis que la rivière formait de longs et amples méandres au travers du pays. Le Nord semblait si petit de là où il l’observait, comme s’il pouvait le contenir dans la paume de ses mains. Et en même temps, il semblait si vaste. Mais ce n’était rien de bien surprenant, les remparts de la porte sud de Winterfell étant si hauts que l’on pouvait parfois apercevoir le relief des collines de Cerwyn, à des lieues au-delà de la Gland.
C’était une vue pittoresque, alors que les eaux animées du lit de la rivière étincelaient au jour telle une veine de platine. Elles sillonnaient entre les collines vertes, boisées et fertiles et la ville d’Hiver, et partaient vers le sud pour aller se jeter dans celles de la Blanchedague. Mais la richesse de la Gland se trouvait dans ses saumons, pas dans ses sols, et ce n’était pas la maison Stark de Winterfell mais bien les maisons Manderly de Blancport et Locke de Châteauvieux qui en tireraient les savoureux profits, lorsque les poissons arrivés à maturité descendraient par milliers se jeter dans les eaux du golfe de la Morsure. Ou alors était-ce ce qu’il avait retenu des leçons de Mestre Luwin et de Père quand il était question de l’économie du Nord et de ses nobles maisons. Mais la véritable richesse du Nord, pensait-il souvent, elle se révélait lorsque l’on se tenait ici-même alors que le soleil se levait, et qu’il en éclairait les vastes étendues, aussi blanches et étincelantes l’Hiver qu’elles étaient verdoyantes et fertiles l’Été. Souvent, la neige semblait alors comme laisser place au diamant, tandis que des éclaircies aussi brillantes que des linceuls d’argent s’apercevaient dans le lointain.
Si haut qu’il se trouvait, Jon était soumis à la force du vent comme on ne pouvait l’apprécier qu’ici, sur la double rangée des murs extérieurs de Winterfell. Prenant appui sur la pierre froide des remparts et penché au travers du créneau devant lui, il observait l’activité qui prenait place en contrebas. Car aussi belle que pouvait-être la vue du Nord quand on la contemplait depuis les belvédères bâtis par les rois de l’Hiver, elle était loin d’être la plus intéressante aujourd’hui, alors qu’entraient par dizaines dans le château les caravanes venues de tout le Nord, et qu’une rangée de chariots, de bêtes et de petites gens semblait s’étendre jusqu’à la ville d’Hiver. Jon savait qu’ils mettraient des heures avant de fouler du pied la terre et le gravier des basses-cours de Winterfell et qu’ils n’auraient d’ici là que pour vision l’immense poterne et l’imposante bannière de la maison Stark : celle-là même qui tenait fixée et suspendue sur le mur, dans le droit cadre de la chaussée de pierre qui sortait de terre et menait au pont-levis extérieur.
Le loup-garou gris courant sur un champ de neige n’avait pas été le seul des nobles blasons que Jon avait aperçu cette dernière heure. Plusieurs seigneurs du Nord escortés de leurs cavaliers et porte-étendards personnels et accompagnés de leurs suites avaient remonté la file caravanière et s’étaient engouffrés sans attendre dans la forteresse. Parmi les cortèges les plus extravagants, celui aux couleurs des deux haches de cuivre entrecroisées sur un champ jaune avait sans mal annoncé la présence de la maison Dustin. Depuis la muraille, Jon avait même facilement reconnu lord William et son épouse, lady Barbrey, dès lors qu’il avait aperçu flotter au vent le blason personnel de la seconde : la tête de cheval Ryswell dorée entourée des deux haches Dustin entrecroisées. Il n’avait pas reconnu à vue la petite fille qui montait avec la dame de La Tertrée, mais s’il en croyait ce que lui avait dit Père à propos des Dustin, il avait dû s’agir de leur fille, lady Lyarra. Elle était l’héritière de la maison Dustin, en dépit des espoirs du vieux Willar Dustin, oncle de lord William, qui s’attendait à ce que ses fils héritent de la Tertrée. Mais lord William n’est pas stérile, et dans le Nord, les filles héritent avant leurs oncles.
Les Dustin avaient été loin d’être la seule famille noble ayant passé les portes principales de Winterfell cette dernière heure, tandis qu’aux haches de cuivre de la Tertrée avaient bientôt suivies les bannières à tête de cheval de la maison Ryswell des Rus, aussi différentes les unes des autres qu’il n’y avait de Ryswell dans le cortège. Vraisemblablement, les Ryswell avaient chevauché au côté des Dustin, ou alors les avaient-ils talonnés de près. Excepté Ser Mark, aisément reconnaissable à son imposante armure de plate dont les reflets gris typiques témoignaient de sa composition en acier du nord, Jon n’avait reconnu aucun d’eux. Pas qu’il aurait pu d’ordinaire, car les Ryswell ne quittaient jamais leurs terres s’ils pouvaient l’éviter. Leur présence au grand complet aujourd’hui était en vérité une grande première depuis l’intronisation de Père en tant que seigneur suzerain du Nord. Père dit souvent que Ser Mark compense à lui seul les mœurs casanières de sa famille.
Le cortège suivant lui arracha un sourire dès lors que Jon repéra la hache de guerre d’obsidienne de la maison Cerwyn parmi les bannières tenues par les porte-enseignes. La famille de Cley… Il en sera le seigneur après lord Medger, même si c’est dur de l’imaginer. Aux bannières argentées ornées de doubles haches noires étaient adjoints les tridents rouges entrecroisés entourant une tête d’aigle de la même couleur, le blason de la maison Cardon, une maison fieffée vassale des Cerwyn. Non loin, Jon aperçut également les trois grands vigiers vert sombre sur fond brun, emblème de la maison Tallhart de Quart-Torrhen, une autre grande maison fieffée du Nord. Celle-là répondait directement à la maison Stark. Et avec les bannières, les chariots remplis de denrées et de bétail. Il n’en fallut davantage pour que Jon comprenne que les Cerwyn, les Cardon et les Tallhart n’avaient épargnés aucune richesse en vue des festivités qui s’annonçaient. Rien d’étonnant si l’on en juge les caractères festifs de lord Medger et Ser Helman.
- Hey, l’épéiste !
- L’épéiste !
Le regard de Jon se porta de nouveau sur la chaussée dès lors qu’il entendit les éclats de voix et qu’il devina que c’était lui qu’on hélait. Il n’y avait que les Tallhart pour lui donner le sobriquet d’épéiste, surtout quand des hommes comme Ser Mark Ryswell ou son oncle Arthur Dayne séjournaient ou vivaient dans le château. Et la vue des grands sourires de Benfred Tallhart et de son cousin Brandon ne fit que le lui confirmer. Ils n’étaient pas les seuls présents, puisque Jon aperçut la sœur cadette de Benfred, Eddara, monter à ses côtés, tandis que le frère cadet de Brandon, Beren, montait avec son aîné. Il a le même âge que Bran.
Et à leurs côtés se trouvait également Cley Cerwyn, qui lui faisait de grands signes depuis son cheval.
- Hey, Jon ! l’appela-t-il, un joyeux sourire tissé sur son visage.
- Stark ! poursuivit Benfred. « Toujours perché comme un corbeau sur tes murs dans la solitude, à ce que je vois ! »
- C’est toujours mieux que d’être en ta compagnie, Tallhart ! lui renvoya aussitôt Jon.
Il retint dès lors difficilement un sourire de se tisser sur son visage quand il entendit les rires de l’entourage de Benfred à sa réponse et qu’il vit la grimace de ce dernier. Loin d’être offusqué, Ser Helman Tallhart s’approcha et passa à côté de son fils dans un grand rire. Il était accompagné de son frère cadet, Ser Leobald, et de lord Medger Cerwyn. Les trois adultes lui adressèrent quelques saluts silencieux de la main puis entrèrent sans attendre dans le château, vite imités par le reste du cortège. Soucieux de suivre leur père et oncle, Eddara et Brandon se joignirent au groupe.
- On se voit plus tard, Jon ! s’exclama Cley, avant de suivre son père et de disparaître.
Pendant un instant, il semblait que Benfred imiterait les siens, mais il se concentra de nouveau sur lui.
- Je t’attendrai sur les terrains d’entraînement, si tu as le courage de m’affronter !
- Tu devrais éviter, Tallhart, tu perdrais à nouveau !
La grimace qui apparut de nouveau sur le visage de Benfred ne manqua pas d’attiser son amusement. Provoquer l’aîné des cousins Tallhart avait toujours été particulièrement facile. Et c’était d’autant plus vrai le concernant, puisqu’il avait eu l’occasion de le battre à l’épée devant un certain nombre des seigneurs du Nord au cours d’un entraînement d’exhibition, en dépit du fait que Benfred était de trois ans son aîné et qu’il faisait presque trois tête de plus que lui à l’époque. C’était il y avait deux ans. Depuis lors, les Tallhart le surnommaient l’épéiste.
- Tu rêves, ça n’arrivera pas deux fois ! J’aurais ma revanche, mèche d’argent !
Sans attendre de réponse, Benfred poussa son cheval au trot et disparut au travers de la porte sud.
Soudainement rendu conscient de leur apparence, Jon porta distraitement sa main à ses cheveux, et à sa mèche d’argent.
Quand le soleil se levait à l’est et que la pâle luminescence de ses rayons reflétait sur la surface duveteuse des neiges de l’aube, il s’avérait difficile d’en ignorer la présence. Car elle était là, coulant en un fin trait le long de sa chevelure d’obsidienne, et elle brillait au soleil le jour autant qu’à la lune la nuit. Aussi fortuitement qu’une veine d’argent que l’on excavait du plus profond de la montagne, trouvaille obscure et inattendue qui ouvrait sur la richesse, sa mèche était apparue durant son sommeil, la veille de l’anniversaire de ses dix ans. La plupart de ses cauchemars et de ses rêves excentriques s’étaient calmés depuis lors, comme si le réel était revenu prendre la place qui était sienne, et avec lui l’amertume de la vérité.
Père l’avait gardé toutes ces années de ladite amère vérité, par affection, ou par inquiétude de le blesser, Jon ne l’avait jamais vraiment compris. Quant à Oncle Arthur, la dimension antipathique de sa personnalité n’avait jamais permis à Jon de douter du fait que sa nature de bâtard n’avait jamais vraiment intéressé l’Épée du Matin. Car c’était ce qu’il était : un bâtard. Un bâtard Stark. Un bâtard Dayne. Le fils adultérin de lady Ashara, disaient-ils. Ma mère.
C’était la réponse qu’il avait toujours voulu quant à pourquoi sa « mère » l’évitait comme la peste. La réponse qu’il avait tant désiré mais qu’il avait aussi tant craint. Jon se rappelait d’un temps où il avait pensé que rien ne le séparait de ses frères et sœurs, qu’ils partageaient alors le sang des Stark et le sang des Tully. Nord et Sud entremêlés : le sang des Premiers Hommes et le sang des Andals. Il avait candidement pensé que lady Catelyn était sa mère. Personne ne lui avait jamais vraiment dit, et il n’avait jamais compris. Le sang des Tully n’avait jamais coulé dans ses veines, pas plus que celui des Andals. J’étais petit et naïf.
Il était un Premier Homme, de long en large. Tout comme les Stark, et tout comme les Dayne. Il avait la peau claire et les cheveux sombres des Stark du Nord, et les yeux violets et les épis d’argent des Dayne des Montagnes Rouges. Ceux dont les livres narraient souvent qu’ils étaient des valyriens sans ne l’avoir jamais été. Une famille de Premiers Hommes de Dorne d’une lignée au moins aussi ancienne et pure que celle des Stark.
Mais la vérité le rendait aujourd’hui plus confus qu’éclairé, alors que chaque jour qui passait ne voyait que davantage de question naître dans son esprit : Qui était vraiment Mère ? De quelle manière elle et Père s’étaient-ils rencontrés ? Que leur était-il arrivé durant la rébellion ? Pourquoi l’avait-elle gardé, si Père était marié ? Tant de questions auxquelles ni Père ni Oncle Arthur ne daignaient vraiment répondre. C’était comme si le poids du passé était encore douloureux à porter, comme si la moindre mention de lady Ashara rouvrait des plaies encore à moitié à vif.
Jon avait fini par se douter qu’il n’aurait jamais la moitié des réponses qu’il voulait.
Le son brusque et lourd d’ouverture de la portière fortifiée qui donnait sur l’intérieur de la porte sud de Winterfell mit un terme clair au silence. Jon sortit aussitôt de ses songes et vit dans la foulée son frère Robb passer le seuil de fer et s’avancer sur le palier de garde de la forteresse.
- Hey, Robb, le salua-t-il.
Il eut pour réponse immédiate un grand sourire de la part de son frère.
- Je te l’avais dit que Jon serait là, mon oncle ! s’exclama ce dernier avec enthousiasme. « Si tu ne passais pas tout ton temps dans le sud, tu l’aurais su ! »
- D’accord, d’accord, Robb. Je me trompais.
La surprise s’empara de Jon lorsqu’il entendit la voix dudit oncle, et il ne put retenir la joie d’émerger dès lors qu’il vit Benjen Stark surgir du bâtiment.
- Hey, mon garçon ! s’exclama ce dernier quand il le vit.
- Oncle Benjen !
Jon raccourcit la distance entre eux deux si vite qu’Oncle Benjen n’eut même pas le temps d’enchaîner. L’instant d’après, le Stark riait tout en le serrant dans ses bras. Cela faisait si longtemps que son oncle n’avait été vu à Winterfell. Peut-être bien trois ans, si Jon devait être précis.
- Regarde-toi, Jon, s’exclama ensuite Benjen en s’écartant quelque peu de lui. Il avait saisi ses épaules avec fermeté et l’observait d’un regard rieur. « Tu es presque aussi grand que moi, maintenant. Bientôt un homme. »
Jon émit un petit rire à la remarque de son oncle. Il était bien vrai que ces dernières années avaient été généreuses avec lui. Avec Robb aussi, par ailleurs. Ils n’étaient plus les petits garçons qui s’assoupissaient innocemment sur les jambes de leur père, et cela se voyait particulièrement quand ils se tenaient aux côtés de leurs aînés. Ils avaient grandi, mais surtout lui. A une époque, il se rappelait avoir été plus petit que son frère de presque une tête. Mais avec ses actuels cinq pieds et six pouces de hauteur, il avait fini par rattraper et égaler Robb.
On disait qu’il serait plus grand que son aîné d’ici quelques années si sa croissance maintenait son rythme. Ce qui était certain, c’est qu’il serait plus grand qu’Oncle Benjen et Père. La pensée en elle-même l’amusait.
- Mais comment est-ce possible que tu sois à Winterfell, mon oncle ? Je te croyais à Peyredragon !
- J’étais bel et bien à Peyredragon, lui affirma Benjen. « Et puis je suis revenu. Mais j’ai précisé à Ned et à Robb de garder le secret. »
Jon se tourna aussitôt vers Robb, qui le regardait avec amusement.
- Robb ! Comment as-tu pu ? Vous saviez Père et toi et vous me l’avez caché ? C’est impardonnable !
Sa harangue provoqua évidemment un rire de son frère, qui se jouait de la menace. Jon ne savait pas s’il devait rire lui aussi ou se sentir offusqué. Le fait qu’ils aient pu lui cacher la venue de son oncle avec autant de facilité était tout de même bien frustrant.
- Ne leur en tiens pas rigueur, ajouta Benjen, mais Jon vit clairement qu’il se retenait d’imiter son frère aîné. « Je voulais te faire la surprise. Et bien… J’espère qu’elle te plait. »
- Evidemment ! s’empressa-t-il de répondre avant de serrer son oncle dans ses bras. « Cela faisait trop longtemps, mon oncle ! Winterfell n’est pas pareil quand tu n’es pas là. »
- Ah ! Voilà qui est plaisant à entendre ! Venez là, vous deux !
Benjen s’empressa de passer un bras autour des épaules de Robb et l’attira. Ils ricanèrent tous les trois devant les manies affectives de leur oncle.
- Et dire que je n’ai pas pu assister à votre première chasse ! Votre père m’a tout raconté par message, vous savez ? Apparemment, votre vadrouille est connue de tout le Nord. Encore une fois, les deux héritiers Stark ont sévi, disent-ils. Les deux fils de lord Stark ont le sang de loup.
- La vérité n’est pas aussi spectaculaire que les gens le pensent, répondit Robb en lui adressant un regard complice.
Jon se fit silencieux et se remémora l’année passée. La vadrouille à laquelle Oncle Benjen faisait référence était davantage due à la chance qu’à quoique ce soit d’autre. Leur première chasse, si tant était que le terme s’avérait approprié, avait été un échec cuisant. Lui et Robb s’étaient malencontreusement séparés du groupe principal au beau milieu du Bois-aux-Loups. Ils avaient errés de longues heures dans le blizzard.
Tout en les tenant tous les deux par les épaules, leur oncle les invita à entamer la marche de retour vers le château tout en reprenant la parole.
- Et pourtant, rares sont les jeunes hommes du Nord qui sont retrouvés avec un lynx-de-fumée adulte mort à leurs pieds. Surtout lorsqu’ils ont treize ans. Le Bois-aux-Loups est un lieu dangereux.
- On doit ce trophée à Jon, mon oncle. S’il n’était pas si bon archer, nous serions sûrement morts ce jour-là.
- Robb, c’est faux, et tu le sais mieux que quiconque, intervint-il aussitôt. « Le lynx était blessé et il boitait. Je n’ai aucun mérite dans sa mise à bas. De plus, c’est ta lance qui l’a achevé. »
Oncle Benjen le fit taire en venant serrer son épaule de sa main droite suite à sa réponse.
- Ne sois pas si modeste, neveu. Ton frère te complimente, il ne te flatte pas, lui dit-il d’un ton complice. « Ah… Cela me rappelle mon frère Brandon, vous savez ? »
Leur oncle Brandon. Celui qui était parti défendre l’honneur de leur tante Lyanna à Port-Réal et qui avait menacé le prince Rhaegar devant le Roi Fou.
- Il me disait toujours de ne jamais faire preuve de modestie, que les Stark sont des fils de rois et qu’ils le seront toujours même sans couronne. Il vivait clairement selon ses mots, mon cher frère. Je ne suggère bien sûr pas d’être comme lui, loin de là, même. Mais ne boude pas tes accomplissements, Jon. L’orgueil quand il est mérité n’est pas un vice. Surtout pour un Stark.
Mais je ne suis pas un Stark, pensa-t-il lui répondre. Il y avait quelques années de cela, au plus sombre de la période, alors que Père avait châtié lady Catelyn de sa bévue par l’indifférence, Jon se rappelait que c’était bien ce qu’il aurait répondu mécaniquement, comme pour faire amende honorable. Robb s’était même progressivement détourné de lui pour un temps, lui préférant la présence plus affirmée de Theon Greyjoy, de quatre ans leur aîné. Amené en tant qu’otage de la maison Stark au nom du roi, Père avait fait de lui son pupille. Jon pensait parfois que Theon appartenait davantage à Winterfell que lui. Qui est le Stark à qui l’on préfère un Greyjoy ? Un Snow.
Le regard entendu de son oncle lui fit comprendre que ce dernier avait compris la nature de ses pensées. Jon reconnaissait qu’il n’était pas des plus difficiles à lire quand on le connaissait.
- Lord Jon Stark de Peyredragon ! s’exclama tout à coup son oncle. « Ah, ne s’agit-il donc pas là d’un jeune homme dont on se rappellera les exploits pour les dix mille ans à venir ? »
- Arrête ça mon oncle, c’est ridicule, répondit-il sans attendre. L’idée que l’on se souvienne de lui aussi longtemps était au mieux improbable. « Je serais chanceux si l’on se souvenait de Jon Snow plus de cent ans. »
- Jon Stark, frère, insista Robb. « Stark. »
Le ton de Robb lui fit comprendre qu’il n’en démordrait pas. Jon le regarda quelques instant et ne put réprimer longtemps un pâle sourire. Contre toute attente, Robb était toujours le premier à s’offusquer quand quelqu’un le nommait Snow, que ce fut par erreur ou par dédain avéré. Dans le cas second, à la correction s’ajoutait souvent une remontrance pleine de colère.
- N’écoute pas ce que les gens peuvent dire, continua Oncle Benjen. « Tu es un Stark. Le sang des rois coule dans tes veines. En te légitimant, le roi ne fait que te rendre ce qui te revient de droit. »
Benjen ouvrit la porte qui donnait sur la passerelle qui reliait les deux murs extérieurs. Ils avancèrent de quelques pas, laissant la vue vertigineuses des douves en contrebas les saisir. Ce que les gens du Nord appelaient l’« entre-deux-murs » était l’une des œuvres d’ingénierie les plus impressionnante de Westeros. Winterfell était la seule forteresse du continent à être dotée d’une muraille composée de deux immenses murs circulaires parallèles. Le second était surélevé par rapport au premier, parcouru de tours de guet et de poivrières sur l’ensemble de son pourtour ; entre les deux murs, une douve effrayante et vertigineuse dont l’on ne remontait jamais si l’on y tombait. En contrebas, Jon pouvait apercevoir les deux ponts levis de la porte sud, abaissés et connectés, qui reliaient en tenant en équilibre l’intérieur du château à l’extérieur. Les Eyriés mis à part, nulle forteresse n’était aussi bien défendue que Winterfell.
- Jon ?
La voix d’Oncle Benjen le ramena à leur discussion, aussi se détourna-t-il quelques secondes du vide.
- Ce n’est pas acquis, mon oncle. Le roi, les gens disent qu’il est d’un naturel inconstant. Il peut toujours changer d’avis, et je resterai Snow.
- Tu es vraiment défaitiste, rétorqua l’adulte. S’il pensait que c’était un reproche, le sourire sur le visage du Stark participa à lui faire croire que non. « Si le roi voulait changer d’avis, il l’aurait fait depuis bien longtemps et ne m’aurait jamais autorisé à assumer la régence de Peyredragon. Tu peux me croire, neveu. »
Peut-être, se risqua-t-il à penser. Il voulait croire son oncle. Il le souhaitait ardemment. Mais à chaque fois, quelque chose l’en dissuadait, comme pour le préparer à la défaite.
Lord Jon Stark de Peyredragon : c’était ainsi qu’on le nommerait, ou alors c’était ce à quoi Père et Oncle Arthur le préparaient. Car il serait le seigneur de Peyredragon, le gardien du Détroit, le maître incontesté d’une région suzeraine entière, n’ayant comme seul seigneur que le roi. La décision avait été prise alors qu’il n’avait été qu’un nourrisson, à peine sorti du ventre de sa mère.
Il n’avait réellement pris conscience de son héritage qu’au retour de son père, à l’issue de la rébellion des Greyjoy, mais il pensait bien souvent que tout cela n’était qu’une illusion. L’inimitié entretenue par lady Catelyn et les gens appartenant à sa suite ou les rivalités pleines de dédain entretenues par Theon Greyjoy et certains des héritiers du Nord tel que Benfred Tallhart avaient souvent participé à lui rappeler sa provenance impure.
Il ne serait jamais comme eux, il l’avait compris. Mais je serai plus qu’eux.
***
Vu depuis l’extérieur, il était difficile de saisir l’ampleur de Winterfell, alors que seuls les toits pointus de ses vertigineuses tours parvenaient à surpasser la hauteur de ses murs de pierre. Mais quand on passait l’entre-deux mur et que l’on foulait du pied l’ancestrale forteresse de la maison Stark, le soupçon que l’on avait de sa grandeur laissait place à l’ébahissement au-devant de sa monumentale splendeur. Quand on le voyait pour la première fois, il n’y avait que peu de doute sur pourquoi Winterfell était si vivement assimilé au cœur du Nord.
Tout était parti du premier donjon, œuvre de Brandon le Bâtisseur, le « vieux donjon à la tour », tel que les gens du château aimaient l’appeler, et dont les vieux murs circulaires se distinguaient au loin par-dessus les murailles intérieures du nord-est. La vieille tour foudroyée à son flanc, qui portait bien son nom, était quant à elle si haute en dépit de sa partie supérieure effondrée par la foudre que l’on pensait, à son pied, qu’elle atteignait les cieux.
Œuvre de perfection et entouré de mythes et de légendes datés de huit mille ans, Winterfell n’avait cessé de grandir au fil des millénaires à un point tel qu’il était aujourd’hui le château le plus massif de tous les temps, si l’on omettait les ruines démesurées d’Harrenhal. Le donjon de Winterfell s’apercevait clairement, immense et surréaliste. Composé de plusieurs tours aux toits pointus et de bâtiments surélevés, entouré de hauts murs fortifiés, il était en fait si vaste et si imposant que les gens lui préféraient souvent le terme de citadelle que celui de donjon. Une forteresse dans la forteresse.
Vu de là où Jon se trouvait, Winterfell semblait être davantage une cité fortifiée qu’un château, tandis que les toitures d’ardoise des bâtisses à colombages des basses-cours, des maisons, des greniers et des entrepôts, des écuries, des baraquements et des nombreux autres bâtiments utilitaires couvraient les allées et les espaces terreux du château.
- Magnifique, n’est-ce pas ?
Jon détourna son regard de la citadelle de Winterfell dès lors qu’Oncle Benjen rompit le silence. Ce dernier ne s’était néanmoins pas détaché de la vue magistrale de leur maison d’enfance en dépit de sa prise de parole, et il régnait dans ses yeux gris acier – tout comme dans ceux bleu ciel de Robb – cette lueur d’admiration.
La ressemblance entre son frère et son oncle n’apparut que plus frappante, tandis qu’ils admiraient le château dans le silence. Robb pouvait avoir pris les couleurs de la maison Tully, mais il émanait de ses beaux traits, de son long visage, de sa mâchoire forte ou de son front, un Stark de Winterfell aussi authentique que Père et Oncle Benjen.
- Regardez tout ce monde, reprit ensuite Robb. « A-t-on déjà vu telle foule au sein du château ? »
- Pas de mon vivant pour sûr, ni de celui de mon père avant moi, répondit leur oncle. « Ce qui veut dire quelque chose parce qu’il n’était pas jeune. »
Oncle Benjen avait raison, parce que Jon n’avait jamais vu Winterfell aussi bondé et débordant d’activité. Si les longues files caravanières à l’extérieur du château s’étaient déjà avérées impressionnantes, les allées en son sein étaient tout simplement devenues méconnaissables. Les basses-cours entourant la citadelle, d’ordinaire vastes et vides, avaient temporairement été transformées en entrepôts improvisés, au regard de l’amont grandissant de chariots remplis à ras-bord et des montagnes de caisses qui gisaient à même le sol. Tout cela, et la foule.
- Hâtons-nous, continua Benjen, tout en entamant une descente de la muraille par un escalier qui se trouvait à quelques mètres. « Votre Père doit vous attendre et les exhibitions ne se lanceront pas sans vous deux. »
Alors Robb suivit, et Jon imita son frère. Ils se retrouvèrent assez vite à évoluer au sein des allées.
Les gens se comptaient par centaines et tandis qu’ils passèrent dans les allées en direction de la citadelle et de la haute-cour, la plupart d’entre eux leur fit place, nombre de ceux-là accompagnant leurs espacements de révérences presque exagérées tant ils se penchaient. Les autres imitèrent par effet de groupe ou en finissant par les reconnaître à leurs tours.
« Lord Stark ! » ; « Que les Dieux bénissent la maison Stark ! », entendait-il de part et d’autre. Certaines de ces salutations pleines de déférences étaient adressées à Robb et Oncle Benjen, mais force était de constater que les petites gens s’adressaient aussi à lui à en croire leurs regards humbles et respectueux à son égard. Le constat était aussi perturbant qu’il était enorgueillissant, alors que brillaient dans les yeux de ces milliers de gens du commun des lueurs pleines de vénération et d’attente.
C’était à croire qu’ils n’établissaient aucune distinction entre lui et son frère, en dépit du fait qu’il était aisément reconnaissable à ses yeux colorés et au contraste éclairé que créait sa mèche argent au travers de l’obsidienne ; comme s’il n’était pas moins que Jon Stark, au sein duquel coulait le sang des antiques rois de l’hiver et des princes du Nord.
Leurs pas les menèrent vers la citadelle, aussi traversèrent-ils la grande porte centrale menant vers la haute-cour et dont la lourde herse était redressée. Le sol en terre laissa dès lors place à un sol pavé tandis que les petites gens se firent plus rares ici.
Jon reconnut plus loin les chevaux et les escortes des seigneurs qu’il avait précédemment vu entrer au sein du château, et il ne fallut pas bien longtemps pour repérer les nobles familles rassemblées dans une partie aménagée de la cour, en compagnie de Père et des autres membres de la maisonnée Stark. Paravents d’extérieur, auvents sur pieds, tables, fauteuils et tapisseries avaient été installés, délimitant avec l’angle de la cour pavée une sorte d’arène improvisée.
Les maisons du Nord avaient déjà pris possession des lieux, au regard des armoiries qui figuraient sur les paravents colorés sillonnant entre les tables et de l’argenterie qui reposait déjà sur ces dernières. Les serviteurs des cuisines du château s’afféraient déjà à les approvisionner, et tandis que les hommes semblaient se regrouper sur la piste, les femmes et les enfants s’étaient installés au niveau des tables et des fauteuils.
Comme toujours, Theon Greyjoy se tenait au côté de Père. Il n’était pas le seul, puisque la plupart des seigneurs du Nord présents actuellement dans le château et leurs fils se trouvaient non loin de là, et pas seulement leurs fils, à en juger la présence des femmes en armes de la maison Mormont qui entouraient lord Jorah.
Tous se retournèrent progressivement à leur approche, certains les laissant passer pour qu’ils puissent atteindre Père et d’autres les saluant du regard, comme ce fut le cas de Ser Mark Ryswell, à quelques mètres de Père, de lord Medger et d’un autre homme de grande taille que Jon reconnut être également un Ryswell, à en juger le blason gravé sur son torse de plate. Une tête de cheval dorée, identique au blason de lady Barbrey Dustin. Cela doit être lord Rodrik Ryswell.
- Père, s’annoncèrent-ils dès lors que lui et Robb furent devant le seigneur de Winterfell.
Leur père se retourna aussitôt dans leur direction, interrompant sa discussion avec lord Rodrik et lord Medger.
- Vous voilà enfin, tous les deux, déclara-t-il dès lors. « Je vois que tu as trouvé ton frère, Robb. Lord Cerwyn me disait qu’il accueillait les gens depuis le belvédère de la porte sud. » continua-t-il à l’attention de Robb.
- C’était le cas, en effet, répondit son frère tout en mettant une main sur son épaule. « J’espère que nous n’avons pas été trop longs. »
- Vous ne l’avez pas été, leur affirma Père, avant de se tourner en direction de son voisin. « Lord Ryswell, permettez-moi de vous présenter mes fils. Voici mon premier-né Robb, héritier de Winterfell, et voici mon puiné Jon, qui héritera bientôt de Peyredragon. Robb, Jon, voici lord Rodrik des Rus, le seigneur de la maison Ryswell. »
- Jeunes seigneurs, c’est un honneur de vous rencontrer. J’ai beaucoup entendu parler de vous deux et de vos exploits, et notamment de votre première chasse. Un lynx-de-fumée n’est pas à la portée de tous, surtout un aussi massif que l’en décrivent les histoires. Je reconnais la hardiesse de feu votre oncle Brandon et de votre grand-père Rickard dans une telle prise, s’exclama le Ryswell d’une voix forte tout en s’inclinant.
Robb s’avança aussitôt et salua d’une révérence égale le puissant vassal de leur père.
- Je vous remercie sincèrement, lord Rodrik, répondit le jeune héritier d’un ton clair tout en adoptant l’étiquette que leur Père leur avait inculqué au fil des ans. « La maison Stark sera toujours reconnaissante de la loyauté des Ryswell et de leur éminent rôle dans la défense du Nord. »
En un instant et sous l’invitation silencieuse du seigneur suzerain du Nord, les seigneurs des maisons Ryswell et Cerwyn commençaient à s’éloigner aux côtés de Robb tout en discutant courtoisement. Père lui accorda un seul petit regard aimable avant de s’en retourner se joindre à eux, sûrement soucieux d’entretenir de bonnes relations avec le seigneur de la maison Ryswell. Ses deux filles aînées ont après tout été mariées à lord Roose Bolton et lord William Dustin. Il serait mal avisé de le négliger.
Jon aurait voulu en rester sur cette humble et rationnelle conclusion, mais tandis qu’il observa dans le silence son père et son frère s’éloigner et lui faire dos, le regard narquois de Theon Greyjoy et son sourire tout aussi provocant participèrent à le rendre conscient du fait qu’on ne lui avait pas intimé de les suivre.
- Il semblerait que les seigneurs du Nord n'aient strictement rien à faire de la main d'un puîné. Il héritera pourtant bientôt de Peyredragon, quel dommage !
Jon ne répondit pas à la réplique du Fer-né. S’il l’avait même regardé pour commencer, il feignit bien vite de l’ignorer pour que l’imbécile se lasse avant même tout échange.
- C'est à supposer que tu hérites de Peyredragon et que le gros cerf ivrogne se rappelle de toi entre deux beuveries, ce dont je doute. Au final, tu n’hériteras que de vent, et tu seras lord Snow, seigneur de rien.
Même s’il regardait ailleurs, Jon devina dans le ton fier du Greyjoy son regard rieur et son sourire en coin sournois. Il n’y avait que des garçons comme lui ou Benfred pour rire de leurs propres mesquineries.
- Aucun grand seigneur du nord n’acceptera de fiancer sa fille à un « puîné » d’autant plus pour qu’elle aille s’enterrer à mille lieues dans le sud, ils préfèrent des premiers-nés de noble lignée et à la queue vigoureuse comme Daryn Corbois.
Avant même qu’il ne l’ait vraiment réalisé, Jon rétablit le contact visuel avec le Greyjoy et sentit la colère prendre possession de son esprit.
- Ferme-la Greyjoy, et regarde-toi avant de parler ! Je me fiche bien de ce que tu penses ! Tu n’es rien de plus qu’un otage abandonné par ton père, pas mieux qu’un serviteur à la botte du mien ! Retourne donc manger les restes laissés par ton maître comme le chien que tu es et puisses-tu t’étouffer dans ta propre merde !
Le sourire du Fer-né disparut aussi vite que sa réplique avait fusé à son oreille. Ce dernier se reprit toutefois bien trop vite à son goût, un rictus réapparaissant sur sa face comme de la mauvaise herbe.
- Si cela peut te rassurer Snow, premier-né ou puîné, un bâtard dans ton genre restera toujours un bâtard, reprit-il d’un ton aussi haineux que moqueur. « Quant à ton pauvre caillou, si tu as même la chance d'en hériter, ça ne sera jamais qu'un vulgaire ilot par rapport aux Îles-de-Fer dont je serai un jour le maître absolu. Ah, et je baiserai toutes les femmes que je veux, contrairement à toi, bâtard, qui ne pourra jamais espérer plus qu’une vulgaire pêcheuse de crabe à la moule puante. »
Le Greyjoy se mit ensuite à cheminer dans les pas de Père d’une manière telle qu’il fut compliqué pour Jon de ne pas s’offusquer et encore plus compliqué d’ignorer le sang qui bouillait dans ses veines.
- Ignore-le, neveu, souffla Oncle Benjen à son oreille, ce qui fit se rappeler à Jon que son oncle avait assisté à l’échange.
- Pardonne-moi, mon oncle… C’était indigne de ma part. Je n’aurais pas dû perdre le contrôle de moi-même, c’est juste que…
Le Stark l’interrompit avant qu’il ne dise quoi que ce soit en posant lourdement sa main sur sa tête. Il ne manqua pas de lui décoiffer ses cheveux d’un mouvement brusque.
- Je sais, répondit simplement Benjen mais son regard fut sans équivoque. Père lui a dit. « Ne te justifie pas, tu avais tous les droits de lui répondre. C’est lui qui est indigne. Il se croit intelligent, mais il ignore sa propre aliénation. Tu es libre et tu seras seigneur, mais il n’est qu’un otage et il le restera jusqu’à la mort de son père. Et c’est à supposer qu’il ne meurt pas avant, car il sera le premier à perdre sa tête si Balon Greyjoy venait de nouveau à se rebeller. »
- La liberté, c’est une affaire de point de vue, mon oncle… répondit-il tout bas tout en fixant son père et son frère s’éloigner lentement d’eux. « Theon est peut-être pour un temps otage de Père, mais moi je serais pour toujours otage de ma bâtardise. »
Son oncle resta silencieux, ne lui adressant pour seule réponse qu’une pression de sa main sur son épaule, comme pour lui témoigner sa présence et son soutien. Jon n’y sentit qu’impuissance. Le regard dépréciateur et méfiant de lady Stark lui vint à l’esprit, et ceux de certains des gens du château tels que Ser Rodrik Cassel et sire Vayon Poole. Snow ou Stark, légitimé ou non, jamais cela ne changerait.
Un impact dans son dos le sortit aussitôt de ses pensées et manqua de le faire trébucher en avant.
- Attaque surprise !! entendit-il tout en se rattrapant de justesse, tandis que des petites jambes s’enroulèrent autour de lui et qu’un petit corps fit pression dans son dos.
Jon reconnaîtrait cette voix fluette entre mille.
- Arya, bon sang ! se plaignit-il avant d’essayer de l’attraper.
Ses tentatives de la décrocher se révélèrent vaines, ladite Arya s’agrippant comme un dresseur sur sa monture, et les prochaines secondes ne furent que rires, à ceux de sa dresseuse improvisée venant s’ajouter ceux d’Oncle Benjen.
- Allez Jon, hue ! En avant !
- Arya, nous sommes en publique, arrête ça… souffla-t-il dans l’embarras. « Et puis tu es lourde, descend. »
- Quoi ? C’est faux, je ne suis pas lourde ! répliqua-t-elle tout en resserrant son emprise pour témoigner de sa protestation. « N’est-ce pas que je ne suis pas lourde, Oncle Benjen ? »
- Tu n’es pas lourde, répondit aussitôt Benjen avec amusement, et ce en dépit du regard faussement menaçant que Jon lui envoya.
- Tu vois, même notre oncle le dit !
- Notre oncle peut se tromper comme tout le monde, répondit-il avec hâte, profitant de l’inattention d’Arya pour la déstabiliser à grands renforts de chatouillements.
En un instant, la petite fille défit son étreinte sans même contenir ses rires, et Jon se retourna pour contrattaquer. L’idée de ne pas embarrasser Père et leur maisonnée devant leurs invités passa en quelque sorte au second plan face aux rires fluets et aigus de nulle autre que sa petite sœur, Arya Stark.
- Non, Jon, ce n’est pas juste, pas les chatouilles ! s’écria-t-elle entre deux rires. « Pitié ! »
- Pitié, dis-tu ? questionna-t-il en partageant rapidement un regard amusé avec leur oncle.
- Pitié ! répéta-t-elle en haletant. « Je me rends ! Promis, Jon, j’arrête ! »
Jon mit dès lors un terme au supplice de la jeune fille, la laissant à demi-ahurie et hilare. Une fugace mais vive éclaircie du soleil vint à l’instant suivant luire sur le reflet larmoyant de ses yeux gris clair. Plus que tous leurs frères et sœurs, c’était elle qui avait au mieux revêtu les couleurs de leur famille. Jon avait pris de sa famille sudière, tandis que les autres enfants de lady Catelyn avaient pris de leurs racines Tully de Vivesaigues. Mais pas Arya Stark.
Quand le soleil du nord brillait, l’acier des yeux d’Arya luisait à son tour à un point tel qu’il devenait argenté. Il donnait alors avec sa chevelure sombre et broussailleuse, d’une pousse aussi brune que drue, un contraste aussi pittoresque qu’authentique. Arya était indéniablement la fille de Père. Vieille Nan disait de ses yeux qu’elle les avait pris de lord Rickard, leur grand-père, et de ses cheveux qu’elle avait pris de dame Lyarra, leur grand-mère, qui elle-même en avait hérité de leur arrière-grand-mère dame Arya Flint. Mais Vieille Nan était sûrement la seule à retracer l’arbre généalogique de leur famille avec autant de détail et de vivacité. Car au château, les gens disaient tout autre chose. Selon eux, Arya serait tante Lyanna revenue. La petite louve de Winterfell.
Père semblait toujours triste ou nostalgique lorsque l’on mentionnait le nom de leur tante en sa présence et il s’isolait dans les cryptes de leur illustre famille des heures durant. Peut-être était-ce pour cela qu’il était aussi indulgent envers sa turbulente et indocile petite sœur, en dépit des nombreux plaidoyers de lady Catelyn.
- Que fais-tu là, Arya ? Ne devrais-tu pas être en compagnie de Sansa, ou de votre mère ?
- Pitié que non, répondit simplement la coquine. « Je n’en peux plus de supporter Sansa et Jeyne. Qu’elles aillent au diable toutes les deux. »
- Arya… maugréa-t-il en secouant la tête.
Sa sœur comprit aussitôt la nature de son dépit.
- Mais c’est vrai, Jon ! Elles ne font que parler de garçons, de mariages, et caquètent comme des poules ! Et elles se sont encore moquées de moi !
- Ce n’est pas une raison pour blasphémer et maudire ta sœur, jeune fille, intervint Benjen, mais sa supposée remontrance n’était pas très cohérente au regard du grand sourire tissé sur son visage tandis qu’il fixait Arya. Peut-être voit-il lui aussi Tante Lyanna. « De plus, si les Enfants de la Forêt entendaient ta malédiction, ils te feraient pousser un groin et une queue en tire-bouchon. Ne t’avise pas de te faire entendre d’eux. »
Arya se mit à rire au commentaire ajouté de leur oncle.
- Tu mens, Oncle Benjen ! souffla-t-elle entre deux rires. « Les Enfants de la Forêt ne feraient jamais ça. »
- Oh que si, tu peux me croire. Tu peux même demander à Nan si tu ne me crois pas, elle te le confirmera. Après tout, c’est ce qui est arrivé au prince Rodrik quand il a avoué devant l’arbre-cœur de Winterfell qu’il était le seul à avoir couvert le lit de son frère aîné Brandon d’excréments. »
Jon ne put réprimer son sourire dès lors qu’il vit le visage d’Arya pâlirent à la révélation de leur oncle, certainement au regard du fait qu’elle était autrice du même délit que ledit Rodrik Stark. Il se rappelait que Sansa avait longuement pleuré en découvrant l’odieux méfait. Oncle Benjen lui avait raconté la même histoire quand il avait son âge et il avait été tout aussi crédule pour le croire. Je pouvais tout croire, à cette époque.
- Dis Jon ?
Arya le fixait avec curiosité. Il brillait une lueur dans ses jolis yeux gris qui semblait osciller entre timidité et respect.
- Toi aussi tu vas participer aux exhibitions ? demanda-t-elle alors. « Jeyne est stupide, elle dit que non. Elle dit que seulement Robb et Theon vont le faire ! N’est-ce pas que tu vas participer ? Hein dis ? »
- C’est pour ça que je suis là, lui répondit-il avant de se mettre à sa hauteur. « Et je ne compte pas me ridiculiser. »
- Tu vas tous les battre tu veux dire, le corrigea Arya dans un petit rire. « Tu es le meilleur épéiste que je connaisse. »
Jon émit un rire qui fit écho à celui de sa petite sœur avant de venir lui ébouriffer affectueusement sa tignasse.
- N’exagère pas, petite sœur. Je peux certainement battre les gens de mon âge, mais des adultes comme Père, Arthur ou Martyn auraient vite fait d’avoir raison de moi.
Arya le tint pour dit, ce qui signifiait qu’elle était d’accord, même si l’idée ne semblait pas lui plaire. Cela lui faisait toujours chaud au cœur de constater à quel point sa cadette le soutenait inconditionnellement. Jon ne manqua pas le regard nostalgique de leur oncle, qui les observait dans le silence.
- Je voudrais participer, moi aussi, déclara-t-elle.
- Je ne pense pas que lady Catelyn accepterait, pas plus que Père, dit-il doucement. « Tu es trop jeune. »
- Et je suis une fille, rajouta Arya avec agacement. « Mordane m’a même grondé parce qu’elle m’a surpris en train de jouer au bâton avec Bran, mais elle n’a rien dit à Bran. Une fille ne doit pas se comporter comme un garçon, surtout quand elle est une dame, c’est ce qu’elle m’a dit. Ce n’est pas juste. Je ne veux pas être une dame. Je préférerais être un garçon comme Bran. »
Jon resta silencieux, ne sachant que répondre, et se contenta de gratter distraitement le cuir chevelu de la petite Stark. Si Père et Oncle Benjen toléraient sans mal les excentricités d’Arya et son caractère de garçon manqué, il n’en était rien concernant lady Catelyn et septa Mordane. Fréquentes étaient leurs tentatives de remettre « sur le droit chemin » son irréductible petite sœur. Fréquente mais vaines.
- Mais Bran n’aura pas la chance de galoper sur Hiver avec moi le long de la Gland.
Il n’en fallut pas plus pour que les yeux tristes de sa sœur s’illuminent et que son air frustré se dissipe et laisse place à une mine excitée.
- Tu promets ? Dis ! Quand ?
- Tout à l’heure, si tu es sage et si Père accepte, répondit-il dans un grand sourire.
Autant dire que Père accepterait, et à en juger la manière avec laquelle sa petite sœur le percuta dans un grand câlin, elle l’avait très bien compris. Lady Catelyn s’y opposera, mais Père aura toujours le dernier mot.
Jon invita sa sœur à s’éloigner d’une pression à l’épaule dès lors qu’il remarqua l’approche de quelques personnes. Il les reconnut aussitôt.
- J’espère que nous ne dérangeons pas, s’amusa l’un d’eux.
- En aucun cas, lord William, déclara-t-il courtoisement tout en se relevant, imité par Arya. « C’est un plaisir de vous revoir, monseigneur. »
Lord William Dustin leur faisait face. Il y avait cinq ans de cela, le seigneur de La Tertrée s’en était retourné dans son fief, auprès de sa femme et de sa fille tout juste née. Mais en dépit du temps qui passait, il était aussi grand et fringuant que Jon l’avait toujours connu.
- Un plaisir que je partage, jeune homme, se contenta de répondre l’homme dans un grand sourire. « Winterfell est inégalé dans le Nord, si bien que j’avais grande hâte d’en faire découvrir la splendeur à ma fille. Plus que cela, je tenais à vous présenter. Douce Barbrey, Lyarra, rencontrez Jon, et sa sœur Arya Stark. »
Son épouse lady Barbrey et leur fille Lyarra se trouvaient sur sa gauche, la première tenant la main de la seconde.
Jon s’inclina respectueusement et salua du regard les deux dames de la maison Dustin. Lady Barbrey était une femme de grande taille, d’une allure longiligne accentuée par une posture très digne et altière. Il émanait d’elle une beauté aussi froide que troublante. C’était d’autant plus vrai qu’elle portait une longue robe noire étrangement assortie à ses couleurs sombres : si sa peau était plutôt mâte de teint, ses yeux et ses cheveux étaient d’un noir profond, trop peu vif pour briller au soleil mais assez pour perturber au regard.
La petite Lyarra Dustin avait beaucoup pris de sa mère, ayant hérité de ses fins cheveux sombres plutôt que de ceux drus et châtains de lord William. Elle avait toutefois la peau claire comme son père, et ses pommettes étaient moins hautes et moins marquées. Tout comme sa mère, Lyarra portait une élégante robe noire, mais là où celle de lady Barbrey était parcourue de broderies ocres et arborait le cheval doré à la crinière rouge, couleurs de son blason Ryswell, la robe de lady Lyarra était parcourue des motifs de haches guerrières Dustin jaunes et ocres.
- J’avais hâte de rencontrer le jeune homme pour lequel mon mari se perd tant en éloges. Ravie de vous rencontrer, Jon Stark.
Si les mots de Barbrey Dustin s’étaient avérés courtois, sa manière froide de s’exprimer constitua un contraste intimidant. Mais Jon nota sans méprise sa manière de le nommer, formelle et claire, aux antipodes des sarcasmes de Benfred Tallhart. Elle m’a appelé Jon Stark.
- L’honneur est pour moi, lady Dustin…
- Jon Stark, répéta-t-elle alors. « Vous ne ressemblez pas à votre père. »
Cette dernière avait adressé sa remarque d’un ton sec et incisif, ne s’encombrant pas de plus de formalités, passant à l’essentiel sans vraiment attendre. Une œillade rapide et discrète à son mari suffit à Jon pour comprendre que Barbrey Dustin dictait les situations à son bon gré.
- Mais ce n’est pas une mauvaise chose. Le sud est volatile, et l’apparence y est un atout, reprit-t-elle, avant d’ajouter avec douceur : « Vous me faites penser à Domeric. »
Jon haussa un instant les sourcils à l’évocation de ce prénom, n’y reconnaissant que Domeric Bolton. L’héritier de Fort-Terreur, fief de la maison Bolton, était toutefois mort dans des circonstances mystérieuses il y avait quelques lunes de cela. Sa mort était l’une des raisons pour lesquelles les Ryswell démarchaient avec autant de zèle auprès de Père. La perte de l’héritier Bolton les poussait à nouer des alliances matrimoniales auprès d’autres hautes familles nordiennes, et Robb n’était toujours pas fiancé. Je doute néanmoins que Père engage l’un de nous sans notre consentement préalable.
- Domeric… Le défunt fils de lord Roose Bolton ? demanda-t-il alors, non sans hésitation au regard du contexte.
- Lui-même. Mon cher et triste neveu, répondit la dame de Tertre-bourg avec nostalgie. « Il a servi en tant que page à notre cour. Vous me le rappelez un peu, d’une certaine manière. Grand, avec de longs cheveux noirs et des yeux clairs, comme lui. Puissiez-vous vivre plus longtemps. »
Jon sentit Arya faire pression sur sa main à l’instant même, sûrement dû à l’intérêt soudain de lady Barbrey. La dame avait en effet posé son regard ferme sur sa sœur… Un regard qui s’adoucit bien assez vite, à en juger le petit sourire qui se tissa sur ses lèvres gercées et charnues.
- Quant à vous, jeune lady, vous avez décidément pris les traits d’une Stark de sang pur. Je vois pourquoi les gens disent que vous ressemblez à votre tante… Mais ils se trompent, comme souvent quand il s’agit de racontars, déclara-t-elle tandis que Jon remarqua qu’elle échangeait un regard avec Oncle Benjen. « C’est à votre oncle Brandon que vous ressemblez. Vous avez son regard et son nez. Quiconque de suffisamment proche de la famille Stark devrait s’en rendre compte. C’est à croire que ce pays est oublieux de ses princes. »
Jon ne réprima pas son sourire aux observations de la dame de la maison Dustin et à la réaction aussi timide que touchée d’Arya. Si sa sœur prétendait se jouer des enjeux de beauté féminine, cultivait les plaies et les bosses et s’habillait parfois plus que modestement au point d’être prise par les étrangers pour un palefrenier, la vérité demeurait dans le fait qu’elle était particulièrement sensibles aux critiques et encore plus aux compliments. La rougeur incontrôlée qui prit ses pommettes d’assaut en fut un signe évident.
- Merci, lady Barbrey, bégaya-t-elle tandis que son regard alternait entre le sol et la Dustin.
Un rapide moment de silence s’établit alors, silence que la dame de La Tertrée abrégea en tapotant le dos de sa jeune fille et en l’enjoignant de se présenter.
- Lyarra, avance-toi donc et présente-toi.
Toute menue qu’elle était, Lyarra Dustin sembla comme brisée dans son mutisme. Elle semblait presque trembler comme une feuille, mais alors elle s’avança et changea en un instant pour leur présenter une parfaite révérence.
- Je suis lady Lyarra de la maison Dustin de Tertre-bourg, dit-elle d’une voix calme, mais trahissant tout de même une certaine appréhension. « C’est un honneur de vous rencontrer, lord Jon, lady Arya. »
Sa gestuelle irréprochable et sa voix chantante firent comprendre à Jon que l’héritière des Dustin avait reçu une éducation pointilleuse et à la hauteur de sa condition. Ses regards discrets à sa petite sœur lui firent également réaliser que ses manières avaient essentiellement été adressées à son intention. S’il se rappelait bien de ce que lui avait révélé Mestre Luwin, Lyarra Dustin était née peu après Arya et avait donc tout comme elle un peu moins de huit ans. La volonté de rendre hommage à la maison Stark et de s’afficher officiellement dans leur continuité était évidente, si l’on y pensait. Lyarra Stark avait été la fille d’Arya Flint. D’une certaine manière, Lyarra Dustin était née pour être la dame de compagnie d’Arya. Et à en croire Mestre Luwin, lord William et lady Barbrey sont en discussion avec Père pour des fiançailles entre Lyarra et Bran. Robb mis à part, cela ferait un mariage de plus qui renforcerait l’influence de lord Rodrik Ryswell dans le Nord.
- L’honneur est pour nous, lady Lyarra, répondit-il d’un ton aimable. « J’espère que vous serez à l’aise à Winterfell. »
- Merci, lord Jon, répondit-elle rapidement.
Arya resta muette et se contenta de fixer l’héritière Dustin d’une façon qui rendit cette dernière fort mal à l’aise. C’était une réaction à prévoir, dans la mesure où Arya ne voulait rien avoir à faire avec quiconque la ramenant à sa condition de dame et aux devoirs qui en incombait. Et de prime abord, Lyarra semblait être une parfaite petite dame qui pouvait évoquer Sansa. Un critère rédhibitoire pour son impétueuse petite sœur s’il en était un.
Toutefois, Lyarra serait sûrement amenée à devenir la demoiselle de compagnie d’Arya, tout comme Jeyne Poole et les cousines Cassel, Beth et Greta, l’étaient pour Sansa. Si Mestre Luwin avait raison, il était même possible qu’elle devienne leur sœur par alliance. Ne fais pas l’idiote, petite sœur, tu dois l’accueillir, pensa-t-il en voyant la situation se prolonger. A défaut d’une initiative de la part de sa sœur, Jon lui força assez rapidement la main.
- Arya, pourquoi ne pas accueillir lady Lyarra et lady Barbrey ? Vous avez certainement de nombreuses choses à vous dire.
Arya lui jeta sans attendre un regard accusateur, comme si elle l’accusait silencieusement de la mettre dans une situation compromettante.
Cependant, si elle lui renvoyait des lueurs clairement réticentes, il n’en fallut pas plus pour qu’elle daigne s’adresser à sa contemporaine. « Tu aimes l’équitation ? » entendit-il de la bouche de sa sœur alors que cette dernière s’éloignait avec leur invitée. En un instant, les deux jeunes filles s’étaient mises à discuter et à créer du lien. De toute évidence, Lyarra Dustin adorait l’équitation. Silencieuse, lady Barbrey lui adressa un regard aussi analytique que redevable, puis s’en retourna suivre sa fille et Arya.
- Arya et ma fille deviendront de grandes amies, entendit-il de la part de lord William alors qu’il les observait, un sourire renouvelé sur le visage. « On ne dirait pas à première vue, mais Lyarra est plus du Nord que quiconque ne pourrait l’imaginer. Tout comme sa mère. Une hache se cache sous le lin. »
- C’est une bonne chose car Arya ne s’entend pas bien avec sa sœur, ni avec les autres filles du château. Elle tend à les fuir et leurs activités avec, et préfère notre présence à moi et Bran… Si tant est que je parte bel et bien, il en demeure qu’Arya ne pourra pas compter éternellement sur moi ou Bran. Il partira sans doute lui aussi. Ser Mark a proposé à Père de faire de lui son écuyer, répondit-il en observant lui aussi les trois dames qui s’éloignaient de la piste.
Lord William sembla recevoir ces informations avec satisfaction, au regard de son acquiescement fier. Jon n’ignorait pas que les bannerets de Père admiraient Ser Mark, et notamment ses plus proches. Le rêve de Bran d’être chevalier mis à part, devenir écuyer de Ser Mark Ryswell et être adoubé de lui serait une marque de grand prestige dans le Nord. Et d’autant plus prestigieuse pour un potentiel seigneur de La Tertrée dont l’épouse serait à moitié Ryswell.
- Je comprends pourquoi Père souhaite que Lyarra devienne l’une de ses dames de compagnie. Arya a besoin d’une référence autant que d’une amie, et une jeune fille de son âge lui ferait le plus grand bien. Votre fille lui permettra certainement de trouver sa place.
Le silence revint un instant, jusqu’à ce qu’Oncle Benjen ne le brise.
- Par rapport à Bran, tu n’as rien à lui envier en matière de chevalerie, neveu, s’exprima-t-il alors. Son amusement dissimulait à peine une plainte puérile que Jon lui avait déjà plusieurs fois entendue. « Il n’y aura jamais qu’un seul homme nourri et fait chevalier par Ser Arthur Dayne. »
Jon ne répondit pas, mais son sourire s’exprima à sa place. Bientôt, Oncle Arthur ferait de lui un chevalier, et qu’il soit Stark ou Snow, il serait Ser Jon quoiqu’il advienne. C’était sa seule véritable certitude.
- Être fait chevalier par le roi est un immense honneur, mon oncle. Tu n’as rien à envier de moi, d’autant que je ne suis même pas encore chevalier.
- C’est peut-être un immense honneur, mais je ne saurais quoi faire de ma chevalerie à trente ans passé. Toi, en revanche…
Oncle Benjen s’arrêta tout à coup. Son regard incertain s’était tourné vers l’entrée de la haute-cour, tout comme celui de lord William, au son des chevaux et des roues de carrosses. Jon comprit bien vite son état dès lors qu’il aperçut les bannières qui flottaient au vent : de Sable, un soleil d’hiver argent aux rayons ondulés. Les couleurs de la maison Karstark de Karhold. Elle doit être là.
- Les duels d’exhibitions devraient bientôt commencer. Je crois que le temps est venu pour nous de regagner nos places, prononça tout à coup lord William, rompant ce soudain silence. « Je suis de tout cœur avec toi, jeune Jon. Bon courage. »
Il ne reçut d’Oncle Benjen qu’une œillade de soutien et un acquiescement solide, mais il n’avait besoin de rien d’autre. Son Oncle suivit lord William, tandis qu’ils s’éloignèrent pour rejoindre les autres seigneurs, auprès de Père. Jon y aperçut lord Rickard Karstark et son fils aîné Harrion.
Alors il s’en retourna là où il devait être : avec les autres jeunes et héritiers. Robb se trouvait là et semblait pris dans une conversation pleine d’énergie avec les deux cadets de Karhorld, Torrhen et Eddard Karstark, ainsi que l’héritier de Corbois, Daryn Corbois. Theon Greyjoy plaisantait avec Benfred Tallhart et trois autres jeunes hommes que Jon conclut être les deux fils aînés d’Arthor Karstark, cousin de lord Rickard, et Jon Omble, dit P’tit-Jon, héritier d’Âtres-lès-Confins. Si les deux Karstark étaient relativement petits de carrure, au physique presque fragile, ils ressemblaient à des Stark typiques aux cheveux bruns et aux yeux gris. Ils donnaient un drôle de contraste aux côtés de Benfred Tallhart et de Jon Omble, qui étaient particulièrement grands et massifs. Surtout Jon Omble… On pourrait le confondre avec un géant. Le blason de leur maison n’est certainement pas usurpé.
- Jon ! entendit-il alors non loin de lui.
C’était Cley Cerwin qui l’approchait en souriant. Il n’était pas seul, et Jon reconnut sans mal à ses côtés Lyra et Jorelle Mormont, deux des filles puînées de lady Maege Mormont.
- Bonjour Jon, s’annoncèrent à leurs tours ces deux dernières sur d’aimables tons.
De la même manière qu’entre Jon Omble et les deux fils d’Arthor Karstark, Arys et Cregard, le contraste était assez amusant pour être noté. Cley était en effet plus petit que les deux sœurs Mormont. Mais ce n’était pas si surprenant, car Cley était plus jeune qu’eux, de plus d’un an en ce qui les concernaient lui et Jorelle, de trois en ce qui concernait Lyra.
- Bonjour vous trois, répondit-il alors tout en observant les tenues de mailles que les deux filles Mormont portaient. « Vous comptez toutes les deux participer aux exhibitions ? »
- Vous posez vraiment la question, Jon ? répondit Lyra avec amusement. D’une certaine manière, Jon regretta effectivement d’avoir posé une question dont la réponse était aussi évidente. « Evidemment que nous allons participer. Notre mère ne l’entendrait pas d’une autre manière, et je compte fermer quoiqu’il en soit le clapet de cet imbécile de Tallhart. »
- S’il tient debout après notre duel, ce dont je doute, répliqua-t-il en retenant un sourire.
Les sœurs Mormont émirent quelques rires à l’idée mais ne firent pas suite. Autour d’eux, les seigneurs et les dames commençaient à se mouvoir. Exception faites des femmes Mormont, la plupart des dames qui se tenaient parmi les seigneurs s’en retournèrent à niveau des paravents d’extérieurs et des auvents sur pieds, principalement en présence de lady Catelyn. Ainsi, Jon y remarqua lady Barbrey Dustin, mais également lady Sybelle Glover, dame de Motte-la-Forêt, et lady Berena Corbois, épouse de Ser Leobald Tallhart.
Sansa et Arya se trouvaient de part et d’autre de leur mère, épaulée chacune de leur suite respective. Il était assez facile de reconnaître la suite de Sansa puisque les armoiries de leurs robes mises à part, elles arboraient les mêmes garde-robes longues, colorées et décorées de motifs, et les mêmes types coiffures élaborées. En comparaison de ces archétypes très féminins, Arya et ses jeunes dames en étaient l’opposé. Lyarra était naturellement à la droite de sa petite sœur et semblait déjà s’adapter à son rôle de demoiselle, mais Jon remarqua bien vite la présence d’Eddara Tallhart à la droite de cette dernière. Rien n’était laissé au hasard dans les ordres de préséance cérémoniels, même les plus ordinaires, ce qui signifiait qu’Eddara avait aussi été choisie pour devenir dame de compagnie d’Arya par Père ou par lady Catelyn. Au regard de la personnalité d’Eddara, cela ne ressemble pas à un choix de Père… Je miserais d’avantage sur un choix de lady Catelyn. Arya s’assagira-t-elle en leur présence, ou va-t-elle les corrompre avec ses frasques ?
Ce fut alors qu’il la vit, et que leurs regards se croisèrent.
Ses yeux n’avaient pas changés, brillant à la lumière du soleil blanc d’une couleur bleu gris toujours aussi vive. Son visage long et fin était toujours aussi élégant et ses pommettes toujours aussi hautes et coquettes. Sa peau aussi claire que la sienne semblait toujours être aussi soyeuse et douce que la porcelaine, luisante de beauté et de grâce. D’un contraste presque mystique, sa longue chevelure tressée était brune et sombre, donnant ce jeu de couleur si typique des Stark du Nord, qui évoquait le bois délicat des sapins des bois sacrés, comme lorsqu’il l’avait rencontrée pour la première fois au pied du barral de Winterfell. Les pans de sa longue et fine robe grise de dame volaient au vent tandis que ses épaules étaient couvertes d’une élégante cape de fourrure noire de jais, fixée à hauteur de sa mince poitrine par deux sangles de cuir entrecroisées et sur la jointure desquelles figurait l’emblème métallique du soleil d’hiver de Karhold.
Alys Karstark était toujours aussi belle. Non, elle est devenue encore plus belle.
- Jon, tu vas bien ? entendit-il alors.
La voix inquiète de Cley le sortit aussitôt de sa contemplation et il put apprécier les mines soucieuses de ce dernier et des sœurs Mormont. Il se rendit compte avec le temps qu’il avait arrêté de respirer, aussi essaya-t-il tant bien que mal de reprendre ses moyens. Mais le mal était fait, dès lors qu’il vit le pâle et triste sourire s’étirer sur les lèvres d’Alys, vite suivi de son éloignement.
Alys ne lui épargna pas de second regard et poursuivit son chemin aux côtés de lady Donella Corbois, de lady Leona Manderly, et des filles de cette dernière, lady Wynafrid et lady Willa. Il ne manqua certainement pas les regards méfiants et scrutateurs de Torrhen et d’Eddard Karstark, à quelques mètres de lui.
Quand il se détourna d’eux, Alys avait déjà disparu parmi les paravents.
- Tout va bien, Cley, souffla-t-il sans véritable prétention. « Tout va bien. »
Ils ne furent pas dupes, pas plus qu’il ne le fut lui-même. Mais tandis que la voix de Père faisait écho sur la piste et que les seigneurs riaient à l’entente des noms désignés pour les premiers duels d’exhibitions, aucun d’eux n’en dit pas plus. Tout avait déjà été dit, il y avait bien longtemps.
***
Un intense éclat de soleil luisit sur le tranchant émoussé de l’épée d’entrainement de Jon Omble et vint éblouir les occupants de la cour tandis que l’héritier d’Âtre-lès-Confins fendit l’air de sa lame d’un puissant mouvement de son bras. Le sifflement du vent qui fit suite à son impressionnant mouvement en tranche expliquait en tout point le recul prit avec autant de prudence par son adversaire. Pour autant, les précautions avec lesquelles le jeune Robert Dustin se mouvait ne changeaient rien à son sort, tandis que Jon Omble demeurait à portée et poursuivait ses agressions effrénées.
Plus petit et fragile de carrure que son adversaire, Robert Dustin se retrouva en quelques minutes piégé dans une retraite continue et fébrile, sans même ne pouvoir rompre le contact, et ce tandis que le grand Omble amplifiait en proportion son impitoyable assaut. Ses pas flanchèrent et sa garde s’émietta en deux temps, permettant à l’Omble de l’atteindre en deux fois à niveau du torse et de sa main d’épée. Il ne fallut pas plus longtemps pour que le second ne mette à bas le premier, et le Dustin chuta lourdement au sol, lâchant son épée, tandis que la lourde maille qui couvrait son torse et le casque de fer sur sa tête résonnèrent à son impact contre le pavé de la cour, dans un assourdissant silence.
En un instant, ledit silence fut rompu par les cris festifs et victorieux de la suite Omble, lord Jon Omble, dit le Lard-Jon, étant le plus bruyant d’entre eux. Ils furent bientôt suivis des vagues épisodiques de rires de la part des seigneurs du Nord, sûrement du fait des blagues qu’ils faisaient circuler alors qu’ils observaient leurs fils et cadets concourir. Père était là au milieu de ces derniers, toujours digne et humble, prenant appui sur l’imposante et prestigieuse Glace, l’épée valyrienne de la maison Stark. Lord William Dustin, lord Rickard Karstark et lord Rodrik Ryswell se trouvaient de part et d’autre au plus proche de lui, tout comme lord Medger Cerwyn, Ser Mark Ryswell, Ser Martyn Cassel, Ser Helman Tallhart et son frère cadet Ser Leobald. Quant à lord Jon Omble, il gesticulait de manière fanfaronne devant Père, provoquant les rires de ses contemporains.
Il y en avait cependant un, parmi eux, qui ne riait pas le moins du monde. Car plus en retrait parmi cette ligne seigneuriale dont l’ordre de préséance était bien établi, Ser Willar Dustin affichait une mine amère. Rien de surprenant, si l’on prenait en compte le fait qu’il s’agissait de son fils aîné qui rampait aux yeux de tous. Une humiliation aussi apparente n’était pas simple à prendre.
- Je m’attendais à mieux de la part d’un Dustin de la Tertrée, entendit alors Jon sur sa gauche. « Ne leur enseigne-t-on pas leurs armes, à Tertre-bourg ? »
Jorelle Mormont se tenait juste là, les bras croisés. Son ton hautain fut à l’image de l’expression de son visage, tandis qu’elle toisait le jeune Dustin vaincu et étalé dos au sol.
- Ne sois pas médisante, Jory, répliqua aussitôt sa sœur Lyra. « Tu as vu la taille de Jon Omble ? C’était plutôt prévisible que cela finisse ainsi. Même Dacey aurait du mal contre un tel homme. »
- Je sais que je me serais mieux débrouillée. Céder aussi facilement est une honte ! Sur l’Île-aux-Ours, une crevette pareille se ferait dévorer en moins de trois mois. On n’en ferait même pas une nourrice.
Jon ne put retenir un pouffement spontané à la réponse de Jorelle. Bien sûr, cette dernière n’en manqua rien et se tourna pour le regarder d’une manière agressive.
- Vous voulez dire quelque chose, Jon ? Ou alors c’est ma tête qui vous amuse ?
- Du tout, Jorelle, répondit-il sur un ton diplomate. « Il faut dire que Dustin affrontait un adversaire de taille… Existe-t-il une seule créature sur le continent aussi redoutable qu’un Omble ? A moins qu’il y ait encore des géants au-delà du mur, mais je n’ai aucun moyen de le prouver. »
Les yeux plissés de la Mormont et son expression raide et suspicieuse lui fit comprendre qu’elle ne le croyait pas de bonne foi. L’expression amusée de Lyra Mormont quant à elle, lui fit se douter que la quatrième fille de lady Maege Mormont n’était pas des plus promptes en matière de diplomatie. Mais il le savait bien, les jeunes cousines de lord Jorah ayant déjà séjourné plusieurs fois à Winterfell. Sans qu’elles ne lui soient particulièrement familières, elles ne lui étaient pas non plus étrangères.
- Et puis, si l’on ignore la différence de gabarit, Jon Omble est tout de même bien plus compétent. Seul un vétéran qui connait son arme joue avec les rayons du soleil pour éblouir son adversaire, ce n’est pas anodin…, continua-t-il en axant de nouveau son regard sur les deux combattants. « Il a bien meilleur contrôle de sa posture et il maîtrise sa mesure de manière émérite. On dit des Omble qu’ils sont maîtres en masses d’arme, mais je dois reconnaître que Jon Omble est un excellent épéiste. »
Quand il croisa de nouveau son regard, Jorelle ne le regardait plus avec agacement. Acquiesçant par trois fois, il lui sembla que la Mormont avait tenu pour dit son commentaire. Cley aussi, à en juger son regard renouvelé et admiratif à l’intention de l’héritier d’Âtre-lès-Confins. Non pas que Jon avait menti. Les compétences de Jon Omble étaient trop apparentes pour qu’on les lui nie.
- J’ai hâte de te voir affronter Tallhart, répondit alors Lyra, affichant un sourire auquel il fut difficile d’ignorer l’aspect jubilatoire.
- Et moi donc.
Jon se retint de grimacer dès lors qu’il entendit la voix de Theon Greyjoy. Ce dernier ne se trouvait qu’à quelques mètres, parmi la ligne des héritiers. Certains autres avaient les yeux également posés sur lui, lui faisant réaliser que Cley et les sœurs Mormont n’avaient pas été les seuls à écouter ses observations.
- Nous avons tous hâte de voir si l’épéiste est aussi bon à la théorie qu’à la pratique, n’est-ce pas, Snow ?
- Theon… intervint aussitôt Robb.
La voix sèche de son frère aînée sonna comme un avertissement et calma aussitôt les ardeurs du fer-né. Nul doute que ce dernier se rappela en présence de qui il se tenait. Robb pouvait tolérer beaucoup de chose, de la part du Greyjoy comme de bien d’autres, mais l’évocation de ses origines bâtardes, il ne l’acceptait de personne. Le Greyjoy l’avait appris à ses dépens, le jour où il avait perdu l’influence qu’il détenait sur son frère.
Les appels des seigneurs se firent alors entendre, marquant le lancement du prochain duel d’exhibition. Un peu plus loin, sous sa nomination, sortit alors du rang le jeune Raymun Ryswell. Il était le petit fils de lord Rodrik Ryswell. La ressemblance avait ses aînés était assez frappante, d’autant plus que Jon pouvait établir les comparaisons avec aisance : tous les enfants et petits-enfants vivants de lord Rodrik se trouvaient ici céans, parmi les seigneurs, les jeunes participants des exhibitions ou les observateurs confortablement assis sous les auvents.
Nommé à son tour, Daryn Corbois s’avança alors. L’apparence de l’héritier de Corbois faisait contraste avec celle du jeune Ryswell. Si le petit fils de lord Rodrik ne portait qu’un simple haubert sans prétentions aucunes, le Corbois avait richement décoré le sien, le couvrant d’un surcot haut en couleur, arborant le blason de sa maison, un grand orignac brun aux bois noirs, sur un champ tango. Le cervidé légendaire dont on disait qu’il ne peuplait plus que les terres sauvages au-delà du mur semblait incarner le jeune héritier, en ce sens qu’il se tenait d’une manière presque exagérément altière, et son brillant et grand heaume en fer noble n’était pas pour en atténuer l’impression du fait des grands bois d’élan qui y avaient été fixés.
Les encouragements ne tardèrent pas à émerger à travers la haute-cour, aussi bien de la part des seigneurs que des dames. Ce n’était toutefois pas surprenant ; d’une certaine manière, ce face à face avait été le plus attendu d’entre tous : Raymun Ryswell tout comme Daryn Corbois représentaient chacun, de part et d’autre, les deux factions les plus influentes du Nord. Par son père, Raymun représentait les maisons Ryswell et Dustin, et toutes les maisons assermentées de la région des Tertres, au sud de Winterfell, jusqu’à la côté ouest. Quant à Daryn Corbois, en plus de représenter la maison Corbois, il représentait par sa mère, lady Donella, la puissante maison Manderly de Blancport ; et de fait l’ensemble des maisons nobles assermentées qui peuplaient de la Blanchedague jusqu’à la côte est. Aucun n’en aurait douté, en voyant Wylla Manderly se perdre en acclamations en faveur de son cousin.
Mais davantage que tous les autres, c’était les encouragements des Karstark, père et fils, qui tordirent le cœur de Jon. Il lui fut alors difficile de se retenir de regarder parmi les dames et les demoiselles du Nord, dans l’espoir d’aller trouver ses beaux yeux bleu-gris.
Père déclara le lancement du duel peu après qu’on eut apporté aux concurrent leurs lames émoussées et il n’en fallut pas plus pour que le Ryswell rencontre le Corbois dans un échange de fer des plus âpres.
- Regardez-moi ce prétentieux, entendit alors Jon. « On dirait une jouvencelle en armure. Se croit-il dans le sud, parmi tous les petits seigneurs parfumés ? »
Jon Omble avait rejoint sa place parmi leur rang, en ayant fini avec les honneurs que Père rendait à chacun des vainqueurs. C’était lui qui s’était manifesté, et ce tandis que les deux adversaires s’affrontaient et que le fer résonnait dans la cour. La plupart d’entre eux se concentrèrent sur l’Omble plutôt que sur les deux concurrents. Il ne fit aucun doute pour Jon de qui l’Omble parlait. Ryswell n’était pas richement décoré ; seulement Corbois.
- Je ne vois pas le rapport entre un seigneur parfumé et une jouvencelle en armure, Omble, rétorqua Jorelle Mormont quoique l’expression apparente sur son visage témoignait de l’amusement et non de l’agacement. « Je suis une jouvencelle en armure, et je ne me parfume pas comme un petit seigneur du sud. »
- Tu ne te parfumes pas du tout, Jory, intervint Lyra sans crier gare.
- Lyra !
Les rires prirent sans attendre parmi les héritiers, corrélativement à la montée du rouge sur les joues de la plus jeune des deux sœurs.
- Loin de moi l’idée de comparer des ours du nord qui ont pris l’apparence de femme et des petits hommes du sud, Mormont. Mais celui-ci, s’il vivait au sud du Neck, ça ne me surprendrait pas.
Le casque de Daryn Corbois brillait au soleil. D’une manière ou d’une autre, l’éclat vif venait éblouir les yeux de Raymun Ryswell et le rendait vulnérable à certaines des tentatives de son adversaire. Toutefois, le Ryswell était compétent là où son prédécesseur Dustin ne l’avait pas été, et le combat perdura dans une compétition acharnée.
Les deux combattants se haranguaient au gré du vent et des mouvements de leurs lames, se lançant et se renvoyant des provocations sans grands enjeux autre que celui de donner un spectacle divertissant. Les seigneurs et leurs héritiers criaient et riaient à tue-tête, soutenant l’un ou l’autre et appelant à une passe sans concession, comme si l’adrénaline qui devait certainement couler dans le sang des deux adversaires avait également pénétré les leurs. Plus humbles et moins bruyantes, les dames en faisaient néanmoins de même, au regard des vagues d’applaudissements qui retentissaient selon les revers de l’un ou de l’autre durant le combat.
Raymun Ryswell parvint finalement à établir efficacement la distance entre lui et Daryn Corbois. Ce dernier, non sans tenter par deux fois de se rapprocher, et tandis qu’un répit provisoire semblait se dessiner, fut maintenu à distance avec adresse par le Ryswell, dont la mesure lui apparut comme encore plus maîtrisée que celle de Jon Omble. Je reconnais certaines des postures de Ser Mark.
- Ryswell ! entendit Jon depuis le rang des seigneurs. « Courage, mon garçon ! »
C’était Roger Ryswell, le fils héritier de lord Rodrik et père de Raymun, qui avait fendu de sa voix le brouhaha environnant.
- Vive les Rus !
- Daryn !
La voix de Wylla Manderly, fluette mais forte, traversa la cour tandis qu’elle criait le nom de son cousin. Elle lui rappelait un peu Arya, d’une certaine manière. C’était une drôle de vue que les cheveux teints dans un vert criard de la jeune dame volant au vent. Elle était aussi extravagante à la vue qu’elle ne l’était à l’entente. Les gens du château, et notamment Mestre Luwin, affirmaient qu’elle était destinée à être la fiancée de Robb. Soit elle, soit sa sœur aînée Wynafrid.
Jon doutait qu’il aurait été bien entendu s’il avait tenté de s’adresser à l’un de ses voisins de rangée. Lorsque des évènements de duels de mêlée se tenaient dans le Nord, et notamment à la toute veille du banquet d’Été de Winterfell, l’air était aussi festif que guerrier. Les gens du sud disaient des hommes du Nord qu’ils étaient austères et abhorraient les fêtes. Mais quand l’on assistait à ce genre d’évènement d’exhibition, et que suivait alors la musique, les foires et les banquets, rien n’était plus faux que la prétendue austérité nordienne.
- Courage, Corbois !
- Gagne pour Alys, Corbois !
Eddard et Torrhen Karstark se perdaient en acclamations plus soutenues les unes que les autres, mais la mention soudaine de leur sœur cadette ne provoqua chez Jon qu’amertume. Alys se tenait non loin, digne et noble, immobile. Entourée des dames Manderly et Corbois, elle ressemblait à une véritable princesse du Nord.
Daryn Corbois semblait le penser lui aussi si l’on en jugeait l’intensité avec laquelle il la fixait. Il embrassa le plat de son épée avant d’ostensiblement la pointer en direction d’Alys, comme s’il la lui dédiait. Les rires et les sifflements qui fusèrent de part et d’autre des lieux furent autant d’artifices qui vinrent intimider la Karstark, à en croire ses joues rougies sous la surprise. Les mots de Jon Omble ne lui apparurent dès lors que plus vrais.
Mais ce qu’il avait de prétentieux, Daryn Corbois le compensa en compétences. Raymun était doué, avait-il noté, mais Daryn Corbois était plus endurant. Lorsqu’ils reprirent, les jeux commencèrent à se faire et l’avantage tourna en la faveur du fils de lord Halys Corbois. Il ne fallut alors pas plus qu’une poignée de passes d’armes supplémentaire pour que l’héritier de Corbois finisse par exaucer les vœux des deux fils du seigneur de Karhold et de sa cousine de Blancport, et non sans avoir livré une âpre bataille, le jeune Raymun flancha et s’écroula. Il céda à son adversaire et s’admit vaincu, embrasant aussitôt la cour dont les occupants ne se perdirent que davantage en rires et en cris festifs.
Mais Jon demeura silencieux.
Il observa Daryn Corbois venir chercher sa gloire auprès d’Alys, comme un chevalier qui venait rendre sa faveur et récupérer son aimée. L’éphémère et discrète mais non pas moins mélancolique œillade qu’il reçut d’elle ne le laissa que d’autant plus amer.
- Ne sont-ils pas charmants ? questionna Theon d’un air innocent, au travers duquel Jon ne devina en vérité que mépris.
S’il avait pu, Jon aurait préféré se retirer plutôt que d’être contraint d’observer ce qu’il ne voulait pas voir. Alys était si proche, mais elle ne lui avait pourtant jamais semblée aussi hors d’atteinte qu’à cet instant, alors entourée des siens et tandis que Daryn Corbois la courtisait. Il tenait et embrassait sa main comme si elle était déjà sienne, si bien que Jon ne trouva comme solution pour contenir sa peine et calmer les battements effrénés de jalousie de son cœur que d’arrêter de respirer. C’est moi qui devrais être à sa place.
Alys ne l’aimait même pas, il ne fallait pas être un génie pour le voir. Son regard docile mais éteint était équivoque, alors qu’elle acquiesçait et semblait répondre à demi-mot aux questions de ses voisins Manderly et Corbois. Mais comment le pouvait-elle ? Ce n’était pas celui qu’elle avait choisi sous le feuillage sombre et sanguin de l’arbre-cœur de Winterfell. Ces souvenirs du passé s’animaient dans le lointain, tels des ombres, et il n’y avait plus que lui pour les voir. Elle revint le chercher du regard quelques secondes de plus sans même le réaliser et Jon ne trouva même pas la force de lui sourire. Elle les voit peut-être encore, elle aussi, les ombres.
Peut-être serait-il mieux qu’il l’emporte sous le soleil blanc avant le jour fatidique. Avant qu’il ne parte pour le sud, avant qu’elle ne parte pour les vallons et les collines des Toisonnées. Il n’y aurait alors plus de Karstark, de Manderly, ni de Corbois, ni même de Nord. Il n’y aurait plus qu’eux deux, dans un grand château sur une île ensoleillée. Rien ne les empêcherait de vivre à l’abri de tout compte à rendre envers quiconque. Qu’importait le devoir, face à l’amour ? Ils pourraient se marier et fonder une famille. Ils seraient heureux sur les plages de sable blanc de Peyredragon. Mais est-ce qu’Alys le voudrait vraiment ? Est-ce qu’elle me le pardonnerait, si je l’enlevais contre son gré ? Est-ce qu’elle m’aimerait quand même si je la séparais de sa famille ?
- Regardez-le !! s’écria lord Jon Omble avec hilarité. « Ce jeune coq brillant ressemble au roi Robert sur le Trident ! »
Le cri et les rires tonitruants des seigneurs qui suivirent provoquèrent chez lui une sueur froide. Il serra les poings alors que la frustration coula comme du fer chaud au sein de ses veines. Le Prince Rhaegar avait enlevé sa tante malgré ses fiançailles avec Robert Baratheon. Qu’est-ce que cela ferait de moi ? Un prince Rhaegar qui convoite sa lady Lyanna ? Ou est-ce que cela me mènerait ? Les Corbois et les Karstark viendraient-ils me chercher sur mon île pour se venger de mon affront ?
- Jon… Jon, réveille-toi !
Jon regarda Cley avec confusion dès lors qu’il perçut son appel. Il se rendit aussitôt compte que le jeune Cerwyn n’était pas le seul à l’observer dans l’attente. De fait, c’était le cas de tout le monde. Les yeux de Père luisaient même d’hésitation, comme s’il lui demandait silencieusement si quelque chose n’allait pas.
- On t’a appelé… murmura son camarade avec embarras.
- Alors, tu te défile, l’épéiste ?
La voix de Benfred Tallhart avait émergé du silence. De toute évidence, c’était lui qui avait été désigné comme adversaire. Rien de surprenant, c’était même prévu. Le regard de soutien et l’acquiescement que lui adressa Robb achevèrent de le ramener à lui. Alors Jon s’avança.
Il fut aussitôt particulièrement conscient de sa situation, alors qu’il se tenait au milieu de l’enceinte de duel délimitée. Le vent soufflait dans ses oreilles et le soleil était haut dans le ciel. Il demeura silencieux tandis que les chuchotements se firent entendre tout autour de lui. Ce fut Oncle Benjen qui lui apporta son heaume. C’était une élégante mais sobre et austère barbute à visière faite d’acier noir, qui le rendit conscient de sa tenue de combat aux couleurs assorties. D’une certaine manière, l’ensemble de maille noircie, son torse de plate en acier sombre et sa cape noire le faisaient ressembler à un chevalier juré de la Garde de nuit.
- Prépare-toi à recevoir l’humiliation de ta vie, Stark, lui lança Tallhart tandis qu’il fixait les sangles de sa salade à visière entre son gorgerin et la maille qui couvrait sa tête et ses épaules. « Ta performance lors de la dernière mêlée n’était qu’un coup de chance. Et je vais le montrer devant tous les seigneurs du Nord. »
Jon enfila sans ne rien dire son casque et rabaissa la visière amovible d’un mouvement rapide.
- Je suis avec toi, neveu, impressionne-les tous, lui dit tout bas son oncle avant de lui tendre l’épée avec laquelle il combattrait.
Empoigner la lame le délesta de ses songes et de ses angoisses, et il nota avec ironie la nature bâtarde de la poignée. Existe-t-il seulement meilleur type d’épée ?
Tallhart ou Greyjoy pouvaient le railler en lui donnant le sobriquet d’épéiste, mais la lame à la main, c’était ce qu’il était. Il avait été suffisamment entraîné pour apprendre à faire le vide avant la bataille, aussi n’oublierait-il pas les mots que Ser Arthur Dayne avait formulés lors de leur première leçon d’escrime. Les hommes peuvent toujours te trahir Jon, mais l’épée dans ta main sera toujours tienne.
Brandissant sa lame et adoptant une posture haute, il oublia tout le reste et se concentra. Il put sentir la légère brise s’immiscer dans sa visière et caresser son visage de sa fraicheur. Il vit le jeu des ombres issues des cimes du château s’étendre sur le pavé gris de la cour. Il perçut les voix en provenance du rang des héritiers comme celles venant des seigneurs. Et Tallhart, dans sa posture, qui attendait avec autant de hâte, prêt à bondir.
Lorsque la voix de Père détonna dans le silence et marqua le coup d’envoi, ils se rencontrèrent dans une violente collision, les cliquetis effrénés de leurs armures marquant le tempo silencieux de la bataille, avant-garde du vacarme d’acier provoqué par les chocs répétés de leurs lames.
En un instant, les cris lui parvinrent, même si les interstices auriculaires de son heaume ne l’aidèrent pas à discerner, entre ces derniers, ceux qui provenaient des siens. D’entre tous, toutefois, il discerna facilement celui de Benfred, qui se perdait en coups furieux, tentant de l’abattre de toute sa force ; or, Benfred Tallhart était fort, si fort en réalité au regard de son physique massif que Theon l’avait qualifié de manière très provoquante de Bœuf de Quart-Torrhen.
Mais la force de Benfred Tallhart s’avéra inutile face à son habileté à rediriger ses coups d’estocs dans le vide quand il les lui assénait ; lorsque la posture d’attaque du Tallhart semblait trop agressive, Jon se contentait agilement d’esquiver. Et ainsi, son adversaire se retrouva à le poursuivre vainement, à rechercher le contact, tandis qu’il ripostait efficacement en lui assénant des coups sur ses flancs exposés.
La situation perdura tant et si bien que le Tallhart se mit à réaliser l’ampleur de l’impasse dans laquelle il s’enfonçait. Mais il est déjà trop tard pour lui !
- Arrête de me fuir, lâche ! s’écria ce dernier avec rage, mais Jon ne lui donna pas suite.
Autour d’eux, l’émoi provoqué par leur mêlée et le tumulte des cris et des rires firent un curieux mélange. Il ne savait pas vraiment ce qui pouvait être dit : se moquait-on de lui ? Ou l’admirait-on plutôt pour ses qualités de bretteur ? Il se plaisait à l’imaginer ; il se plut à imaginer le regard fier et admiratif de Père, celui passionné d’Arya, celui envieux de Theon, et surtout celui anxieux et agité d’Alys alors qu’elle se languissait de sa victoire. Mais ainsi absorbé par l’action, l’esprit comme le cœur étant fixés sur un seul but, l’émotion et la timidité que lui aurait suscitée d’ordinaire une telle situation se révélèrent inexistantes.
Il n’y avait que son épée, son jeu de jambe et les souffles erratiques de Benfred, qui s’épuisait inéluctablement.
Jusqu’à ce qu’il n’y ait plus que la victoire, aussi rapide et brusque qu’inattendue, alors qu’il passa la garde fébrile de Benfred et qu’il pourfendit d’un coup clair. Eût-il brandi une épée de guerre, le Tallhart serait mort de ce coup décisif, mais l’épée d’entraînement émoussée ne fit qu’assommer l’héritier de Quart-Torrhen, qui tomba aussitôt à terre sous l’impact contendant.
En quelques secondes seulement, héritiers et seigneurs étaient autour d’eux pour les assister et s’enquérir de l’état de Benfred. Oncle Benjen l’approcha pour le délester de son épée, ce qui lui permit de retirer son casque. En un instant, la fraicheur du vent passa contre sa nuque et dans ses cheveux, lui faisant réaliser à quel point il transpirait. Quant à Tallhart, évanoui et hagard suite à sa chute, c’était Jon Omble et Theon Greyjoy qui l’aidèrent à se relever en le soutenant par les bras, et ce fut son cousin Brandon Tallhart qui désangla sa salade pour lui permettre de respirer.
- Bien joué, Jon, lui murmura Oncle Benjen.
Son regard fier était sans équivoque, et à l’image de beaucoup d’autres autour d’eux. Le sourire tissé sur les lèvres de Père gonfla sa poitrine d’orgueil, tout comme les signes de salut et de reconnaissance de Ser Mark, Ser Martyn et lord William qui se trouvaient à ses côtés. La situation ne demeura toutefois pas positive bien longtemps, Benfred Tallhart repoussant hargneusement ceux qui lui venaient en aide.
- Lâchez-moi, ne me touchez pas ! s’écria-t-il.
- Hey, du calme, Tallhart… répondit Jon Omble.
- Bah alors Tallhart ! Tu ne vas quand même pas prendre la mouche parce que tu t’es fait ridiculiser ?
- Range ta langue bien pendue dans ta poche, Greyjoy !
La réponse acerbe du fils de Ser Helman s’accompagnait d’une expression enragée, et alors qu’il semblait réaliser la situation dans laquelle il était, son visage se couvrit de rage, rougissant tel un volcan qui était prêt à exploser. C’est pourtant lui qui tenait à prendre sa revanche. Il savait à quoi il s’exposait et il m’a quand même défié.
- Restons-en là, Tallhart, intervint-il pour essayer d’apaiser les tensions. « Nos pères nous regardent… Ne leur faisons pas honte. C’était un beau combat et tu t’es bien battu, restons-en là. »
Le crachat soudain du Tallhart à ses pieds marqua un tournant dans l’ambiance.
- Je me contrefiche de ce que tu peux dire, Snow ! lui rétorqua-t-il alors. « Tout le monde a beau t’appeler Stark, tu n’es rien qu’un fils de putain de bâtard ! »
Jon ne réalisa pas à quel moment exactement se déchaînèrent le flot d’insultes, mais la main d’Oncle Benjen sur son torse et l’interposition de Jon Omble, ainsi que de Robb et d’autres jeunes héritiers entre eux le gardèrent bien de se jeter sur l’insolent des Tertres pour le faire taire. Quant à ce dernier, froidement mis en garde par Jon Omble et violemment menacé par Robb, il n’insista pas et se retira des lieux sans même se retourner.
Père émergea des seigneurs et héritiers regroupés, ses sujets lui faisant place. Son regard neutre et opaque ne laissa transparaître aucune de ses émotions, sinon une extrême froideur.
- Lord Stark… ! Je vous en prie, veuillez excuser le comportement imbécile de mon fils ! implora aussitôt Ser Helman en venant devant Père. « Cet idiot ne pensait pas ce qu’il a dit, j’en suis sûr. Il a toujours été profondément mauvais perdant, la défaite a dû jouer avec sa tête ! »
Père secoua la tête de dépit et se perdit dans un soupir de lassitude.
- Les jeunes hommes commettent des erreurs sous le coup de la passion… Toutefois, dans son intérêt le plus impérieux et en tant qu’héritier et futur maître de Quart-Torrhen, il serait de bon ton que votre fils apprenne à garder son sang-froid, Helman.
Le ton patient de Père n’en démordit pas d’avertissement et la pâleur qui couvrit le visage de Ser Helman révéla qu’il en avait saisi la teneur menaçante.
- Oui, mon seigneur ! Votre miséricorde ne sera pas gaspillée et cela ne se reproduira plus, j’en fais le serment ! Je veillerais à le sermonner et le discipliner comme il se doit !
Ser Helman partit sans attendre d’un pas vif, presque paniqué, dans la même direction que son héritier, pour accomplir ce qu’il venait de promettre à Père. Mais qu’en est-il de moi ? Qu’en est-il de mon honneur, de ma dignité ? N’était-ce pas à moi qu’il fallait présenter des excuses ?
Ni les mots de soutien ni les félicitations quant à sa performance par ses pairs ne changèrent alors quoi que ce soit au sentiment mortifiant d’humiliation qui coula dans ses veines pour le reste de la matinée.
LA PETITE LOUVE
Le bruissement grandissant des feuillages des arbres du bois sacré du château accompagnait la bouffée d’air frais qui vint s’engouffrer dans la pièce. Arya Stark tendait souvent à penser qu’il n’y avait pas plus frustrant que de ressentir l’appel vivace de l’extérieur quand elle était prisonnière de ses tâches d’intérieur. Que les gens ne s’y trompent pas, car il s’agissait bel et bien d’une tâche que celle de broder par points comptés ou points de croix sur un mouchoir de lin des figures artistiques ou géométriques sans grand intérêt. Elle aurait autant préféré broder des loups géants ou même des épées comme celles que Jon et Robb passaient leur temps à manier. Ils avaient de la chance, eux. Au lieu d’une épée, Mère tenait à ce qu’elle manie une stupide aiguille comme Sansa savait si bien le faire.
La susnommée se trouvait en face d’elle, à broder sur son mouchoir une rose rouge. Les rayons du soleil qui filtraient au travers de la haute fenêtre venaient faire luire ses cheveux longs et auburn, mettant en valeur leur relief bouclé et ardent, le même que celui de Mère. Elle semblait se complaire dans ses activités, à en juger son sourire épanoui et son air heureux. Assises près de cette dernière, Jeyne Poole et Beth Cassel s’éperdaient en petits rires alors qu’elles s’échangeaient ce qu’Arya miserait aux dés être des mondanités et autres bêtises typiques. Plus en retrait, Greta Cassel était plus concentrée que sa cousine ou Jeyne Poole en matière de broderie, mais elle imitait les pouffements de ses comparses comme si elle cherchait à rester intégrée à la dynamique superficielle de leur petit groupe. Ce n’était pas surprenant, toutefois, puisqu’aujourd’hui était un jour spécial : tout plein de demoiselles du Nord séjournaient à Winterfell, à commencer par l’invitée inattendue de la petite suite de Sansa : lady Wylla Manderly.
Elles étaient drôles à observer depuis son siège, toutes les plus colorées les unes que les autres. Wylla Manderly était cependant la plus bizarre de toutes, puisque sa robe turquoise parsemée de sirènes brodées était aussi criarde que ses cheveux teints en vert. Les cousines Cassel, quant à elles, étaient vêtues de robes grises parcourues de loups blancs. Elles ne dérogeaient que rarement à leurs couleurs, surtout en présence d’invités importants : les Cassel aimaient montrer qu’ils s’inscrivaient dans l’héritage de la maison Stark et s’habillaient toujours de la même manière. C’était également le cas de Jeyne la caqueteuse, bien que sa robe gris clair fût un peu moins austère que celle des Cassel, les pommettes bleues de la maison Poole apparaissant çà et là le long du tissu. Arya l’appelait la caqueteuse car c’était ce que faisait Jeyne Poole : elle caquetait comme une poule.
Contrairement à ses demoiselles de compagnie qui aimaient le gris des Stark, ce n’était toutefois pas le cas de Sansa. D’ailleurs, Arya ne l’avait jamais vu vêtue ni de blanc neige ni de gris. Elle préférait mettre ses élégantes robes bleues claires qui « seyaient harmonieusement à ses yeux bleues », comme elle aimait tout le temps le dire, mais qui ne faisaient pas très Stark. Avec le contraste que ses cheveux auburn donnaient sur la soie bleue, elle ressemblait en fait bien plus à une dame de la maison dont venait Mère, et Sansa ne le niait même pas. Elle avait toujours préféré le sud, ou les gens étaient prétendument « plus raffinés et jolis ».
Raffinée et jolie, voilà d’ailleurs comment elle aurait pu décrire sa sœur aînée, elle qui faisait tout bien et joliment comme on l’attendait d’elle. Raffinés et jolis étaient ses cheveux, raffinés et jolis étaient ses rires, raffinée et jolie fut la rose rouge qu’elle terminait de broder.
- Félicitations, lady Sansa, une fois de plus c’est une œuvre des plus délicates. Madame votre mère sera des plus fières devant vos progrès constants, annonça septa Mordane sur le même ton fier qu’Arya ne lui connaissait prendre que pour sa sœur aînée. Et cette idiote sourit comme une princesse. Ce n’est qu’un stupide mouchoir !
L’attention que Mordane portait au travail de sa sœur la rendit consciente du sien. Pouvait-elle-même qualifier sa figure de fleur, alors que les traits sensés symboliser la tige étaient brodés de travers et que ceux des pétales étaient difformes ? Ce n’était pas juste, Sansa faisait tout mieux qu’elle comme une parfaite dame. Ce n’était pas sa faute si elle était moins bonne à faire ces tâches inutiles. Mordillant sa lèvre et essayant de calmer sa frustration, elle persévéra néanmoins en constatant le diligent entrain de Lyarra Dustin, assise juste à côté d’elle, qui se démenait à la tâche.
Arya avait encore du mal à croire que cette dernière était désormais sa demoiselle de compagnie, d’autant qu’elle n’était pas la seule : Eddara Tallhart se trouvait également assise à côté d’elle et elle semblait encore plus concentrée que Lyarra, ce qui n’était pas une mince affaire étant donné la diligence de l’héritière de la Tertrée. Elle ne savait pas encore vraiment ce qu’elle devait faire de ces deux-là. Jon lui avait dit d’être polie et attentive avec Lyarra et Père lui avait dit de faire de même avec Eddara. Lyarra était gentille et amusante en dépit d’être un peu une parfaite lady comme Sansa, donc ce n’était pas si compliqué que cela d’écouter son frère, mais Eddara était silencieuse et protocolaire. D’aucun dirait ennuyeuse, mais elle se garderait bien de l’exprimer, autrement Mère ou Mordane aurait tôt fait de lui rappeler les bonnes manières. Ayant du mal à lutter contre ses pensées parasite, son regard se porta distraitement sur ses deux voisines.
Lyarra était vraiment jolie. Elle ressemblait énormément à sa mère, lady Barbrey, bien qu’elle n’était pas aussi intimidante que cette dernière. Elles avaient le même âge mais Arya ne ressentait pas chez sa nouvelle demoiselle de compagnie le même genre de détresse qui pouvait parfois l’éprendre. Les gens la comparaient souvent à Sansa, surtout Mordane qui n’avait de cesse de vanter les mérites supposés de sa sœur en tant que dame de la maison Stark… Mais là où Arya se sentait pataude, Lyarra était gracieuse. Il émanait en fait d’elle le même genre de grâce qui avait toujours été l’apanage de Mère ou de Sansa, mais il y avait en plus, chez elle, cette même aura mêlant à la fois froideur et dignité, celle-là qui avait été criante chez sa mère.
Eddara était en quelque sorte l’opposé de Lyarra. Elle n’avait rien ni de sa beauté saisissante ni de sa grâce. Elle était en fait un peu plus comme elle de ce côté-là, mais elle n’avait pas l’air plus réticente que Lyarra aux tâches des dames. Elle ne ressemblait pas beaucoup à son père, et encore moins à son frère aîné Benfred, ce qui n’était pas plus mal car Arya avait conclu qu’elle le détestait pour les mots humiliants qu’il avait porté ce matin à l’intention de Jon, devant tout le monde. Eddara était petite, encore plus qu’elle, mais peut-être était-ce dû à sa mère, lady Branda Corbois. En y pensant, les cousins Tallhart étaient plus que des cousins, car leurs pères et leurs mères étaient respectivement frères et sœurs.
Dans tous les cas, toutes deux se complaisaient dans leurs broderies, tirant profit du calme et du silence, et affichant plus que ce ne serait jamais le cas d’Arya dans ce genre de moment des airs plus ou moins épanouis et satisfaits. Je n’arriverais jamais à m’y faire avec ces choses stupides.
Toutes les trois assises dans le silence à broder, elles devaient avoir l’air aussi idiotes que Sansa et ses caqueteuses. D’autant qu’elles étaient habillées de la même manière. Arya aurait préféré porter les mêmes vêtements qu’à l’accoutumé, mais Mère le lui avait défendu, la mettant même en garde de ne pas couvrir d’embarras leur maison devant les seigneurs du Nord. Pas qu’elle l’aurait fait, de toute manière, elle n’était pas si stupide. Mais se trouver couverte de cette ample robe de dame, qui ne lui seyait pas beaucoup si ça ne tenait qu’à elle, rendait ses mouvements bizarres. Jon lui avait néanmoins assurée qu’elle était belle, que les grands loups gris qui parcouraient sa robe mettaient en valeur ses yeux, donc elle ne s’en était pas plainte davantage. Et au-delà des compliments de Jon, bien qu’ils étaient vraiment très importants, c’était sûrement ça qui l’avait calmée. Car elle porterait toujours les couleurs de sa maison avec fierté.
- Par les dieux, qu’est-ce que c’est joli ! Qu’est-ce donc ?
La voix de Sansa avait percé à travers le silence tandis qu’elle se tenait penchée devant l’une des autres occupantes de la pièce.
- C’est un lys de cristal, lady Sansa. Il en pousse sur les flancs des crêtes exposées au soleil, au sommet des massifs forestiers de ma maison, à Karhold.
C’était Alys Karstark qui avait répondu à sa sœur en toute dignité. Sansa n’était pas seulement entourée de ses caqueteuses et de Wylla Manderly. La fille cadette de lord Rickard Karstark s’était tout du long trouvée à quelques pas de là, assise sur l’un des bancs de velours de la grande chambre, à broder dans le silence sur son mouchoir tendu. Lady Wynafrid, la sœur aînée de Wylla, partageait sa discrétion, puisqu’elle était assise sur le même banc et qu’elles n’avaient ni l’une ni l’autre manifesté leur présence au sein de la pièce. Pas qu’elles en auraient eu besoin pour attirer l’attention des autres demoiselles, tant elles étaient belles et gracieuses.
Certaines leur épargnaient de discrets regards, comme l’avait fait par deux fois Lyarra entre deux sessions de points de broderie. Eddara, aussi. Sansa était toutefois celle qui tentait d’attirer leur attention plus que toute autre.
- Est-ce normal que ses pétales soient aussi courbés et étendus ? questionna de nouveau sa sœur.
- C’est normal, en particulier durant l’été, répondit alors Alys sur ce même ton humble. Pendant un temps, Arya crut qu’elle reviendrait à son silence, mais alors Alys reprit, son regard toujours fixé sur sa broderie. « Les lys de cristal ne fleurissent que très peu… En dépit du fait que cette fleur pousse dans le nord, le climat et l’inconstance des éléments font de son existence une éternelle survie. Mais c’est une fleur résiliente qui affronte l’hiver même au plus fort du blizzard. Comme les dames de la maison Karstark. Malgré les vents d’hiver, nous perdurons. »
Elle vit Sansa acquiescer d’une manière fascinée. Mais pour toute l’intelligence que pouvait avoir sa sœur, Arya était sûre que cette dernière n’avait rien saisi du double sens caché dans la réplique d’Alys. Mais elle, elle savait, car elle faisait attention à Jon.
Quand elle était petite, lord Rickard et ses enfants étaient venus au château. Au contraire du reste de la fratrie, le seigneur de Karhold y avait laissé sa fille, qui avait longtemps vécu avec eux. Elle avait alors été trop petite pour comprendre les enjeux de ce séjour.
Mais elle avait tout de même fini par comprendre, au moment même où Alys et Jon s’étaient embrassés sous l’arbre-cœur de Winterfell. Alys l’avait choisie comme sa demoiselle d’honneur tandis que Robb avait joué au donneur. Ce n’était qu’un jeu, ou alors l’avait-elle cru. Mais cela s’était avéré être bien plus que ça. C’était l’une des raisons pour lesquelles Arya avait toujours aimé Alys. Plutôt que de choisir Robb, comme l’avait espéré son seigneur père lord Rickard en la faisant rester en compagnie de leur frère aîné, Alys avait choisi Jon.
D’après le peu qu’elle avait appris de l’histoire, Arya savait que Mère avait été tout aussi ulcérée que lord Rickard et que des choses graves s’étaient passées. Par la suite, Alys avait quitté le château et était rentrée chez elle à Karhold. Et elle revenait aujourd’hui, fiancée par son père à ce stupide Daryn Corbois. Elle n’avait même pas l’air d’être heureuse. Arya se souvenait d’une fille souriante et lumineuse, qui avait un temps été timide mais qui avait fini par vadrouiller à leurs côtés dans les couloirs du château, à courir et à rire sans cesse en tenant Jon par la main. Jon doit être tellement triste.
- Elles sont donc comme les roses des jardins de verre de notre château, répondit Sansa. « Mère dit qu’elles ne poussent nulle part ailleurs. »
- Sauf votre respect, mais votre mère se trompe, lady Sansa. Les roses d’hiver sont peut-être rares, mais elles poussent ailleurs dans le nord. Une fleur aussi libre et imprégnée du Nord ne saurait être contenue indéfiniment dans un jardin de verre, si beau soit-il.
Arya porta son regard sur la fleur qu’elle avait jusque-là cherché à broder. Sansa pouvait broder toutes les fleurs rouges du sud qu’elle souhaitait, mais si l’on devait lui imposer une belle fleur, c’était celle-là que choisirait Arya. Aussi difforme pouvait-être sa tige, aussi tordus pouvaient-être ses pétales, le bleu de givre qui faisait la richesse de son teint respirerait toujours plus que jamais le Nord et ses vastes et froides contrées.
Un teint du Nord qu’on ne leur retirerait jamais, eussent-été les fleurs ou même elle.
S’extraire par la suite de la compagnie des autres dames ne fut pas une mince affaire. Lyarra et Eddara avaient été diligentes quant à l’écoute de ses directives de ne pas la suivre, mais comme toujours, Mordane tout autant que Sansa s’étaient éperdues en avertissements. Que lui importait donc si elles allaient le dire à Mère ? Ce n’était pas comme si Mère pouvait la punir à sa convenance. D’une part, Mère l’avait déjà fait plusieurs fois et cela n’avait rien changé, et d’autre part, Père ne permettrait pas qu’elle soit punie et assignée à ses appartements durant le séjour des seigneurs du Nord. Elle s’était donc retrouvée à errer au sein du château, libre de tout enfermement et toute contrainte.
Les exhibitions étaient depuis longtemps terminées et au regard du soleil qui approchait de son blanc zénith, l’heure du déjeuner approchait, ce qui mise à part la vadrouille ne lui laissait que bien peu d’angle pour occuper son temps libre. Et Arya réalisa bien vite que même la vadrouille n’était pas aussi réjouissante que les autres jours ni même aussi facile, alors que s’enchaînaient le long de son chemin les éclats de voix, véritable potée de saluts et de compliments.
« Jeune maîtresse ! » ; « Mais que vous êtes belle, jeune dame ! » ; « Que les dieux vous bénissent, lady Arya ! », lui adressait-on. Vassaux et serviteurs se succédaient les uns aux autres peu importait bien où elle pouvait se rendre. Les basses-cours s’avérèrent même pire que les hautes quand c’était normalement le cas inverse.
D’ordinaire, la plupart ces gens ne la reconnaîtraient pas même plus qu’ils ne la remarqueraient, mais aujourd’hui, tous concourraient aux mots les plus galants et cordiaux. Mais Arya était certaines que la moitié d’entre eux n’en pensaient rien. Ils la disaient belle mais ils ne voyaient que sa riche et ample robe colorée. Aucun n’avait jamais porté de tels mots en sa faveur sans ces évidents apparats qui faisaient d’elle la fille de leur suzerain. Aucun, sauf Jon.
Aussitôt, la réponse à son problème lui apparut alors telle la providence. Je dois trouver Jon.
Jon lui avait promis plus tôt dans la matinée une balade à cheval hors du château. Plus précisément sur Hiver, son puissant destrier. Tout le monde savait à Winterfell qu’Hiver était l’étalon le plus rapide du Nord, le plus indomptable aussi, puisque Jon semblait être le seul à pouvoir le monter. Et cela ne signifiait qu’une chose : Arya pourrait à nouveau profiter de cette incroyable sensation de voler, comme elle l’avait à chaque fois lorsqu’elle montait sur Hiver.
Trouver son frère s’avéra toutefois plus facile à dire qu’à faire, puisqu’elle passa la prochaine demi-heure à le chercher en vain au sein des cours du château. Jon avait l’habitude d’aller s’entraîner avec son oncle Ser Arthur lorsque le soleil se levait et vaquait ensuite sur les terrains d’entraînement, généralement avec Robb. Mais aujourd’hui, avec tout ce monde au château, avec tant de visages inconnus et tant d’importants personnages, les emplois du temps habituels de tout un chacun avaient été littéralement chamboulés. Arya ne se rappelait même pas avoir vu une seule fois Ser Arthur de la matinée.
A force de déambuler, Arya parvint toutefois à trouver un frère, même si ce n’était pas le bon.
- Touché ! C’est toi le loup !
C’était Bran qui venait de s’exclamer après avoir touché l’épaule l’un de ses compagnons. Il se trouvait là entouré d’autres garçons et jouait au loup. Voilà une habitude qui ne changerait pas. Normalement, elle aurait été là à jouer à leurs côtés. Arya reconnut naturellement les deux fils d’Harrol, le maître forgeron du château, Orik et Olyn, mais aussi Beron Floyd, le fils de Ser Alon, le Vice-Capitaine de la garde. Les autres semblaient un peu plus hauts-nés que ces trois-là à en juger leurs accoutrements. Certainement des fils ou des neveux des seigneurs en séjour. Deux d’entre eux devaient même être des Dustin puisqu’ils arboraient les mêmes couleurs que Lyarra.
- Bran ! se manifesta-t-elle, en vain puisque l’ignorant complètement, aucun des garçons ne daigna se retourner à son appel.
D’ailleurs, happés par leurs jeux, ils commencèrent même à s’éloigner. Légèrement énervée, Arya saisit les pans de sa robe pour les soulever au-dessus de ses chevilles et procéda à rattraper Bran en courant. Elle courait vite, donc ce ne fut pas bien compliqué.
- Bran, m’ignores pas ! se répéta-t-elle en le bloquant.
Elle ne lui laissa de toute manière aucun choix. Arrêté dans son jeu, Bran lui adressa une moue boudeuse.
- Arya, tu nous déranges, tu veux quoi ? demanda aussitôt Bran.
- Il a raison, les filles devraient rester entre elle à faire leurs trucs de filles ! poursuivit un des garçons Dustin.
- Tu es qui toi, l’idiot ? harangua-t-elle l’audacieux.
Provoqué par son insulte, ce dernier allait lui répondre quand son camarade aux mêmes couleurs le fit taire en posant sa main sur sa bouche.
- Tais-toi Willem, tu n’as pas vu qui c’est… ? intervint-il tout bas, mais pas assez pour qu’elle ne l’entende pas.
- Je suis Arya Stark, déclara-t-elle à sa place. « Et je vais où je veux quand je veux dans mon château et si tu penses quand même que je dois rester avec les autres filles, on verra ce qu’en dit mon seigneur père ! »
Evidemment, le visage du dénommé Willem Dustin devint pâle à la mention de son père ainsi qu’à sa suggestion ; il se fit ensuite silencieux et n’osa même pas la regarder, préférant ses pieds.
- T’es pas censée être avec Sansa et Mordane ? s’empressa de continuer son petit frère juste après.
- Les dieux que non, souffla-t-elle sans attendre. « Je n’en pouvais plus. »
La lueur de compréhension dans les yeux de Bran et son acquiescement dans la foulée lui firent plaisir. Jon et Robb mis à part, Bran était l’un des seuls à la comprendre.
- Alors que veux-tu ? Tu veux jouer ?
- Non, je cherche Jon. Je n’arrive pas à le trouver.
- Il est sûrement avec Robb et Oncle Benjen.
Robb tout comme Oncle Benjen se trouvaient dans la salle du trône d’Hiver en compagnie de Père et de beaucoup de seigneurs et dames du Nord, donc ce n’était pas possible. Par conséquent, Arya lui nia clairement de la tête les deux possibilités, ce qui sembla contrarier son petit frère. Il devait être impatient de reprendre ses jeux et il n’était pas le seul au regard de la nervosité de ses camarades.
- Et je ne sais pas où est Ser Arthur, prit-elle la peine de lui préciser.
- Et la bibliothèque ? Peut-être qu’il est avec Elina ? Tu es allée voir ?
La bibliothèque, bien sûr ! Pourquoi n’y avait-elle pas pensé plus tôt, quand la possibilité relevait presque de l’évidence ? Peut-être parce qu’elle n’aimait pas les livres. Mais Jon lui, c’est vrai qu’il adore ça.
Elle eut la décence d’accorder une expression à la fois penaude et redevable à son petit frère. « Merci Bran. » lui souffla-t-elle en venant lui embrasser la joue et elle s’en retourna vers les hautes-cours en toute hâte, laissant les garçons à leurs jeux. Ils avaient déjà repris avant même qu’elle n’ait quitté les lieux.
Elle ignora aussi gracieusement que possible les sollicitations des gens du château qu’elle croisa sur sa route, leur accordant au mieux des hochements de tête quand elle y était contrainte, et fila vers la citadelle tout en maintenant sa robe à niveau de ses mollets. Trébucher devant tant de monde serait de mauvais augure, même pour elle. Elle traversa bien vite la cour pavé qui s’étendait au pied de la citadelle, esquivant agilement les tables, les paravents, les charriots, les gens et les bêtes, et grimpa la haute chaussée de pierre qui menait au pont-levis de l’aile droite du donjon. Elle s’engouffra alors dans le château, ignorant les interpellations de certains des gardes qui semblaient vouloir la diriger ou au contraire l’arrêter. Pas qu’ils en auraient eu le droit.
Ce ne fut que lorsqu’elle arriva devant les quartiers de la bibliothèque de Winterfell qu’elle se rendit compte de son essoufflement. Winterfell était assurément grand, souvent en bien car l’on pouvait y jouer à cache-cache ou au loup, mais parfois, sa taille se révélait être un obstacle épuisant à parcourir.
Les sons ambiants, enchevêtrement successifs de vacarmes en tout genre, se dissipèrent aussitôt qu’elle franchit le seuil de la lourde et haute porte en bois renforcée de gonds et de cadres de fer. L’air pur de l’extérieur laissa lui aussi place à cette odeur de renfermé caractéristique de parchemin et de vieux livre. Arya s’avança calmement, faisant attention à ne pas faire grincer outre-mesure la porte ou la claquer malencontreusement. Mestre Luwin l’avait déjà disputé pour être entrée comme une furie au moment où Bran prenait sa leçon d’héraldique. Elle avait donc retenue la sienne et s’était depuis toujours faite silencieuse une fois sur place.
Elle s’avança lentement et regarda à droite comme à gauche avec attention. La bibliothèque de Winterfell était très grande, des dizaines de rangés d’étagères garnies et entreposées composant sa vaste surface. Çà et là, sur les flancs et au fond des allées notamment, de petits escaliers de bois en colimaçon montaient aux étages supérieurs : la bibliothèque était en effet disposée sur plusieurs étages. Quatre, pour être précis. Empruntant l’un des escaliers lorsqu’elle fut sur que le premier étage était désert, elle monta au second.
Le son de deux voix lui parvint aussitôt, et notamment la voix de la personne qu’elle s’était obstinée à trouver depuis bien trop de temps. Mais le sourire qui s’était déjà tissé sur ses lèvres s’effaça aussitôt qu’elle reconnut le timbre de la seconde voix. Un timbre aussi sévère que féminin.
- Arlī sylurūs, Iōnos ! Lo jollōragon rāelā, aderī rhaenilā.
A l’angle d’une rangée et assis devant une table couverte de documents se trouvait Jon. Il n’était pas seul, puisque nulle autre qu’Elina Paenymion se tenait debout dans son dos à scruter ce qu’il écrivait. A en juger son expression, Jon n’avait pas l’air très content.
- Je ne peux pas– !
La protestation soudaine de Jon fut tout aussitôt tuée dans l’œuf par un coup strident de la règle en bois de la Paenymion sur la table.
- Valyriō ȳdrās ! grinça celle-ci.
Sans vraiment crier, Arya ressentit toute sa sévérité dans sa courte réplique. Silencieux un instant, Arya vit finalement Jon pousser un soupir avant de répondre dans cette même étrange langue que venait de parler Elina. Sans y connaître grand-chose, la petite Stark devina sans aucun mal de quelle langue il s’agissait pour l’avoir déjà entendue de la bouche de Jon. C’était du Haut-Valyrien.
- Konir sagon kostos daor ! Syt ynot qopsys issa, Elinā. Valyrīha iksan daor...
- Ryptegon iā rȳbagon usōvarys jaelan daor, Iōnos. Rāelās.
- Elinā… ! Skoro syt va moriot kōzio iksā… ?
La dernière réplique lancée par Jon provoqua un ricanement acerbe de la dame mais cette dernière n’y donna pas suite, aussi Jon sembla se résigner à retourner à son travail et le silence retomba alors. Ce fut ce moment qu’Arya choisit pour témoigner de sa présence.
- Jon… ?
- Lady Arya, ne vous a-t-on pas déjà inculqué qu’il est profondément discourtois et grossier d’interrompre une leçon ?
Comme elle l’avait craint, ce ne fut en aucun cas Jon qui lui répondit en premier : Elina s’était retournée vers elle pas même une seconde après que sa voix ait émergée de sa cachette. Bien qu’il y subsistait ce même timbre étranger, sa voix était aussi claire et chantante lorsqu’elle parlait dans la langue commune que lorsqu’elle parlait dans la langue des dragons.
Lady Elina Paenymion, car c’était comme ça qu’elle s’appelait, venait de très loin, de la puissante Cité Libre de Volantis, de l’autre côté du Détroit, la plus grande ville du monde connu. Pae pour patience en Valyrien, se souvint-elle. Mais la patience ne semblait pas être la plus grande qualité d’Elina, et Arya le constatait en particulier lorsqu’elle donnait ses leçons à Jon. Sa plus grande qualité demeurait sa beauté. Jon lui avait dit qu’Elina était l’aînée d’au moins une décennie de Père et de Mère, mais c’était difficile de le croire tant elle semblait jeune.
Plus que cela, Jon lui avait expliqué qu’Elina appartenait à l’une des plus puissantes familles du Vieux Sang de Volantis, qui descendaient des seigneurs dragons de jadis, ce qui faisait qu’Arya se plaisait à imaginer qu’Elina ressemblait à son héroïne préférée, Visenya Targaryen. Tout comme elle, la Paenymion avait cette longue chevelure argentée qui évoquait l’Antique Valyria et ces intimidants yeux violets qui luisaient si facilement de colère lorsqu’elle était contrariée.
D’une certaine manière, elle ressemblait à Jon, même si les yeux de Jon étaient plus sombres et indigos là où ceux d’Elina était clairs et magenta. Pendant un temps, Arya avait même supposé qu’Elina devait être la véritable mère de Jon, mais ce dernier le lui avait infirmé quand elle lui avait posé la question : sa mère était morte en couche à Dorne, à la fin de la rébellion du roi Robert. Sa réponse l’avait en vérité profondément soulagée. Elle savait que ce n’était pas juste pour Jon de ne pas avoir de mère, mais l’idée qu’une maîtresse potentielle ou passée de Père vive au château lui inspirait un profond malaise.
- Puis-je vous aider, lady Arya, ou êtes-vous seulement là pour troubler la concentration de votre frère ?
Arya rougit sous le regard soutenu de la valyrienne. Les questions qu’elle venait de lui poser pouvaient sembler froides mais le ton de sa voix et l’air rieur qui luisait dans ses yeux lui indiquèrent autrement. Arya s’avança donc et croisa le regard curieux de Jon, qui lui adressa un petit sourire.
- Je voulais juste demander quelque chose à Jon, Elina… répondit-elle alors, avant de se reprendre aussitôt. « Je veux dire, lady Paenymion. »
Elina émit un petit rire et s’écarta d’un pas pour dévoiler Jon.
- Et bien faites, lady Stark.
Timide bien que preste, Arya s’approcha donc de Jon, qui l’observait tout ouïe. Quelque chose la poussa à venir murmurer à l’oreille de son frère, sûrement le regard amusé d’Elina qui la rendait un peu trop consciente d’elle-même.
- As-tu parlé à Père ? lui demanda-t-elle.
S’il semblait ne pas comprendre sa question, une lueur de réalisation illumina spontanément les vifs yeux violets de son frère.
- Non, pas encore, lui répondit-il tout aussi bas. « Comme tu le vois, je suis très occupé. Elina ne me laissera pas partir tant que je n’ai pas fini. Il va falloir que tu patientes… »
Naturellement, cette réponse ne fut absolument pas à son goût. Si Jon parlait à Père trop tard, il était également possible qu’il refuse. Il serait mal vu que deux de ses enfants s’absentent lors des activités les plus importantes de la journée.
- Tu peux toujours lui demander à ma place, rajouta alors son frère. « Cela ne change rien si tu lui dis que je suis au courant de tout. »
Elle acquiesça, satisfaite de la suggestion. Jon avait raison, cela ne devrait pas changer grand-chose.
- Si vous n’avez besoin de rien d’autre, pouvons-nous reprendre, lady Stark ? demanda ensuite Elina, question à laquelle Arya répondit par un hochement vigoureux de la tête. « Bien. Sesīr rāelās, Iōnos. »
L’instant d’après, elle quittait la bibliothèque pour aller trouver Père, laissant Jon et Elina à leurs leçons de Valyrien.
Le trajet ne fut pas aussi exposé à la foule qu’auparavant, en grande partie parce qu’elle ne quitta pas le donjon et se contenta de prendre la grande passerelle de pierre qui reliait l’aile droite du donjon à sa partie principale. La passerelle était un grand couloir couvert d’un toit haut. Seules deux fenêtres massives se tenaient de part et d’autre au centre de la passerelle et donnaient sur la haute-cour pavée et les hauts murs de la citadelle.
Regarder en contrebas était toujours très impressionnant ; d’ici, les gens semblaient si petits. En dépit des sermons de Mère, ces deux ouvertures vitrées vers l’extérieur s’avéraient deux des points de départs des parcours vertigineux de Bran, quand ce dernier avait en tête de crapahuter sur les toitures du château et d’en gravir les sommets.
Jon n’avait pas été le seul difficilement trouvable durant sa vadrouille. Très étrangement, elle n’avait pas non plus vu Père, qui aurait dû se trouver en présence des autres seigneurs du Nord dans la salle du trône d’Hiver. Il ne s’était pas plus trouvé dans l’immense bois sacré de Winterfell que dans les profondes cryptes de leur famille. Ce fut avec ces connaissances à l’esprit qu’Arya se rabattit sur ses quartiers. S’il n’était pas ailleurs, alors il y était sûrement.
Les couloirs vides qui l’accueillirent lorsqu’elle arriva à l’étage des appartements personnels de son père furent autant de mauvais signes que l’absence de garde comme Ser Alon Floyd ou Ser Martyn sur le palier. Mais lorsqu’elle réalisa que la porte des appartements de Père n’était pas verrouillée, Arya sentit tout à coup s’éveiller l’intérêt d’aller fouiner dans ses affaires. La tentation fut trop forte pour qu’elle résiste, aussi Arya fit sans grand scrupule le choix de s’y aventurer plutôt que de rebrousser chemin. D’ailleurs, si la porte est ouverte, c’est que Père n’est pas loin et qu’il va bientôt revenir.
Arya put constater de nouveau quelque chose d’évident : les appartements de Père, bien que moins bien arrangés et propres que ceux de Mère, étaient certainement moins en désordre et poussiéreux que ceux de Mestre Luwin, dont elle avait toujours jugés qu’ils étaient le plus grand bazar de tout le château.
La première chose qu’elle pensa à faire fut de s’asseoir sur le siège de Père. La surface de son bureau s’étendait devant elle, couverte de livres et de parchemin. Un petit encrier encore ouvert au sein duquel trempait une plume était posé sur une pile de feuille de papier pour la retenir face aux éventuels courants d’air, ce qui la confortait quant à l’aspect temporaire de l’absence de Père. Posé non loin, le grand tampon à tête de loup de la maison Stark, l’outil destiné à frapper la cire des cachets seigneuriaux de Père. C’était sur ce même siège confortable, devant ce même bureau et avec ce même tampon que le seigneur suzerain du Nord signait ses décrets.
Son regard dériva sur les murs et les meubles, appréciant la vue presque royale des lieux. De nombreux trophées étaient fixés aux murs, et notamment la tête de l’immense lynx-de-fumée que Robb et Jon avaient réussi à mettre à bas. Mais nul objet n’attira plus l’attention d’Arya que l’immense épée de son père, fixée sur son support mural. Elle luisait de cet éclat au ton si sombre et cendré qu’elle paraissait noire, sa surface métallique étant parcourue de ces étranges dégradés moirés si caractéristiques de l’acier valyrien : Glace, la plus majestueuse des épées qu’elle n’avait jamais vu si elle omettait Aube, dominait de sa taille et de sa splendeur tous les autres objets ici présents.
On disait souvent que Glace était l’Épée des rois de l’Hiver. Bercée de légendes, elle avait été maniée au combat par la plupart des rois du Nord et des seigneurs de Winterfell après eux, depuis que l’Antique Valyria en avait fait don à la maison Stark, il y avait des millénaires de cela. Pour autant, elle n’avait jamais vu Père la manier une seule fois : il n’avait jamais fait que la porter comme une canne lors des grandes occasions, et les gens du château tendaient à dire que l’épée était faite pour tout sauf le combat. Jon lui avait toutefois dit que Glace était bien une épée faite pour la guerre, et que Père l’avait même brandi au cours de la guerre contre les Fer-nés. Elle en avait douté, jusqu’à ce que Père autorise Jon à la manier. Elle se rappelait encore de ce jour, Jon brandissant cette lame qui le dépassait de loin en taille.
Avant même qu’elle ne le réalise vraiment, elle s’était déjà mise sur la pointe des pieds et prenait appui sur le dossier du siège de Père, allant chercher comme elle pouvait l’immense poignée du légendaire espadon valyrien de la maison Stark. Si Jon pouvait la soulever et la brandir aussi facilement à seulement treize ans, alors la lame ne pouvait pas être bien lourde. Elle en eut le cœur net lorsqu’elle souleva effectivement l’espadon de son socle pour le brandir au-dessus de sa tête.
Par les dieux qu’elle eut à cet instant l’impression d’être toute puissante, la pointe de l’épée touchant presque le plafond ! Elle se sentait puissante comme Visenya Targaryen ou Nymeria de Ny Sar ! Peut-être même pourrait-elle devenir la reine du Nord et châtier tous les vilains qui se moquaient d’elle. Ce qui était sûr, c’était qu’elle retirerait la tête de Jeyne la caqueteuse de ses épaules, ensuite celle de ce stupide Benfred Tallhart qui pensait pouvoir ainsi humilier Jon et s’en tirer à bon compte. D’ailleurs, elle décapiterait aussi le prétentieux Daryn Corbois. Pour que Jon et Alys puissent être à nouveau heureux ensemble. Enfin, elle irait décapiter la méchante Mordane qui se croyait si parfaite, et sa stupide sœur qui se croyait encore plus parfaite. Enfin, sauf si sa sœur implorait la miséricorde et se faisait humble.
Glace restait quand même assez lourde, aussi manqua-t-elle de trébucher sous le contrepoids de la lame, et faute de pouvoir la manier véritablement comme elle avait vu Jon le faire, Arya revint la replacer où elle l’avait trouvée. Il ne faudrait pas que Père me surprenne avec son épée sans permission, il me punirait pour sûr !
Ce fut alors qu’elle le trouva.
Il était bien caché, dans l’une des grandes malles scellées de Père dont elle avait trouvé la clé dans un tiroir de son bureau ; enseveli sous une montagne de poussières et de livres, reposant au chaud au fond d’un petit coffret rempli de ce qu’Arya conclut être du sable blanc. Qu’est-ce que c’est ?
Il était tout clair et tout blanc, sa surface lisse émettant à la lumière comme un reflet métallique laiteux ou diamant qui lui évoquait l’apparence de l’épée de Ser Arthur. Mais loin d’être une épée, l’objet supposément immaculé ne l’était pas, des veinures rouges de sang presque imperceptible parcourant de long en large sa surface polie comme s’il était vivant. Il était gros, gros et très lourd pour sa taille, comme les morceaux d’obsidienne ou de basalte qui tapissaient les allées et les murs des cavités volcaniques sous le château dans lesquelles elle et Bran avaient vadrouillé ; et comme un morceau d’obsidienne, il semblait étrangement chaud contre la paume de ses mains. Le sable blanc du coffret dans lequel il avait reposé semblait l’avoir maintenu au chaud comme dans une couveuse.
Ce ne fut qu’alors qu’Arya réalisa ce qu’elle tenait en pleine main. Les yeux écarquillés, bouche bée dans le silence et le choc de la réalisation, elle le fixa sans ciller tandis que la lumière du jour vint révéler les dégradés écailleux de sa surface. Elle savait ce que c’était. Il ne pouvait y avoir qu’une seule réponse. Sa forme ovale était sans équivoque, sa lourdeur tout comme sa large taille qui devait atteindre les douze ou treize pouces de long. Un œuf de dragon.
Mais quand ? Comment ? Pourquoi ? Depuis quand Père cachait-il un œuf de dragon dans sa malle et pourquoi ? N’avaient-ils pas appartenus aux rois et aux reines de la maison Targaryen ? Qu’allait-elle faire maintenant qu’elle l’avait trouvé ? Que ferait Père ? Allait-il la punir ? Non, ce serait pire, elle le savait. Père la tuerait ! Il la priverait de jeux et de sorties pour le restant de ses jours. Elle devait absolument remettre cet œuf là où elle l’avait trouvé.
C’était ce qu’elle allait faire lorsqu’elle entendit violemment claquer les gonds de la porte d’entrée des appartements de Père, celle-là qui donnait sur le palier. Sentant ses tripes se tordre et son sang quitter son visage dans la peur, Arya ressentit l’imminent besoin de fuir et de se cacher. Se levant sur ses petites jambes tremblantes, la petite Stark alla se cacher à l’ombre du petit cellier qui juxtaposait le bureau de Père. Elle ne réalisa toutefois que trop tard la présence de l’œuf dans ses mains, ainsi que celle du coffret à même le sol du bureau de Père.
L’instant d’après, Ser Arthur Dayne entra de manière fracassante dans le bureau, enfonçant presque littéralement la porte sur son chemin. Père et Oncle Benjen apparurent à leurs tours mais plus calmement.
- Arthur, s’il vous plait, entendit-elle alors de la part de son oncle. « Vous êtes déraisonnable. »
- J’en ai assez entendu de votre bouche, Benjen Stark, alors taisez-vous. Ce n’est pas vous que je veux entendre, rétorqua sans attendre le dornien.
- Ser Arthur, je vous en prie, il faut que vous vous calmiez. Nous risquons d’attirer davantage d’attention et il ne s’agit certainement pas du bon moment.
- Me calmer ? Attirer l’attention ? Ça suffit, Lord Stark !
De là où elle se trouvait, Arya voyait clairement les trois hommes, ce qui lui permettait de constater l’expression furieuse du chevalier de la maison Dayne. Arya ne l’avait jamais vu aussi expressif et aussi furieux. De même, elle n’avait vu Oncle Benjen aussi triste et inquiet. Père semblait définitivement le plus calme des trois.
- Et que voulez-vous faire ? Que voulez-vous exactement que je fasse ? Ce garçon ne remettra plus les pieds à Winterfell et Ser Helman en a compris la nécessité.
- Vous pensez sincèrement que cela suffit ? Vous me décevez lord Stark. Chaque jour qui passe, vous me décevez davantage. Est-ce le même homme qui est parvenu à renverser la dynastie Targaryen que ce lâche qui se trouve devant moi ?
- Attention à vos mots, Ser Arthur. J’ai daigné vous laisser beaucoup de liberté mais je ne recevrais pas d’insultes de votre part.
- Bien. Alors appliquez cette philosophie à votre neveu, par tous les dieux !
Père a un neveu ? Elle ne connaissait pourtant aucun enfant issu d’Oncle Benjen. Ce furent les premières pensées qui traversèrent l’esprit d’Arya tandis qu’elle serrait l’œuf de dragon contre sa poitrine. Inaperçu, le coffret gisait toujours ouvert dans un coin de la pièce.
- Vos petits jeux doivent cesser, et rapidement !
- Mes petits jeux ? Comment osez-vous, vous qui complotez depuis si longtemps dans mon dos ? Me pensez-vous si ignorant que je n’ai pas remarqué vos manigances à vous et lady Paenymion ces dernières années ? Que je n’ai pas remarqué votre oiseau faire ses aller-retours incessants ?
- Je fais ce qui doit être fait, contrairement à vous. Si vous daigniez faire votre devoir et prendre à bras le corps les responsabilités qui vous incombent, nous n’en serions pas là ! Pendant combien de temps attendrez-vous sans rien faire tandis que le prince voit son honneur ainsi bafoué ? J’ai toléré l’attitude mesquine de votre femme mais ça je ne l’accepterais pas !
Plus les deux hommes parlaient, moins Arya comprenait. Qui était le neveu de Père ? De quoi parlaient-ils ? Un prince ? Mère ? Et qu’est-ce que tout ceci avait à voir avec Ser Helman ? Elle retint son souffle et pria pour faire le moins de bruit possible, l’interstice de la porte ne laissant qu’un soupçon de son œil apparaître.
Le visage de Père semblait déchiré par la frustration.
- Vous rendez-vous compte de la situation dans laquelle nous nous trouvons ? Que voulez-vous que je fasse de plus ?
- N’est-ce pas évident ? Dites-lui la vérité.
- Non.
- Par les Sept, dites-lui la vérité !
- Je refuse. Il en est hors de question !
- Vous le lui direz, ou je le ferais, lord Stark, je vous préviens !
- Et moi je vous mets en garde, Ser Arthur. Essayez, et je vous fais chasser de mon château.
Ser Arthur fit aussitôt claquer sa main sur le bureau de Père. Il avait l’air enragé. Oncle Benjen était quant à lui complètement interloqué.
- Ned… ? souffla Oncle Benjen. « As-tu perdu la tête ? »
Le silence retomba étrangement, la rage spontané de Ser Arthur s’étant dissipée aussi vite qu’elle était apparue. Quand il reprit, il semblait calme. Calme, mais las.
- Ce n’est plus de l’entêtement, c’est de la stupidité, de la folie. Votre ambivalence est absurde. Il n’est pas un bâtard et il ne sera jamais un bâtard. Je vais vous dire, lord Stark : plus vous tarderez à lui dire la vérité et plus il vous détestera.
Arya avait commencé à frissonner. Elle ne savait pas quand cela avait commencé, ni pour quelle raison. Etait-ce sa situation improvisée et clandestine qui la mettait en tension et qui faisait pulser le sang dans ses veines ? Non. Elle savait d’où venaient les frissons et les battements de cœur ; les mêmes que ceux qui étaient à l’instant en train d’étreindre Père.
- Je comprends, maintenant. C’est très clair : vous avez peur. Vous avez peur de le perdre, vous avez peur qu’il vous déteste, vous avez peur qu’il vous renie. Mais c’est la seule solution envisageable et vous le savez. Il mérite de savoir. Il doit savoir. Il est temps.
- Il est trop jeune…
Oncle Benjen posa une main sur l’épaule de Père.
- Il n’est pas trop jeune, frère. Ser Arthur a raison, il doit savoir pendant qu’il en est encore temps. Si tu tardes trop, il t’en voudra. Tu ne seras pas seul à l’assumer, tu sais ? Nous serons là aussi, à tes côtés. Ensemble.
Le silence était de plomb. Père ne semblait même plus en capacité de dire quoi que ce soit, le dépit peint sur son visage aussi clairement que le soleil blanc en plein Été.
- J’ai besoin de temps… Pour réfléchir.
- Réfléchissez, alors, se contenta de répondre Ser Arthur sans attendre, tout en se dirigeant vers la sortie. « Mais pas trop longtemps. »
Arya aurait ardemment souhaité qu’il trace son chemin et qu’il disparaisse pour ne plus être vu. Mais la providence ne s’exécuta pas, alors que son regard violet se posa distraitement sur le coffret ouvert qui gisait devant la malle. Pendant quelques secondes, son air hagard laissa supposer qu’il ne comprenait pas ce qu’il voyait.
- Ser Arthur, qu’y a-t-il ?
- Où est-il passé ?
Oncle Benjen semblait vouloir répondre mais pâlit à vue d’œil lorsque son regard se posa sur le coffret. Le cœur d’Arya se mit à battre à toute allure, sachant qu’ils cherchaient l’objet qu’elle serrait actuellement tout contre elle.
- Lord Stark, l’avez-vous touché ?
- Mais de quoi parlez-vous ?
- L’œuf, lord Stark !
- L’œuf est dans–…
Tout comme son oncle, son père se fit plus silencieux qu’un tombeau dès lors que son regard se posa sur le coffret. Mais contrairement à Oncle Benjen et Arthur qui restèrent là effarés devant le coffret vide, et dès lors qu’il se rendit compte que la grande malle n’était plus scellée, Père se précipita devant son bureau et ouvrit violemment le tiroir pour y chercher le trousseau de clés. En vain, puisque c’était elle qui le détenait. Que devait-elle faire dorénavant ? Devait-elle sortir de sa cachette ? Que feraient Père ou Arthur ? Elle en avait bien trop entendue, des choses qu’elle savait qu’elle n’aurait jamais dû entendre, des choses terribles. Et l’œuf dans ses mains…
- La clé n’est plus là… souffla Père avec terreur.
- Comment est-ce possible, Ned ? Nous ne nous sommes absentés que quelques minutes !
Père se fit alors calme.
- Lord Stark, si cet œuf a été trouvé, c’est qu’un espion était au courant de son existence et se trouve dans le château, prononça Ser Arthur. « Si nous perdons cet œuf… »
- Cela n’arrivera pas ! rétorqua Père. « Benjen, va chercher Martyn. Qu’il ordonne à la garde de sceller toutes les issues du château, le plus discrètement possible. Ce voleur ne peut pas être bien loin, nous le retrouverons. »
- Ce sera fait, frère.
Arya aurait pu alors rester dans le cellier et attendre que tout se passe. Elle aurait pu attendre que le bureau soit vide, pour remettre l’œuf de dragon dans sa couveuse à l’insu de tous. Personne ne l’aurait soupçonné et tout serait sûrement revenu dans l’ordre.
Mais la détresse dans la voix de Père l’enjoignit de se révéler, ce qu’elle fit tout en retenant son souffle. Lorsqu’ils entendirent le grincement de la porte du cellier et qu’ils la remarquèrent, l’œuf de dragon dans les bras, Arya ressentit la terreur poindre en elle comme jamais.
L’expression ahurie de Ser Arthur laissa place à une expression de colère si furieuse qu’elle n’en avait jamais vu de telle ; les expressions hantées et pâles de Père et d’Oncle Benjen, celles-là aussi, elle ne les avait jamais vu.
Et le silence, lourd, comme du plomb.
- Arya, qu’as-tu fait… ?
Elle ne parvint pas à trouver sa voix devant la question de Père. Quand il s’approcha, elle craignit même un instant qu’il la frapperait pour la discipliner. Mais il n’en fit rien et s’agenouilla, fixant un temps cet œuf blanc si lourd de sens, avant de la saisir par les épaules.
- Qu’as-tu entendu… ? lui demanda-t-elle sur un ton impérieux. Son exigence, il l’accompagna d’une emprise ferme, tandis qu’il la secoua spontanément. « Réponds, Arya. »
Ses yeux gris, les mêmes que les siens, furent fixés sur elle sans ciller. Ils se révélèrent aussi tranchant que des lames, comme si Père voyait en elle. C’était comme si elle était une souris tétanisée sous l’emprise d’un chat. Elle ne trouva même pas la force d’édulcorer ses mots, ou de mentir. Il n’y a qu’un seul bâtard à Winterfell.
- Jon… ?
Père poussa un soupir de dépit devant sa réponse, tandis qu’Oncle Benjen porta une main à son visage. Ser Arthur lui, semblait encore plus furieux, si c’était même possible.
- Vous les Stark, et vos manies de vous trouver là où vous ne devriez pas être, grogna-t-il dans sa barbe.
L’ancien garde royal de la maison Targaryen ne remarqua pas la grimace de Père puisque ce dernier lui faisait dos. Etait-il vraiment un « ancien » garde royal ? Arya n’arrivait pas à comprendre. Qui était vraiment Jon ? S’il était le neveu de Père, alors il n’était pas son frère ? Mais un prince ?
- Arya ! tonna alors Père subitement, la secouant à nouveau une seconde pour la ramener à eux. Figée et muette, il obtint naturellement son attention. « Tu n’en parleras à personne. Tu m’entends, ma fille ? Jure-moi que tu n’en parleras à personne ! »
- O-Oui, Père.
- Réponds à nouveau ! À qui en parleras-tu ?
- À personne !
Elle ne se rendit compte qu’elle pleurait que lorsque Père la serra dans ses bras et qu’elle sentit la pression de l’œuf contre sa poitrine. Elle essaya de juguler le flot de ses larmes, mais la multitude d’émotions contradictoires causées par ses bêtises tout comme par la vérité la laissèrent impuissante et vulnérable. Et la voix basse de Père, presque un murmure, vint la bercer d’un flot d’enjeux terribles.
« Promets-le-moi, Arya. » Elle promit. « Ni à ta mère, ni à ta sœur, ni à tes frères. » Elle promit. Mais si Jon n’est pas mon frère… « Ni à personne. »
À personne.
Notes:
Pour toute traduction de phrases en Valyrien, c'est ici ⬇️ :
(⬇️ Pour lire mes End Notes, c'est plus bas ⬇️)Arlī sylurūs, Iōnos ! Lo jollōragon rāelā, aderī rhaenilā. = Essaie encore, Jon. Si tu continue de chercher, tu trouvera très rapidement.
Valyriō ȳdrās ! = Parle en Valyrien !
Konir sagon kostos daor ! Syt ynot qopsys issa, Elinā. Valyrīha iksan daor… = Ce n'est pas possible ! C'est bien trop dur pour moi, Elina. Je ne suis pas Valyrien…
Ryptegon iā rȳbagon usōvarys jaelan daor, Iōnos. Rāelās. = Je n'ai aucune envie ni d'entendre ni d'écouter tes excuses, Jon. Continue.
Elinā…! Skoro syt va moriot kōzio iksā…? = Elina...! Pourquoi es-tu toujours aussi maléfique?
Sesīr rāelās, Iōnos. = Reprends maintenant, Jon.
Concernant ces phrases en valyrien, elles sont authentiques. J'ai dû passer entre deux et trois heures à les composer en utilisant les tables de conjugaisons, les tables d'accords de genres et de pronoms, et les tables de transformations de noms via les suffixes valyriens.
Si vous avez des questions sur le vocabulaire utilisé, les accords et les conjugaisons, n'hésitez pas à me les poser, je pourrais même vous expliquer en détail le travail effectué.
Bonjour à tous!
Ainsi se conclut ce chapitre V du Prince de Peyredragon.
Je tiens à vous présenter mes excuses quant à mes délais étendus de publications pour ce chapitre. Comme vous l'avez sûrement déjà remarqué, je produis une traduction de l'histoire depuis le mois de mai dernier. Ces travaux m'ont grandement ralenti dans l'avancement général de l'histoire et d'autant plus que e chapitre s'est révélé ardu à écrire, à penser, etc.
Maintenant que la version anglaise est complètement (soit 100 000 mots, dans chaque langue), le rythme de publication devrait revenir à son état normal : à savoir, autour d'un chapitre de 20 000 mots en moyenne tous les deux trois mois environ.
Ce chapitre fait 24 000 mots de longueur. Pour ceux qui me connaissent d'avant ma transition sur le fandom Le Trône de Fer, vous vous doutez que le chapitre devait initialement être plus large. En vérité, l'arc Winterfell et Nord devrait atteindre entre 60 000 et 80 000 mots. Cependant, étant donné la taille du monstre et les délais que ça aurait entraîné, j'ai choisi de le couper en plusieurs parties. C'est la première des quatre potentielle.
Je suis très satisfait de cette première partie de l'adolescence de Jon dans le Nord. J'ai essayé de faire de Jon un personnage PoV aussi riche que celui du livre, et aussi riche d'émotion et d'intelligence que sa sœur aînée. Vous aurez remarqué que certaines structures dans le PoV de Jon ressemblent aux structures du PoV de Rhaenys. C'est intentionnel, bien entendu. Les deux sont en fait très similaire, mais rien d'étonnant puisqu'ils sont frères et soeurs. La pomme ne tombe jamais bien loin de l'arbre.
J'espère également que vous avez apprécié le PoV d'Arya, qui est l'une de mes personnages préférée dans les livres. Parmi d'autre objectifs, je voulais montrer absolument à quel point Jon a une part capitale dans son petit monde. Arya l'aime profondément, peut-être même au point d'être irrationnelle dans ses raisonnements, comme par exemple lorsque qu'elle affirme que Jon est le seul à lui avoir dit qu'elle était belle, ce qui bien sûr n'est pas vrai. Arya est et a toujours été un personnage clé dans mes plans pour cette histoire, d'où les soins que j'ai apporté à ce PoV. Elle est indissociable de Jon. Je n'avais toutefois pas prévu d'écrire ce qui s'est passé à la toute fin, et cela aura beaucoup de conséquences par la suite, vous vous en doutez.
Beaucoup de choses sont arrivées depuis sa petite enfance du chapitre II. Entre autre, la plus importante reste la présence et le séjour prolongé d'Alys Karstark à Winterfell, ce qui a causé beaucoup de problème par la maison Stark puisqu'elle et Jon sont tombés amoureux. Vous en saurez plus au chapitre suivant, qui a pour objet l'immense et fastueux Banquet d'Été de Winterfell.
Pour conclure, j'espère que vous aurez pris plaisir à lire ce chapitre. Je remercie mon ami Lexias du fond du coeur pour ses précieux conseils et son précieux soutien, qui m'est inestimable. Pensez à me laisser un commentaire pour me dire ce que vous avez pensé du chapitre, cela me fera très plaisir.
Et à très bientôt, au prochain chapitre ou dans les commentaires.
Etsukazu
Chapter 6: Un Été en Banquet
Summary:
Le Banquet d'Été de Winterfell.
Notes:
(See the end of the chapter for notes.)
Chapter Text
LE PRINCE CACHÉ
Il y avait bien quatre-vingt ans de cela, les Sept Couronnes avaient connu le plus long Été ouestrien jamais recensé par la Citadelle des Mestres. Si la hantise de l’Hiver éternel était très bien ancrée dans l’esprit des habitants de Westeros, et en particulier de ceux du Nord du fait des souvenirs millénaires de la Longue Nuit, il avait fallu attendre le règne du roi Maekar Ier de la dynastie Targaryen pour que l’idée enchanteresse d’Été éternel émerge dans les esprits. La plupart des septons et autres hommes de foi du continent lui avaient donné le surnom d’Été suprême, période éternelle d’abondance et d’émancipation divine ; période d’absolution et de perfection, lorsque les dieux incarnés descendraient sur cette terre répondre aux vœux des mortels.
L’engouement religieux des Andals s’était toutefois bien vite tassé, l’Été de Maekar ayant duré six ans et pas un de plus. L’Hiver qui avait suivi s’était avéré le plus cruel que les Sept Couronnes n’avaient jamais connu, et son souvenir perdurait de manière tout aussi vivace encore aujourd’hui pour les tristes évènements qu’on lui accordait rétrospectivement selon les livres qu’il avait lu : Il avait vu se dérouler la mort tragique du roi Maekar Ier sous les murs de Stellepique ainsi que le long et sinistre Printemps Rouge. Certains mestres avaient même affirmé qu’il n’était en rien anodin que le Roi Fou fût né à cette sombre époque, qu’il avait apporté l’hiver dans son sillage, lui aussi.
Jon se demandait si les mestres parleraient un jour de cet Été et de l’Hiver qui suivrait. Sept ans maintenant que ce dernier perdurait et nul signe n’en augurait la fin. Mestre Luwin se perdait souvent en extrapolations à ce sujet et prédisait à l’Été au moins deux à trois ans supplémentaires, étayant ses calculs de sources aussi datées que poussiéreuses. Sire Vayon Poole était le plus fantasque de tous à Winterfell et annonçait à qui bien voulait l’entendre que jamais l’Été n’arriverait à son terme, puisqu’il n’en avait pas. Son principal argument, aussi peu pertinent pouvait-il s’avérer, demeurait être le constat pour la septième année consécutive de la meilleur récolte que le Nord n’avait jamais connu : en tant qu’Intendant de Winterfell, Vayon Poole n’avait jamais été aussi occupé et euphorique qu’en ces temps de fête.
Car le nord était en fête. Cette soirée et la nuit qui arrivait voyaient le déroulement du Banquet d’Été, un évènement festif et traditionnel dans le Nord, célébrant les bienfaits de l’Été et la bénédiction des Anciens Dieux. C’était la raison pour laquelle ces banquets se déroulaient généralement la nuit, au sixième jour de la sixième lune, lorsque la lune était haute dans le ciel et que dansaient dans un bal céleste les dégradés verts et bleus des lumières du nord.
Elles brillaient de mille feux dans les cieux nocturnes, illuminant le lointain diffus et sombre des plaines du Nord et les cimes vertigineuses du château. Ici-bas, les feux des foyers se comptaient par milliers, formant comme des tapis de lumière au milieu des allées de Winterfell, et il en brillait autant qu’il existait de fenêtre.
La solitude du balcon sur lequel Jon se trouvait ne changea que peu aux sons qui lui parvenaient. Les clameurs et les musiques festives de l’extérieur s’écoutaient avec aisance, d’autant qu’il avait tout le loisir d’observer les branles et autres rondes populaires se tenir d’ici, les petites gens s’amusant par dizaines – par centaines – autour des nombreux feux, dansant au rythme des trouvères et autres bardes itinérants. Ceux-là fêteraient l’Été sous les étoiles jusqu’à la levée du jour, jouissant des denrées prévues à cet effet et amenées au château par tonnes. Et ils avaient bien raison de le faire ; le Nord, dur et cruel, tuerait les plus faibles à la venue prochaine de l’Hiver.
La musique et les éclats de voix qui venaient de l’intérieur attirèrent de nouveau son attention et lui firent se rappeler que c’était pour s’en isoler temporairement qu’il avait rejoint ce balcon : l’ébriété naissante qui l’avait touché au cours des festivités et la chaleur ambiante avaient manqués de lui monter à la tête. Il serait resté isolé plus longtemps si cela n’avait tenu qu’à lui, mais Jon savait que ce n’était pas acceptable de sa part de manquer aux mondanités annuelles du château quand il était le second fils du seigneur suzerain du Nord.
Père ou Oncle Benjen ne lui feraient sans doute aucune remarque s’il s’esquivait, mais Oncle Arthur ne l’entendrait pas de la même manière et aurait tôt fait de lui reprocher sa négligence. Oncle Arthur lui dirait certainement qu’il ne seyait pas à l’héritier de Peyredragon d’ignorer les règles de bienséance de son château, et que cela commençait avant même d’en hériter. Il continuerait de me biberonner même si je siégeais sur le trône de Fer.
Inspirant une dernière fois l’air frais de la nuit, il s’en retourna dès lors vers les salles de banquet du château.
L’instant d’après, Jon se retrouvait de nouveau immergé dans les couleurs et les ambiances festives du donjon de Winterfell.
Les banquets d’Été pouvaient parfois s’avérer ahurissants par la densité de leur foule, mais constater la présence de la plupart des maisons nobles du Nord au sein des murs du château fut un spectacle inédit pour lui. Et sûrement pour la plupart des haut-nés, jeunes et moins jeunes, à en juger l’excitation collective qui se percevait dans chaque regard. Le grand repas s’était terminé il y avait déjà de longues minutes, mais les longues rangées de tables couvertes de riches nappes et d’armoiries restaient abondamment garnies de mets raffinés en tout genre et bien des courtisans se trouvaient encore là.
Bœuf rôti ou mis en tourte et copieusement saupoudré de raifort, ragoûts de mouton aussi copieux que goûteux, plats bigarrés aux viandes de gibiers, de lièvre, de chevreuil, de cervidé, de perdrix, mais aussi de bétails en tout genre ; et même des plats d’auroch cuisinés à la broche, la viande la plus chère et fastueuse du Nord. Et tout cela, accompagné des poissons les plus délicieux, de fruits de mers et de fruits d’Été confis qui ne poussaient même pas dans le Nord, tels que des figues, des dates, des citrons et autres agrumes de Dorne ou d’Essos. Père et ses bannerets n’avaient épargné aucune richesse.
Seigneurs et dames se courtisaient, négociaient et mangeaient peu importait où Jon pouvait poser le regard. Il percevait autant de robes et de tenues colorées qu’il existait de nobles blasons, et autant de physiques différents qu’il existait de groupes et d’origines claniques parmi les maisons du Nord. Les nobles familles du Neck se distinguaient d’entre toutes à leurs statures plus petites et minces qu’à l’accoutumé, et les nobles familles de sang Andal se reconnaissaient notamment à la clarté de leurs cheveux. Tout comme les Manderly et les Corbois, ces dernières venaient essentiellement de la Blanchedague et des Collines des Toisonnées. Les représentants des clans des montagnes du Nord se distinguaient également assez bien à leurs tailles immenses et leurs corpulences tout aussi imposantes.
La salle de banquet était en ébullition et c’était sans négliger le fait qu’une part substantielle de ses occupants l’avait quitté, certainement pour rejoindre la salle du trône d’Hiver où devait se dérouler le bal. À en juger l’absence de Père, d’Oncle Benjen, de Robb, et de ses autres frères et sœurs, la famille Stark s’y était sûrement rendue.
Mais Oncle Arthur, qui se trouvait toujours ici céans, Jon ne le manqua certainement pas du regard, et réciproquement par ailleurs. Les gens chercheraient d’ordinaire à courtiser la légendaire Épée du matin, mais son oncle semblait particulièrement inaccessible et inamical. Car le Dayne se trouvait assis seul à sa place, à l’écart de tout groupe potentiel et l’on se gardait visiblement bien de l’approcher.
Lorsque Jon remarqua la lueur sceptique qui occupait les yeux mauves du Dayne, il sut d’ores-et-déjà que ce dernier lui toucherait mot de son inconstance cérémonielle. Prenant sur lui, et sachant qu’il était inutile de prolonger la situation, il s’approcha de son oncle et prit place à ses côtés. Néanmoins, contre toute attente, Oncle Arthur resta silencieux. Il ne le regardait en vérité même pas, son attention se perdant quelque part en face de lui. Regardait-il même quelque chose de particulier ?
De nouveau assis et au chaud, l’inactivité du silence lui fit se rendre compte que le vin qu’il avait consommé durant le repas faisait toujours effet. Ça n’avait même pas suffit pour lui faire oublier les déprimants évènements de la matinée et encore moins la situation maladroite et perturbante de l’ouverture du banquet. Assis à la table des seigneurs de Winterfell comme le reste de sa famille – mis à part Arya, qui pour d’étranges raisons, était absente du banquet –, les coupes de vin n’avaient rien changé à la présence d’Alys, assise avec les siens à quelques mètres.
- Un garçon de treize ans d’âge avec autant de responsabilités que celles qui t’incombent ne devrait pas se perdre dans la boisson comme tu viens de le faire.
Arthur mit fin à ses pensées confuses avant même qu’il ne puisse y mettre de l’ordre. Il ne le regardait toujours pas, mais sa mâchoire crispée et son regard d’acier furent assez de signes pour qu’il devine que son oncle était concentré sur lui, et lui seul.
Et il attendait manifestement une réponse de sa part.
- Ce n’était que trois coupes, mon oncle…
- J’en ai compté quatre. Et ce n’était pas de petites coupes.
Jon se retint de pousser un souffle de dérision. Devaient-ils encore passer par là ? Devait-il encore subir un sermon d’Arthur et au pire moment possible, par ailleurs ?
- Quel est l’intérêt de compter… ? marmonna-t-il en évitant toutefois de bougonner. « C’est un banquet. Les gens mangent et boivent. »
- Et ils t’ont tous vu boire quatre coupes, et ils t’observent et te jugent en silence.
Le seul qui me juge, c’est vous, mon oncle, manqua-t-il de lui répondre. Mais son instinct et sa raison lui firent se douter que ce n’était pas tout à fait vrai. Et il ne souhaitait pas tendre le bâton pour qu’on le batte. Il estimait avoir passé cet âge.
- En outre, dis-moi ce que tu faisais seul, à l’extérieur ? Qu’as-tu pensé faire en t’extrayant du banquet avant même que ce dernier ne finisse ? Ton départ a été remarqué par tout le monde.
- J’avais besoin d’air, répliqua-t-il à demi-ton.
Evidemment, Arthur ne l’entendit pas de cette manière, à en juger son soupir et son hochement de tête dédaigneux. Il respirait la désapprobation, mais ce n’était pas nouveau.
Il savait que cela avait été une erreur. Un Stark qui se levait en plein milieu du banquet et qui quittait unilatéralement la salle sans revenir n’était pas approprié. Mais quelle importance, dans le fond ? La place vide d’Arya devait déjà faire se poser bien plus de questions, et ce n’était de toute manière pas comme s’il était un véritable Stark. Qu’il se soit trouvé assis entre Robb et Oncle Benjen n’y changeait rien. Les hauteurs contemplatives et solitaires du balcon s’étaient révélées bien plus agréables.
- Quoiqu’il en soit, tu devrais être au bal avec le reste de tes frères et sœurs.
Jon ne prit cette fois même pas la peine de cacher sa mine renfrognée à l’idée et prit encore moins la peine de répondre à son oncle. Il n’avait aucune envie de se présenter à ce maudit bal. Il n’avait aucune envie de se ridiculiser, il n’avait aucune envie de n’y trouver nulle cavalière et il n’avait absolument aucune envie d’y voir Alys danser avec ce maudit Daryn Corbois.
- Si tu crois pouvoir profiter de ce banquet aviné et morose comme tu l’es, tu te méprends lourdement, mon garçon, répondit finalement son oncle. « Tu dois être disposé à pouvoir danser avec les dames et discuter avec les seigneurs de ton rang et ils doivent avoir en face d'eux un seigneur sobre, réfléchi et à l'écoute. Pas une grosse barrique pleine de bière comme le tas de graisse qui nous sert de roi et encore moins un petit garçon qui s’isole sur son balcon pour s’y morfondre comme une jouvencelle éplorée. »
La colère qui suivit l’effarement manqua de nouveau de lui faire dire quelque chose de regrettable. C’était comme si son oncle ne l’avait jamais compris, c’était également comme s’il n’avait jamais cherché à le comprendre. Ce n’était même pas son commentaire toxique sur le roi ; tout le monde savait pertinemment qu’Arthur Dayne avait été le meilleur ami de Rhaegar Targaryen et qu’il détestait Robert Baratheon plus que quiconque. Mais la manière qu’il avait de commenter sa tenue s’avérait tout simplement humiliante.
- Pourquoi devrais-je danser avec les dames et discuter avec les seigneurs de mon rang ? Je ne suis même pas seigneur ! Pourquoi ne puis-je pas rester ici sans me soucier de tout cela ? N’est-ce pas ce que vous faites, mon oncle ?
- Mais contrairement à toi, je n’ai pas besoin de satisfaire les lubies mondaines des dames et des seigneurs pour me faire connaître. Ce n’est pas ce que l’on attend de moi. Quand je danse, les gens meurent. C’est ce que l’on attend de moi. Alors estime-toi heureux d’être à ta place et concentre-toi sur tes devoirs avant de te soucier d’autre chose, et encore mieux, de ce que je fais. J’étais l’un des sept frères jurés de la garde royale. Ce n’est pas ton cas.
Parfois, Jon pensait très sincèrement que son oncle le méprisait. Comment pouvait-il ne pas le penser, lorsque son avis était si expéditif et absolu qu’il ne permettait aucune réponse ? Il ne le laissait jamais faire ce qu’il voulait et n’avait de cesse de le critiquer. Il avait toujours quelque chose à dire, même quand cela ne pouvait pas être si important. C’était tellement frustrant.
- Si vous aviez sermonné le Roi Fou de la même manière, peut-être alors que vous seriez toujours son garde royal et que le royaume s’en porterait mieux.
Il n’eut pas même le temps de regretter ses mots qu’il fut occis par le regard furieux de son oncle.
- Est-ce tout ce que tu es capable de répondre ? Tu ne sais rien à part ce que ton mestre t’a dit de lui. Et il ne sait rien, lui non plus. Alors réfléchis à deux fois avant de sortir ce genre de sottises immondes et évite de laisser l’alcool parler à ta place, car tu ne fais que me prouver mes dires, lui rétorqua sèchement et d’une traite le Dayne. « Je n’ai pas choisi comme écuyer un idiot doublé d’un minable. Tu vaux mieux que cela. »
- Est-ce tout ce que je vous inspire, mon oncle ? Un idiot doublé d’un minable ?
- Et si c’était le cas, que ferais-tu ? T’apitoyer comme un mendiant couvert de fange de Culpucier ? As-tu seulement compris un traitre mot de ce que je viens de te dire ? Tu es l’héritier de Peyredragon. Le monde ne s’arrêtera pas ni ne t’attendra pendant que tu te lamentes sur ton sort. Que les Sept m’en soient témoins, ce n’est pas ce que j’attends de toi. Penses-tu sincèrement que lord Stark s’est conduit comme tu le fais lorsqu’il a eu vent de la mort de son père et de son frère ? Ressaisis-toi. Ce n’est pas à un damoiseau mollasson que l’Usurpateur confiera Peyredragon. Si tu dois hériter de ce château, tu dois le mériter.
Ses arguments désormais donnés, Arthur redevint aussi muet qu’auparavant. Et la musique de fond jouée par le groupe de bardes installé à l’angle de la grande salle ne changea rien au silence de plomb qui régna entre l’ex-garde royal et lui. Cette fois, Jon n’osa tout simplement plus ouvrir la bouche, de crainte que son aîné ne le mortifie de nouveau de son verbe.
Peut-être, peut-être, que faire mention d’Aerys le Fol avait été une erreur. Jon savait que c’était un sujet sensible pour Oncle Arthur. Il n’en parlait jamais, mais il ne fallait pas être Grand Mestre pour savoir qu’Arthur ne le portait pas plus dans son cœur que l’actuel Seigneur des Sept Couronnes. Mais de là à faire de lui son bouc-émissaire et l’objet de sa vindicte, c’était absolument injuste. Il n’avait pas choisi d’être un bâtard plus qu’il n’avait choisi d’être le seigneur de Peyredragon ; tout ce qu’il avait choisi, en tout humilité, c’était Alys.
Et on le vilipendait pour cela.
Oncle Arthur s’était toutefois bien fait comprendre, donc Jon se leva. Il n’avait de toute manière plus aucune envie de rester ici.
- Je vais au bal, dit-il simplement.
Le chevalier quant à lui ne prit pas même la peine de le regarder, mais son silence assura à Jon qu’il avait bien reçu le message. L’instant suivant, il quittait la pièce par la grande porte sans même regarder derrière lui, en ayant eu assez d’Arthur Dayne pour toute la soirée.
Jon se rendit toutefois compte qu’il n’était en vérité pas si hâtif de rejoindre la salle du trône d’Hiver. Que pourrait-il donc bien y faire, à part se ridiculiser ? Arthur pouvait s’être moqué de ses craintes mais elles étaient fondées. Et pourtant, en dépit du fait que la cadence de son cœur accélérait au rythme de son approche, et en dépit du fait que les musiques de la salle de bal furent de plus en plus perceptibles, il continua.
Grandes ouvertes, les portes de la salle du trône d’Hiver étaient elles-mêmes déjà obstruées par la foule. Dames et seigneurs y discutaient, cachant à première vue ce que Jon devina être l’espace de danse central. Silencieux, il s’immisça donc discrètement à travers la masse des courtisans et rejoignit l’un des angles ombragés de la grande salle, tandis que se présentèrent en un instant devant ses yeux les fresques de lumières et d’ambiances qu’était le bal de Winterfell.
Des centaines de gens se trouvaient là. Des courtisans, seigneurs et dames de hautes naissances qui avaient au préalable participé au repas, à l’ensemble de visiteurs de plus humbles provenances tels que les chevaliers liges et autres hommes d’armes qui composaient les gardes des seigneurs du nord et qui jouissaient d’un semblant de noble lignage. Et les serviteurs du château, tout aussi nombreux.
Si la salle du banquet s’était déjà avérée riche en couleurs, la salle du trône d’Hiver n’avait rien à lui envier. Les murs étaient couverts de blasons et d’armoiries de toutes sortes et de toutes couleurs. Le turquoise Manderly et le bronze Ryswell prédominaient entre tous, si l’on omettait toutefois le gris Stark et les loups couvrant les robes des courtisans de toutes les maisons directement vassales des Stark et des serviteurs qui venaient servir dames et seigneurs en coupes de vin et chopes de bière du nord.
Tables, sièges rembourrés et bancs avaient été aménagées en grand nombre sur tous les côtés de la salle et encadraient l’espace central, vide, où dansaient actuellement en ligne basse de nombreux nobles de tout âge. Jon y distingua sans mal Sansa, le vif éclat auburn de sa longue et lisse chevelure brillant à la lueur des candélabres et des torches murales. Elle était belle, sa petite sœur. Entourée de ses dames de compagnie, elle semblait se complaire dans les festivités, telle une princesse parmi ses courtisans.
Elle n’était pas la seule des Stark à paraître aussi princier. Robb ressortait clairement du lot du fait de son avenant physique. S’il ne dansait pas comme leur sœur et ne se trouvait donc pas au centre de la pièce, son élégante et longue chevelure rousse se distinguait tout aussi bien. En marge de l’espace de danse, un certain nombre de jeunes seigneurs et dames semblaient chercher sa faveur. Ce fut d’ailleurs à cet instant là que leurs regards se croisèrent et que Robb prit congé de ses pairs.
L’instant d’après, son frère aîné se frayait un chemin jusqu’à lui.
- Tu en as mis du temps, Jon, prononça sans même attendre ce dernier en venant serrer son épaule d’une main. « Je commençais à penser que tu ne viendrais pas. »
Et Robb avait raison, car si ça n’avait tenu qu’à lui, il ne serait pas là maintenant, et le regard illisible de son frère lui fit se douter qu’il l’avait compris.
- Arthur ne m’a pas laissé faire, répondit-il mécaniquement.
- Et Ser Arthur a eu raison, Jon. Regarde tout ce monde, c’est une occasion d’une seule vie de nous faire connaître avec autant d’aisance. Ce serait dommage de la manquer.
C’était une occasion pour Robb, mais pas pour lui. Il ne le formula pas mais il n’en pensa pas moins. Peu importait bien ce que pouvait lui réserver l’avenir, car cela ne changerait rien aux faits : s’il était fait seigneur de Peyredragon, il ne reverrait sûrement jamais un seul des courtisans présents céans ; s’il restait bâtard et n’héritait finalement de rien, alors peu importait bien l’image qu’il pourrait tenter de construire auprès de tous ceux-là, car sa seule destinée dans le nord dépendrait du bon vouloir de Père, puis de Robb après ce dernier, de lui garantir une place d’influence au sein de la garde ou de l’intendance de Winterfell. Et cette destinée-là ne lui inspirait que hantise.
- Peut-être… souffla-t-il finalement, à défaut de répondre autre chose. « Comment as-tu même réussi à me trouver dans cette foule ? »
Si ce dernier avait compris qu’il cherchait à changer de sujet, il ne le manifesta pas, préférant afficher un sourire amusé qui témoignait clairement de son sarcasme.
- Tu poses vraiment la question ? Avec ta mèche, le seul moyen que tu aurais de passer inaperçu, ce serait de t’enfoncer dans les congères au pied du château.
Bien sûr, qu’il était stupide. Ce n’était pas comme si cette mèche était la marque la plus évidente de son sang bâtard, d’autant plus lorsqu’il était le seul dans le Nord à posséder de tels attributs, Elina et Arthur mis à part.
Cela dit, loin de s’offusquer de la remarque de son frère, il partagea le rire qu’émit spontanément ce dernier. Et comme souvent, il n’en fallut pas beaucoup plus pour que ses soucis se dissipent. Son frère possédait cette magie. C’était frustrant, parfois, mais bien plus souvent, c’était salvateur.
Loin de le lâcher, Robb passa ensuite son bras autour de son épaule tandis que leur attention se déroba vers le bal.
Naturellement, son attention revint à leur sœur, qui continuait à danser la ligne basse au milieu de beaucoup d’autres. Ils suivaient le rythme lent des ménestrels qui jouaient en marge, sur une estrade en bois qui avait été installée spécialement pour eux. L’un d’eux jouait même du carillon, l’instrument à touche émettant un son cristallin que Jon n’avait littéralement jamais entendu dans le château.
Comment Lady Catelyn était-elle-même parvenue à trouver un joueur de carillon si loin dans le Nord et comment avait-elle-même réussi à faire parvenir l’instrument jusque dans la salle du trône ? Jon se posait encore la question. La dame de Winterfell pouvait être bien des choses, mais une piètre organisatrice, elle ne l’était pas.
- Sansa a passé ces deux dernières semaines à anticiper cette soirée, expliqua alors Robb sans cacher son amusement. « Je sais que tu n’as pas été très présent aux repas de famille du fait de ton entraînement avec Ser Arthur, mais saches-le. Elle ne pouvait pas se taire deux minutes d’affilées, c’était infernal. »
- Si tu dis ça, je n’imagine même pas ce qu’en pensait Arya, répondit-il alors que son amusement vint faire écho à celui de son aîné. L’image d’une Arya dépitée en plein repas tandis que Sansa radotait sur un évènement mondain ne pouvait-être que drôle. Mais cette pensée distrayante ne dura pas bien longtemps, la mention d’Arya faisant ressurgir un sujet bien plus préoccupant. « Où est-elle, d’ailleurs ? »
- Si je le savais, je te l’aurais déjà dit, lui répondit Robb tout en prenant le même ton concerné que lui. « Père a refusé de me répondre quand je lui ai demandé, et Mère… Elle était en fait aussi surprise que moi. Pour être tout à fait franc, je pensais que toi au moins tu saurais où elle était. »
- Nous avions prévu de nous promener ensemble sur Hiver, le long de la Gland, mais elle ne s’est jamais présentée aux écuries. Et le fait qu’elle soit absente du banquet…
La lueur dans les yeux de son frère lui fit se douter qu’ils avaient conclu la même chose.
- Père l’a puni, de toute évidence, statua finalement Robb, avant de d’émettre un rire à cheval entre le dépit et l’hilarité. « Qu’est-ce qu’elle a bien pu faire de si grave pour que Père, de tous les gens, la punisse ainsi ? »
- Je ne sais pas, mais s’il l’a fait enfermer le jour du banquet d’Été, c’est qu’elle a dû faire quelque chose d’atroce.
Il fallait croire que son frère était d’une humeur joyeuse, car sa réponse ne fit que l’amuser davantage.
- Elle ne changera jamais, conclut son frère dans un grand sourire. « Et d’ailleurs, toi non plus. »
Que voulait-il dire par là, c’était la question qu’il aurait souhaité poser à cet instant. Mais Jon n’en eut hélas pas l’occasion, car de tonitruants et nombreux éclats de voix provenant d’un des angles de la grande salle, près de l’estrade où se trouvaient les musiciens donnant le rythme des danses en ligne basse, vinrent mettre un terme à la plupart des activités qui se tenaient dans la salle du trône.
- On en a marre ! On veut les danses ! entendirent-ils au travers de l‘agitation.
Sans surprise, lord Jon Omble et son fils étaient de ceux qui étaient à l’origine du boucan. Ils n’étaient pas seuls ; une quinzaine d’autres hommes formait les rangs de cet exubérant groupe. Le plus grand d’entre eux était lord Theo Wull, l’un des amis de Père, ou tout simplement Theo Wull, dans la mesure où les chefs des clans des montagnes du Nord n’avaient pas pour coutumes de s’attribuer un seul titre de noblesse. Oncle Benjen lui avait une fois dit qu’ils tenaient plus des sauvageons qu’ils ne voulaient l’admettre et il voulait bien le croire, leurs tenues et leurs traits grossiers donnant au plus massifs d’entre eux des airs de chefs sauvageons.
- Abel le Barde ! lança alors Theo Wull.
Son appel ne fut pas sans réponse, puisque le susnommé, qui était apparemment déjà présent sur l’estrade, vint au-devant de ses pairs. Son élégante cape longue et noire, décorée de broderies rouge de sang, attira son regard plus qu’autre chose. Sapé comme il l’était, c’était à croire qu’il se prenait pour un prince Targaryen.
- Chante, Abel le Barde ! continua alors le chef du clan Wull, sa voix grave et rocailleuse s’élevant par-dessus toutes les autres. « La chanson ! »
Seigneurs comme dames avaient arrêté de danser sur la piste et une confusion dût au soudain manque de musique s’installa parmi les spectateurs. Jon croisa ainsi l’espace de quelques secondes le regard de Père, qui se tenait de l’autre côté de la pièce, près de lady Catelyn. Il les avait repéré lui et Robb. Chacun semblait patienter tant bien que mal dans l’anticipation, à se questionner sur ce qu’il pouvait bien se passer. Un temps de latence qui fut vite abrégé.
- Je dédie cette ballade épique à la maison Stark, aux Premiers Hommes et aux damoiselles du Nord, qu’elles soient bénies, déclara alors l’artiste en saisissant son luth. « La chanson de la rose d’Hiver. »
Le silence se dissipa alors sous les doigts habiles du barde et l’entraînante mélodie émise par son luth. Vite suivi par ses camarades violistes, flutistes et cornemuseux, il débuta dès lors son chant sous l’enthousiasme de la foule.
« Un jeune homme descendit, des fières Contrées du Nord, au défi qu'un vieux loup lui avait adressé. Le premier était barde, sans terre, vaillant et fort, le second était roi, puissant seigneur fieffé… »
La musique suivait son cours, l’audience noble se faisant calme tandis que le barde contait son histoire. Le groupe du Lard-Jon et de Theo Wull se fit beaucoup plus calme, à l’image de l’audience noble, et tandis que le barde conta son histoire, la plupart des courtisans occupants encore l’espace de danse rejoignirent déjà les flancs de la salle et les tables pour s’y reposer et s’y rafraichir ; les autres restèrent là, attendant probablement la reprise des danses, comme c’était le cas de Sansa et de ses dames. Tous écoutèrent alors un récit mélodieux et épique qu’aucun ne semblait avoir déjà entendu, si ce n’était pour Theo Wull, dont l’expression sarcastique portait à confusion.
Sa confusion ne dura toutefois pas plus longtemps, lorsque bien loin de poursuivre une sérénade convenue que l’on pouvait attendre de la part d’un ménestrel de cour, et sous sa mélodie tout à coup montante, Abel le barde débuta le chant le plus provocateur, grivois et paillard que Jon n’avait jamais entendu dans les pièces de Winterfell. Des voix s’élevèrent progressivement, se faisant de plus en plus nombreuses, aussitôt que l’on comprit que le récit mettait en scène des Stark.
« Oh le faquin et sa pucelle, à la fille du roi de l’Hiver… dans leur couchette du castel, il lui serra fort la croupière ! »
Une vague de rires tonitruants investit la salle sans attendre. A droite comme à gauche, seigneurs et dames se mirent à rire à tue-tête sous les paroles provocatrices et idiotes du barde. Mais nombreux également furent ceux qui ne cachèrent pas leur outrage, comme ce fut le cas de lady Catelyn dès lors qu’elle comprit le thème de la chanson. Jon aurait pu apercevoir son visage livide et outré entre mille autres, et il ne put retenir un souffle hilare de s’échapper d’entre ses lèvres. Il entendit la même réaction sur sa droite, et son regard trouva celui de son frère aîné. D’eux deux, ce fut toutefois Robb qui se mit à rire le premier.
- Regarde notre sœur, elle ne sait plus où se mettre, remarqua l’héritier de Winterfell entre deux rires.
Sansa était encore plus décontenancée que sa mère, Robb disait vrai. Elle fit presque peine à voir, si ce n’était pas pour l’hilarité de la situation. Elles n’étaient pas les seules par ailleurs, puisque les seigneurs à l’origine de ce changement d’atmosphère semblaient taquiner Père et se gaussaient sans fin de lui. Mais contre toute attente, Père s’empara alors de lady Catelyn, à la grande surprise de cette dernière, et les entraîna aussitôt dans une dansée valsée qui provoqua un comique tumulte, concert de rires, de sifflements et de cris.
La foule leur fit suite et investit dès lors le centre de la pièce, les courtisans par dizaines s’y mettant à danser de la même manière que Père et lady Catelyn : par paires, comme avaient coutumes de le faire les roturiers. Aussi vermeille que ses cheveux lorsqu’ils brillaient sous le soleil blanc du Nord, Jon vit sa petite sœur rapidement se réfugier en marge de la salle, accompagnée de ses amies et suivantes. Le chaos et l’ambiance électrique de la fête se substitua en un clin d’œil à l’ordre nobiliaire des réceptions de Winterfell.
S’il en jugeait les centaines d’expressions excitées et joueuses, et notamment celles de la plupart des jeunes de son âge, Jon était presque sûr que la moitié d’entre eux avaient patienté précisément pour ce moment. Mais comment pouvait-il en douter, lorsque la plupart d’entre eux copièrent sans attendre leurs aînés et s’en allèrent courtiser le cavalier ou la cavalière qu’ils souhaitaient ?
En quelques minutes, les paires étaient déjà pour la plupart formées, plusieurs d’entre elles ayant déjà rejoint l’espace de danse, comme c’était d’ailleurs le cas de son ami Cley Cerwyn et sa cavalière. L’héritier de Castel-Cerwyn était en effet le premier à se lancer, avec à son bras lady Clarisse Ardoise, l’aînée des filles de lord Robar Ardoise de Noirétang. C’était une jolie jeune fille à l’apparence andale, sa tenue colorée et ses cheveux blonds brillant sous la lumière du grand lustre et des torches. A quelques pieds de ces deux-là, les sœurs Mormont, qui avaient déjà trouvé leurs cavaliers, contrastaient de couleur, leurs tenues brunes et austères et leurs cheveux foncés témoignant de manière criante de leur nature nordienne.
Délaissée par ses parents qui avaient imité Père et lady Catelyn, Jon aperçut même de l’autre côté de la salle la petite Lyarra Dustin se diriger vers Bran et il les observa avec amusement, la première cherchant à attirer le second au centre de la pièce, même s’il était facile de constater l’attitude récalcitrante de l’avant-dernier-né de la maison Stark. Sans surprise, une longue liste de prétendants plus ou moins jeunes vint courtiser sa petite sœur dans l’espoir d’obtenir d’elle sa première danse, même si elle n’exauça le vœu d’aucun d’eux : intimidée par la tournure inattendue et ciblée malgré elle par les paroles quelque peu obscènes de la chanson du barde, elle n’avait manifestement plus l’envie de se montrer et son cercle de damoiselles le fit bien comprendre, formant une véritable marche autour d’elle.
Lorsqu’il constata même la présence de Theon Greyjoy au milieu des courtisans qui dansaient, Jon finit par réaliser qu’il était probablement le seul encore sans potentielle cavalière, Robb mis à part. Robb ne comptait pas, cependant ; la plupart des jeunes dames de la cour de Winterfell se pâmaient déjà devant lui et ce ne serait pas bien différent d’ici peu. Beaucoup auraient fait cas de jalousie, mais pas lui. Tout cela lui importait bien peu, car la seule cavalière qu’il souhaitait, elle se trouvait déjà là. Sa longue robe noire, décorée de soleils blancs qui luisaient comme des étoiles, mettait en valeur sa peau de lait et sa longue chevelure sombre. Mais elle dansait déjà, lui faisant dos, dans les bras du fiancé qu’on lui avait si injustement désigné. Et celui-là ne la méritait pas. Il ne la mériterait jamais.
« De sa fille, dépouillé, son domaine, il fouilla. Ses bannerets, dépêchés, le trouvère, il traqua. »
Il anticipa de croiser le regard d’Alys avant que cela n’arrive et baissa le sien au sol. S’entêter ne mènerait à rien, il le savait, et surtout maintenant et ici. Arthur pouvait être l’un des hommes les plus antipathiques que Jon connaissait, mais cela ne l’empêchait pas d’avoir raison ; même s’il n’avait reconnu ses mots pragmatiques qu’à demi-mot, Jon savait très bien que le monde ne tournait pas plus autour de lui qu’il ne l’attendait. Mais oublier la douceur des lèvres d’Alys, son sourire et leur promesse était si dur. Ce monde était injuste. Tout serait si simple s’ils avaient pu être libres comme le barde et la rose.
- Tu devrais aller lui parler et danser avec elle au moins une fois, Jon.
- Tu es fou, répondit-il. « Sa famille est ici. Tout le monde ici. Je ne veux pas déshonorer Père devant tout le Nord. »
- Ce ne serait qu’une danse, rien de plus. Lord Rickard n’oserait pas s’offusquer pour si peu, et surtout devant Père.
- Je ne veux pas en parler, Robb. Et je ne souhaite pas danser.
Robb se contenta de hausser des épaules devant sa réponse et n’ajouta rien de plus. C’était mieux ainsi. Son frère aîné était gentil, mais même une seule danse était de trop. Jon ne savait même pas ce qu’il serait capable de dire à Alys après tout ce temps et il redoutait encore plus les évènements potentiels qui suivraient, devait-il s’afficher avec elle à son bras, à fortiori à la vue de lord Rickard Karstark. Le mentionné se trouvait de l’autre côté de la salle, entouré de ses fils et des nombreux autres courtisans qui appartenaient au groupe d’influence de la maison Manderly. Il semblait toujours aussi sévère et rigide que Jon en avait le souvenir.
Robb ne savait pas ce que cela faisait d’être un bâtard et il sous-estimait le sire de Karhold s’il pensait sincèrement que ce dernier ne s’offusquerait pas de le voir près de sa fille. Par ailleurs, la scène humiliante qui avait causé le renvoi définitif de Benfred Tallhart à Quart-Torrhen lui avait déjà suffisamment engendré d’angoisse et d’adrénaline pour les semaines à venir. Il n’aurait pas la force de supporter une humiliation supplémentaire, surtout si cela concernait Alys.
La chanson et la musique suivait son cours tandis que les courtisans s’aventuraient les uns après les autres au centre de la salle. Il n’en fallut pas davantage pour que Jon perçoive les quelques damoiselles qui attendaient regroupées non loin. Elles n’étaient pas bien difficiles à discerner, et ne cherchaient par ailleurs pas vraiment à rester discrète. Robb finit par les repérer à son tour et son regard embarrassé le fit sourire.
- Regarde-les… Un mammouth dans la cour du château passerait inaperçu en comparaison. Croient-elles vraiment qu’on ne les voit pas, attroupées comme elles sont ?
Son frère avait formulé d’une voix basse mais sa tonalité légère et complice lui fit comprendre que la vue l’amusait plus qu’elle ne le rendait circonspect. Il décela tout de même un relatif ennui dans son regard.
- Je doute que ce soit même leur intention, elles sont toutes clairement là pour obtenir ta faveur.
- C’est tout de même un peu ridicule… Ce n’est pas comme si j’étais le seul garçon disponible de la soirée.
- Ce n’est pas comme si tu étais le seul héritier de Winterfell de la soirée.
Sa réplique eut le mérite de faire rire Robb, même si ça n’avait pas forcément été son objectif. C’était la vérité. Ces jeunes dames, héritières et filles de seigneurs de la petite noblesse pour la plupart, espéraient certainement attirer durablement l’attention de Robb. Jon ne serait pas celui qui irait gâcher leurs espoirs, même s’il ne pensait pas moins qu’ils étaient vains.
La future dame de Winterfell serait une grande dame et tirerait ses origines d’une maison de la haute noblesse, et si Père n’était pas le plus affairé en la matière, Jon savait que lady Catelyn ferait bientôt du futur marital de son fils aîné sa priorité.
- Tu as raison, j’imagine… prononça finalement Robb, avant de conclure avec amusement : « Si je me défile et que Mère le voit, elle me fera danser avec la moitié des filles du Nord, donc je suppose qu’il faut y aller. »
Résigné, son frère se dirigea alors dans la direction des jeunes dames qui patientaient humblement ; toutefois, dès lors qu’il se rendit compte qu’il s’y dirigeait seul, il se retourna vers lui. Son regard d’incompréhension était prévisible, tout comme le fut la question qu’il posa sans attendre.
- Tu ne viens pas ?
Jon ne lui répondit pas aussitôt et se contenta d’abord d’un hochement négatif de la tête.
- Ce sont tes faveurs qu’elles cherchent, Robb… Pas les miennes.
Il aurait souhaité que cette seule réponse lui convienne, mais le froncement contrarié des sourcils de son frère lui fit comprendre sans mal tout le bien qu’il en pensait. Mais cela lui importait peu, en vérité. Robb pouvait bien penser ce qu’il voulait, cela ne changerait rien. Plus que tout, il ne voulait pas servir de seconde roue ni de tremplin à une fille qui espérait gagner les faveurs de son frère en le courtisant. Il était bien trop fier pour supporter cela.
- Tu as tort, sache-le.
Ce fut la seule chose que Robb lui répondit. L’instant suivant, il rejoignait le groupe de jeunes filles et était rallié par une poignée d’autres garçons, notamment Raymun Ryswell et Brandon Tallhart. En dépit des ambiances alentours, Jon entendit leurs rires, tandis qu’ils semblaient se mettre d’accord entre eux sur les paires. Dans les minutes qui suivirent, ils gagnèrent tous le centre de la salle pour y danser et Jon les perdit de vue.
Sa position à l’écart lui permit de voir que Père s’était éloigné des innombrables autres danseurs et avait laissé lady Catelyn aux bras de Ser Wylis, fils aîné de lord Wyman Manderly de Blancport. Il était aisé de le reconnaître à son énorme moustache, en vérité si pittoresque et drôle que Jon pensait qu’il la gardait uniquement pour compenser la calvitie qui l’avait poussé à raser son crâne. C’était étonnant de constater qu’en dépit de la grosseur morbide qui semblait toucher les hommes de sa famille, l’héritier de Blancport se mouvait avec une grâce inhabituelle. Et pourtant, le Manderly était chevalier, et réputé bon et compétent à cela si l’on en croyait les mots de chevaliers aussi réputés dans le Nord que Ser Mark Ryswell.
« Oh le faquin et la pucelle, cachés du loup dépossédé… dans leur couchette du castel, ils lui conçurent son héritier ! Son héritier ! »
L’héritier de Blancport semblait pris dans une discussion assez sérieuse avec la dame de Winterfell. Jon était prêt à mettre sa main au feu qu’ils parlaient de fiançailles. Celles de Robb avec lady Wynafryd, de toute évidence.
Rien de concret n’avait encore été promis, et d’autant plus que les maisons en faveur d’un mariage Ryswell manifestaient plus ou moins ouvertement leur opposition, mais cela n’y changeait rien. Ce projet de fiançailles était l’un des plus anticipés de tout le Nord. Ser Wylis n’aurait plus d’autres enfants et il n’avait pas de fils ; ainsi, lady Wynafryd hériterait de Blancport après lui.
On pouvait dire de Ser Wilys qu’il était bel et bien un triton, surtout si on le comparait à son seigneur père ; les deux hommes partageaient ce même physique tout en masse. Voir le Manderly dans son armure devait certainement être un spectacle. En comparaison, lady Wynafryd était une sirène. Robb avait dit quelque chose de similaire, mais ce n’était pas surprenant, car il était difficile de prétendre que Wynafryd Manderly était moins que cela. Elle était tout simplement bien trop belle et gracieuse. Elle ne dansait pas, très étrangement, et observait calmement les activités de la salle tout en discutant avec ses voisines et voisins de tablée, notamment avec celui que Jon reconnut être le fils aîné de lord Rickard, Harrion Karstark.
L’appréhension de croiser le regard d’un seul des Karstark, même à cette distance, le poussa à détourner son regard pour observer à nouveau les danseurs. Il ne put bientôt plus empêcher un sourire de se tisser sur ses lèvres à la vue de son frère Bran et de lady Lyarra Dustin. Ce dernier avait finalement cédé aux avances plus qu’insistantes de sa fiancée en devenir et dansait avec elle à contrecœur. Son expression réticente ne semblait pas effriter l’enthousiasme juvénile de sa cavalière. En dépit de cet attendrissant spectacle, même ces deux-là n’étaient pas épargnés des enjeux d’influence des seigneurs du Nord.
C’était précisément pour calmer certains des seigneurs du Nord quant à l’imminence d’une alliance avec la maison Manderly, notamment les Ryswell, que Père avait concédé cette alliance ; pas qu’il s’agissait d’une véritable concession en ce qui le concernait. Tout le monde au château savait que lord William Dustin était comme un frère aîné pour Père. Seule lady Catelyn s’y était opposée, mais à en juger la douceur avec laquelle elle avait traitée lady Lyarra plus tôt dans la journée, sa réticence par principe avait dû s’évaporer à la vue de la jeune fille.
« Des cryptes elle sortit, son petit prince au sein. Devant son père effaré, et l’héritier qu’il fit sien. »
C’était à croire qu’il était le seul de sa fratrie à ne pas avoir reçu d’offres, quand on y pensait, et les propos insultants de Theon Greyjoy lui revinrent naturellement. Un bâtard à l’avenir incertain qui ne serait jamais heureux, un faux héritier sans valeur matrimoniale, c’était ce que le Fer-né lui avait dit. Il savait que cela ne pouvait pas être vrai quand le roi lui faisait une telle faveur, et que Père n’avait pas plus de plans matrimoniaux le concernant qu’il n’en avait pour Arya, Sansa ou Rickon. Mais cela faisait mal, et voir Robb choisir ses cavalières avec tant d’aisance tandis que les courtisans n’avaient à ce moment d’yeux que pour lui le frustra profondément.
« D’un père étranger, mais de son sang qu’il était. L’aïeul fit du bâtard, le haut prince de ces terres. »
Il vint un moment où la foule cessa à nouveau ses activités pour se tourner vers le barde chantant. L’air joyeux et grivois qui avait tant amusé l’audience venait de changer pour cette mélodie étrange et mélancolique. De nouveau, chacune et chacun se questionnait sur ce que le barde avait en tête, mais tous l’écoutaient.
C’était une chanson si triste.
« Le barde, du peuple libre, son royaume partit fonder. Ses tribus unifiées, sur la garde les fit tomber. »
Jon remarqua assez vite les réactions plus ou moins nerveuses de certains des seigneurs et chevaliers présents dans la salle. Des éclats de voix ne tardèrent pas à se faire entendre dans certains coins de la salle, où siégeaient les bannières des Omble, des Mormont et des Glover.
« D’un père étranger, mais de son sang qu’il était. Mais ce jour ils croisèrent le fer, alors le fils tua le père. »
La salle du trône d’Hiver revint à un relatif silence alors qu’Abel le barde mit fin à son chant. Ce dernier se pencha en avant et fit une révérence aussi basse que courtoise, sa longue chevelure châtain et bouclée touchant presque le sol du fait de sa posture. Des applaudissements vinrent de toute la salle, ou presque, à l’entente du grabuge qui sembla émerger des recoins occupés par les maisons nobles les plus nordiennes. Ils n’avaient visiblement pas dû beaucoup apprécié le fait que le barde de l’histoire trouve ses origines au-delà du mur.
Jon vit un attroupement grossir sous les bannières Omble et Wull, et comme tout un chacun, en dépit de la foule et bien qu’ils furent inintelligibles, il entendit l’écho de cris et de hurlements dès lors que l’ovation donnée au barde approcha de sa fin et ne suffit plus à le cacher. Nul doute qu’une dispute était en cours. L’absence de Père à sa place initiale lui permit de comprendre que ce dernier devait se trouver dans l’attroupement, comme ce devait être aussi le cas du Lard-Jon et de son fils, ainsi que de Theo Wull. Car ces trois-là s’étaient auparavant trouvés auprès de Père mais n’y figuraient plus, eux non plus.
- Ca se paiera ! Ça se paiera t’entends, le Hugo ! Personne n’insulte le Freuxchère et s’en tire à bon compte !
Ce fut le seul cri distinctif qu’il comprit réellement. Emergeant en un instant de l’attroupement, Jon reconnut à son apparence unique et intimidante l’ainé des oncles du Lard-Jon, le puissant Mors Omble, que les gens du nord surnommaient le Freuxchère. C’était un Omble dans tout ce que l’on pouvait s’attendre d’eux : un demi-géant qui concourrait avec le Lard-Jon et son fils en stature et qui pourrait certainement le soulever d’une seule main.
- Poussez-vous de mon chemin, bande de buveurs de lait de chèvre ! s’écria-t-il enragé aux pauvres gens qui eurent le malheur de se trouver devant lui pendant qu’il quittait la pièce. Les plus malheureux d’entre eux, il les écarta violemment et il en fit chuter plus d’un tandis qu’il força incontestablement son passage au travers de la foule.
Son visage était tordu par la colère, ce qui ne le rendait que plus effrayant, car la fureur peinte sur sa face mettait en évidence son trait le plus avilissant, celui pour lequel on le nommait le Freuxchère : un œil borgne, remplacé par un morceau taillé d’obsidienne, siégeant au centre d’une horrible et profonde cicatrice. Elle déchirait la moitié gauche de son visage, de haut en bas, mais plutôt que de cacher sa blessure par un bandeau, le puissant Omble l’arborait fièrement. Il était dit que c’étaient les corbeaux qui la lui avaient faite en lui arrachant l’œil, l’ayant pris pour un cadavre alors qu’il ne faisait que dormir.
Jon ne le vit pas partir seul. Dans sa foulée, plus d’une vingtaine d’hommes qu’il reconnut sans mal être d’autres Omble, des Glover mais aussi des Karstark le suivirent. Le Lard-Jon et son fils en faisaient partie, mais aussi Maître Galbart Glover de Motte-la-Forêt.
Autour de lui, Jon entendit les voix inquiètes de plusieurs courtisans qui craignaient un débordement, des inquiétudes plutôt fondées s’il en était. Il était en effet assez rare dans le Nord qu’une fête, même parmi la noblesse, ne se solde pas à un moment où à un autre par un évènement de ce genre. Le Nord était vaste, et comme il était coutume de le dire parmi les petites gens, il existait autant de maisons nobles qu’il existait d’inimitiés et de problèmes ancestraux.
Et pourtant, une fois qu’ils furent partis, la tension et l’inquiétude qui étaient présentes dans la salle se tassèrent. Il vit Père émerger à son tour de l’attroupement pour revenir à sa place initiale, suivi de Theo Wull et de son cousin Hugo, de lord William, de Ser Martyn, de Ser Mark mais aussi de lord Rodrik Ryswell. Ils furent sans surprise rejoints par lady Catelyn, qui cherchait certainement à s’enquérir de la situation.
Pendant quelques minutes, Jon se demanda même si la fête serait interrompue, puisque des discussions animées et visiblement graves et sérieuses avaient lieu autour de Père. Mais finalement, après un signe soudain mais clair de ce dernier envoyé aux ménestrels, la musique reprit, et avec elle les festivités.
En un instant, faisant suite aux tambourins et aux flutes de ses compagnons musiciens, et au rythme lent et mélodieux de son luth, Abel le barde reprit de sa voix et commença à chanter Danny Flint le Rebelle, une chanson aussi belle que triste sur une jeune femme qui voulut être sœur jurée de la garde de nuit. Il n’en fallut pas plus pour que les courtisans impatients se remettent à danser, le rythme lent et romantique de la chanson invitant même d’avantage d’entre eux à investir le centre de la salle avec leurs partenaires.
Mais cette fois, en dépit de la reprise et contre toute attente, ce n’était plus dans les bras de Daryn Corbois qu’Alys se trouvait. Mais dans ceux de Robb.
La colère l’éprit avant même qu’il ne le comprenne vraiment, et le sang qui coulait dans ses veines devint aussi bouillant que les battements de son cœur se révélèrent effrénés. Il n’arriva pas à déterminer, toutefois, si ce fut là l’œuvre de la jalousie ou celle de la vexation. Son frère savait, il savait tout. Alors pourquoi faire cela ?
La réponse lui apparut très vite, lorsque son frère et sa nouvelle cavalière dardèrent sur lui de plus en plus de regards. Ils semblaient discuter et il comprit naturellement que c’était lui le sujet. Que fais-tu Robb ?
Et ce qu’il craignait, Robb l’exauça dès lors que les ménestrels mirent fin à leur chanson. Le regard de mise en garde qu’il adressa à son frère n’eut aucun effet, et loin de se dégonfler, ce dernier eut l’audace de lui apporter Alys à la vue de tous.
- Tu es inconscient. Qu’est-ce que tu penses faire ? Tu vas créer une scène, maugréa-t-il tout bas, aussi vite qu’il le put et en prenant le ton le plus sec que son murmure le lui permit.
- Ne te dégonfle pas, rétorqua Robb sur un ton moralisateur tel que Jon réalisa que son aîné se fichait bien des retombées. « Je te fais une fleur. Cesse de t’apitoyer sur ton sort et parle au moins une fois à Alys de la soirée. »
Jon lui aurait renvoyé une réponse cinglante mais sa mention d’Alys jeta comme un sceau d’eau froide sur les braises qui brûlaient. Elle était là, à quelques pas, et patientait si calmement que Jon n’eut même plus le courage d’ignorer son regard. « Ne la fais pas attendre… Allez ! » Robb le poussa en direction de la Karstark, certainement pour le forcer à faire ce qu’il voulait, non pas qu’il se serait esquivé. Il était trop tard, désormais.
Ni lui ni elle ne prononcèrent rien. Il se contenta de la regarder et elle fit de même, et c’était déjà bien assez. Il lui tendit donc la main, ne sachant même pas quel genre d’expression couvrait son visage à ce moment précis, ni même quel genre de regard il lui adressait, et Alys lui donna la sienne. Ignorant tout le reste, il la dirigea au centre de la pièce, passant entre les couples qui dansaient déjà, et trouvant un espace inoccupé, il fit comme ils avaient toujours fait quand ils étaient enfants et qu’ils dansaient au rythme de la harpe d’Elina.
C’était comme si le temps qu’ils avaient passé loin de l’autre n’avait pas compté, comme si leur dernière danse ne remontait qu’à quelques jours. Cela ne rendit cette situation que plus étrange et d’autant plus horrible, alors que son regard se perdait dans les jolis yeux bleu-gris de sa cavalière d’Hiver. Vue de si près, sa beauté n’était que plus absurde, ou alors était-ce l’amour qui le rendait absurde. Pourtant Alys était plus belle que jamais. Elle avait grandie, tout comme lui, les signes de sa féminité provoquant chez lui une sensation aussi inconfortable que bouleversante. La main droite sur sa hanche, et tandis qu’il tenait de sa main gauche sa main aussi fine que douce, elle appuyait parfois au détour d’un mouvement sa poitrine contre lui.
L’avoir si près de lui était enivrant, tant et si bien qu’il crut par moment qu’il ne résisterait même pas à l’envie de l’embrasser, là, tout de suite. Ce désir le terrifiait car cela lui rappelait le regard courroucé de lord Rickard et les larmes qu’Alys avait versée à leur séparation.
- Pardonne-lui, prononça soudainement Alys, le timbre de sa voix plus envoutant que tout autre instrument.
- C’est moi qui devrais te demander de lui pardonner, répondit-il ensuite. « Tu sais comment il est. Il se défie de tant de choses. Il n’a pas toujours conscience des conséquences de ses actes… »
- Jon, tu te méprends. Si je m’en inquiétais tant que ça, je lui aurais dit non.
Il lui fut néanmoins impossible d’ignorer l’œillade méfiante et hostile des Karstark, qui les observaient attentivement. C’était évident qu’ils les remarqueraient.
- Ton père me déteste, et je préférerais ne plus te causer d’ennuis…
L’unique réponse qu’il obtint d’Alys fut un sourire. Un sourire mélancolique ou un sourire amusé, il ne savait pas vraiment. Alys n’était pas des plus faciles à lire, mais c’était un beau sourire.
Ils laissèrent la musique guider leurs pas, profitant de leur relatif isolement au milieu de tous les courtisans pour oublier leur situation. Jon n’avait jamais beaucoup aimé danser, c’était peut-être d’ailleurs pour cette raison qu’Elina avait été sans concession aucune quand il s’était agi de lui enseigner, plus que pour toute autre discipline – Haut-Valyrien mis à part. Mais avec Alys, c’était si différent. L’avoir dans ses bras parvenait à lui faire tout oublier, même son aversion. Ainsi, avant même qu’il ne le réalise, ils se souriaient déjà, s’accordant des regards rieurs au détour d’audacieux pas de danse.
- Je n’avais pas souvenir que tu étais si bon danseur, remarqua-t-elle avec ce timbre qui lui était si propre.
- J’ai eu une excellente partenaire, lui répondit-il d’un ton similaire. « Et une professeure d’exception… quoiqu’un peu horrible et surtout carrément tyrannique. »
- Et cette horrible professeure continue-t-elle de t’enseigner la danse ?
- Ainsi que tout le reste. Quand tu es partie, elle s’est même auto-désignée ma cavalière. Tu la connais, c’est un véritable enfer.
Le rire d’Alys était une bénédiction. Cela faisait plus d’un an qu’il en avait rêvé et il sonna à ses oreilles d’une façon meilleure encore que tout ce qu’il avait espéré. C’était à la fois si vivifiant et nostalgique, et cela lui rappelait leur insouciance d’alors, avant que tout ne dégénère au château. Tout avait alors paru si simple, même si ça ne l’avait jamais été.
- Alors rien n’a vraiment changé…
Elle semblait soulagée, à croire qu’elle s’était inquiétée pour eux quand c’était son avenir à elle que l’on avait rendu si obscur.
- Oui, mais… Tu n’es plus là.
Sa réponse aurait pu sonner comme un reproche, mais ce n’était pas son intention et il espéra après coup qu’elle le comprenne. Elle resta cependant silencieuse, une expression illisible couvrant son visage blanc. C’était sûrement ce qui le rendait si triste.
Alys avait toujours eu ce côté secret comme c’était par ailleurs le cas de bien des dames de haute lignée, la prudence étant une qualité que les nobles cultivaient en toute circonstance. Pourtant, il voyait à travers l’apparence et se rappelait de la jeune et jolie Stark au lumineux sourire et aux rires cristallins d’autrefois ; celle-ci semblait si éteinte qu’il sentit son cœur être mis aux abois.
Mais en même temps, elle avait l’air d’être en telle harmonie avec elle-même et si calme que ça le rendait envieux. Elle lui donnait cette impression méconnaissable de maturité, presque comme si elle était plus âgée que lui, alors qu’elle était d’un an sa cadette. Comment faisait-elle ? Il n’arrivait pas à comprendre. En comparaison, il était tellement pétri de caprices qu’il avait l’impression d’être un garçon d’Été pas plus âgé que Bran. Elle était une descendante des rois de l’Hiver bien plus qu’il ne le serait jamais.
Ses pensées errantes reflétèrent certainement sur son visage au cours du silence car elle lui accorda de nouveau la grâce d’entendre le timbre cristallin de sa voix peu après.
- Pour quand ont-ils prévu ton départ vers le sud ?
- Je ne sais pas vraiment, l’informa-t-il en taisant au mieux ses doutes. « Bientôt. Avant mes quinze ans d’après mon oncle Benjen. »
- Dans un an…
C’était un murmure mais il l’entendit aussi clairement que l’on entendait le hurlement du loup les nuits de pleine lune. Elle ne le regardait plus et se contentait de voir, préférant un endroit devant elle, inatteignable à l’œil, quel qu’il puisse être. Ils savaient tous les deux ce que son départ signifiait. Leurs deux voies bifurqueraient pour toujours et ils ne se reverraient jamais plus. Cette danse-là, au rythme mélancolique de Danny Flint le Rebelle, serait leur dernier moment ensemble.
Il prit sur lui de ravaler tous ses remords, toute sa rancœur et purgea son visage des expressions puériles et négatives qui étaient susceptibles d’y avoir figuré jusque-là. L’instant d’après, et plutôt que la laisser dériver dans quelconques afflictions, il la ramena à lui en lui saisissant la hanche plus fermement et l’entraîna dans une longue danse. Il mit tout le reste de côté, il se délesta de ses peurs, il oublia la présence de Père et de Lord Rickard, et pendant un instant, il daigna redevenir ce garçon pétulant qu’il avait choisi de ne plus être. Il ne laisserait pas Alys ne se rappeler de lui que par des regrets. Il voulait qu’elle se souvienne de leurs rires, de leurs escapades et de ses yeux indigo.
Surprise par son attitude, le rose la prit aux joues à la sensation de leurs corps pressés l’un contre l’autre tandis qu’elle ne put faire autrement que de regarder droit dans ses yeux et suivre ses pas. Ce fut le seul instant où il la sentit vaciller, où elle parut plus jeune que lui, ce fut aussi leur plus bel instant alors qu’elle se mit à rire et qu’il l’imita, et qu’ils tournèrent dans cette danse valsée comme les enfants qu’ils étaient encore. Ce fut leur plus bel instant, mais ce fut aussi leur dernier.
Quand la musique cessa et que les vagues d’applaudissements des courtisans par centaine la remplacèrent, la réalité les arracha de leur petit bout de paradis éphémère. Ils se retrouvèrent ainsi, face à face et immobiles, à nouveau sous ce grand lustre, entourés de ces gens innombrables, à se tenir au centre de cette salle bondée. Et elle de profiter de l’obscurité et du chaos de cette foule pour se serrer contre lui comme la fille amoureuse qu’il savait qu’elle était toujours.
Il lui rendit son étreinte et lui laissa autant de temps qu’elle souhaitait tandis qu’il s’imprégna du parfum de ses cheveux tout du long durant. Lord Rickard les voyait-il, d’ici ? Allait-il s’offusquer de leur comportement ? Quand il sentit les lèvres d’Alys contre sa joue, il réalisa que cela ne faisait rien.
- Au revoir Jon, lui souffla-t-elle.
La sensation étrange qui l’éprit en la voyant s’en retourner vers les flancs de la salle du trône d’Hiver lui fut inédite. Il savait qu’il pouvait l’arrêter, car cela ne tenait qu’à quelques pas et un éclat de voix. Le devait-il ? Arthur lui dirait non sans y douter et Père demeurerait silencieux.
Au final, elle disparut dans les méandres de la foule et il se retrouva au milieu de ces gens qui dansaient, immobile, bercé de regret et seul.
L’esprit plus clair que durant le banquet, le dégrisement ayant progressivement fait son œuvre, des questions commencèrent à le hanter pendant de longues minutes, alors qu’il observait assis à l’écart le bal suivre son cours, chanson après chanson. Personne ne se soucierait de lui ici, à moitié caché par l’un des piliers latéraux de la salle, alors que faisait-il encore là ? Pourquoi n’était-il pas déjà parti ? Pourquoi était-il même venu en premier lieu si tout ce qu’il n’en tirait n’était que déception et désespoir ? Il se sentait vide, sans but et sans énergie. Il se sentait seul.
Il avait toujours été seul, cette pensée lui vint à l’esprit avant toute autre. S’il s’apitoyait sur son sort comme l’avançaient Oncle Arthur ou Robb ou s’il tentait de le relativiser, la réponse lui fut toute aussi confuse que ses émotions. Et pourtant, cette pensée-là lui fut plus claire qu’aucune autre, plus concrète à cet instant qu’elle ne l’avait jamais été naguère. La réalité, simple et banale, était amère, à défaut d’être sans saveur.
Père était le seul à faire encore un peu attention à lui. Entouré de ses plus éminents invités, ce dernier le surveillait d’un regard neutre et discret. Il devait certainement l’avoir vu avec Alys, ce qui ne l’enchanta guère ni ne l’aida à se sentir mieux, bien au contraire. Il se sentait frustré et en colère, contre lui-même, contre les autres, et à cela s’ajoutait désormais la honte d’être vu par Père. Avait-il connu ce même tourment lorsqu’il avait été contraint d’abandonner Mère ?
Penser à Mère lui fit penser à Arthur. Il aurait mieux fait de ne pas l’écouter. Convaincu qu’il était de trop dans cet endroit où il n’avait pas sa place, il se leva précipitamment, prêt à se retirer pour de bon. Mais ce fut alors qu’il la vit, à travers la foule, apparaissant subrepticement entre les corps dansants et colorés des convives. Il aurait raté toute autre personne ; mais pas elle.
Assise sur un siège posé contre le trône d’Hiver, Sansa avait l’air inaccessible et triste. Et ce n’était pas une expression qu’il se serait attendu à voir sur le visage de sa petite sœur au cours de la nuit qu’elle avait tant anticipé. Elle lui faisait de la peine.
Elle était toute seule, elle aussi.
Il ne la laissa toutefois pas rester tel quel bien longtemps car il vint s’asseoir à ses côtés peu après, prenant place sur le trône d’Hiver, un sourire avenant dessiné sur son visage. Elle l’accueillit dans le silence et le fixa de ce même air neutre et distant, sans lui rendre son sourire.
Elle semblait avoir vu et conclu ce qu’elle voulait puisqu’elle se désintéressa de lui après quelques secondes, se concentrant de nouveau sur l’étendue de la grande salle du trône.
Il ne ressentit aucun rejet particulier de sa part, que ce fusse dans sa gestuelle ou son silence, aussi conclut-il qu’elle acceptait sa présence au moins un minimum, malgré le fait qu’elle ne manifestait clairement pas l’envie de savoir pourquoi il s’asseyait près d’elle.
- Que fais-tu ici toute seule ? lui demanda-t-il sur le ton le plus aimable qu’il put prendre à cet instant.
Elle ne lui répondit pas immédiatement. Des courtisans auraient pu penser qu’elle les avait ignorés, et c’était d’ailleurs sûrement ce qu’elle avait fait auparavant dans la soirée, mais il était son frère et la connaissait bien mieux que cela. L’expression sur son visage et la lueur de réflexion dans ses yeux furent assez de signes pour qu’il sache qu’elle méditait sa réponse.
- Je ne suis pas seule, daigna-t-elle finalement dire.
Elle avait illustrée sa réponse en insistant du regard sur un lieu particulier de la pièce. Suivant ce dernier, Jon remarqua ainsi Jeyne Poole qui dansait dans les bras d’un jeune garçon qui semblait avoir le même âge. Il s’agissait de nul autre que de Denys, le fils d’Hallis Mollen, un capitaine des gardes de Winterfell. Juste à côté de ces deux-là, Greta et Beth Cassel dansaient également, respectivement avec un garçon de la maison Cardon, un fils de Ser Kyle très certainement, et de Brandon Tallhart.
Le constat s’imposait de lui-même en dépit de ce qu’elle assurait.
- Tu m’as l’air plutôt morose pour quelqu'un qui n’est pas seul.
D’ordinaire, Sansa n’aurait probablement pas apprécié sa remarque et lui aurait répondu ; elle préféra cette fois fuir son regard et regarder de l’autre côté. Il oubliait souvent que sa cadette n’avait que dix ans, en partie parce qu’elle était si sage et mature pour son âge, mais quand elle faisait la moue et que son visage se revêtait de cette expression aussi puérile, il était difficile de l’ignorer.
- Pourquoi n'es-tu pas en train de danser ? Je pensais pourtant que la dame de Winterfell était la première à se présenter.
- Je ne suis pas la dame de Winterfell, c'est mère, tu devrais le savoir, bougonna-t-elle.
Sansa s’était aussitôt retournée vers lui et sa réaction prévisible l’amusa pour le moins. Elle admirait tellement lady Catelyn qu’elle ne supportait pas qu’on les compare.
- C'est vrai, mais tu ne réponds pas à ma question.
- Quelle question ? Je ne me souviens plus.
Elle se souvenait très clairement, mais il joua le jeu.
- Pourquoi n'es-tu pas en train de danser avec les autres ? lui répéta-t-il donc. « C'est ce que tu faisais tout à l'heure, pourtant. Je t’ai vu danser en ligne basse avec tout le monde. »
Cette fois, elle ne pouvait pas ignorer sa question, et s’il en jugeait l’expression contrariée qui couvrait son visage, elle ne souhaitait manifestement pas en parler. Mais ce n’était pas surprenant car si tout allait bien, elle ne serait pas là, assise toute seule à ronger son frein.
- Je ne veux pas en parler et je ne veux plus danser de toute manière.
Sa réponse lui évoqua aussitôt celle qu’il avait donnée plus tôt à Robb et le sourire attendri qui se tissa sur ses lèvres fut difficile à cacher de sa sœur. Naturellement, elle se méprit sur son sens, s’en offusqua et le jugea du regard. Elle était clairement vexée.
- Est-ce que tu es venu te moquer de moi ? N'as-tu pas mieux à faire ?
- Ca ne te va pas de nous imiter, Arya et moi, lui répondit-il doucement.
Elle n’apprécia pas davantage sa réponse en dépit de son intonation et la lueur de défi qui luisit dans ses yeux fut sans véritable équivoque. Loin d’être intimidante, elle lui fut touchante plus qu’autre chose ; tout le monde disait qu’elle était lady Catelyn revenue, et pour sûr, elles avaient cette même beauté et cette même grâce caractéristique. Mais quand elle lui faisait la tête de cette manière, c’était à Arya qu’elle ressemblait, et non pas à leur mère.
Elle était précieuse, sa sœur.
- En vérité… tu n'as pas de cavalier, n'est-ce pas ? continua-t-il alors en se penchant sur le bras du trône d’Hiver.
Elle n’avait pas reculée en dépit du fait qu’il venait d’envahir son espace personnel, mais sa question plutôt espiègle la piqua au vif. Le rouge qui la prit aux joues était assez distinctif. Par les Anciens Dieux, qu’il était facile de la taquiner.
- L’éminente Sansa Stark, la plus haute dame du Nord, n'a même pas trouvé de cavalier pour le plus grand bal du Nord, alors que ses dames de compagnies les enchaînent avec aisance ? Mais que diraient donc les dames de Port-Réal si elles savaient ? Ou même de Blancport ? Nous devrions peut-être demander son avis à lady Wynafryd ?
Il cessa très vite ses petites taquineries quand il constata qu’elle les prenait beaucoup plus à cœur qu’il ne l’avait prévu et qu’elle ne cachait même plus sa peine. Sa réaction lui confirma également que c’était bien le fait qu’elle n’avait aucun cavalier qui la rendait si soucieuse et triste.
- Pourquoi ? demanda-t-il donc, bien qu’il se rendit compte au regard de sa sœur qu’elle n’avait pas compris ce qu’il demandait.
- Pourquoi quoi ?
- Pourquoi tu n'en as pas ? J'ai vu des garçons t'approcher auparavant.
L’incertitude qui régnait dans les yeux de Sansa lui indiquait qu’elle doutait de ses intentions et pesait le pour et le contre de lui répondre honnêtement. Il soupçonnait néanmoins déjà la nature de ses soucis, car les attentes élevées de lady Catelyn et la pression qu’elle s’infligeait pour y répondre n’était pas un sujet qui lui était étranger.
Le fait qu’elle ne soit pas à l’instant en train de danser au milieu des courtisans avec de jeunes héritiers devait lui apparaître comme une absolue déception.
- Tu peux me le dire, je ne me moquerais pas, je te le jure.
- Tu me le jure vraiment ?
- Promis juré, sur l'Arbre Cœur.
Sa promesse sembla rassurer Sansa, aussi la sentit-elle moins sur ses gardes qu’avant.
- Je les ai refusés… je crois.
Elle croyait ? Il avait bien entendu, mais il avait bien peur de ne pas comprendre. Sa confusion devait être apparente sur son visage, puisqu’elle se répéta avec un peu plus d’énergie et approfondit son explication.
- Je n’ai pas répondu aux invitations à danser de sire Raymun Ryswell et de sire Brandon Tallhart.
- Alors… tu les as refusés parce que tu étais timide ?
Sansa acquiesça suite à quelques secondes d’hésitation.
- Et non pas parce tu les trouvais moches, nous sommes d’accord ?
Le doux rire que sa plaisanterie suscita chez sa sœur l’apaisa ; la situation n’était pas aussi terrible qu’il l’avait initialement pensé. Il s’avérait juste que Sansa fût Sansa, mue par ses contradictions comme c’était le cas pour tout un chacun. Quand elle revint au calme, l’expression lui donna l’impression qu’elle relativisait. Lui parler avait dû lui faire un peu de bien et la sortir de cette inhabituelle solitude.
- Aucun autre garçon n’est venu me courtiser après cela…
Elle laissa sa phrase en suspend mais elle n’avait de toute manière pas vraiment besoin d’en dire plus. La situation était déjà assez claire pour lui.
- Tu n’as pas été très maline, constata-t-il sciemment. « En les refusant l’un après l’autre, tu as dû décourager tous les autres. »
Naturellement, la conclusion qu’aucun garçon ne l’approcherait peut-être plus de la nuit vint aussitôt à sa sœur, à en juger la relative détresse dans ses yeux.
- Mais que puis-je faire pour l’arranger ? Il serait inconvenant et grossier de faire le premier pas, je ne veux pas faire honte à Mère… Et que faire si mes pieds se prennent dans ma robe ? Je ne me suis pas préparée à de telles danses, je risquerais de m’embarrasser devant toute la cour… Père serait atterré…
- Sansa, tu t’inquiètes bien trop, l’arrêta-t-il finalement.
Elle n’avait pas l’air d’accord, mais c’était attendu.
- Et pourtant je suis toute seule ici alors que Jeyne danse.
- C’est vrai, mais la soirée n’est pas finie.
Elle resta silencieuse pendant quelques secondes, à observer les gens qui dansaient devant eux. Il se demandait ce qu’elle pouvait bien penser et s’apprêtait à le lui demander quand elle reprit finalement la parole.
- Je suis la fille aînée de la maison Stark, commença-t-elle tandis que le ton de sa voix se fit progressivement dédaigneux et dépité. « Je devrais être aussi pure et immaculée que la Jouvencelle, être un modèle pour toutes les autres damoiselles de ce bal, et tous les garçons du Nord devraient me courtiser dans l’espoir d’une danse. Je n’ai pas le droit à l’erreur, Jon… »
- Tu fais une erreur en ce moment même, lui déclara-t-il aussitôt, avant d’enchaîner rapidement pour ne pas qu’elle le coupe. « En toute décence, personne dans cette pièce ne peut attendre de toi que tu sois une parfaite dame, tu sais ? Certainement pas lady Catelyn et encore moins Père. »
- Et comment le saurais-tu ?
- Parce que la perfection n’est pas humaine et que seuls les dieux sont parfaits. Je suis sûr que même les êtres illustres de jadis comme les seigneurs dragons de Valyria ou les Enfants de la Forêt avaient leurs défauts.
- Vieille Nan n’a de cesse de dire que nous descendons des Enfants de la Forêt…
- Vieille Nan dit beaucoup de choses… mais jusqu’à preuve du contraire, notre peau n’est pas faite d’écorce et nous ne sommes pas couverts de feuilles.
Le petit gloussement que la Stark ne parvint pas à contenir lui prouva qu’elle n’était pas insensible à ce qu’il disait. Le sourire qui resta tissés sur ses lèvres et l’expression plus légère qu’elle arbora par la suite lui indiquèrent qu’elle était parvenue à se détendre, en dépit des angoisses dont elle avait été victime. Un soulagement.
Les minutes qui suivirent s’écoulèrent dans le calme, la longue balade mélodieuse que chantaient les bardes accompagnant les danses des courtisans et rythmant la fêtes et les rires. Çà et là, partout, pas un seul endroit ne voyait se dérouler d’incroyables scènes, rencontres aussi uniques qu’inédites. C’était peut-être durant ce genre de fête que l’intérêt du trône d’Hiver prenait tout son sens, ou alors ne l’avait-il jamais vraiment remarqué auparavant ; mais d’ici, en léger surplomb devant cette grande salle en forme de fosse, la diversité du Nord n’était jamais apparue plus fascinante et authentique.
Mais en contrepartie, la position privilégiée que conférait ce piédestal royal le fit se sentir si conscient de sa solitude qu’il comprit aussitôt pourquoi Sansa s’était sentie si triste. C’était peut-être cela, plus que tout autre chose, qui le poussa à agir ; ceci, et le fait que la chanson qui était jouée parvint entretemps à son terme.
Il se leva alors et se tint devant sa petite sœur, à laquelle il adressa un sourire complice.
- Lady Stark, m’accorderez-vous votre prochaine danse ?
Elle lui adressa un regard pétri d’incertitude et demeura muette. Son regard bleu passait de ses yeux indigo, à la main qu’il lui tendait, à la foule dans son dos. Une partie des courtisans prenant place parmi les danseurs tandis que d’autres s’éloignaient. Robb se percevait dans la foule alors qu’il discutait dans l’attente de la prochaine chanson, Lyra Mormont à son bras et entouré d’une poignée de jeunes héritiers et de leurs cavalières. Notamment ceux-là même que Sansa avait refusé auparavant.
- Tout ce qu’il te faut, c’est une première danse, Sansa, continua-t-il avec bienveillance. « Ils tomberont tous sous ton charme dès qu’ils te verront danser. Fais-moi confiance. »
Il n’en fallut pas plus pour qu’elle dépose sa petite main dans la sienne. L’instant suivant, ils les amenaient tous deux au centre de la salle du trône, exposés à la vue de tous, auprès de leur frère aîné et de tous les autres. Et tout cela juste à temps, car la mélodie qui retentit dans la pièce sonna la reprise.
Un grand sourire ravi prit durablement place sur le visage de Sansa bien assez vite, la lumière des torches enflammées venant illuminer sa chevelure cuivrée. Au son des chants, à la mélodie des flûtes, des violes et des cornemuses, et tandis qu’ils tournaient l’un avec l’autre dans cette vive danse valsée, elle se métamorphosa tel un papillon sous le soleil. Il lui vint finalement le constat à l’écoute de ses rires fluets que les peurs qui l’avaient jusqu’alors saisie s’étaient dissipées comme si elles n’avaient jamais existé.
Aux rires de Sansa faisaient écho ceux de Robb et Lyra qui dansaient à quelques pieds, la chevelure rousse de son frère rivalisant de reflet avec celle de leur sœur cadette. Bran n‘était pas loin non plus, son attitude réticente ayant depuis longtemps laissé place à une attitude enjouée et juvénile, une qu’il partageait avec sa cavalière Dustin. Arya mise à part, et Rickon également du fait de son âge, ils étaient tous là en ce même lieu, au rythme de la musique et aux yeux de tous, les enfants du Nord, à se mouvoir sous le poids des regards de la cour de Winterfell.
Ce fut à cette instant, et tandis qu’il s’intéressait à ce qui se passait autour d’eux, que Jon se rendit compte qu’il avait eu raison.
- Les gens commencent à nous regarder, l’informa-t-il dans un murmure.
Elle était charmante, sa petite sœur, et c’était bien naturel que les gens la remarque. Surtout maintenant, aussi rayonnante qu’elle était, au milieu de cette cour qui couvrait leur maison de tant de faveurs. Elle cessa toutefois de rire et regarda tout comme lui leurs alentours. Çà et là, les seigneurs du Nord n’avaient d’yeux que pour eux, pour ses frères, pour leur sœur, peut-être même pour lui-même, exposés comme ils l’étaient, sur les dalles princières de l’Hiver.
La timidité juvénile de sa cadette sembla rejaillir rapidement, à en juger ses pas soudainement maladroits. Pourtant, ni sa défaillance éphémère ni son apparent embarras n’eurent raison de son air épanoui. C’était à cela que Jon savait que sa sœur aimait danser plus que ce ne serait jamais son cas ; son enthousiasme était tout bonnement insatiable.
Pris comme ils furent au cours de cette danse, la fin de la chanson arriva plus vite qu’ils ne le pensaient. Comme les multiples fois précédentes, de nombreux échanges s’effectuèrent entre les courtisans, certains échangeant cavaliers et cavalières, et d’autres quittant l’aire de danse. Naturellement, le temps arriva pour lui de laisser aller sa sœur. Incertaine, elle avait comme lui remarqué ses potentiels prétendants qui patientaient sur les côtés et les observaient. Il partagea un regard complice avec elle et la lâcha finalement.
- Il est temps d’aller te trouver un meilleur cavalier que moi, lui souffla-t-il.
- Tu ne restes pas ? demanda-t-elle.
Il lui répondit par un hochement négatif de la tête. Il n’avait pas compté sur le fait de rester ici, il serait d’ailleurs parti depuis longtemps si ça n’avait pas été pour elle.
- Oh, vous ne comptez pas rester parmi nous, lord Jon ?
C’était la voix cristalline d’une femme juste à côté d’eux qui s’était entendue et se tournant, Jon croisa le regard clair et attentif de lady Wynafryd Manderly. Elle se tenait là, au bras de celui qui avait été jusque-là son cavalier le plus récent : le jeune Raymun Ryswell. Il comprit vite que l’une comme l’autre espéraient procéder à un échange de partenaire. Il aurait été mal avisé pour lui comme pour Sansa de refuser cet éminent duo, aussi s’empressèrent-il de répondre à leurs attentes.
- Je pourrais peut-être… rester un peu plus longtemps, si lord Raymun me faisait l’honneur de prendre ma sœur pour cavalière pour la prochaine danse et me cédait… la vôtre. Si cela vous convient.
- Mais cela me convient, monseigneur, lui répondit tout sourire la Manderly.
Il sembla que cela convenait également à Raymun Ryswell, puisqu’il invita aussitôt Sansa d’une main tendue, le grand sourire plein d’espoir sur son visage lui rappelant Ser Mark ; Raymun ressemblait assurément à son oncle. Et tandis que le futur seigneur des Rus emmenait sa sœur, la musique reprit au même moment sans que Jon ne puisse rien y faire.
Ne boudant aucunement son contact, celle-ci s’était invitée dans son espace personnel avant même qu’il ne soit vraiment prêt, et à un point tel qu’il portait presque à confusion ; elle était proche, beaucoup trop proche. Ayant donc posé sa main droite contre la hanche de la Manderly et ayant pris l’une de ses mains dans la sienne, il se retrouva ainsi entraîné, contraint d’imiter tous les autres courtisans afin de ne pas s’embarrasser devant la cour, et contre cette fille de deux ans son aînée ; une femme plutôt qu’une fille en vérité. La femme la plus convoitée du Nord.
Ce n’était pas comme avec Alys qui restait encore un peu juvénile, ou Sansa qui l’était totalement, et avec lesquelles il s’était senti en contrôle. S’il pouvait résumer son impression, c’était que lady Wynafryd semblait débordante, à défaut d’un meilleur terme. Du toucher jusqu’à l’odeur, en passant par la vue, elle faisait simplement déborder tous ses sens. Si elle lui avait déjà paru belle de loin, c’était sans pareil de près. Quant à l’odeur parfumée de ses cheveux, elle lui monta même à la tête, lui rappelant qu’il n’était pas encore tout à fait sobre… Etait-ce une odeur de cannelle ou d’amande ? Elle sentait bon.
Mais c’était le toucher qui s’avéra être le plus embarrassant, ce toucher de soie de sa main dans la sienne et ce toucher voluptueux de son corps contre le sien alors qu’ils tournaient, surtout quand il ne parvint tout bonnement plus à ignorer les volumineux attraits de la Manderly qui faisaient poids contre son torse. Elle en jouait, il le savait, il en était sûr, car le regard rieur et turquoise qu’elle lui adressait était trop peu innocent pour qu’elle ne soupçonne pas l’effet qu’elle avait sur lui. Elle avait de très beaux yeux.
Et tout cela participa à le rendre nerveux.
- Pour un aussi bon danseur, je ne vous ai pas beaucoup vu danser de la soirée, lord Jon, prononça-t-elle alors contre toute attente.
Pris de court, il ne sut que répondre et resta un temps muet et indécis. Pourtant, elle se montrait patiente ; une fille comme Lyra Mormont l’aurait ouvertement châtié et charrié dans tous les sens.
- Vous me flattez, lady Manderly, mais je ne suis pas aussi bon danseur que vous le dites.
- Permettez-moi d’en juger, lui répondit-elle avec légèreté, avant de reprendre dans la foulée. « Par ailleurs, je vous en prie, appelez-moi lady Wynafryd. Je ne suis pas tellement plus âgée que vous, et je ne suis pas la dame de Blancport. Du moins pas encore. »
- Et je ne suis pas seigneur, en dépit des titres de courtoisie que l’on m’accorde.
Il regretta aussitôt d’avoir répondu sans réfléchir. Mais pour une raison qu’il ignorait, plutôt que de lui tenir rigueur de son ton grincheux, Wynafryd poursuivit comme si de rien était.
- Vous ne l'êtes pas ? N'êtes-vous pas censé hériter de la seigneurie de Peyredragon ?
Il la regarda avec hésitation. Le ton avenant et imperturbable de la jeune femme ainsi que la douceur de sa voix lui furent autant de signes perturbants qu’apaisants. Il ne savait même pas ce qu’elle voulait… Devait-il répondre sincèrement ?
- Précisément, madame, je suis censé en hériter… mais ce sera au bon vouloir du roi. Rien n’est encore acquis.
- La maison Stark ne garde-t-elle pas Peyredragon au nom de la couronne depuis quatorze ans ?
- C’est le cas, lady Wynafryd.
- Et bien si c’est le cas, alors vous êtes un seigneur et moi une dame.
Elle ne l’avait même pas laissé finir, mais il estima que c’était mieux ainsi. Livrer à haute voix ses inquiétudes à celle qui était amenée à hériter du fief le plus puissant du Nord dans le futur n’était pas une bonne idée. Arthur le critiquerait sans l’ombre d’un doute pour sa langue trop pendue. Et peut-être même bien que Père irait lui aussi de son sermon, cette fois.
- Et vous n’avez toujours pas répondu à ma remarque, monseigneur, reprit-elle en accentuant avec amusement sur le dernier mot. « Pourquoi vous présenter avec tant de parcimonie ? Cette fête est pourtant une si belle occasion de montrer à la cour entière le preux chevalier de ce matin. »
- Vous me flattez de nouveau, madame. C’est inutile, je vous l'assure…
- Je suis sincère, le coupa-t-elle sur un ton sans appel, ce qui lui parut très paradoxal du fait de son humeur avenante. Il y avait quelque chose de prédateur chez elle, même si elle le dissimulait bien. « Vous l'ignorez peut-être, mais beaucoup se sont fascinés pour vos performances au cours de la journée. Ils disent que Ser Arthur Dayne serait votre maître d’arme attitré et qu’il vous a pris en tant qu’écuyer, est-ce vrai ? »
- Il n’est pas vraiment mon maître d’arme attitré, mais je suis bien son écuyer… lui répondit-il avec prudence. « Sachez qu’Arthur Dayne est mon oncle. C’est une tradition dans notre famille que les aînés forment leurs cadets aux armes dès leur plus jeune âge. »
- C’est ce que Ser Arthur a fait avec vous ?
- Depuis mes six ans, lui révéla-t-il dans un acquiescement.
Les yeux turquoise de sa cavalière s’animèrent de fascination à sa confirmation.
- Ainsi, tout s'explique… C’est la raison pour laquelle vous êtes parvenu à mettre à terre cette brute de Benfred Tallhart avec tant d’aisance.
Il n’aurait pas dit avec tant d’aisance. Faire face à Benfred Tallhart avait été une véritable épreuve. Certes, il avait été dominant tout au long de l’échange, mais il n’aurait suffi que d’une erreur pour faillir devant tous ; par ailleurs, vaincre son adversaire n’avait rien eu d’une victoire.
- N'êtes-vous pas satisfait de votre victoire… ?
Lady Wynafryd avait posé sa question avec hésitation, ce qui était compréhensible étant donné son silence. Il ne devait pas donner une impression des plus charmantes. D’ailleurs, ses sœurs l’appelaient le grincheux dans ce genre de moment. Sa cavalière était intelligente et elle mit très vite le doigt sur le problème. Beaucoup trop vite à son goût.
- Est-ce le fait qu'il vous ait insulté devant tout le monde qui vous rend si amer ? demanda-t-elle alors, mais c’était une question rhétorique et il était assez sûr qu’ils s’en doutaient tous les deux. « Le fait que votre père l’ait banni de Winterfell ne vous satisfait-il pas ? »
- Bien sûr que non, réfuta-t-il sans attendre.
Comme s’il pouvait répondre autre chose, comme s’il pouvait ouvertement admettre qu’il s’en était réjoui. Car Père avait banni Benfred au cours de la journée et devant une grande partie de la cour. Jon n’avait en premier lieu rien su de tout cela ; il s’était trouvé en bibliothèque lors des faits. La jubilation avait très vite laissé place au regret en apprenant que Ser Helman avait préféré raccompagner son fils héritier dans leur fief, laissant femme, enfants et maisonnée au château.
Beaucoup avaient fait circuler nombre de rumeurs et chacun y était allé de sa touche personnelle pour colporter l’événement à l’origine d’une telle sanction. Mais c’était bien la mine soucieuse de Père qui avait achevé de le faire se sentir mesquin et coupable.
- J'ai de la peine pour Ser Helman, c'est un homme bon et honorable, continua-t-il bien qu’il ne préféra pas regarder sa cavalière dans les yeux. « Ni lui ni sa maison ne méritaient une telle humiliation. »
- Tandis que vous méritiez la vôtre ?
- Ce n'est pas ce que j'ai dit…
Cette fois, il regarda dans les yeux de Wynafryd. Il craignait par ses intonations sceptique de paraître discourtois, mais encore une fois elle ne semblait ni vexée ni indisposée d’aucune manière. Elle réfléchissait.
- Ce n'est pas ce que vous avez dit, mais c'est ce que l'on comprend, dit-elle enfin. « En vous insultant de cette odieuse manière devant toute la cour, c’est l’honneur de votre maison que Benfred Tallhart a entaché. De fait, il était naturel que votre Père sévisse. C’est le contraire qui aurait été regrettable. »
Mais en se faisant, Père se privait durablement du soutien du futur maître de Quart-Torrhen.
- J'aurais préféré que nous n'en arrivions pas là, admit-il. « Même pour tout le mépris qu’il m’inspire. »
- Et c’est à cela que l’on voit que vous êtes meilleur que lui. Il pense que la noblesse ne réside uniquement que dans le sang, alors qu’elle réside aussi dans l’âme. Et lui ne l’a ni dans l’un ni dans l’autre.
La conclusion de sa cavalière le fit sourire.
Ils ne dirent plus rien ensuite et se contentèrent pour un temps de suivre la musique.
Celle-ci passa beaucoup plus vite qu’il ne le pensait, tandis qu’il dansait en harmonie avec cette intrigante damoiselle. Il ne savait même pas pourquoi elle lui avait accordé autant de temps. Elle était destinée à son frère, c’était bien connu. Qui d’autre pourrait-il épouser dans le Nord à part elle ? Et c’était pourtant avec lui qu’elle dansait, lui le bâtard qui était resté en marge du bal. Lui le puîné, à l’héritage aussi hasardeux que la lignée.
Ils dansèrent de longues minutes supplémentaires dans ce même silence, la longue robe turquoise de sa cavalière flottant à leurs mouvements. D’autres s’arrêtèrent et d’autres changèrent de partenaires, mais elle resta à son bras et le maintint lui par la même occasion au sein de cette fête, pour cette même obscure raison qu’il ne parvenait pas à deviner ; et qu’il cessa au final d’essayer de dévoiler. Lady Wynafryd avait ses secrets tout comme il avait les siens.
Et ils continuèrent ainsi jusqu’à ce que la musique cesse et qu’ils s’éloignent en tandem de l’aire de danse à l’annonce d’un entracte. Il en avait assez et elle aussi. Elle se tourna finalement vers lui et brisa le silence qu’ils avaient conjointement établi.
- Poursuivrez-vous finalement le bal avec nous ? Ou resterez-vous ce loup mystérieux et sombre qui se cache derrière sa colonne en pierre et qui laisse les damoiselles en proie à leur curiosité ?
Elle avait formulé sa question d’une manière très taquine mais elle n’en demeurait pas moins une vraie question. L’espace d’un instant, si tant était qu’elle voulait sincèrement qu’il reste, il pensa même à lui répondre par l’affirmative.
Mais l’air grisant de la fête ne bouleversait plus ses sens et les armoiries des Karstark et des Corbois qui siégeaient non loin de celles des Manderly le ramenèrent à la réalité. Aussi gentille pouvait-elle être, il ne s’était agi que d’un interlude. Juste un long interlude.
- Merci, lady Wynafryd, mais je ne suis pas aussi féru de danses que vous le pensez et la solitude me sied davantage.
- Quel dommage.
Ce fut tout ce qu’elle répondit, cet étrange sourire sur le visage. Ils se saluèrent et il lui baisa la main avec révérence.
L’instant d’après, ils se séparèrent et il l’observa s’en retourner vers les siens ; près de sa sœur, de leur mère, de leurs courtisans et de leur cousin. Il ne chercha même pas à croiser le regard du Corbois ; l’instant même où il aperçut sa silhouette et son pourpoint orangé, il s’en retourna vers le fond de la salle et à la solitude qu’il pensait être son répit.
Robb dansait toujours avec Lyra Mormont à son bras et Sansa n’avait pas non plus quitté la compagnie de Raymun Ryswell. Bien qu’ils ne dansaient plus, Bran et Lyarra étaient également toujours ensemble eux aussi, attablés auprès des parents de la seconde et discutant avec de nombreux autres courtisans ; les Cerwyn, les Ardoise, mais aussi des Flint et des Ryswell. Oncle Benjen était parmi eux et semblait narrer un palpitant récit si les regards fascinés de son petit frère, de sa dame et de leurs voisins étaient indicateurs.
Isolé et seul avec lui-même, le loup solitaire qu’il était se rendit compte que cette liberté renouvelée ne lui apporta pourtant pas la délivrance qu’il avait espérée, car à l’écart derrière sa colonne en pierre, toutes les affres d’être laissé en marge des siens lui apparurent de nouveau. Et il ne les apprécia pas plus maintenant qu’il ne les avait appréciées avant.
Mais de toutes, c’était bien l’idée d’apercevoir à nouveau Alys danser au bras d’un autre qui le fit se lever, son humeur épanouie issue de ses danses avec Sansa et Wynafryd déjà dissipée et loin derrière lui. Cette fois, néanmoins, nulle sœur à aider et nulle dame curieuse n’apparurent pour le retenir, aussi quitta-t-il la grande salle par les portes arrières menant vers les étages et les balcons, certain qu’il n’y croiserait nul intrus. Voici que son tour de danse se finissait.
Il mit moins d’une minute à rejoindre l’étage, gravissant une à une les grosses marches de pierre de l’escalier en colimaçon. Les lieux étaient beaucoup plus sombres ici, les seuls éclairages étant les torches de la salle du trône. On apercevait par-dessus le rebord du balcon intérieur les nombreux convives danser en contrebas, et comme il s’y attendait, personne ne se trouvait ici, pas même un garde. Il n’eut aucune envie de s’y attarder lui non plus et préféra emprunter la poterne en bois de fer qui menait vers les autres balcons, ceux de l’extérieur.
La fraicheur de la nuit remplaça bientôt l’air chaud et étouffant du château et il l’accueillit telle une bénédiction des Anciens Dieux. Inspirant un grand bol d’air, il sentit la brise souffler dans ses cheveux, venant assécher ses yeux humides. C’était sûrement lors ce genre de moment spécifique que l’on se rendait véritablement compte à quel point la chaleur accumulée des foyers, des corps et de la fête pouvait monter à la tête. Mais il était peut-être sûrement le seul dans ce château à s’extraire des mondanités pour préférer l’isolement d’un balcon.
Ou alors le pensa-t-il jusqu’à ce moment, lorsque le grincement des gonds de fer de la porte en bois du balcon se fit entendre. Son attention se détourna aussitôt du lointain nocturne et il se concentra sur l’inopportun venu le déranger.
Il aurait préféré toute autre personne aux deux importuns qui se présentèrent devant lui.
- On ne profite pas de la soirée, Snow ?
C’était Eddard Karstark qui venait de parler, sa voix d’homme presque fait jaillissant du silence.
Le Karstark passa le seuil du balcon, vite imité de son cadet Torrhen. Ils investirent le balcon, repoussant la porte derrière eux. Il leur fit face sans attendre. Il se doutait déjà de la raison de leur présence ; ils ne l’auraient pas suivi jusqu’ici pour parler des étoiles. Il n’eut aucun mal à repérer le mépris qui luisait dans leurs yeux gris-bleu, tout comme il y repéra la colère.
- Qu’as-tu osé dire à notre sœur pour qu’elle parte en pleurs du banquet ? continua l’aîné, vite suivi du cadet.
- Dis-nous ce qu’on veut savoir, Snow ! Dis-nous ce que tu lui as fait !
- Je ne vois même pas de quoi vous parlez, leur répondit-il d’un ton sec.
Il ne savait même pas qu’Alys avait quitté le banquet après leur danse. Qu’y pouvait-il, par ailleurs ? Comment pouvaient-ils même en venir à la conclusion qu’il était fautif ?
- Tu ne vois pas ? Arrête de jouer aux innocents ! s’énerva Eddard Karstark. « Tout le monde t’a vu danser avec elle tout à l'heure. Alors réponds ! Qu'est-ce que tu lui as dit ? »
- Je ne lui ai rien dit.
Son intonation circonspecte déplut évidemment aux deux cadets de lord Rickard. Pas qu’il s’en voyait navré. Le mépris qu’ils lui portaient, il le réciproquait bien volontiers.
- Réponds, par les dieux !
- Nous n'avons fait que danser, il ne s'est rien passé d'autre, rétorqua-t-il avec dédain tout en le regardant dans les yeux. « Et même si je lui avais dit quelque chose, ça ne vous regarde pas. »
- Menteur !
Il aurait juré qu’on aurait pu entendre l’égosillement de Torrhen Karstark jusque dans la cour pavée de la citadelle. Eddard Karstark retint toutefois son cadet de faire quoi que ce soit d’autre que : il avait entravé son chemin d’un bras tendu.
- Tu as un sacré culot, Snow, reprit l’aîné. « Mais je te préviens, tu vas arrêter de tourner autour d'elle. Elle a déjà trop souffert par ta faute, et il n’est pas question que tu mettes en péril ses fiançailles une seconde fois. »
- Sinon quoi ?
- Sinon je te fais passer par-dessus le balcon, Snow, que les dieux m’en soient témoins !
Le beuglement de Torrhen Karstark fit écho dans la nuit. Si la réalisation de ce qu’il avait dit lui vint après coup, le Karstark n’en démordit clairement pas et garda sa posture agressive. Jon le défia du regard et montra qu’il ne donnerait pas satisfaction à leurs exigences hypocrites comme un couard qui cédait à la moindre menace. Il n’avait pas peur.
- Ne te fais pas d’illusion, Snow, continua Eddard. « Notre père ne te laissera jamais souiller notre lignée de ton engeance. Alys mérite mille fois mieux qu’un bâtard. »
- Mon frère n’est pas un bâtard !
La voix de Robb avait fendu l’air, aussi claire que la lumière de la lune dans le ciel de la nuit.
Il venait de pousser la porte, imposant sa présence sur le seuil du balcon. Ses yeux bleus étaient remplis d’une fureur telle que Jon leur avait rarement vue. Surpris par son intrusion, les deux frères Karstark se retournèrent vers leur futur seigneur suzerain, des expressions mitigées et surprises sur le visage.
- Ça ne te concerne pas, Robb Stark ! Mêle-toi de ce qui te regarde !
- Ça ne me concerne pas, dis-tu ? Comment oses-tu t’adresser à moi de la sorte ? Et tu oses me répondre ? Sais-tu seulement à qui tu t’adresses, Torrhen Karstark ?
La voix de Robb étaient allées grandissantes, de plus en plus véhémente. Si Torrhen pensaient que Robb attendait de lui qu’il réponde, il se méprenait lourdement, car la seconde même où il ouvrit la bouche, Robb le devança.
- Epargne-moi ta salive, sinon que les dieux me maudissent, car c’est moi que te ferait passer par-dessus le balcon !
En dépit de son regard indigné et de la grimace outragée qui étirait son visage barbu, Torrhen n’osa pas lui répondre. Eddard semblait quant à lui à la fois scandalisé et inquiet. Contrairement à son frère, il semblait réaliser qu’ils faisaient face à l’héritier de leur seigneur lige.
- Vous insultez et menacez mon frère, sous mes yeux ! Dans la demeure de mon père ! Réalisez-vous seulement la gravité de votre acte ? Vous savez ce qui est arrivé à Benfred Tallhart, imaginez ce que vous pouvez encourir !
- Lord Robb–…
- Silence ! s’écria Robb, coupant Eddard Karstark sans attendre.
Et le silence fut ; pour un temps.
Jusqu’à ce que Robb le brise de nouveau, à sa convenance.
- Vous ne reparaîtrez devant mes yeux. Jusqu’à ce que votre père ne s’en retourne dans son fief avec votre maisonnée, je ne vous verrais plus nulle part. Et que les dieux aient pitié de vous si je vous aperçois de nouveau en présence de mon frère. Maintenant, partez !
Jon observa les deux Karstark quitter les lieux, ce même air vindicatif toujours placardé sur leur visage. Pourtant, ils ne manifestèrent verbalement leur désaccord à aucun moment et la lourde porte en bois de fer claqua dans ses gonds à leur passage.
Dès lors, seul le souffle du vent du Nord s’en vint perturber le silence, lourd comme du plomb.
Pourtant, leur départ ne le soulagea en rien. Il ne fit qu’ajouter à sa rancœur déjà si forte l’incompréhension de cet énième point de suspend. Encore et toujours ce suspend conformiste avant que la situation ne vire au drame, comme si elle n’avait pas déjà chaviré.
Comme si les dégâts n’étaient pas déjà faits.
- Pourquoi ?
Robb s’était retourné vers lui, le visage couvert d’une expression qu’il ne lui avait jamais vu. Son regard était terriblement accusateur mais aussi terriblement triste, c’était un mélange incompréhensible et tout aussi chaotique.
- Pourquoi les laisses-tu te parler de la sorte ? Qu’est-ce qui ne va pas chez toi ?
- Tu demandes vraiment ça ?
- Bien sûr que je demande ! Au nom des dieux, Jon, où est passé ton orgueil ? Aurais-tu même eu la décence de te défendre s’ils t’avaient attaqué ?
- La décence… ? répéta-t-il dans un murmure.
L’indignation lui vint au sang aussitôt. C’était à croire que Robb lui reprochait le fait de se faire insulter. Des reproches, toujours des reproches, sans cesse des reproches ! Cette première le plongea dans un intense désarroi. Et puis ensuite la colère, toujours elle, toujours là, brûlante, bouillante, depuis le début.
- Tu n’es qu’un imbécile, Robb. Tu n’y comprends rien. Je ne voulais pas danser avec Alys, je ne voulais danser avec personne, mais tu ne m’as pas écouté. C’est à cause de toi qu’ils sont là. Tout est de ta faute ! Toi et Arthur vous n’êtes que des idiots imbus de vous-même, vous vous fichez pas mal de ce que je ressens, mais de vous deux, tu es le pire !
La confusion et la surprise visibles sur le visage de son frère ne l’énervèrent que plus.
- Tu crois que tout est simple, mais tu ne sais pas ce que c’est que d’être né bâtard. Tu n’imagines même pas toutes les brimades, toutes les insultes, toutes les moqueries, tout le mépris. Pour toi, tout n’est qu’affaire de décence ou d’orgueil ! Mais que peut bien valoir l’orgueil d’un bâtard ? Tu as toujours tout ignoré et tu n’as jamais rien compris. Mais comment pourrais-tu y comprendre quelque chose de toute manière, hein ? Tu as toujours tout eu, c’est toi le digne héritier, c’est toi le bien-né, tout le monde se pâme devant toi, tout le monde t’acclame, à toi la noblesse, à moi la bâtardise. Tu ne sais pas ce que c’est que de te faire marcher dessus toute ta vie et te faire refuser la fille que tu aimes pour ta seule naissance. Je suis né du vice, je suis né sans mère, et la tienne me hait pour cette seule raison ! Tout comme les Karstark, tout comme la moitié des gens que je croise, mais ça en revanche ça ne te touche pas ! Nous n’avons pas la même mère, nous ne sommes pas de la même engeance, nous n’avons pas le même nom et visiblement tu ne sais même pas qui je suis, alors épargne-moi ta condescendance, épargne-moi tes faux-semblants et ta compassion malvenue, et surtout arrête de m’appeler frère car tu n’es pas comme moi !
Il ne contrôlait plus son cœur. Il ne contrôlait même plus ses cris. Il ne contrôlait en vérité plus rien. Le souffle vint à lui manquer et il sentit les larmes lui monter aux yeux. Devant lui, médusé, défait, figé et pâle, Robb regardait à moitié ses pieds. Dans le chaos de ses émotions émergea progressivement la culpabilité de lui avoir hurlé de telles choses. La honte poignit à son tour, se mêlant à sa colère et lui provoquant encore cette sensation d’écœurement, qui fut bientôt d’une intensité telle qu’elle devint insupportable.
Il n’attendit dès lors plus que son frère déconcerté se remette de sa terrible diatribe et prit la fuite, aussi vite qu’il put, aussi vite que les escaliers, les couloirs et les gens le lui permirent.
Il se retrouva à l’extérieur du donjon en quelques minutes, puis à l’extérieur de la citadelle, dans les basse-cours bondées de monde où la fête battait son plein, des milliers de gens partout dansant, chantant, et ripaillant. De peur d’être reconnu et d’être vite submergé, il traversa aussi vite et discrètement qu’il put cet océan de corps, cachant sa mèche argentée de la main et rasant les murs quand il pouvait. Les odeurs intenses et entremêlées des feux de bois, de la viande et de la sueur lui provoquèrent des haut-le-cœur et le vacarme profond de la musique et de ces milliers de voix des vertiges, et il n’aspira dès lors plus qu’à la paix et au silence.
Il les trouva peu après dans la cour nord, à l’ombre la grande tour foudroyée et de la lune, près des cimetières et de l’entrée des cryptes ; là où il était sûr que personne ne trainerait en cette nuit de fête. Les seuls êtres vivant en ces lieux étaient les fantômes et les freux.
Il sentit au cours de la nuit quelques rares larmes tracer de chauds sillons le long de ses joues, mais il n’eut pas cette fameuse décence de venir les essuyer. Il préféra rester immobile, les bras ballants, étendu sur l’herbe sèche mais froide des tertres de la cour nord. Seuls les fantômes et les freux le verraient ici, et ils n’étaient pas très bavards en matière de décence ou d’orgueil.
Au-dessus de lui, le Dragon de Glace régnait dans les cieux et traçait son chemin de titan au travers des ténèbres, se défiant de toutes les autres constellations et s’en allant en solitaire éternel vers le grand nord, lointain et mythique. Il aurait souhaité être aussi libre que lui.
S’il avait été un dragon, il se serait envolé par-dessus les terres et les mers et se serait enfui loin, si loin qu’aucun n’aurait jamais été en mesure de le suivre. Il aurait emporté Alys dans les nuages et il n’y aurait alors pas eu un seul homme en ce bas-monde assez courageux pour s’y opposer. Mais ce n’était qu’un fantasme, aussi vain et vague que cette vision récurrente qui occupait ses rêves, celle du dragon blanc strié de rouge qu’il incarnait parfois, volant sous un ciel d’éclipse.
Courtisant le sommeil, il perdit au final la trace du temps sous les étoiles, la voute céleste scintillant de mille feux, parcourue des lumières du nord, véritables nuées de cristal. Vieille Nan disait souvent qu’il s’agissait des âmes des Premiers Hommes qui dansaient dans les cieux comme les mortels ici-bas, mais pour l’éternité. Sa mère aussi devait certainement en être, quelque part au fond des ténèbres, près du Dragon de Glace, à l’observer.
Les bruits soudains d’ébrouements équestres et des sabots dans le gravier le firent émerger de ses songes et il se redressa en un instant. C’était Arthur qui approchait, ce qui l’obligea à se lever précipitamment et à essuyer les quelques traces de larmes sèches sur ses joues.
Son oncle tenait par la bride deux chevaux sellés que Jon n’eut absolument aucun mal à reconnaître. Le premier n’était nul autre qu’Escarbille, le coursier d’Arthur, mais ce fut bien la vue du second qui lui arracha un sourire. Hiver était toujours aussi beau à voir et il n’était rien qu’à lui.
Il s’approcha de son cheval dans le silence, atteignit son museau en quelques pas et le caressa sans attendre. Hiver était très heureux de le voir, il le sentait clairement au fond de lui de la même manière qu’avec Gobeur. Son oncle lui tendit la bride de sa monture peu après sans dire mot et s’en retourna à son propre cheval, tandis que Jon le regarda avec curiosité. Le chevalier ajusta ses étriers et les fourreaux de sa selle, du plus gros desquels il aperçut le pommeau étoilé caractéristique d’Aube. Puis il s’installa d’un bon agile sur Escarbille.
- En selle, chevalier, dit-il simplement.
Sans même attendre sa réponse, il éperonna les flancs de son cheval et s’élança en direction de la porte Nord.
Observant son oncle s’éloigner, Jon s’exécuta finalement quelques secondes après. Il se hissa comme il put sur la selle d’Hiver et passa ses pieds dans ses étriers. Il nota qu’Arthur avait pourvu sa selle de ses équipements ; sur l’arrière de celle-ci étaient ainsi fixés sacoches et sac de campement, tandis que son épée bâtarde rangée dans son fourreau pendait sur le côté droit, à-demi cachée sous un grand écu plaqué fer. D’un léger coup aux flancs et d’une pensée passagère, il intima alors à son étalon de s’élancer au trot à la suite de son camarade.
Ils rallièrent la courtille pavée de l’entrée nord du château puis la poterne, les sabots de leurs chevaux claquant sur la pierre et le gravier. Les lieux, éclairés d’à peine quelques torches placées çà et là sur les murs, étaient désertés de toute vie. Ils approchèrent du double pont-levis baissé qui composait de part et d’autre le boyau du château et Jon nota qu’il fut gardé par une poignée de garde de la maison Stark, tous en armure et lourdement armés. Ces derniers les saluèrent du regard en les voyant arriver mais son oncle ne sembla même pas s’attarder un instant, aussi les passèrent-ils et traversèrent-ils le long pont-levis en équilibre au-dessus du vide.
Ils furent sortis de Winterfell en un instant et se retrouvèrent à trotter le long du chemin, en direction de la Gland. Passés le croisement qui reliait le chemin de Winterfell et la route riveraine, ils bifurquèrent vers le nord et passèrent le pont de pierre, puis ils prirent en direction de l’est et des hauteurs de la vallée. Il vint un moment où Escarbille commença à prendre en cadence à la demande de son maitre, aussi intima-t-il à Hiver de les imiter ; le trot doubla alors puis devint un galop.
Au-devant, il voyait Escarbille galoper en plein vent à une vitesse insoupçonnée. En dépit de la nuit et de sa robe noire de jais, il était toujours aussi visible du fait de son crin rouge de feu ; il voletait sous la vitesse, telles les petites gerbes de feu émanant des braises, raison pour laquelle son oncle l’avait appelé ainsi. Il était l’un des représentants des chevaux des sables, la plus pure et noble des races de coursiers de Dorne. Il en existait peu ailleurs, et celui-ci devait en être le seul représentant dans le Nord tout entier.
Mais pour toute l’unicité d’Escarbille, Hiver était plus unique encore. Sa robe gris-blanc pommelée et sa crinière assortie étaient telles qu’il incarnait naturellement les couleurs de la maison Stark et du Nord ; légèrement plus massif et musculeux qu’Escarbille, c’était un Pur-sang des Rus, un destrier du Nord de la plus pure lignée. Et galoper avec lui se révéla comme à chaque fois plus vivifiant que jamais.
Arthur était toutefois si bon cavalier et filait au travers de la nuit d’une manière telle que Jon eut peine à le suivre, malgré sa puissante monture. Il aperçut néanmoins les mèches argentées transparaissant dans la chevelure sombre de son oncle, qui brillaient sous la lune et les étoiles, tout comme sa propre mèche.
Le vent soufflait sur son visage et dans ses cheveux et le pays défilait devant ses yeux, les masures qui se faisaient de plus en plus rares, les fossés de moins en moins bien creusés, et les collines et puis les bois. Pendant quelques minutes, ils cavalèrent ainsi. Ils n’eurent alors pour seuls lumières que celles du ciel, inconstante mais variée, les couleurs froides des aurores polaires venant donnant reliefs à la rase campagne et aux cimes des sapins. Ils devinrent bientôt si nombreux que même la lune peina à les éclairer, mais Arthur s’entêta et ils s’enfoncèrent plus avant dans la forêt et le long ce que Jon comprit être un chemin de montagne.
Leur course au travers de la forêt ne dura pas, le chemin qui zigzaguait et montait à flanc de montagne parvenant à sa fin, et avec lui la forêt. À l’issue de celle-ci, le chemin ouvrit alors sur une clairière à flanc de falaise et sur laquelle avait été érigé un imposant dolmen. L’ensemble mégalithique était dressé circulairement, sûrement bâti dans des temps immémoriaux par les Premiers Hommes. Il y en avait beaucoup dans le Nord. Celui-ci entourait un cairn qui semblait tout aussi vieux et dont l’amoncèlement de pierre à moitié ordonné était en partie écroulé sur lui-même.
Arthur démonta non loin et Jon l’observa mener Escarbille par la bride au sein du vieux site de culte aux Anciens Dieux. Il décida finalement de l’imiter, bien qu’il se questionnait sur la raison de leur présence ici, et il posa ses pieds sur l’herbe fraiche et drue.
Hiver se laissa docilement guider au travers des vieilles pierres, au milieu desquelles Arthur se trouvait. Quand il vit que son oncle avait soulagé Escarbille de son mors et de sa bride et que l’animal paissait l’herbe qui poussait autour d’eux, Jon délesta sans attendre Hiver des siens. Le Pur-sang des Rus rejoignit ainsi sans attendre son congénère brouteur.
Quand il approcha d’Arthur et vint s’asseoir à ses côté, ce fut alors que Jon comprit.
Dans le lointain s’étendait l’immensité du Nord. Le dolmen était un belvédère et donnait sur le sud, et au centre de la vue, Winterfell se dressait en amont des collines, au milieu de la plaine, par-delà la Gland. La forteresse et sa ville basse brillaient de mille-feux sous la nuit de solstice. C’était une vue magnifique.
- Winterfell est le cœur du Nord et sa forteresse la plus majestueuse, mais il faut le contempler d’aussi loin qu’ici pour vraiment s’en rendre compte. Pas à l’intérieur de ses murs, même s’ils sont confortable et qu’il y fait chaud. Peyredragon est un peu pareil. Il trône sur le flanc de Mont-Dragon, si haut qu’on le voit à des dizaines de lieues depuis la mer et qu’on le confond avec l'ombre d'un immense dragon noir endormi. Il influence le Détroit tout entier, mais on peine à l’imaginer depuis son donjon.
Arthur s’était exprimé sans se détourner du château. Son ton était calme, presque pacifique, à l’antithèse de l’humeur massacrante qu’il avait montré à l’issue du repas. Jon se contenta de l’écouter, à défaut de vraiment comprendre où il voulait en venir. Mais le Dayne eut tôt fait de l’éclairer.
- C’est pareil pour ta vie, mon garçon, déclara-t-il. « Tu ne parviendras jamais à comprendre l’ampleur du monde qui t’entoure et l’influence que tu peux émettre sur lui, si tu ne prends pas le recul nécessaire. Je te l’ai dit plus tôt. Tu dois te montrer fort. »
- Pour hériter de Peyredragon ? questionna-t-il, mais sa question était plus rhétorique qu’autre chose. « Qu’importe Peyredragon si je n’en hérite pas ? Et même si j’en héritais, quelle importance si mes vassaux me défient et m’en chassent ? Il y en aura la moitié pour me remettre ouvertement en question. Et les autres se contenteront de m’ignorer. »
- Et si tu le crois, c’est donc précisément pour cette raison que tu dois rester concentré sur tes objectifs et ton avenir, lui répondit Arthur avec lassitude. « Ne te relâche pas devant les petitesses du présent, aussi douloureuses puissent-elle être. »
- Est-ce là où vous me dites de ne pas tenir compte de ma bâtardise ?
- C’est là que je te dis de ne pas oublier qui tu es au fond de toi et quelle est ta place dans ce monde. Et ton hypothétique bâtardise n’y changera rien. Ce n'est pas la naissance qui définit les hommes, mais leurs choix. J’ai vu au cours de ma vie de simples meuniers faire preuve de plus de bravoure et d’honneur que les chevaliers qu’on disait les plus éminents, mais qui n’avaient reçu leur prétendue noblesse d’Épée que par le sang. Même l'âme de la plus vile extraction peut acquérir la plus éminente des noblesses, et si Ser Duncan le Grand n’est pas un exemple suffisant, il suffit d’observer la moitié des gardes de Winterfell, qui sont de braves hommes. Peu importe donc les doutes qui te traversent, tu seras fait seigneur et chevalier des Sept Couronnes. Ces dignités te permettront de jouir de grands privilèges mais tu devras aussi porter le lourd poids du devoir qu’elles incombent. Et ce devoir t’incombe déjà.
- Et ce devoir implique d’oublier Alys, conclut amèrement Jon.
Le silence de son oncle était sans équivoque.
Il dura longtemps, un souffle ample de la brise venant même bercer les lieux, se percevant dans le bruissement des hautes herbes et des cimes des arbres. Non loin derrière, les ébrouements passagers d’Hiver et d’Escarbille s’entendaient tandis qu’ils broutaient.
- Ne laisse surtout pas tes passions te dépasser. La passion est un feu qui consume tout, et il a consumé de grands hommes jusqu'à leur propre ruine. Si tu la laisse obstruer ton jugement et flouer tes décisions, elle te perdra.
L’avertissement de son oncle sonna comme une oraison funèbre. L’avait-il déjà vécu ? Non, il avait été de la Garde Royale, cela ne pouvait donc pas être lui.
- Est-ce ce qui perdit Rhaegar Targaryen ?
La passion qu’il avait portée pour sa tante, lady Lyanna. Le royaume avait saigné pour cette passion. Ou alors disaient-ils tous. Père refusait d’en parler, tout comme ses oncles.
Arthur l’observa alors à ce moment comme il ne l’avait jamais observé auparavant. C’était un regard lourd, presque hanté, et très difficile à comprendre. Mais finalement, il se détourna de lui et se concentra de nouveau sur le lointain château.
- Rhaegar Targaryen avait ses propres passions, comme tous les hommes, et il a fait des erreurs qui lui sont avérées fatales. Mais contrairement à ce que tu as pu entendre sur lui, jamais il n’a cédé à ses passions. Jamais. C’était un homme de devoir et de raison, plein d’abnégation et de droiture. Et il l’est resté jusqu’à la toute fin.
C’était la première fois qu’Arthur parlait de lui. D’ordinaire, le prince Rhaegar était un sujet aussi tabou pour Arthur que lady Lyanna pour Père. Il ne savait pas ce qui motivait son oncle à rouvrir le passé, mais la curiosité le prit et balaya ses inquiétudes précédentes, au moins pour un temps.
- Comment était-il, le Prince Rhaegar ?
Un mince sourire sembla se tisser sur les lèvres du Dayne. On eut dit qu’il se remémorait des moments joyeux du passé.
- C’était un homme bon, le plus noble d’entre tous, le meilleur que j’ai connu. Il était sans égal parmi les Targaryens. Il était sage comme Jaehaerys le Conciliateur, dévoué comme Aemon Chevalier-Dragon et vertueux comme Aegon l’Improbable. Il avait dédié sa vie entière au royaume. Et il aurait siégé sur le Trône de Fer comme jamais un seul de ses ancêtres auparavant.
Son oncle n’avait jamais porté de mots aussi fervents pour quiconque. Il n’avait jamais parlé si librement.
- Vous l’admiriez, constata-t-il.
- Il était mon ami le plus cher et il était le roi que j’avais choisi, lui confia son oncle. « Je me serais sacrifié pour lui sans une seule once d’hésitation. Si j’avais désobéi, je l’aurais accompagné au Trident et j’aurais mis à bas l’Usurpateur avant même que sa monture ne l’atteigne. Je le regretterais toute ma vie. »
Et personne ne se l’expliquait. Que Père ait mené ses hommes à la bataille, mais qu’Arthur n’y ait pas figuré.
- Mais dans ce cas, qu’est-ce qui a perdu Rhaegar Targaryen, si ce ne sont pas ses passions ?
- Ses erreurs, prononça Arthur avec amertume. « La folie destructrice de son père. Et son devoir. »
Jon ne comprit pas bien la conclusion du Dayne. Si la passion était une faiblesse et que le devoir menait à la mort, que devait-il conclure de ce qu’il lui disait ? À aucun moment ce dernier ne l’éclaira, et il préféra se lever. Il s’en retourna vers Escarbille, dont il alla manipuler la selle, et le laissa à ses questions sans réponses. Lorsqu’il revint, il tenait deux des trois fourreaux qu’il y avait préalablement fixé. Il lui en balança littéralement un dès lors qu’il se leva à son tour, aussi le rattrapa-t-il maladroitement.
Tout sourire avait disparu du chevalier dornien. Il avait retrouvé cette expression impartiale que Jon lui avait toujours connue.
- Sache ceci : les vœux d’un chevalier sont sacrés et ceux d’un frère juré de la garde royale le sont encore plus. J’ai prêté serment devant les Sept et j’ai respecté mon serment jusqu’au bout. J’ai été un frère juré de la Garde Royale. Cela, je ne le regretterais jamais. Et je serais un chevalier des Sept Couronne jusqu’à ma mort. Quand tu seras amené à prononcer tes vœux, tu comprendras que le devoir peut s’avérer aussi contraignant qu’il est émancipateur.
Et son oncle dégaina. Le fer forgé luisit sous la lune d’argent.
- Maintenant met l’acier au clair, chevalier. Le soleil n’est pas encore levé. Tu as peut-être vaincu Tallhart, mais je n’adouberais pas mon unique écuyer si c’est pour qu’il perde à l’avenir contre un meunier.
Le reste de cette nuit de solstice dédiée à l’Été, ils la passèrent à l’Épée.
Entourés des Ancieux Dieux.
Notes:
Bonjour à tous!
Ainsi se conclut le chapitre VI du Prince de Peyredragon.
Je réitère mes plus plates excuses pour les délais discutables de publication de ce chapitre. Ce chapitre m'a en tout et pour tout demandé plus de 400 heures d'édition, du fait de sa grande complexité. Commencé vers la deuxième semaine d'Octobre, les deux premiers mois se sont avérés infernaux du point de vue créatif. J'ai été bloqué à de nombreuses reprise et ai dû revenir sur plusieurs passages. Je savais où je voulais aller, mais je ne savais pas comment. Ce désarroi m'a poursuivi jusqu'à la mi-décembre, où j'ai enfin compris comment je devais procéder.
Ce chapitre fait 20 000 mots de longueur. Comme précisé au chapitre précédent, ce chapitre en était la continuité directe. Vous noterez également, si vous suivez mes commentaire, notamment en anglais, que j'ai amputé ce chapitre d'une part substantiel de son contenu : le PoV de Ned Stark, d'approximativement 10 000 mots, sera publié ultérieurement. Il s'agira du prochain chapitre. Toutefois, comme il ne suivait pas directement le chapitre du Banquet d'Été de Winterfell, j'ai pris la décision d'en faire un chapitre indépendant. Et vous épargner davantage de délais. Vous auriez pu attendre deux semaines supplémentaires. Et les anglophones d'autant plus, puisque je dois passer à la traduction entretemps...
Je suis très satisfait de ce chapitre. Il s'est révélé être une épreuve. Une épreuve narrative, une épreuve de restitution du rythme et des ambiances, une épreuve d'imagination et d'à peu près tout le reste. C'est aussi la première fois que je fais un chapitre basé sur une seule scène sans discontinuité. Il y avait tellement à montrer et à dire dans ce chapitre que je ne savais où donner de la tête.
J'aime Jon, tout simplement. Je pense que je fais un très bon travail avec son personnage, et j'essaie de le développer progressivement pour en faire un homme bien, composé d'un panel d'émotion très concret, très humain. Il s'avère que j'aime aussi énormément Robb et Sansa. Je voulais leur donner plus de corps, plus d'impact. Je voulais montrer, plus que la fratrie qui est donnée par le sang, l'amitié que se portent Robb et Jon. En dépit d'une relation qui n'est pas simple, qui est marquée par la réalité de leurs naissances, de leurs avenirs. Jon est jaloux de Robb, c'est aussi ça qui est important. Jon est faillible. Sansa n'est pas parfaite non plus, elle est très intransigeante, trop même. Elle se fait du mal. Je voulais montrer qu'ils sont frère et sœur. Certainement pas les plus proches, car ce privilège revient à Arya, mais cela ne change rien au fait que Jon aime Sansa. Et la protégerait en situation de vulnérabilité.
Je commence à exploiter très sérieusement l'ampleur politique du Nord. Cela passe nécessairement par lady Wynafryd Manderly, future dame de Blancport. A ne pas oublier que les lois du Nord sont assez avancées en matière de succession et que les filles héritent avant les oncles. Et comme bien d'autres, du fait de sa droite ligne, son père Wylis étant l'héritier de lord Wyman, et elle l'héritière de son père (jusqu'au jour où il conçoit un fils, ce qu'il ne désire manifestement pas), et donc par extension de son grand-père, Wynafryd est amené à devenir la dame de Blancport. Et donc la plus puissante banneret de la maison Stark après les Stark eux-même. Wynafryd est donc l'un des personnages phares du Prince de Peyredragon et reviendra ultérieurement. Evidemment. Sa famille la destine à Robb Stark si l'on en croit Jon, fusionnant les maisons Stark et Manderly. Ce qui donnerait donc à la maison Stark une puissance politique dans le Nord équivalente à celle que les Lannister détiennent dans les Terre de l'Ouest. Un projet d'union inédit dans l'histoire du Nord depuis la fondation des Sept Couronnes. Et évidemment très contesté par une grande partie des seigneurs du Nord, qui ne souhaitent évidemment pas que la maison Stark soit si puissante. Nous y reviendrons, et notamment dans le prochain PoV Ned.
Pour conclure, j'espère que vous aurez pris plaisir à lire ce chapitre. Il n'aurait jamais vu le jour sous cette forme magnifiée sans l'aide capitale de mon ami le plus cher, Lexias. Alors Lexias, merci à toi. Merci au temps que tu m'accorde, merci pour tes conseils inestimables, merci pour ton amitié encore plus inestimable. Et à tous, je ne saurais trop vous conseiller que d'aller lire Overwatch : Crossroad, basé sur le fandom éponyme, qui récèle d'un potentiel immense, qui est très bien écrite et qui mérite très largement votre temps. Pensez à me laisser un commentaire pour me dire ce que vous avez pensé du chapitre, cela me fera très plaisir.
Et à très bientôt, au prochain chapitre ou dans les commentaires.
Etsukazu
Chapter 7: Un seigneur de Winterfell
Summary:
Sous le ciel et les brumes d'argent du Nord, un seigneur, père et mari arpente les murs de son château à la recherche des siens.
Notes:
(See the end of the chapter for notes.)
Chapter Text
LE SEIGNEUR DE WINTERFELL
Plusieurs vagues de neiges d’été étaient tombées sur le Nord ces derniers jours. La bruine tombait depuis peu dès l'aube et ne s’arrêtait parfois qu’au crépuscule. Elle annonçait des jours de grand brouillard s’il en croyait les dires de mestre Luwin. Elle venait meubler le silence et émettait ces petits sons continus de clapotement en frappant le carreau des fenêtres. D’ordinaire, Eddard en aurait volontiers fait une berceuse matinale et s’en serait aidé pour effectuer ses tâches. Mais l’eau en grande quantité après la neige affaiblissait les sols du Nord et les rendaient boueux et impraticables. Et avec les intempéries venaient nécessairement les ennuis en grand nombre.
Le fait que des maisonnées aient pu partir du château ces derniers jours pour rejoindre leurs fiefs et cela sans avoir prévu le mauvais temps, était une préoccupation certaine. C’était le cas de la plupart des maisonnées de l’Est et du Sud, qui avaient emboité le pas de la délégation menée par la maison Manderly sur la route royale ; les uns suivraient leur maison lige en direction de la Blanchedague et de Blancport, les autres continueraient vers le sud, en direction de Castel-Cerwyn. Plusieurs maisonnées de l’Ouest et du Nord avaient aussi choisi de partir à leur tour au cours des jours suivants, accompagnant la maison Ryswell des Rus sur la route de Quart-Torrhen, pour celles de l’Ouest, et la maison Karstark sur la route royale, en direction de Lonlac et des Monts Esseulés, pour celles du Nord.
Mais plus préoccupant encore, il ne fallait pas souvent bien plus que des intempéries de ce genre pour que les villages de la région ne se dépeuplent par dizaines et qu’affluent par milliers les petites gens au sein de la ville d’Hiver. Et avec eux, tous les problèmes d’approvisionnement et tout le désordre que cela représentait. Comme si l’anarchie causée au sein du château ces dernières semaines ne suffisait pas.
Le Banquet d’Été s’était clos il y avait maintenant bientôt deux semaines, sur un franc succès s’il en était un. La réception la plus massive qu’un Stark avait pu mener en plus de trois siècles. Mais elle était sans surprise venue avec son lot de débordements, de délits et de crimes.
Quoiqu’isolés au regard des milliers de voyageurs ayant fluctué dans la ville, on avait dénombré plus d’une vingtaine de cas avérés de viols, pour la moitié d’entre eux dû à un attroupement d’hommes ayant pensé pouvoir s’offrir les services de la maison close de la ville d’Hiver sans les payer. Et au moins le double de rixes entre fêtards trop avinés pour réaliser ce qu’ils faisaient. Et une dizaine de meurtres, dont trois encore non élucidés et sûrement causés par autre chose que de simples bagarres. Les geôles du château débordaient encore et avant que celles-ci ne se désengorgent, Eddard désespérait presque de savoir qu’il devrait mettre Glace à contribution sur le billot une bonne poignée de fois. Quant à ceux qui ne perdaient pas la tête ou ne se voyaient pas arracher le membre, fussent-ils respectivement meurtriers ou violeurs irréductibles, ils seraient envoyés au Mur pour y purger leur peine.
Gérer les petites gens était une chose, mais gérer les nobles s’en avérait être une toute autre. Comme prévu, les débordements au cours du banquet n’avaient pas manqué de se produire entre invités de haute lignée. Les inimitiés dynastiques et personnelles étaient aussi vivaces dans le Nord que partout ailleurs et surtout en ces périodes d’ambition et d’opulence. Des disputes entre partisans de la Blanchedague et partisans des Rus s’étaient ainsi déroulées, menant à une poignée de rixes au sein même du château. Ser Martyn Cassel et son vice-capitaine Hallis Mollen avaient été contraints d’agir à chaque fois, aidés de quelques poignées de gardes de Winterfell, pour calmer les tensions entre ces deux factions.
Ils n’avaient toutefois pas pu empêcher la mort d’un des hommes du clan Wull, un certain Gerrick Wull, d’une lignée cadette, cousin au septième degré des membres de la branche aînée. Ce dernier avait été retrouvé mort en aval de la motte, au lever du jour et à cinquante pas des murs du château. Theo Wull avait accueilli la nouvelle avec flegme et pragmatisme, mais son cousin Hugo ne l’avait pas aussi bien pris et avait exigé deux jours durant et à grand renforts de cris le prix du sang, excitant une partie des siens. Eddard avait été contraint de les faire tous enfermer le temps que les passions redescendent.
Selon ces derniers, les auteurs de ce règlement de compte étaient à chercher parmi le groupe de Mors Omble, dit le Freuxchère. D’autres accusaient même ouvertement Pestagaupes, soit son frère cadet ; Hother Omble de son vrai nom. Dans tous les cas, les seuls suspects étaient des Omble. Et ces derniers avaient quitté Winterfell avant même la fin des festivités, certainement à plus de vingt lieues de distance en amont de la route royale au moment de la découverte du corps.
Toutes ces affaires l’épuisaient et la vue de Mestre Luwin, un message à la main et le visage soucieux ne participa aucunement à l’apaiser.
« Un message de la Garde de Nuit, monseigneur… »
Mestre Luwin lui tendit alors le message encore cacheté. Il semblait anticiper sa réaction alors Ned l’exauça et décacheta le message. Sans surprise aucune, ce qu’il y apprit ne l’enchanta guère, mais en aurait-il pu en être autrement lorsque le signataire du message n’était autre que Lord Jeor Mormont ?
D’après ce dernier, les peuplades plus ou moins dociles qui vivaient en amont du Mur commençaient à dépeupler progressivement la région. Ses officiers patrouilleurs, notamment Qhorin Mimain, Jaremy Rikker et le jeune Waymar Royce, avaient été chargés d’enquêter en lisière de la Forêt Hantée, dans les hameaux les plus proches et les moins hostiles à la Garde. Selon les dires des rares sauvageons restants qui avaient daigné parler, la plupart semblaient avoir migré vers le nord. Le nom de Mance Rayder avait été prononcé à chaque fois. Un déserteur de la Garde de Nuit, à en croire le lord Commandant. Pire que cela, son nom était systématiquement associé au titre de roi-d’au-delà-du-mur.
Il posa le parchemin sur son bureau, devant le mestre qui s’empressa de s’en saisir, et il se tourna vers la fenêtre. Le ciel était plutôt sombre aujourd’hui, même pour une matinée pluvieuse d’été.
« C’est inquiétant, prononça finalement Luwin. Cela confirmerait les informations que vous ont rapportées les Mormont et les Glover.
— Que les dieux aient pitié de nous, soupira-t-il avec résignation. Ce n’est pas le moment. »
Il vint s’essuyer les yeux d’un mouvement de main et se pinça l’arête du nez. Les yeux fermés, il pensa avec dépit aux conséquences d’une telle nouvelle. Il avait espéré que cela fût autre chose. Leurs étranges coutumes, ou peut-être l’été exceptionnel, ou autre chose, mais certainement pas cela. Non, ce n’était pas le moment, et cela changeait tout. La Garde de Nuit ne pourrait pas assumer seule ce problème, ni même les maisons Omble et Karstark par ailleurs. C’était une menace nouvelle et d’un niveau tout autre que simples incursions, aussi violentes fussent-elles. Un Roi d’au-delà du Mur ? Quelle folie.
Les tribus sauvageonnes se pensaient-elles si fortes qu’elles parviendraient à passer le mur et pénétrer dans le Nord ? Tout ceci n’aboutirait qu’à un énième massacre, comme cela avait toujours été le cas depuis la fondation du Mur, il y avait de cela huit mille ans. Tout comme ce fut le cas il y avait à peine quatre générations, lorsque son aïeul Lord Willam Stark avait défait la horde de Raymun Barberouge à l’issue de la bataille de Lonlac. Une victoire amère qui avait saigné le Nord aussi bien que les sauvageons, puisque Lord Willam Stark était mort au cours de la bataille et avec lui plus d’une cinquantaine d’autres grands seigneurs du Nord.
Il essaya d’imaginer ce que Père ou même Brandon auraient pu faire à sa place. Auraient-ils fait quérir les bannerets ? Auraient-ils formé le ban du Nord pour aller châtier ce prétendu roi des sauvageons ? Et si oui, quand ? C’était pourtant le pire des moments possibles. Comment pouvait-il partir en campagne au-delà du Mur alors que le Sud était, du fait du poids des secrets, plus dangereux que jamais ? Brandon aurait su quoi faire. Il savait toujours.
« Votre visage est cerné. Vous êtes-vous reposé récemment ? »
La voix du mestre le sortit de ses songes et il rouvrit les yeux. Il affichait une mine préoccupée à demi-sévère.
« Ai-je l’air si fatigué que cela ?
— Vous n’avez pas l’air, vous l’êtes clairement.
— Ce ne sont pas quelques nuits éveillé qui me terrasseront. Les loups sont des animaux nocturnes. »
Mestre Luwin le regarda d’un air circonspect et peu avenant, une réaction plutôt prévisible puisque sa réponse impertinente ne devait pas beaucoup lui plaire. Mais loin de mal le prendre, Eddard savait que ce dernier se souciait de son état de santé plus qu’autre chose.
Brandon avait l’habitude de dire que les mestres étaient des hommes faux et médiocres, des comploteurs qui cachaient leurs fourberies derrière leur apparente érudition et leurs mots délicats. Des rats gris, disait-il. Mais Luwin n’avait rien d’un rat gris. Il avait le regard sévère et perçant d'une grosse chouette, la barbe longue et taillée en pointe et les sourcils broussailleux d'un lynx-de-fumée. Et tout comme les chouettes et les lynx-de-fumée, il n’en démordait pas devant l’adversité. Quand il pensait avoir raison sur quelque chose, il le défendait avec énergie.
« Même les loups doivent dormir, Lord Stark. Aucun vivant n’échappe à ses besoins en ce bas monde. À quand remonte la dernière fois que vous avez eu une bonne nuit de sommeil ?
— À quelques jours, répondit-il. Mais les tâches sont trop nombreuses pour me relâcher. Et cette nouvelle n’arrange rien. »
L’homme de lettre se pinça les lèvres un instant avant de répondre.
« Monseigneur, vous n’êtes pas obligé d’assumer à vous seul vos fonctions. Apprenez à déléguer vos tâches.
— Le Nord est important, Mestre Luwin.
— J’en ai conscience. Mais vous l’êtes tout autant et nous avons besoin de vous en bonne forme », répliqua consciencieusement Luwin. Il allait répondre, mais ce dernier le prit de court. « Rassurez-moi, avez-vous au moins vu votre dame épouse ces derniers jours ? »
La simple mention de son épouse lui évoqua une sensation de manque qu’il avait enfoui pour privilégier le devoir. Celui qui lui incombait en tant que sire de Winterfell. Catelyn lui apparut alors, ses beaux yeux céruléens, sa longue chevelure aussi rousse que l’ardent soleil du Sud, son image fantasmée. Puis le souvenir de son toucher soyeux, sa voix mélodieuse et l’onctueuse sensation de ses lèvres charnues sur sa peau.
À quand remontait la dernière fois qu’il avait joui de la présence de sa dame épouse ? À des jours entiers, s’il devait être honnête, peut-être même davantage. Par souci de praticité, il avait depuis une poignée de nuits occupé la couche de ses quartiers personnels et non celle de ses appartements seigneuriaux, où elle logeait également.
« J’ai bien peur que non, avoua-t-il avec embarras. Mes tâches m’en ont dissuadé. Je n’ai pas trouvé le temps de les délaisser.
— Vous devriez passer du temps avec elle, monseigneur. Prenez du temps pour vous. Quelques jours ne seront pas de trop. Le Mur ne fondera pas entretemps et il peut bien attendre ce temps-là, conclut le mestre, un sourire entendu sur son visage. Et pensez également à aller voir vos enfants. Surtout vos fils. »
Mes fils, pensa-t-il. Il se remémora alors la vue de Robb et de Jon côte-à-côte au cours du bal de Winterfell : l’un souriait plus que l’autre mais les deux semblaient heureux. Il aurait souhaité que la réalité eût été aussi simple. Pourtant, les sentiments que le premier éprouvait pour la jeune Lyra Mormont ne mèneraient à rien de mieux que les sentiments du second pour la jeune Alys Karstark.
« Qu’en est-il de mes fils ? » questionna-t-il simplement.
Mestre Luwin demeura silencieux quelques secondes, suffisamment longtemps pour qu’il devine que le mestre était embarrassé ou soucieux. Ou même les deux. Bien qu’il n’en montrât rien.
« Ils gagneraient à ce que vous les assistiez un peu. Il n’y a pas meilleur précepteur que vous-même quand il s’agit de leur apprendre à gouverner. Je ne m’en ferais pas pour Jon, qui démontre des qualités certaines en la matière, mais Robb a besoin de davantage que des aptitudes comptables de Vayon Poole. Votre aîné prendra possession du Nord, pas de la Banque de Fer de Braavos.
— Je vois. Qu’il en soit ainsi », conclut-il donc.
Il se leva, quoique lourdement, et tenta vainement de réprimer un profond bâillement. Mestre Luwin avait raison. La fatigue et la lassitude causée par le labeur finiraient par nuire à son efficacité. Il referma donc le registre de taxes et de litiges, aussi imposant que vieilli, qu’il avait passé la matinée à consulter. Il rangea consciencieusement dans un coin de son esprit toutes les questions relatives aux impôts que le Nord devait à la Couronne et le registre sur un coin de son bureau, puis il se dirigea vers la sortie, suivi de mestre Luwin. Une fois la porte atteinte, il se tourna alors vers ce dernier.
« Mestre Luwin, rappelez-moi où se trouvent ma femme et mes fils ? »
Le mestre le regarda un instant et secoua la tête.
« Je ne vous l’ai pas dit, Lord Stark.
— À l’endroit habituel, je présume.
— À l’endroit habituel, en effet. »
Ce qui signifiait donc que Catelyn se trouvait à la pouponnière au côté de leur dernier-né, et que ses deux fils aînés tenaient les grandes doléances paysannes quotidiennes dans la grande salle de Winterfell, au sud du château. Acquiesçant alors, il laissa le mestre passer devant lui et sortir de la pièce, et il ferma la lourde porte à double tour derrière lui. Quatre gardes de Winterfell se trouvaient là et montaient la garde devant ses appartements : le vice-capitaine Hallis Mollen ; Harwyn, l’un de ses gardes les plus dévoués et compétents, qui était le bras-droit de ce dernier ; le très jeune Mick, dit Mic-muche, une recrue de la garde ; ainsi que le jeune et brave Jory Cassel, de dix ans son cadet, le fils aîné de Ser Martyn. Celui-là s’avérait être son bouclier lige et Eddard le formait personnellement pour qu’il succède un jour à son père en tant que capitaine de la garde de Winterfell.
« Lord Stark », le salua le premier en se levant.
Les trois autres l’imitèrent, aussi leur accorda-t-il à tous les quatre un acquiescement de reconnaissance. Il ne remercierait jamais assez la diligence de ses hommes, en dépit de l’aspect fastidieux de plusieurs de leurs tâches, fussent-elles tours de garde ou patrouilles dans les collines et le Bois aux Loups. Sans mot prononcer, il passa devant eux et ces derniers le suivirent sans attendre, tout comme mestre Luwin. Celui-ci ne marcha toutefois pas avec eux bien longtemps et s’en retourna vers sa tour au détour d’un croisement. Quant à eux, ils continuèrent.
Ils parvinrent aux étages inférieurs, là où se trouvait la pouponnière du château. C’était un lieu doublement chauffé et peu fréquenté, excepté pour les nourrices et les enfants en bas-âge qu’elles gardaient. Son épouse y passait un certain temps chaque jour depuis la naissance de leur fils Rickon. D’autres gardes se trouvaient là et Eddard intima à son escorte de se joindre à eux le temps qu’il rende visite à sa femme. L’instant suivant, il s’aventurait dans la pouponnière.
Il repéra sans mal Nan, qui tricotait une pièce de laine tout en étant assise dans un fauteuil duveteux, à l’ombre de l’un des foyers de la pouponnière. Autour d’elle étaient installés de nombreux enfants, trop jeunes pour jouer à l’extérieur mais suffisamment âgé pour qu’on les laisse crapahuter hors de leurs berceaux. Ils écoutaient ses histoires héroïques ou terrifiantes avec les mêmes yeux éveillés qu’il se rappelait vaguement avoir eus à leur âge. La doyenne du château le remarqua et lui sourit, mais n’arrêta pas pour autant son conte.
Ils n’étaient pas les seuls présents. De nombreuses nourrices se trouvaient aussi là, bébé au sein, occupant divers pièces de la pouponnière. D’autres pièces abritaient des dortoirs, où régnait le silence et au sein desquelles les nourrissons dormaient.
Ce fut dans une pièce à part qu’il entendit leurs rires : celui de sa femme et de leur plus jeune fils.
« Cat ? C’est moi », s’annonça-t-il avant d’ouvrir la porte.
Il s’engouffra dans la pièce, sourire aux lèvres et tomba sur Catelyn, qui se tenait en son centre. Son regard était rieur, mais Ned n’eut pas le temps de lui demander pourquoi une telle expression que leur fils jaillit de sa cachette improvisée et se jeta sur lui, épée de bois au poignet comme un petit guerrier.
« Papa méchant !
— Une embuscade, sus à l’ennemi ! » riposta aussitôt Eddard dans un rire.
Les rires fluets de son fils investirent aussitôt la pièce tandis qu’ils se perdirent en jeu et en chahut. Ayant saisi le rebelle aux aisselles pour le soulever à hauteur d’épaule, ce dernier lâcha son bâton et saisit ses joues rasées de ses petites mains potelées pour les tirer dans tous les sens tel le vil chenapan qu’il était. À leurs rires vint alors s’ajouter celui cristallin de son épouse, qui les regardait jouer, cette lueur de tendresse brillant dans ses yeux bleus.
Rickon se lassa bientôt de ses petites batailles du fait de son jeune âge et cessa aussitôt de gigoter dans ses bras. Il adopta finalement le comportement opposé, soulevant ses petits bras pour très vite quémander sa tendresse.
« Câlin ! »
Eddard ne parvint pas à réprimer un rire, traduit par un souffle hilare, à l’extravagance de ce petit être. Rickon Stark, son fils. Il était moins vif que ses frères et sœurs au même âge, mais suffisamment toutefois pour formuler sans ménagement aucun et avec le peu de mots qu’il maîtrisait ses moindres désirs et besoins du moment. Le père aimant qu’il fut s’exauça aussitôt et le serra contre lui. L’enfant passa dès lors du petit loup sauvage au louveteau docile.
Tandis qu’il grattait distraitement la tignasse rousse de son fils, il se tourna vers Catelyn, qui les regardait toujours avec ce même sourire distrait peint sur le visage. Eddard lui intima du regard de venir s’asseoir à côté de lui sur le lit simple qui occupait l’angle de la pièce, ce que cette dernière fit aussitôt. L’instant d’après, elle posa sa tête sur son épaule, tout près de Rickon.
Celui-ci commençait déjà à somnoler.
« Nous ne t’attendions pas… » lui souffla finalement Catelyn après une ou deux minutes de silence.
Ce n’était pas vraiment un reproche, à en juger le timbre soulagé et redevable de la voix de sa dame épouse. Il ne lui répondit pas verbalement et fit simplement reposer sa tête sur la sienne, humant le parfum délicat de sa longue et soyeuse chevelure rousse. Il ne sut pas vraiment combien de temps ils restèrent ainsi, mais ils le restèrent assez longtemps pour qu’il sente le sommeil le saisir.
« Je suis heureuse que tu sois là, reprit doucement Catelyn. Tu commençais à manquer à Rickon. Il est si jeune.
— Pardonne-moi, l’enjoignit-il sur le même ton. Mes devoirs ont été excessivement prenants. Avec toutes ces venues au château, il y a tout simplement trop à faire.
— C’est pour ça, tous ces cernes… Tu as l’air terriblement éreinté. »
Catelyn avait accompagné son murmure d’une caresse distraite sur sa joue. Il ne put s’empêcher de cribler la paume de cette main soyeuse de baisers.
« Je n’ai pas vraiment eu le temps de me reposer. Si mestre Luwin n’avait pas insisté, je serais toujours là-haut à cacheter des lettres d'administration.
— Je devrais donc récompenser mestre Luwin pour m’avoir rendu mon mari. »
Le ton joyeux et amusé de Catelyn le fit sourire.
« Mon absence n’a pas dû te manquer tant que ça, avec ce petit monstre.
— Ce n’est pas une si grande terreur, il ne rechigne pas à l’allaitement des nourrices. Et il dort très bien, contrairement à toi, lui répondit-elle, concluant sa phrase d’un air taquin. Ce qui n’est pas plus mal. Il serait vraiment ingérable, le cas échéant. Et Arya s’est révélée bien suffisante en la matière. Je ne tiens pas à réitérer. »
Il ne put retenir son rire à cette réplique, et d’y témoigner son accord. Cette enfant était ingérable depuis sa naissance. Et ce n’était pas veine d’avoir tout fait pour calmer ses cris de l’époque, car le seul remède vraiment efficace s’était avéré être les bras de Jon. Bébé ou jeune fille, ses caprices et sa puérilité n’avaient jamais cessé. Et pour le meilleur et surtout pour le pire, ce n’était pas aujourd’hui que cela changerait.
« Je pensais qu’elle serait au moins venue nous voir moi et son petit frère, d’ailleurs. Le fait qu’elle ne manque à aucune des leçons de Mordane m’étonne. N’as-tu pas fait lever sa punition il y a quelques jours ?
— C’est le cas, lui confirma-t-il. Il faut croire que cela lui a fait comprendre que tout acte à des conséquences. »
Ce dont Catelyn n’était pas au courant, c’était que son injonction à Arya de se faire aussi discrète et docile que possible s’accompagnait d’un poids terrible.
« Ce serait idéal, car il est temps qu’elle comprenne qu’elle a des responsabilités et une réputation à tenir. Bien que tu n’aies pas souhaité me dire ce qu’elle a fait, j’espère qu’elle ne le refera jamais.
— Je l’espère aussi, pour notre salut à tous », lança-t-il d’un ton faussement léger.
Si Catelyn s’étonnait de sa formulation, elle n’en fit pas mention.
« Cela m’étonne de dire une telle chose, mais j’aimerais pour une fois que Bran suive son exemple… Mestre Luwin ne t’a pas dit ce qu’il a fait, sinon nous en parlerions déjà.
— Qu’a-t-il fait ?
— Contrairement à sa sœur, il est bien venu nous voir. J’aurais toutefois préféré qu’il entre dans cette pièce par la porte, plutôt que par la fenêtre.
— Par la fenêtre ? Mais il y a trente mètres de vide d’ici jusqu’au sol ! » s’exclama-t-il tout à coup.
Son exclamation manqua de faire émerger son dernier-né de son assoupissement. Quant à Catelyn, loin de lui en tenir rigueur, elle acquiesçait, un sourire amer sur le visage. Bran avait cette fâcheuse tendance à escalader tout ce qu’il voyait. Certains disaient qu’il passait plus de temps au-dessus des toits du château qu’en dessous. Il n’aurait jamais développé cette excentricité si non pour l’influence de sa sœur aînée. Si tant était que l’on considérât Arya Stark comme tel.
« Il a recommencé ? continua-t-il.
— Comme toujours, en dépit de mes punitions. Et en dépit des tiennes également. »
Il laissa s’échapper un rire sec malgré lui, qui n’était évidemment pas très plaisant.
« Ces enfants causeront notre perte, lança-t-il avec sarcasme. C’est à croire que Sansa est la seule sensée du lot. »
À cela, il n’obtint qu’un rire de la part de son épouse.
« Pourquoi donc ris-tu ? S’est-elle mise à grimper aux murs comme tous les autres elle aussi ?
— Grands dieux non, lui répondit aussitôt Catelyn. Mais je ne serais pas si hâtive que toi. Sansa est jeune. Et trop impatiente de devenir femme et trop intransigeante. Je n’en attendais pas tant à son âge. Parfois, cela me fait peur. Peut-être que tu avais raison. Peut-être n’aurais-je pas dû la confier si tôt à Mordane. »
Son épouse aimait du fond du cœur tous ses enfants, mais il savait à quel point elle pouvait se révéler méticuleuse quand cela concernait leur fille aînée. Elle y voyait son reflet et souhaitait autant la protéger que la pousser en avant. Il embrassa sa tête spontanément.
« Ne t’inquiète pas, Cat. Sansa est simplement précoce. Si tu souhaites la délester de ses leçons avec septa Mordane, ainsi soit-il, mais n’y vois pas la source de ses angoisses. Elle est dans une phase mais elle est une Stark. Elle finira par en sortir. Et dans le cas contraire, ses frères aînés seront là pour elle. »
Après tout, ils l’avaient tous vu danser avec Jon durant le bal. Après cela, le reste de cette nuit de fête lui avait été rayonnant et plein de succès. Le silence de sa femme n’était pas un mauvais silence. Ils n’échangèrent plus aucun mot et profitèrent tout simplement de leur étreinte, en équilibre sur ce lit, leur fils maintenu contre eux.
Il pencha davantage sa tête après un temps et fit glisser son nez dans une caresse sur le front lisse et blanc de sa femme. Elle devait avoir eu cette même envie, car leurs nez bientôt se trouvèrent, et puis leurs bouches. Les secondes suivantes ne furent que tendresse, tandis qu’il se retrouva à apprécier de nouveau dans un baiser la douceur de ces lèvres tant convoitées.
La présence de Rickon les garda hélas d’aller plus loin, aussi vint-elle enfouir son visage dans son cou. Il y sentait son souffle chaud, en plus de la caresse de sa chevelure et des chatouilles occasionnées par ses baisers.
« Tes deux aînés tiennent de toi, lui souffla-t-elle peu après, brisant le silence. Surtout ton garçon. »
Mon garçon. Il n’y avait qu’un seul garçon qui écopait d’un tel sobriquet de la part de Catelyn, bien qu’elle l’eût vidé depuis fort longtemps de sa substance acerbe.
« Que veux-tu dire ? » s’enquit-il donc.
Catelyn ne lui répondit pas aussitôt. Elle semblait peser ses mots, tant et si bien qu’elle s’était redressée et lui épargnait un regard incertain. Il y avait quelques années, la simple mention de Jon aurait été gage d’amertume de sa part. Plus aujourd’hui. Plus depuis longtemps.
« Pour une raison que j’ignore, ils t’imitent, Ned. Surtout lui. Il semble encore plus fatigué que toi. Et je ne suis pas certaine que ses jours hors du château avec son oncle en soient la cause. Il doit y avoir autre chose, autrement Robb ne serait pas dans un état similaire. J’ai l’impression qu’il s’est passé quelque chose entre eux, mais Robb est obstiné et n’a rien voulu me dire. »
Pour une raison qu’elle ignorait, certainement, mais pas lui. Robb était un fils héritier et frère aîné bien trop diligent pour cacher d’aussi lourdes vérités à son seigneur père. Même s’il l’avait révélé bien trop tard. Il n’entreprit néanmoins pas d’éclairer Catelyn, car il était préférable que la vérité ne s’ébruite pas. L’affront de Benfred Tallhart constituait déjà assez de racontars pour les seigneurs du Nord, et lui avoir jeté l’opprobre en le frappant d’ostracisme devant la quasi-totalité de sa pairie de grands vassaux attirait déjà suffisamment l’attention sur la fragilité de son autorité.
Or, si la rumeur commençait à circuler que les cadets Karstark avaient osé menacer de mort son propre fils sous son propre toit et étaient partis impunis, ce qui restait de sa réputation en tant que seigneur suzerain et gouverneur militaire du Nord s’en irait en s’émiettant. Père et Brandon n’auraient jamais laissé leur maison pâtir de l’audace de jeunes héritiers, aussi sanguins pussent-ils être. Ils étaient trop respectés et surtout trop craints pour cela. Tandis que je me retrouve devant des faits accomplis, dans cette position indigne, sans aucune possibilité de les corriger à ma convenance.
« Ned ? »
La voix douce et humble de sa femme le sortit de ses pensées. Elle savait qu’il savait, mais elle n’osa même pas demander, même si c’était criant sur son beau visage qu’elle le souhaitait.
« Ne t’inquiète pas pour eux, déclara-t-il. J’irais leur parler à tous les deux. Je comptais le faire après t’avoir vu.
— Tu es leur père, après tout… se résigna-t-elle. J’espère que tu sauras les raisonner. Je n’ai pas pu avec Robb, quant à ton garçon, tu connais notre histoire… Je n’ai pas osé l’approcher. »
Il gracia ses soucis d’un sourire sincère. Entendre de tels mots aurait été inconcevable il y avait encore trois ans.
Son retour à Winterfell à l’issue de la rébellion de la maison Greyjoy n’avait en effet pas été des plus apaisants. Il y avait découvert un chevalier vindicatif et insolent, son protégé maladif, esseulé et dépressif, une fratrie soucieuse et leur mère, pétrie de honte et d’autant d’orgueil. Leurs disputes d’alors avaient été innombrables et d’une ampleur telle qu’il avait fini par la réprimander par la distance et le silence : Eddard ayant alors entrepris de nombreuses pérégrinations seigneuriales au sein du Nord et n’ayant pas permis à Catelyn de l’accompagner, ils avaient ainsi fait chambre et table à part durant chacun de ses rares séjours au château, et ce pendant deux longues années.
Jusqu’à ce beau jour, et il s’en rappelait encore comme si c’était hier. Elle s’était présentée en larmes devant lui, pénitente et sincère. Ses yeux n’avaient alors jamais paru si bleus à la lueur des bougies et du clair de lune que cette nuit-là. Rickon était né l’année suivante.
La porte de la chambre s’ouvrit soudainement et Aregelle, la nourrice attitrée de Rickon, en passa le seuil.
« Lady Stark, il est l’heure pour votre fils de… Oh, Lord Stark ! Messire, madame, pardonnez mon intrusion.
— Ce n’est rien. Entrez, l’interrompit-il avant qu’elle ne se retire. Vous venez pour Rickon ?
— Oui, messire. C’est l’heure de son allaitement », lui répondit-elle en s’avançant.
Il se tourna curieux vers Catelyn, qui l’éclaira d’un acquiescement. Force était de reconnaître qu’il n’était pas des plus impliqués dans l’éducation des petits enfants, mais il était le père, pas la mère. C’était son domaine à elle, et si l’enfant devait être nourri aussi tôt dans la journée ainsi que tard dans l’enfance, que pouvait-il dire ?
« Je vois. Et bien faites donc, madame », conclut-il avant de lui tendre l’enfant.
Ou plutôt d’essayer, car se séparer de Rickon ne fut pas une tâche des plus aisées ; le petit Stark tenait à son confort et ne fut pas des plus volontaires. Un regard sévère suivi d’un simple avertissement suffit toutefois pour discipliner le chenapan et le convaincre d’obtempérer. Si son autorité de seigneur pouvait être mise en cause, le mur fondrait avant qu’un bambin ne vienne remettre en question son autorité de père. L’instant d’après, une fois l’enfant boudeur saisi, la nourrice s’en alla en prenant grand soin de fermer la porte derrière elle.
« Ned, que comptes-tu–… »
Si elle pensait qu’il la laisserait parler davantage, elle se méprenait. Il la fit taire en un instant, sa bouche contre la sienne et son poids sur le sien. La plainte étouffée qu’elle émit fut une gratification fort attendue, tout comme la douceur de son corps, tandis qu’il la dominait du sien et l’enfonçait dans ce matelas pas plus soyeux et doux qu’elle l’était.
« N-Ned… ?
— Silence, femme », lui ordonna-t-il d’un ton enjoué.
Quatre jours étaient bien trop pour le loup qu’il était et le verrou de la poignée de la porte avait réveillé chez lui cette sauvagerie rampante. Elle n’avait plus son bambin pour la protéger de lui et ne trouverait nulle autre protection en ces lieux, si l’on put dire qu’elle en cherchait une ; et la façon qu’elle eut de répondre à ses langoureuses avances le convainquit que ce n’était pas le cas.
Leur baiser rompu, sa bouche trouva et mordilla son cou fin et blanc, la ligne de sa fine mâchoire et ses oreilles rougies, et ses mains trouvèrent et tâtonnèrent ses seins encore plus vite. Cette cape de fourrure grise et cette robe nordienne blanche et parfumée qu’elle portait ne faisaient rien pour cacher au touché leur texture tendre et moelleuse, pas plus que la fermeté de ses hanches quand il les saisit à pleines mains. Les gémissements soudains, incontrôlés et aphrodisiaques qu’elle poussa manquèrent de le plonger davantage dans sa frénésie et il se retrouva à la regarder dans les yeux, tandis qu’elle gisait sous lui, à sa merci, les vêtements chiffonnés, comme les jouvencelles que l’on offrait jadis en sacrifice aux bêtes mythiques du Bois aux Loups.
Son souffle effréné se constatait à sa bouche bée, à croire que son cœur devait battre aussi vite que le sien. Dans ses grands et beaux yeux de biche brillait ce regard d’Été, à moitié ahuri, pris de court et vitreux qu’il lui connaissait souvent quand ils se retrouvaient. Auréolée de cette chevelure de feu et drapée de ces tissus d’argent et d’acier comme les reines de jadis, elle ressemblait à une vraie dame de la maison Stark.
Que les anciens dieux fussent ses témoins, car il aimait cette femme.
« Ned… Ici, maintenant, tu es sûr… ? »
Il ne comprit pas dans un premier temps ce qu’elle suggérait de ce ton bégayant, chargé d’autant de détresse que de désir. Tout ce qu’il voyait était le mouvement de ces lèvres pulpeuses et humides dont il voulait prolonger le siège, et ce corps aux formes onctueuses dont il voulait se repaitre. Le nuage qui obscurcissait sa raison s’éclaircit toutefois progressivement.
« Que suggérez-vous exactement, Lady Stark ? »
Son regard bleu se fit rieur et espiègle.
« Ce que toute épouse fornicatrice devrait en toute vertu suggérer à son seigneur mari quand ils sont dans la pouponnière de leur château, Lord Stark.
— Et vous vous prétendez dévote de la foi des Sept ?
— Je crains que nous soyons si loin dans les terres barbares et païennes du Nord que leur lumière ne m’atteint plus. »
Il laissa s’échapper un rire à sa réplique. Lady Catelyn Stark ne serait jamais aussi dévote à sa foi que les gens le croyaient. Quand elle n’était qu’à lui, il pouvait lui faire jeter ses sept idoles inanimées au feu ; qu’ils fussent au nord ou au sud du Neck n’y changerait rien.
« Plus tard, lui dit-il. Ce soir. Ce n’est pas raisonnable maintenant. Pour l’heure, laisse-moi juste profiter de ta présence, mon amour. »
Les yeux de son épouse s’illuminèrent aussitôt. Comment avait-il osé se terrer dans ses registres, ses lettres et ses cachets de cire et oublier ne fusse qu’un instant une telle sirène ? Il se baissa aussitôt pour venir à nouveau prendre d’assaut ses lèvres et se délecta d’elle, de son goût et de son parfum, et de la douceur de son corps contre le sien et de celle de ses doigts dans ses cheveux. L’instant d’après, il se coucha à son côté, et la serra tout contre lui, et elle en fit tout autant. Il enfouit enfin son visage dans ses seins duveteux et s’abandonna à elle.
Puis il ferma les yeux.
Quand il les rouvrit enfin, la lumière zénithale qui investissait la pièce par la fenêtre et qui le réchauffait lui fit comprendre qu’il avait dormi au moins une heure. L’absence à l’écoute de pluie au-dehors était un autre indicateur.
Catelyn avait passé ses bras autour de sa tête et le tenait toujours tout contre elle, au creux de sa poitrine. Elle l’observait de ce regard bleu, tendre et maternel. C’était presque comme si elle le berçait. Eddard avait toujours aimé dormir contre elle de cette manière, car sa douce épouse lui rappelait Mère. Lady Lyarra Stark avait toujours eu ce regard acier chaud et cette aura aimante. C’était peut-être la seule chose dont il se rappelait encore clairement, d’elle tout comme de son enfance, avant que Père ne l’envoyât auprès de Lord Jon Arryn des Eyrié.
La tentation de demeurer ainsi et de paresser de si bonne heure dans les bras de sa femme fut très forte, mais il n’était pas connu pour être sujet à la procrastination. Il daigna ainsi se redresser, et parvint cette fois à retenir un disgracieux bâillement. Il s’occupa dès lors d’essuyer le sommeil qui embuait encore ses yeux. Il était toujours fatigué, mais se sentait tout de même revigoré par rapport à plus tôt. Les bras de sa femme possédaient ce pouvoir surnaturel.
« Ai-je dormi longtemps ?
— Presque deux heures, si je ne m’abuse. »
Eddard se retourna aussitôt vers sa dame, sans pouvoir cacher sa surprise.
« Tant que ça ? Et tu m’as veillé tout ce temps ? Cat, enfin ! C’est Rickon que tu es censée materner, et non pas moi ! »
Il aurait préféré que cette dernière n’eût pas ri de sa réplique, mais il s’en contenta. C’était plutôt drôle, quoique ridicule. Un seigneur de Winterfell dormant comme un bambin dans les bras de son épouse, en plein milieu de matinée, et dans le lit utilisé par cette dernière pour accompagner les siestes de leur fils en bas-âge à cela.
« Que vas-tu faire, maintenant ? Aller voir Robb ?
— Et son frère », lui répondit-il. Il était inutile de préciser lequel. « Comme je te l’ai dit tout à l’heure, je comptais déjà leur parler. Autant le faire maintenant. »
L’acquiescement de sa femme le conforta. Elle ne semblait cependant pas en avoir eu assez de lui puisqu’elle vint l’enlacer de nouveau, bien que cette fois davantage en tant qu’épouse qu’en tant que mère.
« Tu m’as manqué… » lui souffla-t-elle.
Aucune réponse n’aurait été meilleure qu’un baiser et il lui fut difficile de lui refuser cette tendresse. Il vint ainsi trouver ses lèvres, et elle resta dans ses bras un peu plus longtemps.
Le temps vint toutefois pour lui d’abréger ce doux moment entre eux. Il se leva donc et elle l’imita diligemment. Ils rejoignirent la porte qui donnait sur le palier de la pouponnière en peu de temps, passant les nourrices et les enfants en rendant de silencieux saluts à celles et ceux qui leur en adressaient. Ils sortirent ainsi sur le palier et tous les gardes qui se trouvaient là interrompirent aussitôt leurs jeux de dés et leurs discussions et se redressèrent à leur apparition.
« Monseigneur, madame, se manifesta aussitôt Hallis Mollen, vite imité de tous ses pairs.
— Merci de m’avoir attendu, Hallis, et vous autres, leur adressa-t-il d’un ton satisfait, avant de se tourner vers Catelyn. Que comptes-tu faire maintenant ?
— Je souhaitais aller voir Sansa et septa Mordane, puis aller réviser les documents annuels d’intendance préparés par Vayon Poole. Les denrées et les taxes ramenées par nos seigneurs vassaux nous imposent de recalculer l’état de nos greniers et encore plus de nos finances. Je refuse que les collecteurs du roi viennent encore une fois nous ponctionner plus que ce que nous devons à la couronne. Le Nord n’a et n’aura jamais à accepter de créanciers, encore plus s’ils ne comprennent rien à nos coutumes. »
Et elle avait bien raison. Les particularités culturelles du Nord passaient souvent par-dessus la tête de ces hordes de notables du Sud, collecteurs de taxes et autres fermiers des impôts, qui pensaient trouver dans les châteaux et les villages des montagnes de richesses non déclarées, pour le seul fait d’évènements traditionnels tels que les banquets d’été. Peut-être pourrait-il trouver du temps plus tard pour venir l’aider sur cette fastidieuse tâche, quoique plus méticuleuse qu’ardue.
« Bien, dans ce cas à plus tard, et bon courage, Cat. »
Catelyn lui saisit aussitôt la main pour le retenir.
« Te verrais-je au déjeuner, Ned ? lui demanda-t-elle.
— Et nos enfants », lui confirma-t-il aussitôt.
Il n’avait pas besoin d’en dire plus à la vue du sourire sur le visage de sa femme. Elle l’embrassa prestement sans se soucier des regards de leurs gardes, et se retira tout aussi vite après de prompts mais gracieux saluts. Elle fut aussitôt suivie de deux des quatre gardes qui s’étaient préalablement trouvés sur le palier. Celui-ci retrouva le silence, mais pas bien longtemps, à la voix d’Harwyn.
« Vous avez été pas mal long cette fois, Lord Stark. »
Contrairement à ses subordonnés et bien qu’il daignât lui sourire, il se garda bien de rire à son ton facétieux et d’autant plus aux allusions évidentes de sa remarque complice. Qu’ils pensent donc ce qu’ils veulent de leurs seigneur et dame absents, pour peu qu’ils n’aient jamais de moi cette image juvénile d’un bambin dormant au creux des bras de sa mère.
« Assez d’âneries, en avant, vous quatre ! » s’exclama-t-il ensuite d’une voix exaltée.
Son enthousiasme fut expansif, puisqu’ils le suivirent tous les quatre sourire aux lèvres. Ils furent partis l’instant d’après, en direction de ses fils aînés, et d’où ils les trouveraient : la grande salle de Winterfell, ou comme les gens du château la nommaient depuis des millénaires : « la salle du trône de Pierre ».
C’était une salle bâtie hors de la citadelle, située dans la partie sud du château, passé les basse-cours, et qu’ils atteignirent en quelques minutes, traversant les allées peu fréquentées à cette heure et du fait du temps. On ne pouvait toutefois pas en dire autant de la cour sud, qui abritait la grande salle, et au sein de laquelle se trouvaient par centaines les petites gens, protégés par de grands chapiteaux de toiles et encadrés par de nombreux gardes de Winterfell. Un barrage filtrant était même établi devant les portes massives de l’édifice.
Cependant, le seigneur de Winterfell et ses gardes n’empruntèrent pas l'entrée, aussi bondée et obstruée aujourd’hui qu’elle l’avait été depuis les jours ayant précédé le banquet d’été, ni même ne s’annoncèrent. Ils privilégièrent l’une des portes dérobées latérales, gardée par une poignée de gardes lourdement armés et équipés. Ces derniers le reconnurent et les laissèrent passer lui et son escorte. Dès lors, la lumière du ciel s’estompa, remplacée par celle des torches disposées de long des murs des combles de la grande salle, et puis revint enfin, mais filtrée cette fois par les vitres immenses fixées entre les pilastres de renforcements de la salle.
La salle du trône de Pierre était encore plus impressionnante vue de l’intérieur et encore plus occupée. Les comparaisons avec la salle du trône de Fer qui contenait le massif trône éponyme étaient nombreuses et plutôt adéquates. Les rois de l’Hiver de jadis avaient toujours privilégié cette salle quand il s’agissait de gouverner et de répondre aux doléances, fussent-elles quotidiennes et essentiellement paysannes, ou exceptionnelles et seigneuriales. Eddard pouvait très aisément comprendre pourquoi, surtout au constat de ces centaines de gens accumulés en ce même lieu et cela sans soucis apparents de place.
Ils venaient de tout le Nord et appartenaient à autant de classes sociales différentes : ils étaient autant bourgmestres de pâtis ou de bourgades de la Blanchedague, de la Gland, du Bois aux Loups, des collines de Cerwyn, de Quart-Torrhen, et même de Lonlac, que de baillis de fortins et autres place-fortes du Nord, des Tertres jusqu’aux Monts Esseulés ; groupes divers et variés de paysans représentant des fédérations entières de villages de la région, mais aussi de maîtres, de chevaliers fieffés et de seigneurs de moindre envergure, la plupart directement placés sous la suzeraineté de la maison Stark.
Vayon Poole tendait souvent à dire qu’il y avait en ce lieu, les jours de grandes sessions de doléances, autant d’intérêts différents que de têtes différentes, et il n’avait pas tort. Pour chaque homme présent, une doléance existait. Parfois même plusieurs à la fois. Et si l’on pensait qu’un seul homme portait la parole de son groupe, c’était se méprendre. Les paysans n’appréciaient pas spécialement d’être représentés par d’autres que leurs seigneurs, quand ils en avaient un, surtout par d’autres paysans : il existait autant d’identités fortes et prégnantes que de villages. Quant aux hommes de la petite noblesse, qu’ils fussent voisins ou non, mais pour peu que dix lieues ne séparassent leurs domaines, ceux-là s’avéraient être encore plus coutumiers des petites rivalités et les traduisaient souvent par des larcins et des rapines sur les possessions de leurs rivaux. La plupart des problèmes que l’on portait à la maison Stark trouvait ses origines dans les agissements de tous ces hobereaux fauteurs de troubles.
Il n’eut aucun mal à trouver le trône parmi cette foule. Il était fixé à même le sol au centre de cette salle, sur un parterre dallé et surélevé, taillé et couvert de relief. De granite gris et brillant était son corps, ses bras rocheux étaient deux têtes de loups hurlants finement sculptées, tandis que des loups passants et rampants ressortaient avec finition et couraient depuis le sol sur les bords et la tranche de son dossier. L’antique trône de Pierre possédait cette aura millénaire et mythique, évoquant dans son art cette vieille magie des Premiers Hommes de jadis, celle des forêts et des pierres. Et chacun des Stark qui s’asseyaient sur cette pierre-là en profitait, comme son garçon, tout lumineux qu’il était.
Robb siégeait sur le trône de Pierre, à la vue de tous. Les faisceaux de lumière du soleil jaillissaient depuis les vitraux supérieurs et pénétraient dans la salle. Ils convergeaient alors sur la dalle du trône, et venaient illuminer la chevelure rousse de son fils, véritable cascade de feu, lui donnant cette allure éthérée et royale. Ils mettaient également en lumière sa cape en fourrure et son extension, une impressionnante tête de loup au ton fauve qui reposait sur son épaule droite, trophée de l’une des plus belles prises de son fils durant l’une de leurs précédentes véneries. Le voir tel quel l’emplissait de fierté, et il ne devait certainement pas être le seul s’il en jugeait les regards presque religieux de tout un chacun présent céans.
Son fils n’était pas seul, et bien qu’il ne remarquât Jon nulle part, il nota la présence de Vayon Poole et de Benjen auprès de son fils, installés sur des deux des trois sièges disposés pour l’occasion sur la dalle du trône. Le premier, penché en direction de Robb, semblait même lui prodiguer divers conseils, mais Eddard constata l’air sceptique de son frère cadet. Pour une raison ou une autre, les deux conseillers improvisés de son fils aîné semblaient en désaccord, sans l’ombre d’un doute en lien avec les deux groupes d’hommes qui attendaient humblement, de part et d’autre, devant le trône de Pierre.
Il ne fallait pas être Grand Mestre pour constater la souche roturière du premier et plus gros des deux groupes. Ses membres étaient bien sapés et leurs physiques assortis se révélaient plutôt robustes, quoique l’ensemble s’avérât plutôt disgracieux à la vue, tuniques de lins étant accompagnées de peaux et de fourrures. Le fait qu’aucun ne soit armé était un signe certain de l’appartenance de la plupart d’entre eux à la paysannerie, sinon la totalité.
L’autre groupe se posait à leur antithèse d’une manière saisissante. Ils étaient certainement aussi bien nourris qu’habillés, portaient fièrement leurs armes et leurs tuniques variées reprenant les pièces et couleurs des armoiries régionales de Lonlac : de Sinople à trois pals ondulés d’Azur, soutenu d’une divise de même, au chef d’argent. Le sinople représentait le lac, les trois pals d’azur ses trois affluents montagneux et le chef d’argent le ciel du Nord. Il ne reconnut toutefois pas les armes chargées en abîmes de leur blason : une truite de gueule, ou plutôt un saumon. Dans tous les cas, ils étaient nobles.
Le chef d’argent le plus remarquable en ces lieux fut toutefois la tête de Lady Elina Paenymion, qu’il remarqua en retrait, dans l’assistance et près des murs, au fond de la salle. Jon absent, il n’y avait qu’elle en ces lieux avec de tels cheveux. Les valyriens étaient si étranges. Que faisait-elle ici ?
C’était pour le savoir, et toujours sans se faire annoncer, qu’il se dirigea discrètement vers elle, suivi de ses quatre gardes.
« Madame », s’annonça-t-il tout bas dans un souffle.
Elle ne répondit pas plus qu’elle ne lui daigna un regard. En d’autres termes, elle l’ignora royalement. L’audace de cette femme… mais elle seule dans ce château était dotée d’un tel toupet, mise à part Arthur Dayne. Mais ces deux-là allaient de pair, c’était bien connu. Même cause, même mépris.
« Lord Stark », finit-elle par lui rendre.
S’il pensait qu’elle lui gratifierait davantage de mots que ceux-là, il se rappela assez vite devant son silence que Lady Elina Paenymion n’était pas seulement une dame de peu de mots, mais littéralement une dame d’aucun mot. Il lui avait toujours connu ce caractère, si tant était qu’il la connaissait vraiment, car Elina Paenymion était une femme secrète. Les seuls qui pouvaient réellement se vanter d’avoir percé cette apparente carapace d’antipathie étaient Ser Arthur d’une part, et Jon de l’autre. C’était au premier des deux que l’on devait sa présence, car elle s’était déjà trouvée à Winterfell à son retour des îles de Fer.
De dix ans son aînée, Lady Paenymion en paraissait à dire vrai quinze de moins. C’était ce qu’il avait pensé, jusqu’à ce qu’elle le corrige. Elle ne se comportait certainement pas comme une femme de son âge, à commencer par sa manière de se vêtir. La longue robe violette, couverte de motifs vert-bleu géométriques et ordonnés, était en soie véritable et révélait sa silhouette comme aucune robe du nord : la fourrure qu’elle replaçait épisodiquement sur ses épaules pour se garder au chaud ne contribuait que peu à cacher ses formes voluptueuses. Elle assumait éperdument son apparence et son accoutrement étranger, puisqu’elle ne se coiffait comme aucune autre femme dans le Nord. Comme aujourd’hui, avec ce chignon élaboré d’épaisses tresses, maintenu par deux baguettes, qui exposait presque outrancièrement sa nuque blanche et la finesse de sa mâchoire. Jory tout comme Harwyn ne semblaient d’ailleurs pas parvenir à détacher leur regard d’elle.
Elle était une des membres de l’Ancien Sang de Volantis et fille de triarque. Une valyrienne pur-sang, qui tirait tout comme les Targaryen ses origines des Possessions de Valyria, et que l’on avait refusée à Lord Steffon Baratheon, envoyé alors au nom du roi en prospecteur d’épouse princière, il y avait vingt-cinq ans, à en croire Ser Arthur. Cela, il pouvait effectivement le croire. Elle aurait pu être reine.
« Vous n’êtes pas avec Jon ? »
La mention du garçon provoqua une première réaction de la volantaine, puisqu’elle darda aussitôt son regard magenta sur lui.
« Iōnos peut se débrouiller sans ma présence. »
Iōnos, l’appelait-elle. Jamais Jon. Son mépris pour son nom de Premier Homme était insultant, mais là encore, que pouvait-il attendre de la part d’une femme élevée dans le faste valyrien le plus démesuré ? Il était dit des volantains qu’ils étaient des gens orgueilleux. Lady Paenymion n’y dérogeait certainement pas.
« On pourrait en douter, vu votre manière de le couver.
— Le couver ? Comme une poule sur son œuf, vous voulez dire ? Quelle drôle de remarque de votre part, Lord Stark. Je ne savais pas que l’on utilisait ce terme de la sorte dans votre langue, mais cela ne me dissuadera pas de former Iōnos.
— Si tant est que l’on forme un seigneur en lui apprenant la danse ou le chant, ou que sais-je encore. »
Une lueur contrariée imprégnait le magenta, que d’aucuns diraient cruelle. Mais il émanait parfois des yeux des valyriens cette lueur de cruauté innée et surnaturelle, une qui luisait souvent dans les yeux magenta de Lady Elina mais qu’il trouvait parfois aussi dans ceux indigo de Jon. Celui-ci l’adorait et ils étaient très proches, pour le peu qu’il connaissait de leur relation. Étonnant, du fait de son caractère acariâtre, bien qu’elle semblât plus douce avec le garçon. Moins étonnant dès lors qu’on les mettait côte-à-côte.
« La danse et le chant sont aux valyriens ce que sont aux Premiers Hommes vos… pierres, ou vos arbres, répliqua-t-elle. Ce n’est pas en remuant son épée comme un sauvage à longueur de temps qu’il séduira sa future cour. Un homme ne réussit jamais mieux que par la subtilité et la poésie de son verbe, et par la grâce de sa gestuelle. »
De cela, il en doutait, mais il ne prit pas la peine d’argumenter. Le fait était qu’il n’avait jamais connu société plus au sud que les Eyrié, et que c’était déjà trop au nord pour bien des ouestriens. Quant aux seigneurs valyriens des îles de la Néra, il était clair qu’il n’y connaissait rien.
« Que vont faire ces gens si nous les chassons de ces terres, Intendant Poole ? La question a-t-elle effleuré votre esprit si prévoyant ? »
La voix de Benjen avait surgi tout à coup au travers de la grande salle. La discussion discrète qu’il avait jusqu’alors tenu avec Vayon Poole prit en volume et participa à recentrer leur attention sur son fils aîné et la dalle du trône.
« Ce sont des pêcheurs, ils trouveront d’autres endroits pour jeter leurs filets. Le lac regorge de poissons là où l’argent se fait rare.
— L’argent ne nourrit pas les petites gens. Depuis des années, ces villageois vivent de leur pêche et vous souhaitez leur enlever ça uniquement pour permettre à une poignée d’argentiers scélérats de profiter d’un filon de minerai ? Une fois que ce filon sera exploité, ces vautours disparaitront à la recherche d’une nouvelle carcasse à dévorer.
— Ser Benjen, votre désinvolture devant ce genre de litige est déplorable. Il faut garder en tête tous les tenants et les aboutissants de cette affaire.
— Bien sûr, tous les « tenants et les aboutissants », comme si tout n’était qu’une affaire procédurière habituelle. Pour vous, ce ne sont que filons, collines et patelins, alors qu’il s’agit de principes, de gens, de vies !
— Néanmoins mon oncle, reprit Robb. Sire Vayon a raison sur un point… Ils ont obtenu ce titre de propriété par l’un de nos aïeuls.
— Un Stark mort depuis des années, neveu. Et il n’était pas seigneur de Winterfell.
— Nous ne pouvons pas continuellement remettre en cause les actes et les décisions rendues autrefois, s’indigna Poole. Les décrets de votre père, ceux de votre grand-père et de tous les Stark qui vous ont précédé ne sont pas de simples morceaux de parchemin sans valeur. »
Sur sa droite, Lady Elina semblait particulièrement captivée. C’était sûrement pour cette raison qu’elle n’était pas avec Jon.
« Votre fils semble dépassé par le dilemme de ce litige, déclara-t-elle tout à coup. Quelle situation curieuse. Le groupe sur sa droite est composé d’une fratrie de nobles. La maison Rivert vous dit-elle quelque chose ?
— Je crains que non. »
Sa réponse sembla satisfaire son interlocutrice.
« Naturellement, répondit-elle consciencieusement. Il a fallu une heure à votre intendant pour confirmer grâce à vos archives leur titre de noblesse. C’est une maison seigneuriale insignifiante, dont le domaine, Rive-les-flots, se trouve au croisement du votre et de celui de la maison Corbois. Ils disaient être vassaux des Corbois, mais c’est apparemment bien à votre maison qu’ils doivent allégeance. Il semblerait que votre père ait confirmé par ordonnance leur titre, qui leur fut conféré par votre arrière-grand-oncle.
— Mon arrière-grand-oncle… Il va falloir être plus claire, Lady Paenymion. J’avais de nombreux arrière-grands-oncles. »
C’était le moins que l’on pût dire. Son aïeul Lord Beron Stark avait eu sept enfants, donc cinq fils.
« Il aurait occupé la régence de votre grand-père, précisa-t-elle ensuite.
— Je ne vois qu’Artos Stark, dans ce cas. »
Le frère cadet de Lord Willam Stark. C’était lui qui avait vengé sa mort à l’issue de la bataille de Lonlac, en terrassant Raymun Barberouge au cours d’un duel qui avait marqué la fin des affrontements. Il ne s’en était suivi que tueries. Il avait été le régent de Lord Edwyle Stark pendant moins d’un an et avait détenu le titre de gouverneur du Nord jusqu’à sa mort.
« À vous de me le dire, monseigneur. Les Rivert le nomment l’Implacable.
— C’est bien lui », lui confirma-t-il dès lors. Si Artos l’Implacable avait fieffé les Rivert, ces derniers devaient donc être issus de guerriers nordiens s’étant illustrés au cours de cette campagne militaire. « Quelle est la nature du litige ?
— Il est simple, en apparence… »
En apparence, disait-elle. Le fait qu’elle pensât ses prochains mots révélait que le litige était tout sauf simple, même en apparence.
« Le groupe sur la gauche de votre fils est composé de pêcheurs qui prétendent représenter les villages présents sur les terres de cette maison Rivert. Il semblerait que leur père ait contracté de très lourdes dettes avant sa mort pour faire construire ces foyers de pêcheurs sur leurs terres et les peupler à partir de paysans relevant de votre maison. Il est mort il y a cinq lunes et ils ont hérité de l’ensemble. Des terres, des paysans et des dettes.
— Et ils veulent se débarrasser de leurs dettes, conclut-il alors.
— Ils veulent se débarrasser de leurs paysans, pas de leur dette, monseigneur, le corrigea-t-elle aussitôt, avant de reprendre. Ils auraient conclu un accord avec plusieurs argentiers de la couronne. Leur père était féru de saumon, mais se fichait bien des filons d’argent sur ses terres. On ne peut pas en dire autant d’eux. Ils y voient un moyen très simple de s’acquitter de leurs dettes, mais leurs petites gens refusent de leur donner l’accès de ces filons car cela reviendrait à détruire leurs villages. Les Rivert les ont fait expulser par la force, et c’est pourquoi ces derniers sont là et supplient votre maison d’intervenir. Selon l’accord conclu avec les argentiers, la maison Stark récupère une part des droits d’exploitation de ces mines, mais doit assumer la charge des milliers de paysans concernés.
— Je vois… Ont-ils même le droit de faire tout cela sans mon autorisation préalable ? »
Il n’avait pas posé cette question à l’intention de sa voisine, mais elle lui répondit tout de même.
« Qu’en saurais-je… Vous êtes le seigneur. Je ne suis qu’une humble volantaine. »
Lady Elina Paenymion était tout sauf humble, mais il ne releva pas verbalement sa remarque et se contenta d’un sourire chargé de sarcasme. Les quelques éclaircissements de la dame donnés, la situation lui paraissait désormais plus claire, tout comme l’objet de la dispute qui avait lieu entre son frère cadet et son intendant.
« Vous devriez avoir honte, Vayon ! entonna tout à coup Benjen. Cette situation est intolérable, elle jette le discrédit sur notre maison toute entière ! La maison Stark est la maison suzeraine du Nord, pas une vulgaire chambre de commerce où l’on monnaye la vie de nos sujets pour de vagues bénéfices fiscaux ou fonciers ! Robb, tu ne dois pas écouter Vayon, il divague complètement !
— Vous êtes décevant, Ser Benjen. J’en attendais plus de la part du régent de Peyredragon. Il ne s’agit pas d’un gisement de piètre taille, mais d’un site entier à l’ampleur encore non estimée. Il pourrait pourvoir aux activités d’orfèvrerie de Blancport pour des décennies entières, peut-être même plus ! Le fait que vous jetiez par la fenêtre de telles opportunités économiques pour une poignée de villages que l’on peut déplacer est une aberration.
— Il ne s’agit pas d’une poignée de village mais de plusieurs milliers de foyers, qui vivent de ce poisson et qui font survivre cette région. Qu’importe donc l’argent si la nourriture vient à manquer l’hiver ? Nous ne sommes pas des princes marchands, mais des seigneurs ! Il en va de notre honneur et de notre crédibilité en tant que tels, et vous feriez mieux de ne pas l’oublier ! »
La réplique cinglante de son cadet envoyée, son intendant préféra l’ignorer pour se concentrer sur son fils aîné.
« N’écoutez pas votre oncle, monseigneur, plaida-t-il clairement. Prenez votre décision en âme et conscience, avec raison et avec l’intérêt de votre maison et du Nord à l’esprit. »
La colère de Benjen n’était pas une surprise. Il était honorable et chevaleresque comme on pouvait l’attendre de sa part. Si la nécessité de s’occuper de la régence de Jon n’avait pas existé, il aurait peut-être même prêté serment à la Garde de nuit. Le fait qu’une famille seigneuriale se déleste de ses devoirs de protection envers leurs gens pour privilégier la solvabilité de leur maisonnée devait certainement le faire bouillir de rage.
Quant à Vayon Poole, éternel pragmatique, aussi prudent qu’humble, l’idée que la maison Stark puisse regagner un droit de regard sur ces terres selon toute vraisemblance riches en minerai d’argent devait certainement égayer son appétit comptable. Il était fidèle à lui-même.
Entre ces deux-là, déchiré par le fardeau du pouvoir, Robb semblait effectivement dépassé.
« Je ne comprendrai jamais vos coutumes, souffla alors Lady Elina. Votre fils hésite et ses conseillers pinaillent. Nous n’aurions jamais ce genre de problèmes à Volantis, car nous ne concentrons pas les pouvoirs sur un seul homme. Et certainement pas sur un enfant.
— Et pourtant, vos triarques et vos magistrats se comportent comme des seigneurs. En quoi est-ce différent ? »
Sans détourner son regard de la scène, le sourire de Lady Elina lui démontra que sa réponse l’amusait.
« Ce serait réduire la grande complexité de la société volantaine que de réduire nos triarques et nos magistrats à des seigneurs, Lord Stark. Contrairement aux autres cités libres, nul n’y dépend d’un prince marchand sur lequel se concentre l’état, car c’est l’ordre républicain qui répond à nos problèmes. Chacun connait sa place et assume celle-ci tout au long de sa vie dans l‘harmonie la plus naturelle. L’administration aux préteurs, l’imposition aux bailleurs, le commerce aux magistrats, la politique aux tribuns, et la souveraineté aux triarques. Comparé au nôtre, votre système est très archaïque en plus d’être inefficace.
— Qu’importe l’efficacité, si elle rend vos institutions procédurières et immorales. Sans âmes, rétorqua-t-il d’un ton acerbe. Contrairement à votre cité, où l’on est apparemment libre à en croire vos mots, mes gens n’ont pas à se présenter devant moi enchaînés et marqués comme des bêtes. »
Il avait mis l’emphase sur sa dernière remarque et Elina Paenymion se révéla encore plus acerbe à sa réponse qu’il ne l’avait été aux siennes. Mentionner l’esclavage, prétendu pinacle de l’efficacité volantaine, avait toujours cet effet sur elle.
« La liberté est une affaire de perspective, monseigneur.
— Porter des chaînes comme ces esclaves que vous tatouez sont des faits très concrets et non pas « des perspectives », madame. »
Elle libéra un ricanement dédaigneux à sa réponse.
« Vous pouvez vous réfugier derrière vos grands principes s’ils vous réconfortent. Mais ne vous leurrez pas au point de devenir aveugle aux incohérences de votre système. Leurs corps ne portent peut-être pas de chaînes, mais vous avez enchaîné leur esprit. Voyez-les donc venir quémander des faveurs comme des moutons quémanderaient leur fourrage au berger. Vous les protégez des loups mais ils sont les premiers que vous sacrifiez pour votre survie dès que le temps devient trouble et vous met en échec. En quoi donc seraient-ils différents de nos esclaves ? Toute est une question de perspective, Lord Stark. Quant à votre fils, je lui souhaite bonne chance car il va en avoir besoin. »
Elle semblait avoir pris ses remarques encore plus à cœur qu’il ne le pensait puisqu’elle se retira la tête haute dès lors ses mots proférés. Ce départ le désolait, d’une certaine manière, mais dans l’absolu, que pouvait donc bien exprimer de judicieux en matière de société une valyrienne qui avait grandi pour en valoriser une où les hommes ne valaient pas plus que des chiens ? N’eût-été pour les mots élogieux que portaient constamment Arya et Jon à l’endroit de cette femme, mais surtout pour leurs discussions plus favorables par le passé, il aurait facilement pu la résumer à son cynisme. Et dire qu’elle aurait pu être la reine…
« Tout ça pour une poignée de villages de cul-terreux ingrats et inutiles ! »
La voix de Lord Rivert avait fendu la salle, mettant fin à la discussion que menaient Benjen et Vayon, mais surtout aux réflexions de son fils. Le silence que la réplique cinglante avait provoqué par la surprise ne fut toutefois que de courte durée.
« Les culs-terreux t’emmerdent toi et toute ta bande de soudards, cul d’argent ! » hurla en réponse l’un des bourgmestres du groupe paysan.
Sa réplique provoqua une vague d’applaudissement et de sifflements parmi les siens.
« Crève, Rivert ! Que ton fortin maudit brûle et tous les tiens avec ! »
C’était certainement les représentants des villages de Rive-les-flots qui s’avéraient ouvertement les plus indignés dans la salle. La rage couvrait leur visage. « Bandits ! » ; « Tyran ! » ; « À mort les culs d’argent ! » ; « À mort ! » vociféraient-ils, et les menaces et les cris se répétaient inlassablement, toujours différentes mais paradoxalement toujours les mêmes. D’entre eux, toutefois, il en fut un qui l’étonna.
« Mar buz tog mar dok ! » s’écria l’un d’eux, et tous le répétèrent de concert.
Mar buz tog mar dok : ce cri-là, c’était de la Vieille Langue. Ou comme l'appelaient ceux qui la parlaient, Ar Dynraeg. Bien des Nordiens parlaient encore un dialecte du nord de la Vieille Langue qu'ils nommaient Norseg, bien que ceux-ci appartinssent aux petites gens. Cela faisait en effet des siècles aujourd'hui que les classes les plus aisées du Nord, dont les familles de rang seigneurial tels que les Stark, l'avaient abandonnée pour la langue des Andals. S’il n’avait que de très vagues notions de la langue de leurs ancêtres, les Premiers Hommes de l’Âge des Héros, Eddard aurait néanmoins reconnu cette phrase entre mille, pour l’avoir entendue maintes fois sur le champ de bataille : « la victoire ou la mort ». Employés tels quels, ces cris se révélaient d’une telle violence que les Rivert et leur escorte y répondirent à leur tour par des menaces similaires en Vieille Langue. Doc'h dag woh dar tregerryk, répondaient-ils. Mort aux traîtres.
Eussent-ils été sur leurs terres, Eddard n’avait aucun doute que les Rivert se seraient assurés qu’ils fussent tous passés au fil de l’épée pour leur défiance. C’était hélas le sort, souvent injustifié et excessif, que bien des seigneurs réservaient à leurs paysans indociles. Les leur s’avéraient très clairement irréductibles.
« Regardez-les ! Tous des sauvages ! Rien que des rebelles et des traîtres ! Ils n’ont que sang et barbarie en bouche ! Des vauriens et des meurtriers qui mendient comme des rats à longueur de temps, qui refusent l’impôt et qui ont tué sept de mes hommes dans un guet-apens, il y a de cela deux lunes ! Et vous envisagez de me retirer mes droits de mâter ces rebelles qui refusent mon autorité légitime ? Ils seraient prêts à massacrer les miens, femmes et enfants, s’ils en avaient la possibilité ! s’exclama le seigneur de Rive-les-flots.
— Un menteur ! C’est lui qu’a menacé nos femmes et nos enfants ! Je l’jure, sur les anciens dieux, votre seigneurie ! contredit aussitôt l’un des paysans.
— Il voulait nous faire crever à la mine ! s’écria un autre à sa suite. Et vu qu’on l’a refusé, ses hommes ont rapiné nos villages et nous ont chassés ! On vit dans les collines et nos gens y crèvent la faim ! Pitié Lord Robb Stark, Lord Benjen Stark, aidez-nous !
— Un tissu de mensonges éhontés ! rétorqua Lord Rivert.
— Cela suffit ! J’en ai assez entendu ! »
Son fils venait de se redresser et se tenait désormais fièrement devant la foule. Ce même regard tenace qu’il voyait souvent dans les yeux de Cat brillait dans ses yeux bleus.
« Pour tous les mots justes formulés par l’intendant Vayon Poole, ceux de mon oncle Ser Benjen Stark ont sonné encore plus juste. Par ailleurs, la détresse de ces pauvres gens a été bien reçue ! s’exclama le jeune Stark. Sous mon égide, la maison Stark de Winterfell ne saura profiter des fruits de la félonie.
— De la félonie ?!
— De la félonie, vous avez bien entendu, Lord Rivert. Vos méthodes sont indignes de votre position, que vous ne devez de surcroit que par le papier et non par le serment.
— C’est faux ! Je tiens mon titre de mon père qui fut fieffé par Lord Artos Stark, et il fut confirmé de nouveau par votre grand-père Lord Rickard il y a vingt ans ! Par les anciens dieux, je suis dans mes droits !
— Vous ne l’êtes pas, monseigneur, et Artos Stark n’était pas lord.
— Il était le gouverneur du Nord !
— Mais il n’était pas le seigneur de Winterfell ! Il ne fut seulement que le régent de mon arrière-grand-père, Lord Edwyle Stark. Votre serment d’allégeance n’a jamais été renouvelé envers votre maison lige, qui est la maison Stark et non la maison Corbois, car vous ne vous êtes jamais présenté devant mon père pour vous agenouiller ! Par ailleurs, vos agissements sont illégaux, car vous ne pouvez changer rétroactivement des accords passés entre notre maison et la vôtre sans notre consentement préalable, ni en imposer de nouveau par le biais d’argentiers de la couronne. La couronne ne possède pas ce pouvoir dans le Nord. Dès lors, devant cette cour assemblée et sous contrainte de vous frapper d’indignité vous et votre lignée toute entière si vous y contrevenez, je vous somme de réinstaller vos gens dans leurs bons droits et de casser cet accord préjudiciable que vous avez signé ! »
Le crachat soudain de Lord Rivert provoqua une surprise générale dans toute la salle. Eddard vit dès lors l’indignation couvrir les visages de Robb et de Benjen devant cet affront. Même Vayon Poole qui lui avait semblé favorable jusque-là s’avérait ouvertement offusqué. Par ce seul geste, ce châtelain imbécile s’était mis à dos son seul soutien des trois.
« Comment osez-vous, Lord Rivert ?! s’écria d’ailleurs ce dernier.
— Je refuse qu'un blanc-bec tout juste bon pour chier dans son lange m’insulte et me dépossède aussi impunément de ma terre et de mes privilèges ! J’empalerais les têtes de tous ces indigents sur des pieux et je les placerais pour l’exemple sur les rives de Lonlac, voilà les seuls bons droits qu’ils méritent ! s’empressa de répondre le châtelain. Je veux parler à Lord Stark, pas à son marmot irresponsable ! »
Ce dernier cri de Lord River eut du mal à se faire entendre, noyé dans le vacarme de hurlements de menaces qui emplissait la salle. Mais il l’entendit, et ses gardes également.
« Monseigneur, dois-je ramener plus d’hommes ? »
Un bref échange de regard avec Hallis Mollen et Harwyn leur suffit pour comprendre qu’il l’autorisait, et ils partirent aussitôt rallier à l’extérieur les sentinelles lourdement armées qui gardaient les entrées latérales. Sur la dalle du trône, Benjen donnait déjà des ordres aux quelques gardes présents, qui s’empressèrent de quadriller les lieux et de séparer la cinquantaine de pétitionnaires enragés avant qu’un pugilat collectif ne se déroule. Malgré cela, les cris ne cessèrent pas : du fait de leur faible nombre, une quinzaine seulement, les pointes de lances des gardes ne dissuadèrent pas les deux groupes de se cribler d’odieux quolibets de part et d’autre de ce maigre cordon de mailles et de lances.
Il ne fallut cependant pas plus longtemps pour que l’on entendît les cliquetis en grand nombre des armures de plates sur les cottes-de-maille et des solerets sur la pierre. Une vingtaine de sentinelles émergea de la poterne d’où Hallis Mollen et Harwyn s’en étaient allés, ces deux derniers à leur tête. Tous ceux-là descendirent dans la fosse et séparèrent la foule qui assistait jusque-là aux évènements, lui traçant un chemin d’acier et de pavois au travers de cette marée de gens.
« Laissez passer Lord Stark ! » s’écria aussitôt Jory Cassel en s’avançant.
Il s’avança alors et provoqua par son apparition une surprise plus grande encore. « C’est Lord Stark ! » ; « Lord Stark est là ! » disait-on autour de lui, océan de murmures et de souffles peu discrets, et ses quatre gardes personnels, et d’autres qui encadraient les lieux furent bien obligés de l’entourer : dans cette salle bondée de courtisans mais aussi de pétitionnaires que l’on ne connaissait ni de Garth ni de Brandon, et où le chaos régnait désormais en maître, tout pouvait arriver.
« Lord Eddard de la maison Stark, seigneur de Winterfell et gouverneur du Nord ! » annonça d’une voix claire et en toute hâte le héraut de la salle.
Si le silence ne s’était pas déjà établi, l’annonce de son nom et de ses titres acheva de l’établir. Silence pesant durant lequel il rejoignit la dalle du trône, où Vayon, Benjen et son brave garçon l’attendaient.
« Fils, le salua-t-il alors.
— Père… » le salua Robb en retour, d’une manière ambiguë.
L’expression de Robb était en effet mitigée, couverte de ce linceul de mal-être et d’amertume qu’Eddard lui avait déjà reconnu plusieurs fois par le passé. Le garçon devait certainement se reprocher personnellement l’état de la grande salle et des doléances, ou alors était-ce autre chose. Il posa dès lors une main sur son épaule, la serra affectueusement et chercha à le rassurer d’un sourire qu’il voulait apaisant. Le doute dans les yeux bleus d’été de son garçon sembla se dissiper un tant soit peu.
Satisfait, il s’en retourna vers sa cour et prit place sur le trône de Pierre. Robb et Benjen l’imitèrent, et Vayon s’installa sur le troisième siège situé à la gauche de Robb. Devant lui, légèrement en contrebas, seigneurs, hommes d’armes et paysans l’observaient dans ce même silence, les uns avec plus de révérences que les autres.
« Lord Stark, commença le seigneur de Rive-les-flots.
— Silence ! le coupa-t-il aussitôt, dans un grondement. Vous ne parlerez que lorsque je vous l’autoriserai, Lord Rivert. Pas avant. »
Eddard les observa tous, les uns après les autres, dans les yeux et avec attention. Paysans comme bien-nés, tous de braves hommes. Les bourgmestres situés au centre du second groupe semblaient les plus agités, mais les hommes d’armes et les frères du seigneur de Rive-les-flots n’étaient pas en reste. Pour toutes les lacunes qu’on pouvait lui trouver en tant que seigneur, s’occuper du peuple n’en était pas une. En la matière, Lord Jon Arryn avait été un mentor exceptionnel. De fait, Eddard savait une chose : une défiance paysanne aussi ouverte et assumée trouvait ses origines dans une gestion seigneuriale exécrable. Que les Rivert eussent ou non le droit de leur côté, ils ne devaient qu’à eux-mêmes le fait d’avoir attiré sur eux l’ire et la sédition de leurs propres sujets.
« Que les pétitionnaires nomment leur porte-parole et que ce dernier s’avance devant moi », clama-t-il avec autorité.
Il ne fallut que quelques secondes pour que ces derniers désignent l’un deux et que ce dernier s’avance. Celui-là était solidement bâti : ses épaules étaient larges et d’aucuns diraient qu’il rivalisait de taille avec certains Ombles. Il semblait être le plus brave des siens, si l’on en jugeait son regard, car même à moitié dissimulés derrière sa chevelure et sa barbe tout aussi longues et hirsutes l’une que l’autre, ses yeux rayonnaient de courage et de sérieux. Plein de déférence, l’homme s’agenouilla aussitôt devant lui.
« Qui es-tu, brave homme ? lui demanda-t-il. Donne-moi ton nom et ta profession.
— Yorrick, fils de Rickard, messire, répondit ce dernier d’une voix grave mais respectueuse. Je suis le forgeron de Mare-Sableuse, un des villages riverains de Lonlac, messire.
— Parle, Yorrick, fils de Rickard. Parle sans mâcher tes mots, mais parle vrai, car en cette salle millénaire ce sont les anciens dieux et les rois de l’Hiver qui t’écoutent. »
Et l’homme parla.
Son témoignage détaillé était sans appel et semblait horrifier la moitié des courtisans présents céans. Pour sûr, Eddard n’aimait pas non plus ce qu’il entendait. Des rapines, avaient dit ses camarades bourgmestres. Le mot était plutôt faible à l’écouter et parler de razzias était plus juste.
Les hommes d’armes de Lord Jonnel Rivert, car il s’agissait de son nom véritable, avaient répliqué aux protestations de ses sujets, en incendiant deux des villages les plus protestataires et en mettant à mort la moitié de leurs villageois. Naturellement, les choses étaient dès lors allées de mal en pire et les deux partis s’avéraient irréconciliables. Les uns disaient que ces saccages n’étaient que juste rétribution pour les sept franc-coureurs qui avaient trouvé la mort dans une « lâche embuscade » alors qu’ils tentaient de lever l’impôt dans l’un des villages incriminés, les autres attestaient que ceux-là avaient trouvé la mort en les razziant.
Les uns comme les autres clamaient la légitime défense, bien qu’aux yeux des lois du royaume, les Rivert étaient effectivement dans leurs droits féodaux. Le privilège seigneurial du droit de potence et de cul-de-basse-fosse garantissait de jure la justesse de ces exécutions aux yeux des dieux. Et les paysans ne disposaient d’un tel privilège, seul apanage des lords. Pour autant, le seigneur de Winterfell disposait de privilèges plus grands encore.
« Avez-vous quelque chose à dire pour vous défendre face à ces accusations, Lord Rivert ? »
Ce dernier semblait pris de court par son appel soudain.
« Me défendre ? demanda-t-il bêtement. Je… Je les récuse toutes catégoriquement, votre seigneurie ! Leur interprétation des faits est tout bonnement erronée !
— Nous verrons cela, déclara-t-il. Vice-capitaine Mollen, avancez-vous. »
Hallis Mollen s’avança aussitôt et se présenta devant lui.
« Monseigneur, dit-il.
— Vous prendrez deux cents cavaliers lourds de la garde et vous chevaucherez jusqu’à Lonlac. Je vous confère le droit de mobiliser tout chevalier et maître présent le long de la route royale, et leurs hommes, si toutefois ramener l’ordre dans la région de Rive-les-flots devait s’avérer hors des capacités de votre groupe et mettait en danger son intégrité. Je vous ordonne d’en prendre le contrôle. Par ailleurs, je vous demande à votre passage de vous assurer de la sécurité des maisonnées ayant rallié leur fief cette dernière semaine. Si vous en trouvez bloquées le long de la route royale, portez leur assistance.
— À votre ordre, monseigneur.
— Lord Stark, pourquoi ? » s’exclama tout à coup Lord Rivert, l’air paniqué. Une lueur trahie brillait dans ses yeux sombres. « Je pensais que vous comprendriez ! »
Eddard se leva et lui adressa un regard dédaigneux. L’homme avait l’audace de demander des explications et de paraître trahi quand il insultait son fils et ne renouvelait pas ses serments.
« Vous outrepassez vos bornes, monseigneur. Très largement. La décision de mon fils tient toujours. Les mots qu’un Stark prononce depuis cette dalle ne sauraient être remis en cause par quiconque. Maintenant, à genou. »
Lord Jonnel Rivert ne semblait pas avoir bien compris ce qu’il venait de lui ordonner, mais sa déconvenue devait y être pour quelque chose.
« Ne testez pas ma patience, Lord Rivert ! J’ai dit à genou ! » répéta-t-il.
Cette fois, l’homme s’exécuta. Un regard passant et menaçant suffit pour que l’ensemble des hommes de sa suite en fassent de même. Quant à ses paysans, ceux-ci s’étaient déjà prosternés à son ton sans même qu’il n’ait besoin de les regarder. Il laissa perdurer le silence quelques secondes, et puis le brisa, se tournant sciemment vers Harwyn et les sentinelles.
« Que l’on assigne Lord Rivert et les siens à résidence le temps que le Vice-capitaine Mollen et son groupe confirment par corbeau messager la situation de Rive-les-flots, ordonna-t-il d’un ton ferme avant de fixer le groupe de Yorrick le forgeron. Que l’on fasse de même avec leurs accusateurs. Par ailleurs, veillez à ce que tous soient bien nourris et logés au sein du château. La séance est levée. »
D’un mouvement de la tête, il indiqua au héraut situé sur le côté d’annoncer à tous, comme de coutume, qu’ils étaient congédiés jusqu’à la reprise de milieu de journée. En quelques secondes, un brouhaha naquit et s’éleva jusque dans les combles de la salle, les gens fluctuant par centaine vers la sortie, tantôt satisfaits tantôt déçus. Robb, Benjen et Vayon s’étaient levés à leur tour. Leurs expressions variaient tandis qu’ils le regardaient lui et la salle dans une moindre mesure.
« Votre décision est-elle bien raisonnable, monseigneur… ? La région de Lonlac se trouve sur votre domaine, mais également sur celui des Corbois, des Omble et des Bolton. La découverte de ce filon risque d’attirer bien des convoitises…
— Que les convoiteux convoitent donc, Vayon, répondit-il sur le ton de l’apaisement avant de reprendre d’un ton plus cryptique. Vous avez raison sur un point, ceci étant dit. Ce filon pourrait représenter un intérêt d’envergure pour la maison Stark. Mais il ne bougera pas et je préfère que cette question soit abordée sereinement. De plus, mes hommes déployés, cette région sera de fait sous notre contrôle, et ce sans que les argentiers du roi ou quiconque se mêlent de choses qui ne les regardent pas. Le temps des prospections viendra, mais plus tard.
— Mais bien sûr, répondit l’intendant. Très habile de votre part, monseigneur. »
Il nota la docilité de ce dernier, au contraste de ses échanges précédents avec Benjen. Celui-ci observait avec satisfaction le déroulement des évènements et le dos des pétitionnaires qui quittaient la salle, encadrés de gardes. Sa régence à Peyredragon l’avait transformé. Il était difficile de faire le lien entre le jeune homme imberbe et timide de l’époque, qui suivait sa sœur aînée comme un chiot, et cet homme fait, chevalier des Sept Couronnes et seigneur régent de Peyredragon de surcroit. Penser à Peyredragon lui fit penser à son très jeune seigneur et prince.
« Puis-je savoir où se trouve Jon, au fait ? Ne devrait-il pas être avec vous ? »
Un regard coupable et triste emplit tout à coup les yeux de son fils aîné, ce qui lui fit froncer les sourcils. Catelyn aurait-elle eu raison à leur propos ? Se serait-il passé quelque chose entre les deux qu’ils lui avaient caché ? Indépendamment de cela, ce fut Benjen qui répondit à sa question. Lui aussi semblait quelque peu embarrassé.
« J’ai pris la liberté de le congédier.
— Pourquoi cela ?
— Pour qu’il aille se reposer, frère, lui répondit Benjen consciencieusement tout en regardant Robb. Il en avait déjà suffisamment fait pour la matinée et il semblait épuisé. Mais je suis prêt à parier qu’il est parti se réfugier en bibliothèque plutôt que d’écouter son sommeil. Je l’y ai trouvé à chaque fois. Si tu le cherches, il y sera certainement. »
Il acquiesça sans rien dire. Il savait qu’il y avait plus au problème. Sinon, son fils aîné ne ferait pas cette tête.
« Très bien. Dans ce cas messieurs, nous nous retrouverons plus tard. Par ailleurs, Benjen, Catelyn souhaite que nous prenions le déjeuner en famille, sois donc à l’heure, dit-il avant de se tourner vers Robb. Allons marcher un peu, toi et moi. »
Robb lui répondit par un acquiescement silencieux, et leur groupe séparait l’instant suivant, Benjen et Vayon partant chacun de leur côté pour vaquer à leur tâches respectives. Le jeune Mick ayant suivi Harwyn et les gardes assignés à l’escorte de Lord Jonnel Rivert, de sa suite et de leurs accusateurs, père et fils n’eurent donc que le jeune Jory Cassel comme garde. Il les suivait de loin, leur laissant consciencieusement une certaine intimité. Eddard le récompensa d’un sourire redevable, que son protégé lui rendit fidèlement.
Ils se retrouvèrent ainsi à marcher dans les allées, à un rythme lent, bercés par le silence. Le vent était doux, en dépit du temps couvert, tout comme son cher garçon.
« Vous vous êtes disputés, Jon et toi. »
Ce n’était pas une question mais bien un constat, et l’expression sereine qui jusqu’alors couvrait le visage de son fils s’assombrit. Elle faisait ressortir ses cernes. Lui aussi ne dormait pas. Ces garçons prenaient effectivement bien trop de lui.
« A quand cela remonte-t-il ? continua-t-il.
— Au banquet, Père… »
Son aveu semblait avoir été proféré avec difficulté. Il regardait le sol devant eux et semblait plongé dans des pensées tout aussi sombres que ne l’était son expression.
« Et tu me l’as caché. Pourquoi cela ? lui demanda ensuite Eddard d’un ton qu’il voulait doux.
— C’est que… Vous aviez déjà tant à faire avec vos bannerets en général. Je ne voulais pas vous inquiéter et vous apporter encore plus de problèmes, surtout de si piètre importance… »
Mais un problème qui concernait ses fils ne serait jamais un problème de piètre importance. Existait-il même plus important que ceux-là ? Pour autant, Eddard ne préféra pas interrompre son fils pour le lui dire.
« Par ailleurs, tout ceci était entièrement de ma faute, rajouta son fils. Son visage s’était cette fois couvert d’une apparente frustration. Je n’ai pas fait attention aux sentiments de Jon et je l’ai probablement blessé. »
— Ses sentiments ? Pour la jeune Alys ? »
Robb le regarda et ouvrit la bouche… mais la referma tout aussi vite sans ne prononcer un seul mot. L’embarras embuait ses yeux bleus et vint s’installer auprès de la fatigue qui y siégeait déjà. Pendant un temps, Eddard pensait que c’était effectivement cela. Les sentiments que Jon et la jeune fille de Lord Rickard Karstark se portaient ne lui avaient plus été secrets depuis longtemps.
« Oui, et non, Père, reprit son fils sans démordre de son embarras. Je parlais de sa… de sa bâtardise. »
Il plissa aussitôt les yeux dans la méfiance. Il n’aimait certainement pas le fait que son fils emploie ce terme surtout quand il mentionnait son cadet.
« Qu’en est-il de ça ? » questionna-t-il aussitôt, plus fermement qu’il ne l’aurait souhaité.
Sa sévérité incontrôlée, Robb ne la perçut que trop bien.
« Je n’ai pas fait attention à quel point cela le touchait, avoua finalement le garçon. Je pensais que le fait qu’il soit bientôt légitimé et nommé seigneur de Peyredragon par le roi lui aurait fait oublier tout le reste, mais Jon… Il aime beaucoup Alys, Père. Et il est très blessé par la décision de Lord Rickard. Je n’avais pas idée à quel point. Durant le banquet, nous nous sommes disputés et depuis ce n’est plus pareil entre nous. »
L’air défait de son fils lui fit peine à voir, mais à défaut de trouver quoi lui répondre, et voyant que son fils en avait fini pour l’instant, Eddard préféra demeurer silencieux. Ne se fit ainsi entendre que le craquement du gravier sous la semelle de leurs bottes.
Le problème Alys Karstark était bien connu au château. Les sentiments que Jon avaient pour la jeune fille étaient un sujet de dissension continuel entre lui et Arthur. Pendant un temps, et d'ailleurs sous les précieux conseils de Catelyn qui s'était alors sentie profondément empathique de Jon, il était allé jusqu’à considérer l’apaisement avec Lord Rickard Karstark. C’était un homme loyal et des discussions apaisées avec lui auraient certainement pu lui faire comprendre que le garçon n’était pas un parti honteux pour sa fille. Ser Arthur n’avait toutefois rien voulu entendre et la manière qu’il avait eu de témoigner son outrage avait frisé l’hystérie : l’idée que son prince caché, dont la pureté dynastique lui était si précieuse, pût se lier à un parti aussi « bas » était inenvisageable, et bien que ça n’eût pas été faute de lui rappeler que les Karstark descendaient en droite ligne des rois de l’Hiver, le garde royal avait considéré l’idée même de ce projet comme une mésalliance et donc un sabotage matrimonial.
« Et puis ce n’est pas seulement cela, reprit Robb tout à coup, débloquant le silence. Je l’ai odieusement pris de haut, alors que vous n’avez de cesse de me dire que je suis l’aîné et que je dois protéger mes frères et sœurs. Je m’efforce de le faire, mais parfois avec Jon… J’ai été idiot. Par orgueil ou par bêtise, je pensais que ses sentiments pour Alys ne pouvaient pas être plus sincères et sérieux que mon affection pour Lyra. Après tout, nous avions onze ans. »
Son « affection » pour la jeune Lyra, la troisième fille de Lady Maege Mormont, tante de Lord Jorah. Lyra Mormont et sa sœur cadette Jorelle avaient séjourné plusieurs années à la cour du château. Bien des seigneurs avaient un temps laissé fils et filles à Winterfell, et bien des seigneurs les y laissaient encore. Mais plutôt que de se lier à Alys Karstark, comme l’avaient alors ardemment espéré Lord Rickard et Catelyn dans une bien moindre mesure, Robb lui avait préféré la compagnie de l’impétueuse oursonne.
Et s’il se rappelait encore très clairement de Jon en train de danser au milieu des courtisans, la jeune damoiselle de Karhold dans les bras, il n’avait certainement pas été le seul à se distinguer.
« Je t’ai vu danser avec Lady Lyra Mormont durant le bal », déclara-t-il.
Il semblait avoir pris son fils de court à en constater son expression surprise.
« Ne vous méprenez pas, Père, j’ai compris pourquoi cela n’était pas raisonnable d’aller plus loin avec Lyra, s’empressa de répondre ce dernier. Je vous assure qu’il n’y a plus rien entre elle et moi. C’était une danse sans importance. »
Il lui avait répondu comme s’il avait anticipé un commentaire de sa part sur le sujet, bien qu’Eddard n’eût cette fois aucune intention d’en formuler. Il reconnaissait que ça n’avait pas toujours été le cas. Après tout, la visite imprévue et solennelle de Lord Jorah Mormont était encore vivace dans son esprit. Le seigneur de l’île aux Ours avait proposé la main de sa nièce, en toute ignorance des enjeux politiques autour de la main de son fils aîné. S’il n’avait rien dit à Lord Jorah, il avait très clairement fait comprendre à Robb que la patience était une vertu plus grande encore qu’on ne l’imaginait.
Les puissantes maisons Manderly de la Blanchedague et Ryswell des Rus s’opposaient déjà viscéralement l’une contre l’autre, et tous leurs alliés respectifs dans leur sillage. Certaines régions du royaume avaient connu des guerres privées sanglantes pour bien moins que cela et les ambitions d’expansion économiques, territoriales et dynastiques grandissaient avec l’allongement colossal et inédit de l’été. Plus les récoltes étaient bonnes, plus les grandes maisons devenaient fortes. Les peuples bien nourris formaient des armées puissantes. Or, la main de Robb, le potentiel d’être lié à la maison Stark ou d’offusquer une famille alliée à cette dernière était le dernier rempart avant l’anarchie. La dernière chose dont ils avaient besoin aujourd’hui était de perdre le seul véritable élément diplomatique qui leur garantissait leur place d’arbitre.
« Tu n’as pas besoin de t’excuser, je ne faisais aucun reproche. Tu as ma confiance, tu devrais le savoir. »
S’il pensait soulager Robb de tout remord naissant, sa clarification ne sembla que provoquer l’inverse.
« Vous ne devriez pas me l’accorder car j’ai fait une erreur impardonnable. En voulant bêtement aider Jon, je ne suis parvenu qu’à le faire souffrir.
— Tu parles de l’incident avec les fils cadets de Lord Rickard. »
Leur mention couvrit le visage de son fils d’une expression compliquée à déchiffrer. Etait-ce de la colère, de la frustration, de la tristesse ou de la honte qu’il y lisait ? Peut-être les quatre à la fois. Pendant quelques secondes, son fils resta muet.
« La vérité, c’est que je trouvais Jon excessivement dramatique et frivole, mais je n’ai jamais compris l’étendue de ses sentiments pour Alys et encore moins l’étendue de son mal-être. J’ai été médisant avec lui et je m’en rends bien compte. La seule personne frivole, ça n’a jamais été que moi. »
Son fils aîné avait raison sur un seul point : frivole, Jon ne l’était certainement pas. C’était un garçon bien trop diligent et volontaire pour qu’on le qualifiât à un seul instant comme tel. Mais Eddard ne serait pas aussi expéditif sur le reste. Les chagrins d’amour inconséquents et les drames de jeunesse étaient ce qu’ils étaient : le propre de la jeunesse. Un jour, quand ils seraient tous deux plus âgés, ils se rappelleraient de ces péripéties juvéniles un sourire embarrassé aux lèvres. Leur vie était devant eux et non derrière.
« Je pense qu’il m’en veut énormément, mais je n’ose pas lui demander pardon. Je me sens honteux en sa présence. Je ne saurais même pas quoi lui dire. »
Il pensa dès lors à Brandon et aux disputes qu’ils avaient eues par le passé. Son frère aîné n’avait pas été un homme facile à vivre. Visionnaire mais autoritaire, aussi peu empathique que son ambition était grande, ils avaient eu autant de mal à se trouver qu’à se comprendre lorsqu’il était revenu des Eyrié. Il ne s’était plus vraiment senti Stark à cette époque, en décalage profond avec sa fratrie si résolument nordienne ; il avait alors été un chevalier sans ne jamais avoir été adoubé par Lord Jon Arryn. Et Brandon n’était qu’un seul de ses deux frères. Si Benjen lui ressemblait davantage qu’à leur aîné, leurs désaccords avaient toujours été nombreux. Les relations entre frères n’étaient jamais simples. Sinon Robert et moi ne nous serions jamais si bien trouvés.
« Le fait que tu reconnaisses déjà l’ampleur de ta méprise à son sujet est un signe évident que tu atteindras son cœur, se décida-t-il finalement de dire. Et le fait qu’il soit si fatigué lui aussi prouve que cette situation l’atteint autant que toi. Et tout ceci au demeurant n’est pas bien important, quelle que soit la gravité de ce que vous avez pu vous dire. Vous êtes des frères et vous êtes des Stark. Vous appartenez à la même meute. C’est le plus important. Te souviens-tu de notre adage ? »
Les yeux bleus de son fils s’animèrent au souvenir.
« Quand la neige tombe et que les vents glacés soufflent… commença-t-il.
— Le loup solitaire meurt, mais la meute survit. »
Robb et lui avaient fini cette phrase de concert. Son jeune sourire faisait écho au sien, travaillé par le temps mais toujours vivace. Cette phrase lui rappelait Père.
« L’Hiver vient, mon fils. Et quand il viendra, tout ce qui comptera, c’est la meute. »
Eddard ne sut combien de temps ils se promenèrent après cela, mais ils le firent dans un silence reposant. L’immensité de Winterfell s’étendait de part et d’autre, les pointes des toits du donjon touchant le ciel. Leurs pas les menèrent finalement vers le bois sacré de Winterfell, et ils se retrouvèrent à en traverser le portail sous les acquiescements dociles des deux gardes qui le défendaient et en prohibaient tout passage.
Les pierres et le bruit des pas dans le gravier laissèrent place aux arbres et aux bruissements du vent dans leurs feuilles. Le chant des oiseaux se percevait dans les cimes, tout comme leurs chahuts dans les buissons. Il était souvent dit que ces bois avaient abrité des millénaires durant les loups des rois de l’Hiver. Ceux-là couraient en meute parmi les fourrés, nageaient dans les eaux noires de l’étang et dormaient au creux des troncs et des souches. Mais ce bois n’était plus le havre des rois, des princes et des loups géants de jadis, seulement celui de seigneurs sans loups ; mais quels seigneurs ils avaient été ! Sous ces feuilles étaient passés de grands hommes, tel Alaric, tel Cregan, tel Rickard, tel Brandon. Son frère aîné avait été l’un des plus grands seigneurs de Winterfell sans même en avoir porté le titre.
L’oreille intime des anciens dieux était parfaite pour mettre un terme au silence contemplatif qui avait jusque-là pris place.
« Lorsque j’avais ton âge, Lord Jon Arryn avait souvent l’habitude de me dire qu’un seigneur digne de ce nom devrait savoir protéger les intérêts de sa maison, et comme l’a si bien dit Vayon Poole, de prendre en compte tous les tenants et les aboutissants d’un problème lorsque celui-ci s’impose », narra-t-il alors qu’ils se dirigeaient vers le centre du bois sacré.
Sous le feuillage rougeoyant de l’arbre-cœur, les cheveux auburn de son fils prenaient cette teinte vive tout aussi belle. Les Tully étaient connus pour cette couleur bénie des anciens dieux ; qu’ils eussent adopté la foi des Sept durant les grandes invasions andales n’en faisaient pas moins d’eux des descendants des Premiers Hommes.
« En dépit de leur fidélité aux Eyrié, les maisons de Premiers Hommes du Vale comme les Royce de Roches-aux-runes ou les Vanbois de Chênes-en-fer n’ont pas oublié leur couronne d’antan, et toutes les maisons qui leur sont inféodées excitent leurs ambitions à chaque génération de gouverneur de l’Est. Crois-moi, mon fils, si tu imagines le Nord belliqueux, tu ne soupçonnes pas l’étendue des ambitions des seigneurs du Vale, dont la composition est plus disparate encore que partout ailleurs dans les Sept Couronnes, continua-t-il en contemplant l’écorce millénaire du barral, dont la blancheur lui rappelait parfois celle du marbre des murs des Eyrié. J’ai assisté Lord Jon Arryn maintes fois alors qu’il répondait aux doléances de ses sujets, qu’ils fussent bien nés comme ce Jonnel Rivert, ou qu’ils fussent du commun. Il maniait ses seigneurs comme le virtuose manie son luth, et il le faisait d’une manière telle que chacun repartait sincèrement satisfait. J’avais l’impression de voir une magie s’opérer à chaque fois. Et je l’ai vu résoudre autant de litiges, et d’autant plus compliqués que celui auquel tu viens de faire face.
— L’ai-je vraiment résolu cependant, Père ? le coupa Robb. Il a fallu que vous interveniez et que vous rendiez votre jugement pour que ce Lord Rivert daigne obéir. Il n’a jamais cessé de me prendre de haut et m’a traité comme un enfant devant toute la cour. »
Mais tu es un enfant, pensa-t-il aussitôt, bien qu’il ne le verbalisât pas.
« Si je ne suis même pas capable de me faire respecter par un seigneur d’aussi petite extraction, que vaudrais-je devant un Royce dont la lignée est aussi royale que celle des Stark ?
— Plus les seigneurs sont de petite extraction, plus leur audace est grande. Beaucoup ne connaissent pas leur place, et certains ont déjà témoigné davantage d’audace à mon égard que ce châtelain de Lonlac au tien. Tu es trop dur avec toi-même, fils, et tu es jeune. Je n’étais pas à ton âge la moitié de ce que tu es. Tu as le temps de faire tes preuves et de devenir un grand homme. »
Robb allait lui répondre, mais il le devança.
« Laisse-moi donc continuer et tu comprendras où je veux en venir avec Jon Arryn. »
Robb le tint aussi pour dit et ne chercha dès lors plus à l’interrompre. Satisfait, il l’invita à venir s’asseoir à côté de lui au pied de l’arbre-cœur, dont la figure pleureuse les veillait de son regard millénaire endormi. Plus loin, Eddard voyait la silhouette assise et confortablement installée de Jory.
Sage et à l’écoute, son garçon attendit qu’il reprenne, ce qu’il fit bientôt, sous le bruissement engageant des feuilles. Les anciens dieux eux-mêmes semblaient l’écouter.
« Tandis qu’il me disait souvent tout cela, Jon Arryn m’avait dit quelque chose un jour… C’était très simple et il ne me l’a dit qu’une fois, mais il ne m’a fallu l’entendre qu’une seule fois pour que cela me marque toute ma vie, et je porte chaque jour depuis ces mots en mon for intérieur. »
Il les portait comme ces « mantras primordiaux » que portaient ces gens venus d’au-delà des portes de Jade. L’équilibre et la justesse qu’on en tirait étaient une affaire de mémoire et de diligence quotidienne.
« Ned, m’a-t-il dit, il ne suffit pas seulement d’être un seigneur digne de ce nom pour incarner la position de suzerain et de gouverneur, il faut être plus que cela, il faut être meilleur que cela. La plus grande qualité d'un seigneur n’est pas celle de savoir juger des intérêts de sa maison et les protéger judicieusement, mais celle de savoir écouter ses sujets et d'en incarner les espoirs. C’est celle de savoir transformer le devoir en désir et la loyauté en amour. C’est ce qu’il m’a dit. Jon Arryn a toujours su protéger en parfait équilibre les intérêts de sa maison, de ses vassaux et de son peuple, mais encore plus que cela, il a toujours été capable de trouver un écho dans leur âme, un écho d’équité et d’honneur, et tous l’aiment pour cela. L’amour et la loyauté que l’on te porte te transforment. Dès lors, tu n'es plus un simple homme, mais tu deviens la bannière que tous dressent fièrement sur les collines et pour laquelle ils sacrifient leurs vies. Tu deviens le tambour qui bat dans le sol et la trompette qui sonne dans l'air, alors qu'ils marchent à la guerre et avancent sans coup férir. Cette qualité, c'est celle que nos ancêtres ont incarnée depuis dix mille ans, c’est celle qui a fait des nôtres les rois de l'Hiver et les princes du nord de jadis, et c’est aussi celle que tu as incarné fièrement et devant tous, en répondant avec grâce à la détresse de ces pauvres gens qui souffraient de la tyrannie. Ce n’est pas moi qui ai résolu ton litige, mais toi et toi seul. Nos ancêtres te regardent et te sourient depuis le firmament et que les anciens dieux m’en soient témoins en ce lieu sacré, je te dis la vérité. »
Les yeux de Robb s’étaient imbibés d’émotion et de larmes. Eddard ne put cacher son sourire à cette vue, car il savait que son fils n’avait aucunement prévu d’être comparé à des hommes aussi grands que Jon Arryn, et encore moins aux rois de l’Hiver.
« Tu as l'aplomb des princes et tu as la compassion des rois. Tu es un Stark. Et ce que les Stark ont toujours eu, au contraire de bien d’autres, c’est ceci, dit-il en touchant son fils du doigt à l’endroit du cœur. Le cœur, mon fils. C'est de lui que vient la noblesse. Et ce cœur, tu l'as toujours eu, ton frère l’a toujours eu, et tous vos aïeuls avant vous l’ont eu. Et c’est plus important que tout, car c’est ce cœur vaillant et juste qui te permettra de faire partir à la guerre en ton nom des hommes par milliers et de protéger les tiens et ton pays, le Nord. Le cœur des rois. »
Il le regarda digérer ses paroles, cet air plein d’émotions et de réflexions peint sur ses jeunes et beaux traits. Son fils lui ressemblait autant qu’à sa mère. Des yeux d’Été mais le visage long, des traits délicats pour un air sage, de ce charisme inné qui venait de sa mère jusqu’à cette prudence d’âme qui venait de lui : il était le fruit parfait de leur union. Plus le temps passait, et plus Eddard le voyait. Et c’était fascinant.
« Maintenant va, lui dit-il en ébouriffant sa chevelure d’une main joueuse. Va chercher Bran, ou qu’il soit et allez rejoindre votre mère. Nous déjeunons en famille d’ici peu. »
L’instant d’après, lumineux et souriant, Robb s’éloigna d’un pas léger. Son fils était encore un jeune garçon et pourvu qu’il le restât autant que faire se peut. Les jours heureux n’étaient pas éternels. L’Hiver vient. Il vient toujours.
Robb parti, Eddard profita un instant du silence divin et des senteurs des bois, jusqu’à ce qu’il se décidât à son tour de quitter les lieux. Il était temps de trouver Jon. La bibliothèque n’était pas aussi loin du bois sacré que l’on était en droit de le penser. Plusieurs passerelles se trouvaient non loin et menaient vers les hauteurs de la citadelle et de son donjon. Il ne fallait ensuite plus que marcher quelques minutes et on y était bien assez vite. Mais il s’arrêta finalement avant de poser le pied sur l’un des escaliers qui grimpait le long des murs d’une tour dans un colimaçon à ciel ouvert.
« Je continuerais seul à partir de là, Jory », déclara-t-il en se retournant vers son protégé.
Le fils de Ser Martyn resta silencieux un instant, cet air neutre sur le visage.
« Êtes-vous sûr, monseigneur ?
— Oui. Quant à toi, va donc chercher Theon Greyjoy. S’il se trouve encore au bordel de la ville d’hiver à courir la gueuse, sors-l’en et va le confier à Ser Rodrik, que ce dernier le mette au travail. J’ai laissé ce garçon vaquer à ses occupations lubriques au profit de mon devoir assez de temps. Et cela cesse aujourd’hui. Il est mon page, pas mon hôte.
— Ce sera fait, monseigneur. »
Il regarda Jory s’en aller et disparaître au loin, puis il se retrouva seul. L’instant suivant, il entreprit de monter l’escalier et entama son ascension. Plus il progressait et plus le vent se mettait à souffler contre le mur de la tour. Il sifflait dans ses oreilles et tourbillonnait dans de puissantes bourrasques entre les cimes du château. La plupart des gens n’aimaient pas prendre ce genre d’escalier à ciel ouvert, pour les vertiges qu’ils provoquaient et par conséquent pour le danger extrême qu’ils représentaient. Cela n’avait jamais été son cas. Peut-être était-ce bien de lui que Bran avait pris son dangereux penchant pour les hauteurs vertigineuses, après tout. Toutefois, au contraire de son fils indocile et téméraire, il ne fut pas exposé au vide et à l’extérieur bien plus longtemps.
Arrivé à quelques trente mètres de haut, à niveau de la citadelle, il rallia le long couloir qui la traversait d’ouest en est et rejoignit la bibliothèque de Winterfell en quelques minutes. Comme toujours, s’il avait croisé quelques serviteurs et des invités encore plus rares durant son chemin au travers de son donjon, une fois arrivé dans cette aile de la citadelle, il ne croisa aucune âme ni n’entendit le moindre son de cliquetis d’armures de ses gardes. Tout comme les cryptes des rois de l’Hiver et le bois sacré du château, les lieux étaient défendus d’accès à quiconque n’était pas Stark, hormis sur sa permission, or il n’était pas homme à la délivrer aussi aisément. Au domaine de l’érudition, le silence était d’or.
Ou alors l’avait-il pensé et il déchanta dès lors qu’il poussa la lourde porte de la bibliothèque et qu’il entra : les règles des hommes ne s’appliquaient pas aux oiseaux.
« Lord Stark, Lord Stark, Lord Stark ! »
Gobeur, qui se trouvait perché sur le sommet d’une étagère au plus proche de l’entrée, l’accueillit comme à chaque fois qu’il le voyait : en croassant, en agitant ses plumes et en lui adressant ces mots de salut étrangement intelligents.
« Père, Père ! Stark, Stark ! »
Il s’avança pour venir caresser le poitrail de l’animal à plume et ce dernier se tue dès lors. Il profita de cet instant de silence pour observer l’endroit. Lord Rickard et Lady Lyarra avaient aimé leur littérature, dans la droite lignée des seigneurs éclairés de Winterfell. Si le savoir n’avait pas été une qualité révérée par les rois de l’Hiver, dont la valeur maîtresse était la force, à l’image des mœurs des Premiers Hommes de jadis, on ne pouvait pas en dire autant des seigneurs de Winterfell après eux, ou des dames. Car c’était surtout bien à une dame de Winterfell que l’on devait l’élargissement de ces lieux, voire même de leur fondation : Lady Sansa Stark, la plus grande de toutes les dames de Winterfell et la seule à n’avoir jamais régné sur le Nord. C’était d’après celle-ci qu’il avait nommé sa fille aînée. Bien qu’il ne sût réellement pourquoi, cet endroit le déconcertait toujours autant. Mais peut-être était-ce à cet instant précis le fait que Jon s’y trouvait et qu’il appréhendait leur imminente discussion. A bien réfléchir, cela ne pouvait être que ça, car le corbeau dont il grattouillait la gorge lui laissait également cette même sensation de malaise.
Ce dernier s’était docilement laissé faire, puis se béqueta et lissa son plumage aussitôt qu’Eddard eut retiré sa main. Il s’envola par-dessus les étagères et disparut finalement par une ouverture en colimaçon qui menait vers les étages. Gobeur avait toujours été une étrangeté, mais il était également un bon indicateur de la présence de Jon, vu qu’il ne se trouvait jamais bien loin de son jeune maître lorsqu’il était en liberté. Convaincu d’ailleurs que c’était bien le garçon que le corbeau était allé retrouver, Eddard emprunta le même petit escalier de bois pour rejoindre l’étage. Le fait que Jon l’y attendait debout et le corbeau silencieux sur l’épaule ne le surprit guère.
« Père », souffla-t-il, un air illisible sur le visage.
Père. Jon avait envoyé sa salutation d’une manière très circonspecte, pleine d’appréhension. Il ne paraissait jamais aussi taciturne et distant que dans la solitude et la pénombre. Et il était toujours impossible de savoir lors de moments de ce genre ce que le garçon pensait vraiment.
« Fils », le salua-t-il en réponse d’une manière tout aussi prudente.
L’instant suivant, ils se mettaient à marcher, Jon le guidant au travers des rangées de la bibliothèque. Même dans la pénombre, sa mèche targaryenne ressortait, courant le long de ses boucles sombres.
« Me cherchiez-vous ? » demanda-t-il.
À sa question, ce fut cette fois Eddard qui acquiesça.
« Benjen m’a dit que je te trouverais ici », lui confirma-t-il ensuite.
Il nota l’embarras du garçon, plutôt attendu si l’on en jugeait du fait que son oncle l’avait congédié pour qu’il aille se reposer et non pas pour qu’il aille aggraver son état. Le fait que Gobeur soit présent signifiait par ailleurs qu’il était allé le libérer de sa cage et qu’il n’avait donc aucunement prévu d’écouter Benjen. Il semblait avoir remarqué son intérêt passant, puisqu’il embrassa le flanc de son petit camarade volant.
« Est-ce ton corbeau qui t’a prévenu que j’arrivais ? »
Son fils hésita un instant à lui accorder quelconque réponse mais lui daigna finalement un acquiescement. Ainsi donc, Jon pouvait désormais communiquer à distance avec Gobeur.
« Tu n’en étais pas capable il y a encore une lune, constata-t-il alors. Quelque chose a changé récemment. Oserais-je présumer depuis le banquet ? »
Cette dernière question était très orientée et son fils était suffisamment intelligent pour en comprendre la teneur. Les évènements douloureux qui lui provoquaient angoisses et peines avaient toujours été des éléments moteurs caractéristiques de ses progrès quant à son don.
« Depuis qu’oncle Arthur et moi sommes revenus au château. »
Le garçon et le chevalier étaient restés dans la nature quelques jours, c’était vrai. Ils avaient chassé le cerf le jour et croisé le fer la nuit, campant et dormant à la belle étoile. Pour une fois, le garde royal et lui avaient pu s’accorder sur la décision à prendre, le temps que certaines des grandes maisonnées du Nord quittent Winterfell. Le garçon était revenu calmé, d’après les mots d’Arthur Dayne, mais cette situation qui perduraient entre lui et son frère n’était pas du tout pour lui plaire. Les frères devaient s’entraider et non pas s’éviter comme la caquesangue.
« Peux-tu maintenant voir par ses yeux ? Howland Reed m’a dit qu’il était possible que tu y parviennes. »
— Vous parlez du troisième œil ? précisa alors Jon.
— C’est cela. »
Le troisième œil, quel nom sinistre pour une pratique aussi dangereuse. Lord Howland Reed lui avait aussi dit que l’on pouvait définitivement se perdre dans son animal et mourir en essayant d’en prendre le contrôle consciemment. Le fait que l’on fût davantage amené à se perdre dans l’esprit d’un oiseau qui volait n’était certainement pas pour le rassurer. Il aurait d’ailleurs fait tuer ce corbeau si ça n’avait pas été pour les avertissements de Reed, qui le lui avait alors formellement déconseillé avant de lui faire comprendre que se débarrasser de la créature pouvait se révéler extrêmement traumatisant et néfaste pour l’enfant ; que l’oiseau était une part de l’enfant et que l’enfant était une part de l’oiseau. L’idée était aussi déconcertante qu’incompréhensible et de la pure sorcellerie dans tous les cas.
« Pour tout vous dire, j’ai essayé plusieurs fois ces derniers jours d’atteindre ce troisième œil dont parle Lord Howland, mais j’échoue constamment, révéla alors le garçon après un court temps de réflexion. Il m’arrive toutefois de ressentir ce que Gobeur ressent. Je vois parfois par ses yeux la nuit et je vole quand je rêve, mais rien de plus… hélas. »
Hélas, disait-il, mais mieux valait un hélas qu’un irrémédiable accident.
« Je vois, conclut-il. Tu sais bien à quel point cette pratique est dangereuse et Howland Reed te l’a suffisamment répété, alors promets-moi d’être très prudent avec tout cela.
— Je vous le promets, Père. »
Jon se fit dès lors très silencieux et Eddard ne chercha pas à le faire parler davantage. Son fils avait toujours été de la plus grande discrétion, mais quoi de plus normal lorsque la question de son état de change-peau était abordée ? C’était ainsi qu’on les nommait dans le Nord, bien que la plupart y préférât le terme péjoratif de mutants. Ils étaient très peu, ne se trouvaient qu’au nord du Neck et souvent se cachaient par peur des représailles populaires ; on les craignait autant qu’on les détestait.
Quant à Jon, il s’était révélé être plus que cela peu après que sa mèche d’argent eut jailli de l’obsidienne : ils les avaient découverts avec horreur, lui et ses frères et sœurs, dans le chenil, entourés des plus gros limiers du château. Plutôt que de les mettre en pièce comme on aurait certainement pu le craindre, ceux-là les avaient traités comme des membres de leur meute plutôt que comme des proies. Ils avaient alors compris que le garçon était un warg, un change-peau spécifique qui touchait l’esprit des chiens, mais surtout celui des loups. Un don pour certains qui se souvenaient encore des légendes sur les rois de l’Hiver, mais une damnation pour bien des Premiers Hommes dont on disait qu’ils avaient succombé à leur frénésie sanguinaire et bestiale. Ceux-là étaient les plus honnis de tous et beaucoup les appelaient hommes-bêtes plutôt que mutants. Son père avait été de ces gens méfiants, or il s’était toujours souvenu de Lord Rickard Stark comme d’un homme rationnel.
Le fait que Lord Howland Reed eût affirmé récemment que tous ses enfants finiraient par témoigner des mêmes capacités, une tare s’il en était une, le couvrait d’ailleurs d’une anxiété certaine, car un seul incarnait déjà tant de soucis en la matière. Et tandis que Robb et Sansa étaient aujourd’hui suffisamment âgés pour pouvoir faire preuve de prudence, Arya et Bran s’avéraient quant à eux incontrôlables. Le sang de loup, voilà le qualificatif que l’on employait pour décrire les Stark les plus sauvages de leur portée. Un terme qui avait échu à Brandon et Lyanna de leur vivant. Un demi-centaure, c’était même comme ça qu’ils avaient appelé sa sœur. Avaient-ils été des warg, eux aussi ? Le lui auraient-ils dit si c’était le cas ? Comme tout le reste concernant ces deux-là, il en doutait sincèrement.
Il mit fin à ses songes lorsqu’ils rejoignirent un lieu isolé de la bibliothèque, exposé au plein jour du fait des grandes fenêtres murales. Sièges et tables y étaient installés et de nombreux livres y étaient empilés, signes évidents du temps que Jon avait passé à bouquiner dans l’isolement le plus total. Il ne le pensa pas bien longtemps, dès lors qu’il vit la tignasse brune d’Arya dépasser. Elle dormait là, avachie et la tête posée sur une table, à même un livre grand ouvert.
« Mais que fait-elle là ? »
Cette question lui échappa sans qu’il ne puisse rien y faire, mais sa vue le déconcertait bien plus que toute autre chose en cet instant. Elle ne devait pas être là, pas si proche de Jon. Pas après ça. Il avait pourtant exigé d’elle qu’elle fût discrète. Il lui avait fait promettre. N’avait-il pas été assez clair ? Non, il n’avait rien précisé sur sa proximité avec Jon. Lui a-t-elle dit quelque chose ? Par les dieux, faites que non.
« Elle était là depuis longtemps quand je suis arrivé.
— Depuis longtemps ?
— Depuis hier soir, je pense. Je l’ai laissée au même endroit et avec le même livre. Je serais d'avis qu'elle n'a pas dormi de la nuit », l’informa ensuite Jon.
Il observait sa petite sœur avec un regard tendre, mais pas même l’apparente tendresse qui couvrait ses traits ne parvint à cacher l’épuisement qui les tordait. A la lumière du soleil, ses cernes creusés apparaissaient au grand jour aussi clairement que ses yeux indigo. C’était à croire qu’ils avaient coulés sur sa peau tel un fond de teint et y avaient laissé leurs pigments atypiques et bleuies pour y former deux longues traces sombres. Benjen et Catelyn n’avaient pas menti, ce garçon était dans un état déplorable.
« Tu n'as pas dormi de la nuit toi non plus », remarqua-t-il aussitôt.
Sa remarque acérée plongea son garçon dans l’embarras et il n’osa répondre. Ce temps de silence, Eddard en profita pour s’approcher de la table et de sa fille qui dormait. L’endroit était vraiment un désordre, couvert de livres ouverts et de vieux parchemins à demi-enroulés. S’il n’avait jamais vraiment aimé lire, le fait que sa fille soit ensevelie sous cette montagne de parchemin était encore plus hasardeux. Au moins le garçon avait eu la décence de couvrir sa sœur d’un duvet pour la tenir au chaud, bien que la capacité de cette dernière à dormir dans ces conditions et cette posture le dépassât. Elle était complètement cernée elle aussi.
« Cette petite finira par me rendre fou. De toutes les frasques que j’aurais pu attendre d’elle, elle parvient à me surprendre à chaque fois. Que lisait-elle donc pour privilégier la lecture au sommeil ?
— Quelque chose sur les dragons targaryens.
— Quelque chose sur quoi ? »
La fermeté de son ton et sa manière de se retourner vers son fils sembla choquer ce dernier. S’il avait semblé embarrassé à sa remarque précédente, il semblait désormais très précautionneux et craintif. Mais aussi craintif l’enfant pouvait-il être, ses craintes ne pourraient jamais surpasser les siennes. A-t-elle cherché à lui dire ?
« Sur les dragons, Père… » répéta le garçon.
Eddard essaya tant bien que mal de déceler la vérité dans ses yeux valyriens et en essayant de dissimuler la hantise qui devait luire dans les siens.
« Un vieux manuscrit que j’ai réussi à lui trouver.
— Que tu lui as trouvé… ?
— Oui, répondit Jon, mais Eddard nota aussitôt l’hésitation du garçon. Bien que j’ignore pourquoi, depuis que vous l’avez libérée, elle ne fait que parler de dragons, d’œufs, de princes Targaryen et de la reine Visenya. Mais comme je ne pouvais pas répondre à toutes ses questions je lui ai trouvé ce livre… Père ? »
Le garçon devait s’être interrompu en voyant son expression. Il n’avait rien dit, il n’avait fait qu’écouter. Cette petite finirait par le rendre fou, avait-il juste dit. Cette petite causera ma perte. Ce fut ce qu’il pensa à l’instant même. Il hésita un court instant à passer sa main dans sa tignasse brune. Il se ravisa toutefois et ne la caressa que de son regard bienveillant, la laissant à son sommeil. Cette enfant n’aurait jamais dû trouver cet œuf et n’aurait jamais dû les surprendre non plus. J'ai mis sur ses jeunes épaules le fardeau d’un mensonge dont le poids déjà me dépasse.
Les doutes l’étreignaient à sa vue et le ramenaient aux peurs terribles qu’il avait ces derniers jours cherché à enfouir. Celles qui devaient couvrir son visage d’épouvante au plus sombre de la nuit, quand Catelyn ne le voyait pas : ces visions de Winterfell qui noircissait sous les flammes et celles de rivières de sang au sein desquels les hommes se noyaient par millier. Des visions de morts, de ses fils criblés de flèches et de carreaux, et de ses enfants massacrés et enroulés dans des draps.
« Père ? Vous êtes pâle, est-ce que vous allez bien ? »
L’était-il ? Le garçon devait avoir raison, car le haut-le-cœur qui le prenait à l’instant n’était pas une hallucination de sa part. Il porta une main à son front et le massa de ses doigts. Laisser cette petite à proximité de ce frère aîné qu’elle adulait était propice au désastre. Si elle trépignait déjà de lui parler de ses ancêtres valyriens alors même qu’on lui avait enjoint de ne jamais révéler quoique ce fût, combien de temps tiendrait-elle avant de faillir pour bon ? Peut-être aurait-il dû écouter son instinct plutôt que les mots rassurant de Benjen. Peut-être aurait-il été plus prudent de l’envoyer ailleurs, à la Tertrée auprès de Lord Willam Dustin, ou peut-être même encore plus loin, à Griseaux auprès de Lord Howland Reed. Ou bien même à Vivesaigues, auprès de sa famille Tully. Mais loin, loin de Jon.
« C’est la fatigue qui doit me rattraper, répondit-il. Je dors peu, ces temps-ci, tout comme vous deux. »
Son fils ne semblait pas vouloir remettre en question sa réponse mais ils savaient tous deux que le manque de sommeil seul ne rendait jamais pâle. Le silence revint un instant, durant lequel il arpenta du regard les nombreux livres déposés là. Ceux sur les dragons et la magie se reconnaissaient facilement, mais il en était d’autres, placés devant le siège où Jon devait s’être installé auparavant, qu’il fut plus compliqué de reconnaître : des glossaires de haut-valyrien, mais également un vieux glossaire de Vieille Langue. Mais il en fut un dont il aurait deviné même de loin la nature, et ce même sans en avoir lu le titre, pour la simple illustration estampillée sur sa couverture brune rigide : une étoile à sept branches.
« Le livre du Ferrant… Tu t’intéresses à la foi des Sept ? »
Jon regarda le livre saint avec prudence et semblait réfléchir à sa réponse. Eddard remarqua par ailleurs que le livre du Ferrant n’était pas le seul présent parmi les livres empilés. Celui du Père était aisément reconnaissable, tout comme celui de la Jouvencelle.
« Je voulais en savoir plus sur les gens du sud, répondit finalement le garçon. Est-ce une mauvaise idée ? »
L’incertitude brillait dans ses yeux violets. Sa vigilance et la manière qu’il avait de chercher son cautionnement l’auraient fait sourire, si ce n’était pas pour le fait qu’il lisait les livres saints des Andals.
« Cela dépend pour quelle raison, daigna-t-il lui répondre à son tour. Pourquoi tiens-tu à lire ces livres ?
— C’est… commença Jon avant de s’arrêter. Mon oncle prévoit de m’adouber… or, les chevaliers ne sont-ils pas oints des sept huiles divines ?
— C’est le cas », confirma-t-il sans mal.
Bien que tous les chevaliers ne fussent pas oints, il s’agissait d’exceptions confirmant la règle. Le seul exemple qu’Eddard connaissait restait Benjen, mais ce dernier avait passé plus d’une décennie de temps cumulé dans le Sud et il semblait s’être très bien accoutumé aux îles de la Néra.
— De plus, reprit alors Jon, le ton se faisant soucieux. Le roi prévoit de me faire seigneur, n’est-ce pas ? »
Il ne comprenait pas bien pourquoi le garçon lui demandait confirmation sur cette évidence et d’un ton aussi prudent par ailleurs, mais Eddard acquiesça.
« Dans ce cas, si je dois être amené à gouverner Peyredragon, ne devrais-je pas parfaire mes connaissances sur la religion du Sud ?
— Ce serait préférable, en effet.
— C’est ce que pense aussi Chayle, entre autres choses », conclut alors Jon.
Chayle, ou septon Chayle, était le septon et le bibliothécaire de Winterfell. Eddard l’avait toujours trouvé bon et fiable. Il nota d’ailleurs que l’homme ne l’avait pas accueilli aujourd’hui, en dépit du fait qu’on le trouvait présent presque en permanence dans ces allées exiguës.
« Et quelles sont ces autres choses ?
— Il en avait assez de répondre à mes questions incessantes et m’a dit que je n’aurais pas meilleur conseil que les tomes de l’Étoile à sept branches. »
Eddard ne réprima pas son sourire amusé à la réplique de son fils et ce dernier le lui rendit bien vite. Oui, le garçon pouvait parfois poser beaucoup trop de questions du fait de son naturel curieux et il avait déjà assisté à des scènes de cet acabit avec le septon. Plus érudit que pieux, ce dernier n’en démordait néanmoins jamais de rigueur quand il était question de parfaire l’éducation des gens du château. Il s’avérait à cette fin certainement moins doctrinaire que septa Mordane, notamment en matière de spiritualité, mais cela s’expliquait par ses origines nordiennes : septon Chayle venait de la Blanchedague.
Il s’approcha de Jon, qui avait quant à lui saisit l’un des livres saints pour le feuilleter. L’énorme ouvrage révélait page après page des montagnes indigestes de lignes noires et fourchues. Une lecture lui avait suffi aux Eyrié pour conclure qu’il ne serait pas un disciple des Sept plus qu’il ne serait un chevalier adoubé par Lord Jon Arryn. Bien hélas pour le second fait, car Eddard se souvenait encore des beaux jours où il rêvait de parcourir le royaume à cheval au côté de Robert, tels de fiers chevaliers, vivant d’aventure épiques et de justice. Il ne serait jamais chevalier, au contraire de Robert. Mais ce garçon le sera, il y est destiné.
« Et le sont-ils, ces tomes ? De bons conseils ? demanda-t-il ensuite.
— Je ne sais pas, répondit Jon avec hésitation. Ce tome-là parle du Père d’En-Haut et de tout ce qu’il représente. Mais j’ai également lu une partie du livre du Ferrant, et je ne m’y retrouve guère. Les dieux du Sud et leur culte sont si codifiés. Il y a un précepte divin pour chaque chose, comme si la vie et la morale étaient conçues comme des cloisons. Cela semble normal pour quelqu’un comme oncle Arthur, mais je ne sais pas si je pourrais même retenir la moitié de ces choses. »
Ce n’était pas faute d’avoir permis à septon Chayle et septa Mordane d’enrichir l’éducation de ses enfants ces dernières années, y compris Jon. Mais ils étaient tous résolument nordiens et ils avaient vécu sous la bienveillance émancipatrice des anciens dieux. L’idée de préceptes religieux était un paradoxe en soit. Leur spiritualité se trouvait ailleurs, dans l’intimité, le silence et la contemplation. Sa main trouva finalement la tête bouclée de son fils. Jon le regarda dès lors, les yeux pleins de questions, certainement sur le pourquoi de cette soudaine tendresse. Il lui daigna un sourire fugace mais doux.
« Viens prendre l’air un instant avec moi et laissons cette petite dormir en paix », lui proposa-t-il donc.
Être en paix, voilà tout ce qu’il désirait également. C’était ce que lui inspirait la vue magnifique du château depuis le balcon de la bibliothèque. Mais comment l’atteindraient-ils, à la lumière de cette mèche platine qui brillait sous le soleil blanc du Nord et au dégradé indigo de ces deux yeux sombres ? Combien de temps avaient-ils avant que l’Hiver vînt ?
Le vent soufflait, balayant progressivement les brumes, et l’on apercevait par-dessus les murs et au-delà des tours les étendues lointaines et verdoyantes du Bois aux Loups. La première chose que Jon fit dès lors qu’ils passèrent le seuil en bois fut d’aller poser Gobeur sur le rebord en pierre du balcon, initiative contre laquelle l’oiseau sembla protester dans quelques croassements. Sa taille plutôt imposante et son poids relatif sur l’épaule de son jeune maître devait toutefois avoir lassé celui-ci. Pendant quelques secondes, il l’observa caresser la créature dans le silence, puis tout à coup et après un murmure inaudible, l’oiseau s’envola et disparut parmi les toits pointus des hautes tours.
L’air frais semblait faire du bien au garçon s’il en jugeait son regard apaisé bien que pensif. Il ne semblait pas aussi troublé que Robb, il semblait même serein, mais Eddard le connaissait suffisamment pour savoir que le garçon tentait de cacher ce qu’il ressentait. Parfois, souvent, cela marchait.
« Je ne vous ai pas tout dit, Père, à propos des livres. »
Sa voix aurait pu se perdre dans le vent s’il n’avait pas été attentif.
« Dis-moi.
— Je voulais aussi en apprendre plus sur Mère. »
Eddard ignora les battements soudainement irréguliers de son cœur et partagea dès lors le regard de son fils.
« Je pense souvent à elle depuis quelques jours. C’est peut-être la première raison pour laquelle j’ai commencé à lire ces livres, le livre de la Mère en premier. »
Son regard de Stark devait être terriblement soucieux, car l’instant suivant, Jon eut l’air de grandement hésiter à continuer de parler. Et pourtant, le garçon eut mille fois plus de courage que lui à cet instant.
« Je me rends compte que je n’ai même pas été sacré dans la Foi des Sept à la naissance et l’on m’a dit que c’est à vous que je dois mon nom. Je n’en comprenais pas vraiment l’importance, mais ma lecture du livre de la Mère me fait énormément douter. Oncle Arthur m’a aussi beaucoup parlé de Peyredragon récemment… Les gens du Sud sont très attachés à cette tradition… Est-ce pour cela que vous ne me parlez jamais d’elle ? Car elle ne m’aimait pas ? »
Il se retrouva muet et impuissant sous ce regard triste et perdu.
« Ta mère t’a fait sacrer quand tu es né et… Et elle t’aimait, sois en certain. »
L’expression stupéfaite de Jon le laissa aussi amer que le mensonge, bien qu’il n’eût pas menti sur cette révélation. Le fait que sa sœur qui suivait les anciens dieux ait pu faire engendrer cet enfant dans la Foi des Sept le désespérait chaque jour. Elle avait mis au monde un roi, les mots de Ser Arthur Dayne résonnaient encore dans son esprit même après quatorze ans.
« Me parlerez-vous enfin d’elle ? » lui demanda le garçon, ce même air à demi-implorant couvrant son visage.
Mais que pouvait-il seulement dire ? A part ce même mensonge savamment préparé. C’était la seule alternative, il n’y avait pas d’autres choix.
« Vous le lui direz, ou je le ferais, Lord Stark, je vous préviens ! »
Les mots enragés de Ser Arthur Dayne lui vint à l’esprit. Quel imbécile inconscient s’avérait être cet homme intenable ! Il avait perdu son prince sans flancher devant cette tour maudite et il avait accueilli la mort de sa sœur cadette avec autant de flegme. Et tout cela pour ce trône de Fer, ce fichu trône pour lequel tant de sang avait déjà coulé. Pour cette cause perdue parmi toutes les causes perdues, il était prêt à voir le continent brûler jusqu’à sa dernière petite braise.
Lyanna n'aurait jamais voulu qu'on mente à son fils, ni qu’on le maintienne dans l’ignorance du secret si longtemps, elle l’avait voulu roi dès la naissance. Mais comment pourrait-il s’y résoudre ? A chaque fois qu’il regardait dans les yeux de son fils, c’était elle qu’il voyait. A chaque fois qu’il se rendait au bois sacré et qu’il fixait le visage couvert de larmes de sève de l’Arbre-cœur, c’était elle qu’il voyait ! Et Arya… Arya lui ressemblait tellement que l’observer devenait bien des fois une souffrance. Ce monde était bien trop injuste et bien trop cruel pour qu’il les y exposât ainsi. Et pourtant Arya savait. Par les dieux, elle sait.
« Je vous demande pardon, je n’aurais pas dû mentionner tout cela, prononça tout à coup Jon.
— Non, fils, s’il-te-plait, tu n’as pas à me demander pardon pour quoi que ce soit, intervint-il dès lors. Surtout pour ça. »
Le fait qu’il pensât devoir chercher son pardon à un seul instant pour ce genre de raison était une absurdité sans nom. Un garçon si jeune ne devrait jamais être aussi soucieux.
« Il n’est pas trop jeune, frère. Arthur a raison, il doit savoir pendant qu’il en est encore temps. Si tu tardes trop, il t’en voudra. Tu ne seras pas seul à l’assumer, tu sais ? Nous serons là aussi, à tes côtés. Ensemble. »
« Mais, tout de même… reprit alors Jon. Si vous ne souhaitez pas en parler, je comprendrais, Père. »
Père. Ce garçon n’avait jamais été son neveu. Il avait été son fils depuis le tout début, bien qu’il ne fût pas son père.
« Promets-le-moi, Ned… »
La lueur sage qui luisait dans les deux yeux indigo du garçon n’avait jamais parue aussi mature qu’à cet instant, alors qu’il attendait avec patience qu’il réponde.
« Ta mère », commença-t-il avant de s’arrêter pour se lécher nerveusement les lèvres. Le regard de Jon s’était illuminé à ce seul mot. « Ta mère était exceptionnelle. Elle n’a jamais souhaité que le meilleur pour toi. Et je l’aimais, profondément. »
Ser Arthur avait perdu sa sœur, tout comme lui. Mais tandis que Ser Arthur avait perdu son prince, ce n‘était pas son cas, et ça ne le serait jamais tant qu’il vivrait. Ce mensonge doit cesser. Cette pensée lui vint, plus clairement et plus sereinement que jamais auparavant. Il était las de tout ceci. Arya savait et il leur devait la vérité, à tous les trois ; à sa sœur, à sa fille et à son fils. S'il doit l'apprendre, c'est par moi. Si l'Hiver vient, il faut que la meute soit prête.
Il se tourna vers Jon et le regarda dans les yeux.
« Attendons que le château se désengorge et que tout le monde soit parti. Ensuite… Ensuite, nous parlerons de ta mère. »
Notes:
Bonjour à tous !
Ainsi se conclut le chapitre VII du Prince de Peyredragon.
J’espère sincèrement que l’attente n’aura pas été trop longue, bien qu’elle ait été plus courte que les autres chapitres. La rédaction de ce chapitre m’aura pris deux mois et approximativement 200 heures d’édition, soit la moitié seulement du chapitre précédent, en dépit de sa plus grande taille.
Ce chapitre fait 22 000 mots de longueur. Il clôt ainsi l’arc « Banquet d’Été », qui s’allongeait sur trois chapitre, et qui atteint au total 65 000 mots de contenu.
J’ai mis une part de mon âme dans ce chapitre, et je le destine à mon père qui est mort et mon frère qui me manque. J’aimerais parfois revenir en arrière et corriger les erreurs du passé qui ont fait que nos chemin se sont séparés. Les relations de famille ne sont jamais simples, mais elles sont précieuses. C’était l’une des thématiques porteuses de ce chapitre, et j’espère que vous aurez ressenti l’amour qu’Eddard porte à ses fils et à sa famille. Et l’amour et le soin que Robb porte à Jon.
J’adore Robb. J’espère avoir fait un bon travail avec son personnage. Je voulais montrer Robb à son plus haut mais aussi au plus bas et je voulais montrer la synergie entre lui et Eddard. Ned est fier de son fils et Robb l’admire et l’écoute sagement, et s’efforce de l’imiter autant que faire se peut. « Silence ! » dit-il dans le chapitre précédent à Torrhen. C’est clairement un rip-of du « Silence ! » que profère Ned au cours de ce chapitre. Quant à Catelyn, j’imagine que l’angle avec lequel je l’aborde doit vous surprendre. Mais pour tout vous dire, il en a toujours été ainsi. Je n’aime vraiment pas la Catelyn dépeinte dans au sein du fandom ; Catelyn est une femme très orgueilleuse et qui a des défauts, mais elle a aussi ses qualités, parmi lesquelles sa capacité à prendre du recul, quoiqu’elle prend souvent ce recul beaucoup trop tard. Et le jeu des trônes n’attend jamais. Mais elle reste une grande dame. Ma Catelyn était une femme amère, loin de chez elle, en doute perpétuel quant à Ned ; la présence d’Arthur Dayne aux côté de Jon et la vérité officielle sur Lady Ashara Dayne la bouleversait. Il lui fallait du temps pour prendre du recul et dans les bonnes conditions, conditions qui sont venues très tardivement. Très ironiquement, c’est le drame avec les Karstark qui a participé à tout rétablir entre elle et Ned. Mais les dégâts sont faits, et il faudra du temps pour les réparer.
J’ai pensé ce chapitre comme un parcours initiatique. Celui d’un seigneur et père qui parcoure son domaine et qui porte conseil à ses fils, et notamment sur la nature de la loyauté et de l’incarnation du pouvoir. C’était une étape nécessaire pour Le Prince de Peyredragon, puisque l’Hiver vient. Et nous verrons à l’avenir si la vision du monde d’Eddard Stark portera ou non ses fruits, ou s’il est pétri d’incohérences comme semble le penser Lady Elina Paenymion. Soit dit en passant, j’espère que vous avez apprécié son passage. Elina est un personnage inventé, comme vous vous en doutez. Elle aura une importance certaine au cours de l’histoire, actuellement celle d’être l’un des précepteurs de Jon. Elle lui enseigne la danse et le chant, comme on l’a appris au chapitre précédent, et le haut-valyrien comme on l’a appris dans celui d’encore avant. Une connaissance d’Arthur Dayne. Vous saurez ultérieurement qui elle est et d’où elle vient, mais dans mon lore, et comme le dit Eddard Stark, « Elle aurait pu être reine ».
Pour conclure, j’espère que vous aurez pris grand plaisir à lire ce chapitre. Comme toujours, l’aide de Lexias a été d’une grande importance pour que j’organise mes idées et que je comprenne où je voulais en venir. Je ne saurais que trop vous conseiller son excellente histoire Overwatch : Crossroad, dans le fandom éponyme. Lexias, une fois n'est pas coutume, merci infiniment pour ton amitié précieuse et tes judicieux conseils. Je remercie également du fond du cœur 246813579, alias 2468, qui est ma très estimée (et très récente) correctrice et donc à l’origine du changement de mise en page de l’histoire. A partir d’aujourd’hui, l’histoire ira en s’améliorant sur la forme et adoptera la typographie française classique, qui, il est vrai, est très classieuse à l’œil.
Ce sera tout pour aujourd’hui. Pensez à me laisser un commentaire pour me dire ce que vous avez pensé du chapitre, cela me fera très plaisir. Et à très bientôt, au prochain chapitre ou dans les commentaires.
Etsukazu
Chapter 8: Une Fleur de Lys
Summary:
Une princesse Valyrienne explore les dunes blanches et les allées de marbre de la cité de Lys en compagnie de sa famille aimante.
Notes:
(See the end of the chapter for notes.)
Chapter Text
VIII
UNE FLEUR DE LYS
LA PRINCESSE D’ARGENT
Daenerys se réveilla en sursaut, arrachée brutalement de son sommeil par le cri du dragon. Ce fut un cri terrifiant qui la figea dans l’ahurissement et qui laissa son corps couvert de sueur froide. C’était le cri du dragon noir du rêve, celui qu’elle voyait souvent voler dans la nuit froide, en grondant, sous une lune noire nimbée d’un cercle de feu, ou alors l’avait-elle cru dans sa panique toute relative, car elle comprit après quelques secondes qu’il s’était en vérité agi du cri hanté de son frère aîné. Bien sûr, pensa-t-elle dès lors. Comment pouvait-il en être autrement ? Viserys était le seul à délivrer de tels cris de terreur lorsque le soleil était encore couché, bien qu’elle devinât que ce dernier ne le resterait pas très longtemps.
Les rossignols faisaient en effet déjà entendre leurs piaillements matinaux à l’extérieur, quoiqu’ils fussent encore rares. C’était à eux que l’heure éponyme devait son nom. Plus perceptible encore, le vent alizéen en provenance de la mer d’Été se faisait de plus en plus chaud. Il berçait de son souffle estival l’écume des vagues sur la plage de la propriété et venait caresser son visage, séchant sa sueur petit à petit. Le ciel nocturne et sans nuage de la mer d’Été commençait déjà à se teinter d’indigo et les étoiles scintillantes, qu’elle pouvait apercevoir au travers du voile transparent de son lit à baldaquin et depuis la fenêtre du balcon qui donnait sur la plage, commençaient à disparaître, annonçant ainsi la future venue des lueurs de l’aurore. Daenerys aurait préféré émerger du sommeil une fois le soleil levé, mais la vue de l’aube et du ciel étoilé de Lys était toujours aussi fascinante. Si fascinante, en vérité, que le sommeil qui embuait ses yeux n’y perdura pas bien longtemps.
Il n’en fallut pas davantage pour qu’elle daignât se lever. Elle écarta le voile soyeux du lit puis posa ses pieds nus sur le marbre froid et blanc du sol. Elle n’enfila toutefois ni chausson ni sandale et leur préféra le silence de la plante de ses pieds, puis elle quitta sa chambre par la grande porte double. Les couloirs de la villa étaient encore sombres, signe que la plupart des serviteurs que le prince leur avait assigné n’étaient pas encore éveillés pour entretenir les lieux. Toutefois, si Viserys devait crier de nouveau, cela ne durerait pas. Ce fut donc avec cette pensée à l’esprit que Daenerys s’attela à rejoindre dans la plus grande discrétion la chambre de son frère aîné. Elle constata néanmoins après quelques enjambées qu’elle n’était pas la première à avoir rejoint les lieux, dès lors qu’elle vit depuis l’angle du couloir la porte de la chambre de son frère grande ouverte et de la lumière qui en sortait. L’instant d’après, de grands éclats de voix se firent entendre et parmi eux ceux de Viserys.
« J'en ai assez de vous toutes, allez-vous-en, sortez ! »
Le cri colérique de Viserys avait cette fois clairement résonné dans les couloirs de la villa et dans son sillage sortirent de sa chambre une poignée de jeunes femmes que Daenerys n’eut aucune peine à reconnaître. Il s’agissait de certaines des servantes et des courtisanes qu’elle voyait parfois en sa présence la journée. La première chose qu’elle remarqua fut leur beauté valyrienne typique, qui s’appréciait même depuis l’angle du couloir. Leurs cheveux argentés et leur peau de lait s’apercevait dans la pénombre presque aussi facilement qu’à la lumière du jour. Elle se rappelait avoir pensé il fut un temps, quand elle était plus petite, que leur famille et celle de Muña étaient vraiment uniques en la matière, mais il n’en était rien. Plus criants aux yeux furent toutefois leur accoutrement, car elles étaient toutes vêtues de ces même robes en soie colorée et transparente que les dames du Jardin Parfumé avaient portées lors de leur unique visite, sur l’invitation du prince. Cette vue seule la laissa dans l’incompréhension la plus totale.
« Pourquoi ? » entendit-elle peu après.
La voie ouverte et sa discrétion préservée, Daenerys s’approcha de l’entrée de la chambre de Viserys. Que l’incompréhension l’eût saisie juste avant importa peu car elle s’estompa aussitôt pour le désarroi. Son grand frère était assis sur son lit, à moitié nu, le visage sombre et pâle, l’expression hantée et les yeux remplis de fureur. Et Muña était assise à côté de lui, vêtue de cette même tenue révélatrice que les dames de la villa. Elle avait l’air éreintée et ses cheveux étaient décoiffés.
« Pourquoi ? répéta Viserys sur le ton du reproche. Pourquoi, Laena ? Pourquoi est-ce que tu continues à faire ça ? Pourquoi as-tu accepté ça ? Réponds-moi !
— Mon prince…
— Viserys ! Mon nom est Viserys ! Je ne suis plus ce petit garçon que tu tenais par la main, je suis un homme et tu m'appelleras par mon nom ! »
Muña resta silencieuse en dépit de l’injonction de son frère aîné. Ils semblaient se regarder droit dans les yeux même si Daenerys ne comprenait pas vraiment pourquoi. Elle ne comprenait en vérité pas vraiment de quoi ils parlaient, pas davantage qu’elle avait compris la présence antérieure des suivantes de son frère ou l’état de Muña.
« Viserys, écoute-moi bien... » commença-t-elle d’un ton plein de gravité bien que sa voix sonnait fébrile. Ce ton-là, Daenerys ne lui avait jamais connu. Muña était toujours si douce et avenante. « Nous ne pouvons pas jouir d’un refuge aussi luxueux sans contrepartie… Quel autre choix avais-je ? Quel autre choix avions-nous ?
— Mais des milliers d’autres !
— Viserys, enfin… ! C'est un maigre prix à payer et tu le sais bien.
— Tu appelles ça un maigre prix ? rétorqua aussitôt Viserys d’un ton hargneux avant de saisir Muña aux épaules. Mais regarde-toi, regarde ton état !
— C’est un maigre prix, soutint Muña mais cette fois d’une voix enrouée et pleine de tristesse.
— Nous sommes les descendants du Conquérant ! Les descendants des deux dernières lignées de dragonniers de ce monde ! Le sang de l’antique Valyria coule dans nos veines ! Lys ne sera jamais rien devant Valyria ! Ils nous doivent tout, Laena ! Tout ! »
Cette dernière vint prendre le visage de son frère dans ses mains et le tint par les joues. Elle avait silencieusement semblé l’enjoindre à se calmer car la fureur qui brillait dans les yeux lilas de Viserys sembla s’éteindre en quelques secondes. Mais alors Daenerys remarqua les sillons brillants de larmes qui coulaient sur les joues de Muña et le souci qui brilla d’autant plus dans les yeux de son frère.
« Que veux-tu que je fasse ? Que veux-tu que nous fassions ?
— Partir !
— Et où irions-nous ? »
Et dès lors ne régna que silence.
« S’il te plait, dis-moi. Où irions-nous ? À Volantis ? À Myr ? Alors que tu sais à quel point c’est dangereux ? Ou à Braavos ? Qu'y ferions-nous de mieux qu'ici après qu’ils nous aient renié ? Ou alors à Tyrosh, auprès de l’archonte ? Ou à Dorne, auprès du prince ? Tu leur fais confiance ? Où, Viserys ? Dis-le-moi, je t'en conjure !
— Loin, Laena ! Je ne suis pas le roi mendiant ! J’en ai assez d’être la risée de cette ville !
— La risée de cette ville… ? C’est moi l’objet de ta risée ? Est-ce que c’est ça que tu cherches à me dire ? Je le vois dans tes yeux, je te fais honte. C’est ça, n’est-ce pas ?
— Ne comprends-tu pas ? J’en ai assez de tout cela. J’en ai assez de vivre de la sorte, à devoir me cacher à longueur de temps et à mendier les faveurs de cette ville ! Je suis le dragon, pas la proie ! J’en ai assez de ce cauchemar qui hante mes nuits pendant que tu joues la putain pour ce gueux extrait du purin dans lequel on l’a engendré ! Ils peuvent l’appeler prince, mais il ne l’est pas et la mer Fumeuse cessera de bouillir avant que sa vile lignée de marchandeurs d’épice n’obtienne le mérite de s’offrir une dame de ton rang ! Tu es Laena Velaryon de Lamarck, dans ton sang coule celui des rois ! Alors partons, Laena, partons aussi loin que possible, que je n’aie plus à quémander pour un manoir et que je n’aie à te voir te faire souiller par ce manant !
— Et Dany ? »
Le cœur de Daenerys manqua un battement en entendant sa marraine prononcer son surnom avec autant d’amertume dans la voix.
« As-tu pensé un seul instant à elle ? reprit-elle.
— En quoi pose-t-elle problème ?
— Poses-tu vraiment cette question ? Veux-tu que nous vivions dans la misère et la peur toute notre vie ? Sur le danger des routes, à la merci du hasard, des bandits, des pirates ? Il ne s’agit pas seulement de toi ni de moi ! Tu penses pouvoir supporter une nouvelle errance, mais qu’en est-il d’elle ?
— Elle le supportera, comme cela a toujours été le cas. Le sang du Conquérant coule aussi dans ses veines !
— C’est une enfant !
— C’est un dragon ! Quand cesseras-tu d’être aussi délicate et faible ? Nous n’avons besoin de personne, nous ne devons dépendre de personne et quant à cet Ormollen, je le hais !
— Arrête avec lui ! Nous en avons déjà tant parlé ! Tu ne peux pas être sérieux !
— Il ne te mérite pas ! Tu devrais être reine !
— Arrête ! » s’écria alors Muña d’un ton suppliant. Elle s’était écartée de son frère et le regardait avec une infinie tristesse. « Je t’en prie, arrête. Ce n’est pas possible, ça ne l’a jamais été et ça ne le sera jamais. Pas après tout ce que j’ai fait pour vous. Pas après tout cela. Cesse donc cette folie, Viserys, ne nous fais pas plus de mal. »
Que se passait-il ? Qu’est-ce qui n’était pas possible ? Elle ne comprenait pas, elle ne comprenait rien. De quoi parlaient-ils ? Pourquoi se disputaient-ils ? Allaient-ils partir ? Viserys détestait le prince ? Était-ce à cause de cela qu’il faisait des cauchemars ? Et Muña, elle… et le prince… ?
« Laena, attends, écoute-moi ! »
L’appel désespéré de son frère mit aussitôt un terme à ses pensées effrénées et avec lui les pas rapides de Muña qui se dirigeait vers la sortie. Daenerys se fit aussi discrète que possible dans sa fuite et rejoignit l’angle du couloir, d’où elle put voir sa marraine quitter la pièce et traverser précipitamment le couloir. Bouleversée, abandonnée dans le silence et l’obscurité, elle rebroussa chemin d’un pas hâtif, parcourut le couloir, rallia ses appartements, en ferma les portes derrière elle et se réfugia sous sa couette. Les questions lui vinrent alors, les unes après les autres, dans un flot incessant et ininterrompu, mais cessèrent lorsque, sans crier gare, le sommeil l’attira de nouveau dans ses limbes.
Quand elle se réveilla le lendemain et une fois qu’elle se leva, on vint la chercher comme à l’habitude pour qu’elle rompît le jeûne. Les douceurs pâtissières et les confitures aux arômes de printemps, à base de baie de Myrth et de fruits d’été qu’elle goûta mirent cette fois à jour ce sentiment douceâtre de mélancolie et elle nota, une fois de plus, qu’elle déjeunait seule en dépit des délices matinaux que l’on servait. Le souvenir de la veille vint tarir son appétit et elle abandonna sa table à la diligence des servants de la villa.
Elle avait vite pris coutume à l’issue des petits déjeuners de descendre les escaliers de la terrasse en grès de la villa et d’enfoncer ses pieds nus dans le sable, toujours si chaud, presque brûlant. Elle descendait les dunes vers la plage et longeait alors le bord de mer, laissant les vagues l’immerger jusqu’aux chevilles. Elle errait ensuite, au gré de la course du soleil dans le ciel bleu lysien et parcourait les lisses étendues de sable blanc de la propriété, comme chaque jour. Quand le soleil tapait si fort qu’il passait au travers de sa capeline en paille, elle entrait dans l’eau et se baignait, rassurée par l’intimité des lieux qui n’appartenaient qu’à eux. Quand vraiment le soleil se faisait trop ardent, c’était le bassin privé dans lequel elle partait nager. Combien de fois avait-elle-même fait ce trajet qui n’était au demeurant pas si long ? Des dizaines de fois, peut-être même cent fois. Quand pointa enfin l’heure de la chauve-souris et avec elle les lueurs du crépuscule, ni les vapeurs de l’eau chaude du bain qu’on lui versa ni les fragrances agréables du repas chaud qu’on lui servit ne parvinrent à la détendre.
Après tant d’errances où leurs ventres criaient famines, après tant de lunes à se rationner et à prier que jamais leur caravane ou leur bateau d’alors ne subît de raids de la part de bandits ou de pirates, elle avait encore souvenir que cette villa leur était apparue à tous les trois comme un havre paradisiaque. Elle avait même versé des larmes de joie à leur premier repas chaud depuis une lune qui n’était pas cette viande faisandée âcre et mal cuite que les marins de leur navire consommaient avec ce flegme caractérisé. Il s’était agi bien au contraire d’une tourte riche, garnie de viande de lamproie délicieuse, enduite de cette sauce aux cèpes crémeuse et accompagnée d’escargots au beurre persillé encore plus délicieux que tout le reste. Lys lui avait fait découvrir le goût de la persillade et des fines herbes, qu’elle adorait peut-être presque autant que celui qu’elle avait pour le citron. Elle avait renoué avec des émotions qu’elle pensait oubliées, des émotions de paix qui lui rappelaient leur manoir à Braavos, les longues ballades qu’elle entreprenait avec Viserys et Muña ainsi que la gentillesse de Ser Willem Darry.
Les premières semaines s’étaient avérées d’une quiétude qui n’avait d’égale que son euphorie d’alors, mais les jours s’étaient succédés les uns après les autres tant et si bien qu’avec le temps, Daenerys s’était rendu compte que chacun d’eux se ressemblait. À quel moment avait-elle commencé à prendre ce luxe pour acquis ? À quel moment ce havre avait-il cessé d’en être un ? Elle savait, désormais. Elle le comprenait d’autant plus qu’elle mettait enfin un sens à ce qu’elle n’avait jusqu’alors jamais nommé : la solitude. La solitude et sa monotonie. La monotonie des routines et du luxe quotidien, un luxe que l’on ne partageât pas et qui, à défaut de plaisirs éphémères, n’épanouît en rien.
« Āeksia Daeneria ? »
Daenerys émergea de ses songes à l’entente de cette voix féminine qui s’était élevée dans le silence, de son dialecte lysien et de cette intonation valyrienne mélodieuse caractéristique. Seuls les gens de Lys accordaient noms et titres au féminin. Celle qui venait de l’interpeller n’était nulle autre que Myrmadora, l’une des servantes lysiennes qui lui étaient assignées. Elle semblait à la vue aussi valyrienne qu’on le supposait à l’ouïe. Elle l’observait d’un air préoccupé mais n’avait pas comblé la distance qui les séparait et se tenait toujours à l’entrée de la pièce, à côté de la porte. Le salon était si clair du fait des grandes fenêtres murales donnant sur la mer que la lumière venait refléter dans la chevelure argentée de la lysienne.
« Qui y a-t-il ? demanda Daenerys en valyrien.
— Est-ce que tout va bien, madame ?
— Pourquoi cette question ?
— Vous ne lisiez plus et vous sembliez triste… Avez-vous besoin de quelque chose ?
— Oh, non. Merci. Ne vous inquiétez pas. Tout va bien. »
Allait-elle bien ? Manifestement, Myrmadora pensait l’inverse. Elle se concentra de nouveau sur les livres qui lui faisaient face et qu’elle avait passés ces dernières heures à lire, sous les passages de sa servante qui l’entretenait, apportant boissons et collations. Une pile du même genre d’ouvrages figurait sur le côté de la table. Deux d’entre eux, les premiers qu’elle avait lu et que d’aucun dirait qu’elle les avait alors dévoré, s’avéraient être des romans écrits en lysien que Muña lui avait offert dès qu’ils étaient arrivés en ville. Elle ne pouvait pas en dire autant des autres ouvrages, tout comme celui qui reposait grand ouvert sous ses yeux. Ceux-là, Viserys était celui qui lui en avait fait don et elle peinait à les continuer, en premier lieu parce qu’il ne s’agissait pas de romans aux histoires d’amour passionnantes mais plutôt de chroniques historiques décrivant le passé d’Essos et de Westeros, en second lieu car ils s’avéraient être écrits en haut-valyrien. Or, ce n’était pas pour rien que les filles de Valyria avaient toutes progressivement développé leurs propres dialectes locaux devenus depuis autant de langues nouvelles : le haut-valyrien en plus d’être subtile à l’oral était encore plus compliqué à l’écrit et elle peinait à la lecture à en saisir toutes les conventions grammaticales.
Et elle n’aimait pas plus le lire que le parler, par ailleurs, lui préférant le dialecte valyrien de Tyrosh, pour lequel elle était douée, à en croire le commun des gens, la poignée d’année qu’elle, Muña et Viserys avaient passé à Tyrosh auprès de l’archonte lui ayant été les plus agréable, si l'on omettait Braavos. Le Valyrien tyroshi était tellement plus facile. Le Haut Valyrien, lui, seuls Muña et Viserys la complimentaient dans son usage, mais ils étaient bien les seuls à le faire. Ce n’est pas comme si tout le monde parlait Haut-Valyrien, aujourd’hui. C'est à n'y rien comprendre. Pourquoi s'entêterait-on à respecter les déclinaisons de genre lunaires et solaires et toutes ces conventions grammaticales inutiles? Elle se rendit alors à l’évidence lorsqu’elle se heurtait de plus en plus à ces dernières au fil de sa lecture qu’elle ne progresserait pas bien davantage sans aide.
« Je m’en vais retrouver mon frère, déclara-t-elle à la servante tout en se levant.
— Bien sûr, madame. Je serais dans les cuisines si jamais vous désirez quoique ce soit », lui répondit cette dernière avant de s’incliner et de s’en aller.
Serviable quoique distante, Myrmadora n’avait jamais failli à ses tâches et les accomplissait toujours avec grande diligence et ce quand bien même aucun des membres du personnel qui leur avait été assigné par le seigneur Tregar Ormollen n’était soupçonneux de leur caractère princier. Pour une raison qu’elle ignorait encore, ce dernier avait tenu à les héberger dans une relative discrétion, autrement, ça n’aurait pas été d’Āeksia que les serviteurs lysiens de la villa l’auraient titrée mais bien de Dārilaria, comme l’avaient fait bien des magistrats des Cités Libres auparavant. Ni elle, ni Viserys ni Muña n’auraient alors pu échapper aux mondanités extravagantes qui leur étaient souvent réservé par les élites des Cités Libres, mondanités au cours desquelles elle se sentait davantage bête de foire qu’invitée de marque. Pourtant, elle aurait préféré aujourd’hui cette indécence mondaine, qui n’était que bien peu de maux en comparaison de sa solitude actuelle. Ce fut avec cette pensée morose en tête et bien décidée à trouver son frère qu’elle quitta le salon, son manuel en main.
L’air frais et la morsure naissante des rayons du soleil sur sa peau de lait lui firent le plus grand bien et lui donnèrent un temps le désir d’aller nager dans l’eau fraiche des bassins. L’eau claire et bleue de ces derniers appelait en effet à s’y baigner. Elle n’en fit rien et passa son chemin, suivant les passages de grès, les petits ponts et les rebords beiges qui longeaient bassins et bâtiments. Çà et là, rosiers et plants de lavandes poussaient en grands nombres, répandant leur parfum floral si agréable au gré de la brise. Tout laissait penser à la vue comme à l’odeur que ce lieu était un paradis, alors comment se faisait-il qu’elle se sentait si triste ? Quelle ironie, quand elle y pensait, mais elle ne le pensa pas bien longtemps, ce paysage verdoyant et coloré laissant place aux allées ombragées et fraiches des terrasses couvertes et des vestibules du bâtiment principal de la propriété. Elle en traversa les couloirs sans ne croiser quiconque et se retrouva devant les appartements de Viserys plus vite qu’elle ne l’aurait cru.
Mais le doute apparut aussi soudainement qu’elle empoigna la porte et la paralysa. Les yeux lilas imbibés de rage de son frère lui revinrent alors à l’esprit et la colère qui avait imprégné sa voix sonna comme un lointain écho. Elle ne sut dès lors combien de temps elle resta ainsi, immobile et muette, devant cette porte, mais elle y resta suffisamment de temps pour apprécier à quel point les temps avaient changé. Viserys n’avait jamais été le plus bienveillant et attentionné avec les autres, mais il avait toujours été gentil et charmant avec elle et Muña. Alors depuis quand s’était-elle mise à anticiper avec angoisse les accueils de son frère ?
Les appartements de Viserys étaient sombres mais ça n’avait pas toujours été ainsi. Elle se rappelait en effet que Viserys n’avait jamais apprécié l’obscurité. Il avait souvent eu pour habitude de lui dire que les dragons de l’Antique Valyria étaient des êtres solaires qui se complaisaient dans la lumière du jour et gardaient le soleil depuis les temps de l’ère de l’Aube contre les force du mal. Mais rien de la pénombre ni de l’état lugubre des lieux n’indiquait cette fierté d’antan dont il avait tant clamé être le garant. Quant à Viserys, il se trouvait dans sa chambre, assis au bord de son lit à baldaquin, à peine éclairé par le mince rayon de lumière qui passait au travers des rideaux entrouverts.
« Qui t’a permis d’entrer et qu’est-ce que tu veux ? »
Daenerys n’avait même pas eu le temps de s’annoncer que ce dernier l’avait accueilli comme elle l’avait craint : par cette même attitude froide qu’elle ne lui connaissait désormais que trop bien. Il ne l’avait même pas salué, et accompagnait son ton dédaigneux par ce regard illisible mais certainement pas amical. Les draps étaient complètement défaits et son frère semblait tout à fait négligé. Ses cheveux étaient défaits et sa légère barbe révélait qu’aucun serviteur ni barbier n’était venu l’entretenir. Son torse nu et sa peau blafarde ressortaient dans la pénombre et révélaient son état de nudité, qu’il cachait à l’aide des draps. Il n’est pas sorti de la journée, comprit-elle. Mais plus encore que tout cela, c’était bien la silhouette nue, endormie et à peine cachée par les draps d’une de leurs servantes qui la plongea dans le désarroi.
« Alors ? Me répondras-tu plutôt que de m’épier ? Que fais-tu là ? lui exigea ensuite Viserys d’un ton un peu plus acerbe encore.
— J’ai… J’avais besoin d’aide, pour mon haut-valyrien. Je pensais que tu pourrais m’aider… »
Son frère reçut son explication dans un silence de plomb. Par décence et intimidée par le regard opaque qu’il lui adressait, elle préféra très vite fixer ses pieds.
« Ne vois-tu pas que je suis occupé ? »
L’était-il vraiment ? Cette question lui vint aussitôt à l’esprit mais elle se garda bien de l’exprimer. Elle savait qu’elle recevrait un sermon si elle osait formuler quelque chose qui y ressemblait. Mais comment pouvait-elle-même penser autrement, quand son frère ne faisait plus rien comme avant ? Quand il n’était pas en train de se disputer avec Muña, il passait son temps enfermé dans ses appartements en compagnie de ces femmes.
« Je… commença-t-elle.
— Ne réponds pas si je ne te permets pas de répondre ! la coupa son frère avant de reprendre. Quand cesseras-tu enfin d’être une petite fille niaise ? Apprends tes manières plutôt que de faire honte à ton rang ! »
Elle ne fit pas la même erreur deux fois, mais cette réplique méchante l’ébranla profondément et s’avéra trop pour elle. Elle peina dès lors à maintenir une expression neutre et sentit les larmes lui monter aux yeux.
« Tu es le sang du dragon, tu devrais le savoir ! Tu ne devrais pas avoir besoin d’aide pour connaître ton haut-valyrien. C’est ta langue maternelle, enfin ! Maintenant va-t’en ! »
Elle ne se le fit pas dire une seconde fois et quitta la pièce sans attendre. Le cœur battant et se sentant particulièrement misérable, elle se sauva et rejoignit d’un pas rapide ses propres appartements tout en rasant les murs. Elle pria pour ne croiser personne et pour que personne ne la surprenne ainsi honteuse. Être surprise par Myrmadora ou quelconque autre serviteur aurait été une véritable source d’embarras. Être surprise par Muña aurait été encore plus terrible, car les disputes avec Viserys s’en seraient suivies et avec elles, l’immense culpabilité d’en être la cause. Elle avait seulement souhaité voir son frère car elle se sentait seule. Qu’avait-elle imaginé ? Qu’il l’aurait accueillie à bras ouverts ? En ce sens, il avait eu raison, elle n’était qu’une petite fille niaise.
Les barrières de sa dignité cédèrent sous les larmes dès lors que le cliquetis du verrou de sa porte se fit entendre et qu’elle se retrouva définitivement seule. Le reste de cette journée, elle le passa seule, mais cette fois encore plus seule qu’auparavant. Bien que, pour une raison ou pour une autre et par esprit de défiance, une fois le plus gros de sa tristesse derrière elle et enfin calmée, elle passa aussi cette journée et toutes les autres qui suivirent concentrée dans ces fichus livres en haut-valyrien.
S’il pensait qu’elle n’était qu’une petite niaise, elle lui prouverait qu’elle aussi était une fière Targaryen.
***
« Désirez-vous autre chose, Āeksia Daeneria ? »
La voix de Varro fit sortir Daenerys de ses rêveries. Le maître de maison du manoir se tenait dans l’attente à sa droite, penché et souriant. Il venait de lui servir le plat du jour, de belles tranches dorées de poitrine de poulet mises en salade et couvertes de cette fraiche, jaune et onctueuse sauce aux œufs que les lysiens adoraient mettre sur leurs plats, qui lui rappelait un peu l’aïoli mais qui était encore plus douce. Une coupe de vin d’été était posée à la gauche de son assiette et une argenterie aussi belle que complexe était disposée de part et d’autre. L’homme semblait particulièrement fier de son œuvre.
« Ce sera tout, merci, répondit-elle en sachant d’office que cette portion lui suffirait pour toute la journée.
— Et vous, Āeksia Velāria ?
— De même, Varro. Vous pouvez disposer.
— Bien, madame. Bon appétit. »
À peine entrecoupé par les sons de la vaisselle, le silence régnait à table, mais Daenerys s’en contenta très paradoxalement pour le simple fait que c’était la première fois depuis bien trop longtemps qu’elle ne déjeunait pas seule. En effet, non seulement Viserys avait daigné sortir de ses appartement mais en plus de cela, véritable cerise sur le gâteau, Muña était présente. Elle semblait heureuse si on en jugeait son sourire et l’air calme de Viserys était encore plus surprenant. Mais il y avait une bonne raison à tout cela.
« Vous ne prendrez pas trop de temps pour vous préparer, reprit Muña. Bien que nos places aient été réservées par Lord Ormollen, il nous faudra rejoindre et traverser la ville et il serait mal venu que nous arrivions en retard pour la pièce.
— Ormollen n’est pas lord.
— Viserys, s’il-te-plait… C’est une occasion spéciale et nous ne devrions pas la gâcher. D’accord ? »
Viserys ne répondit pas à Muña et n’alimenta nul conflit cette fois, malgré qu’il l’eût fait maintes fois auparavant. Leurs regards se croisèrent un instant mais celui de son frère se fit aussitôt fuyant et coupable. Il se concentra dès lors sur son propre plat. Ce n’était pas la première fois qu’il lui épargnait ce genre d’œillade depuis le début du repas et cela ne lui ressemblait pas. Mais peu sûre d’elle et encore moins des réactions possibles de son imprévisible aîné, elle préféra ne rien faire. Le reste du repas se déroula dans le calme et dans ce même silence avec lequel il avait commencé, mais pour une fois, Daenerys apprécia sincèrement ce silence-là.
Viserys fut le premier à se retirer pour aller se préparer et elle fut la seconde. Muña, qui était déjà prête, l’embrassa tendrement sur la joue et lui annonça qu’elle les attendrait sur la plage près de la propriété. Daenerys rejoignit donc ses quartiers et se hâta d’y rejoindre Myrmadora. Cette dernière était déjà là à l’attendre.
« L’eau est chaude et vous attend, madame. Je vous ai préparé savon et parfum de lavande. Souhaiterez-vous mon aide pour vos cheveux après votre bain ?
— Oui, Myrmadora. Merci. »
Ainsi fila-t-elle dans son bain, qui se trouvait dans une pièce éclairée donnant sur la mer, dans une autre partie de ses appartements. L’eau de la baignoire était couverte de mousse et sentait bon la lavande. Elle défit sa robe d’été sans attendre et vint détendre son corps nu dans l’eau chaude. Quoique je préfère lorsque l’eau est encore plus chaude, pensa-t-elle spontanément. Muña avait toutefois découvert l’eau bouillante de sa baignoire et avait fortement grondé Myrmadora. Par soucis de préserver sa servante lysienne de futurs sermons, Daenerys ne lui avait donc plus jamais demandé de lui verser des bains que l’on qualifiât de bouillants. Elle ne s’attarda toutefois pas dans l’eau et une fois assurée de la propreté de ses cheveux et de sa peau, elle en sortit et rejoignit dans le plus simple habit Myrmadora, qui l’attendait près du grand miroir de sa chambre, une pièce d’étoffe grise à la main.
« J’ai préparé votre tenue conformément à ce que vous vouliez. Séchez-vous avec ce drap et permettez-moi de vous aider à vous habiller. »
Daenerys se saisit du tissu qu’elle lui tendait et se hâta de faire comme elle demandait. Elle se concentra ensuite sur son lit où gisait, étendue et sans plis aucuns, une très belle robe noire, décorée de bordures rouges. Il s’agissait du même genre de robe élaborée que portait souvent Muña. Loin des robes légères en soie ou en mousseline que les femmes portaient dans les cités libres et qui épousaient la silhouette féminine avec grâce et sensualité, elle était d’un style plus lourd que d’aucun dirait de Westeros, composée d’un corsage en lin semi-rigide et décorée de pièces de dentelle. Myrmadora l’approcha dès lors qu’elle fut sèche et l’aida à se vêtir de sa robe et de la nouer là où il le fallait. Une fois ceci fait, la main de sa costumière improvisée s’enroula autour de la sienne. Elle semblait fière de son œuvre à en croire son sourire.
« Je vous en prie, venez vous installer, madame. »
Daenerys lui rendit son sourire et s’exécuta à sa demande. Elle vint s’asseoir sur son siège devant le miroir et Myrmadora s’empressa de venir démêler ses cheveux, pour peu qu’ils eurent été emmêlés. Les prochaines minutes se déroulèrent dans un silence paisible tandis qu’elle laissa sa servante la coiffer.
« M’occuper de vos cheveux est mon plaisir coupable de la journée, madame », admit spontanément la lysienne et Daenerys remarqua dans le miroir le grand sourire que la jeune femme concentrée sur sa chevelure. « Vous ne sauriez deviner ce que l’on dit à leur sujet.
— Les gens parlent de mes cheveux ? »
Sa question provoqua le rire de Myrmadora.
« On ne parle que de cela et plus encore.
— Et qu’en dit-on ?
— Que des bonnes choses, madame. Mais cela ne devrait guère vous étonner, ils sont si longs, si soyeux et argentés qu’ils attisent la jalousie de bien des dames en ville. Vous et votre frère ne sortez jamais mais vous y êtes connue, vous savez ? Votre passage aux Jardins Parfumés y a fait très forte impression. Les gens disent même que le seigneur magistrat Silvario Pendaerys a eu vent de votre existence et a prétendu vouloir vous prendre pour épouse. Il est le nouveau gonfalonier de notre ville et on le dit en lice pour être élu à la première magistrature de la ville. Vous devriez le voir franchir le parvis du palais princier, madame. Il est jeune et magnifique. C’est le plus excellent des partis à Lys. »
Ainsi, il s’agissait de la raison pour laquelle Myrmadora s’avérait si bavarde.
« Peut-être le rencontrerez-vous durant votre sortie, reprit cette dernière.
— Ce serait improbable, s’empressa-t-elle de répondre, avec plus de hâte qu’elle ne l’aurait cru initialement. Mon frère et moi allons au théâtre et je doute que nous aurons l’occasion d’y rencontrer quiconque.
— N’en soyez pas si sûre, madame. L’amphithéâtre de Lys est très grand et les gens puissants s’y rencontrent bien plus qu’ailleurs à l’occasion des drames ou des jeux qui y sont organisés. Il y a de nombreuses salles de banquets dans l’enceinte et ce sont des lieux tout indiqués pour nouer des liens avec les grandes familles à l’occasion des entractes. Peut-être que le magistrat Pendaerys y cherchera votre compagnie ou peut-être même un autre homme de haut lignage. Gardez espoir ! »
Garder espoir ? La lysienne et elle ne voyaient certainement pas les choses de la même manière, mais Myrmadora n’était ni noble ni fortunée, ce qui pouvait expliquer pourquoi elle n’y voyait que le meilleur. Elle essaya de ne pas lui en tenir rigueur, bien que l’idée d’être promise à un homme qu’elle ne connaissait pas l’angoissât au plus haut point. Elle ne pouvait qu’espérer que jamais Viserys ou Muña ne l’utilisassent de la sorte. Bien qu’à se souvenir de ce qu’avait déjà dit Viserys, jamais ce dernier ne laisserait un étranger l’épouser et elle s’en réjouissait.
« Voilà. Vous êtes magnifique, madame. »
Daenerys se regarda dans le miroir dès lors que Myrmadora eut terminé son œuvre. Tournant la tête de droite à gauche sans ne quitter un instant du regard son reflet, elle observa avec contentement l’élégante double tresse large que sa servante avait nouée comme une couronne de part et d’autre de sa tête. Bien que cela ne fusse pas nécessaire, elle y avait même épinglé une grande rose assortie à la couleur de ses yeux, lui donnant cet étrange air de princesse des Conflans. Lady Jenny de Vieilles-Pierres était-elle aussi jolie lorsqu’elle avait charmé le Prince des Libellules ?
« C’est parfait. Merci, Myrmadora.
— Non madame, merci à vous. C’était un plaisir, comme toujours. Puissiez-vous passer une agréable journée. »
Elle ne répondit que par un sourire et vint ensuite saisir l’élégante capote noire décorée de froufrous rouge et de dentelle blanche qui allait de pair avec sa robe. Peignée et tressée telle qu’elle était, sa chevelure d’ordinaire si longue ne dépasserait aucunement de sa gracieuse coiffe. Elle noua les attaches de son couvre-chef duveteux sous son menton et s’apprécia une dernière fois dans le miroir. Elle ne put s’empêcher d’être fière à sa propre vue. Elle ressemblait vraiment à Muña et cette seule impression était source d’orgueil. Elle salua ensuite sa servante et, fin prête, quitta ses appartements en direction de la plage à l’entrée de la villa.
Marcher dans le sable avec ses fins souliers en cuir était très différent d’y marcher pieds nus et elle n’aimait pas vraiment ça, mais elle avait toujours préféré marcher pieds nus dans tous les cas. Elle ne mit qu’une petite poignée de minutes pour rejoindre le portail de l’entrée : de l’autre côté, la cité s’étendait en largeur et en hauteur. Elle grimpait au loin sur les collines, dessinant un lointain urbain et démesuré. C’était presque effrayant. Etant donné son absence, Daenerys ne mit pas très longtemps à comprendre que Viserys n’était pas encore prêt, toutefois, elle aperçut Muña qui attendait au loin, sur le rivage. Elle avait retiré ses souliers et était tournée en direction de la mer. Elle observait immobile l’horizon, les pieds dans l’eau. Daenerys la rejoignit donc sans attendre, prenant elle-même bien soin de retirer ses souliers et sa tante se rendit dès lors compte de sa présence.
« Mais que tu es belle, mon amour ! s’exclama-t-elle aussitôt. Myrmadora se surpasse chaque jour mais elle ne devrait pas prendre autant de plaisir à t’embellir, cela finira par devenir indécent.
— Myrmadora est toujours comme ça. »
Son ton laconique devait certainement l’avoir amusé, puisque Muña délivra un petit rire cristallin à sa réponse.
« Mais c’est très bien. Je suis contente. Cette journée promet d’être amusante, n’est-ce pas ? »
À sa question, Daenerys acquiesça sans nul doute et, comme la petite fille affectueuse qu’elle souhaitait encore être, elle vint saisir la main de sa tante. Loin de la repousser, cette dernière la serra et elles restèrent ainsi, immobiles, à fixer la mer dans le silence. Dès lors, elle se garda bien de le perturber. Muña avait toujours cette tradition étrange de fixer la mer pendant de longues périodes sans ne jamais rien dire, d’observer les mouette voleter, chanter et jouer dans les airs, alors que les vagues délivraient cette berceuse régulière, bal éternel d’écume et de sel. L’horizon se reflétait alors dans son regard bleu et rose qui ne cillait que rarement. C’était comme si elle discutait en son for intérieur avec l’eau. Ce fut le souffle du vent qui vint rompre l’accalmie, tant et si bien que Muña fut forcée de tenir de sa main libre sa capote turquoise dénouée, pour se prémunir de son envol.
« Le vent du nord se lève. C’est bon signe, constata-t-elle.
— Vraiment ? »
Muña la regarda un instant du coin de l’œil puis s’en retourna vers les flots, souriante. Elle semblait si sûre d’elle.
« C’est un vent calme, contrairement à celui du sud qui est chargé d’orages. Cela signifie que les marins lèvent la voile et vont pêcher la morue et le crabe. Avec un peu de chance, il n’y aura pas de trop grosses houles sur le Gosier. La baie sera calme. »
Le Gosier et la baie. La baie de la Néra. Muña en parlait si souvent que Daenerys avait parfois l’impression d’y être déjà allée. J’y suis déjà allée. J’y suis née.
« Le matin, lorsque les nuages blancs couvrent le ciel et que le soleil dépasse à peine de l’horizon, la ville se réveille au cri des mouettes, des charpentiers qui investissent les cales sèches du chantier naval et des maraichers qui s’attèlent à dresser les étals du marché au poisson. Les pêcheurs de Pryjatīzpogrīe arrivent alors par centaines, leurs barques chargées de poissons, de crabes et de goémon. Il est si facile de les reconnaître et si drôle de les écouter. Ce sont des Premiers Hommes, ils parlent l’Avonek, un parler de la vieille langue que parlent encore les Premiers Hommes de Pryjatīzpogrīe. Leur accent en valyrien est si pittoresque. Malgré qu’il n’y ait pas meilleurs marins ni plus terribles naufrageurs à Westeros, tout chez eux inspire la roche, les mines, les forêts et la terre. Ils sont grands, hirsutes, il n’est pas rare que leurs cheveux soient cuivrés comme le métal et que leurs yeux soient aussi verts que la mousse qui couvre les arbres et les rochers des étangs et des bosquets des vallées des Murmures. Leur voix est aussi rocailleuse que leur langue, mais pourtant si poétique. Leurs sonneurs, comme ils aiment les nommer, parcourent la campagne munis de petits hautbois, de clarinettes et de cornemuses et amusent les locaux de leur musique aux airs nombreux. Puis ils chantent ! Ils chantent et dansent, souvent en même temps et peut-être parfois plus que nous, les Valyriens ! Et ils sont bruyants… Définitivement plus que nous, cela va sans dire ! »
Les yeux de Muña étaient rieurs et l’on put dire à son expression rêveuse qu’elle voyait quelque chose de particulièrement drôle, là, quelque part dans l’océanique lointain, quelque part près de la presque-île de Claquepince, ou comme elle le nommait tout le temps en valyrien, Pryjatīzpogrīe. Dans ses yeux, on voyait alors souvent la mer et l’on eût dit qu’elle ne rêvait que d’îles et d'océan. Le rose faisait reflet au bleu. Elle écoutait le chant des sirènes, des caraques plein la tête et ne rêvait que de là-bas, de ces îles, de leurs îles, de ces ombres noirs qui siégeaient au loin, par-delà les flots déchaînés de l’horizon, par-dessous les vents et les nuages pluvieux du Détroit, au creux des puissantes houles et au flanc des récifs en dent de scie contre lesquels les vagues venaient se briser. Souvent, presque tout le temps, elle en rêvait aussi.
« Les équipages de Carène dressent alors les pavillons et les guidons d’argent de Suvīozbāran sur les poupes et les mâts des navires, ceux que l’on dresse pour s’aventurer en haute mer et les miliciens de la garnison de la ville hissent en réponse le pennon seigneurial depuis les murs de la forteresse. Les femmes agitent depuis les quais linges et bannières pour encourager leurs maris et leurs fils. Voir la grande escadre s’aventurer dans le Détroit est un spectacle magnifique dont je ne me suis jamais lassée. Elle fera jonction avec l’escadre de Zaldrīzdōron et tandis qu’une part de la flotte cabotera le long des côtes jusqu’à Goëville au nord et Ville-en-Pleurs au sud, l’autre accompagnera les baleiniers et ira chasser le grand blanc au large de Pogrīzājon. Si la pêche est bonne, si l’on parvient à attraper une baleine blanche, la baie sera alors en fête au retour de la flotte et ce jusqu’à l’aube.
— J’aimerais tant y assister, moi aussi.
— Tu es la princesse de Peyredragon, mon amour. Zaldrīzdōron est ton île et le sera toujours. Tu y assisteras, avec moi, je te le promets. »
Zaldrīzdōron, Suvīozbāran, Pogrīzājon, les trois grands îles valyrienne du Détroit pour lesquelles Muña se perdait en tant de rêves. Peyredragon, Lamarck et Pince-Isle. Sa terre natale, si lointaine. Muña se mit à fredonner un air que Daenerys reconnut aussitôt, pour l’avoir entendu maintes fois par le passé, dans les moments les plus durs comme les plus beaux. La chanson de l’île du Prince. Muña la chanta alors, au gré du bercement des vagues.
« Là-bas mon amour, loin de la ville,
Il fait plus froid et les jours sont fragiles.
Brumes d'été, les clochers des îles, tu verras,
Toi et moi, un jour, nous irons là-bas,
Dans notre terre d'enfance, notre terre de légendes,
Au pays des rêves, des dragons et des rois. »
Quand elle chantait sur leur terre natale, quand sa voix cristalline et féérique vibrait et s’emplissait d’une telle allégresse, Muña semblait à la fois si joyeuse et si mélancolique que Daenerys ne pouvait empêcher son cœur d’être envahi par une immense nostalgie. Sa voix douce se perdait dans le vent, mais pas avant que Daenerys n’entendît chaque parole et que son esprit s’envolât en direction de quelques contrées verdoyantes fantasmées, abandonnant son corps devant la mer bleue de Lys, blottie tout contre celle qu’elle avait toujours considérée comme sa mère. Elles auraient pu rester ainsi infiniment et pour sûr que Daenerys s’en serait contentée, toutefois, les pas de Viserys dans le sable se firent bientôt entendre et les sortirent alors de leurs rêveries. Son frère était là et il semblait prêt.
« Tu es ravissant, déclara Muña et Daenerys nota la sobriété de son ton en comparaison de celui qu’elle avait eu pour elle.
— Il le faut bien, répondit son frère après un court silence. Je n’ai aucune envie de vous faire honte. Je suis le prince et je ne me rendrais pas en ville en haillons. »
Muña ne répondit pas mais le sourire qui s’était tissé sur ses lèvres montrait bien qu’elle acceptait de bonne grâce la réponse de son frère. Viserys n’était effectivement pas en haillon, bien au contraire et c’était bien une nouveauté que de le voir aussi bien vêtu. Son grand béret tarte myrien, de velours noir et à plume rouge, qu’il portait en biais, « à la mode myrienne », lui allait comme toujours à ravir. Il venait donner à ses longs cheveux d’argent coiffés en chignon un contraste exotique et faisait ressortir ses grands yeux lilas et ses beaux traits. Sa tenue n’était certainement pas en reste, puisqu’il s’était vêtu d’un riche et seyant pourpoint en cuir noir, couvert de motifs rouge sang et présentant aux épaules des ptéryges des deux couleurs. Ces dernières retombaient sur les manches bouffantes de la chemise en soie blanche qu’il portait par-dessous et celle-ci, assortie à sa culotte et ses bas-de-chausses blancs, sans compter cette longue épée à l’élégante poignée d’argent qu’il portait à la taille, achevaient définitivement de lui donner cet air distingué et cérémoniel que l’on serait en droit d’attendre d’un prince rompu aux règles de la cour, tel ceux des romans d’amour courtois ouestriens qu’elle adorait tant lire. Son frère était certainement un très bel homme et il savait mettre en valeur ses qualités, quand il le voulait bien.
« Dans ce cas, il est temps pour ce prince d’escorter ses dames », déclara finalement Muña en venant enrouler son bras autour de celui de son frère, tendu à cet effet.
Viserys en fit de même pour elle et présenta son avant-bras pour qu’elle puisse le saisir. Son regard avenant, presque repentant, ne la fit pas même douter un instant aussi s’empressa-t-elle d’imiter leur gardienne. Ils se retrouvèrent ainsi tous les trois à marcher en direction des portes de la propriété, tous les trois souriants. Pour une fois.
Hélas, leur sourire et la gaieté s’estompèrent bien trop vite, lorsqu’on s’interposa devant eux pour leur barrer le chemin, une fois la porte franchie. Il n’en aurait pas été autrement, pourtant, ils le savaient. Une poignée de gardes en arme du seigneur Tregar Ormollen s’y trouvait toujours pour leur dénier tout accès vers l’extérieur, soit disant pour les préserver de l’insécurité ambiante en centre-ville et aujourd’hui n’était en aucun cas une dérogation à cette règle. Cette fois, néanmoins, plutôt que de présenter des tenues de guerre lysiennes et bien qu’ils détinssent leurs épées, ceux-là étaient habillés de simples toges et de robes citadines typiques des lysiens, révélant leur intention d’escorte.
« Nous vous guiderons jusqu’au théâtre, Āeksia Velāria, déclara l’un des gardes en premier lieu à l’attention de Muña, avant de se concentrer sur son frère et elle. Vous aussi, Āeksio Viseriō, Āeksia Daeneria. Ordre du prince. Vous serez sous bonne garde.
— Sous « bonne garde », répondit Viserys avec amertume et dédain, puis il posa sa main sur le pommeau en évidence de son épée. Nous n’avons pas besoin de gardes… et certainement pas de ceux du « prince ».
— Viserys, même le Conquérant avait besoin d’une garde lorsqu’il s’aventurait en ville, murmura Muña.
— Il avait choisi sa garde, des hommes loyaux et acquis à sa cause.
— S’il-te-plait, pas aujourd’hui. Tu as promis… »
Pendant un bref instant, Daenerys pensait que son frère ne donnerait aucune suite à la demande de Muña et que cette journée serait terminée avant même de commencer, mais Viserys lui donna tort. S’il gardait une expression très clairement acerbe et si tout semblant de joie passée ne demeura plus que souvenir, au moins calma-t-il en apparence toute colère. Le silence qui suivit leur fut particulièrement pesant, jusqu’à ce qu’il daignât reprendre la parole.
« Vous nous donnerez l’intimité que nous souhaiterons. Vous ne vous ferez ni entendre ni voir, vous ne nous dérangerez ni ne nous épierez d’aucune manière. Cette journée se déroulera selon ma volonté et pas autrement.
— Bien sûr, Āeksio. Veuillez supporter notre présence. »
Daenerys eut du mal à dissimuler son enthousiasme dès lors qu’elle entendit la réplique favorable de son frère. Il n’ajouta rien d’autre et il n’en fallut pas davantage pour qu’ils s’éloignassent de leur propriété.
Ainsi commencèrent-ils à s’aventurer à l’extérieur de la villa pour la première fois depuis bien longtemps. Enfin.
***
Daenerys avait souvent entendu que Lys était la plus belle des filles de Valyria. Tandis que Volantis était la plus sombre de toutes les Cités Libres et que Pentos en était la plus estivale, Lys était quant à elle un véritable paradis de marbre blanc installé à l’entrée de la mer d’Été. Daenerys se rappelait encore du jour où elle avait aperçu les hauts murs blancs de la cité depuis le pont du navire qui les avait amenés depuis Myr jusqu’à leur plus récente demeure. Les cimes de la ville scintillantes de pureté sous la lumière éthérée du soleil ardent de la mer d’Été lui avait évoqué les hauteurs vertigineuses de Braavos et de Pentos mais il y avait dans la magnificence et la démesure de Lys une influence architecturale qu’elle n’avait constatée nulle part ailleurs.
La gigantesque statue d’argent de la Dame Éplorée dressée par-dessus la porte du Port Blanc de Lys était son souvenir le plus vivace d’alors. La déesse lysienne était le premier monument que l’on voyait lorsque l’on pénétrait par bateau dans le port. Elle s’y tenait toujours, debout vêtue d’une robe d’or. Elle serrait de son bras droit et contre sa poitrine une jarre au sein de laquelle semblait couler des larmes qu’on lui avait taillées le long des joues. De la main gauche, elle brandissait haut par-dessus sa tête une immense fiole de verre qui brillait d’une intense lueur bleutée lorsque le soleil disparaissait à l’horizon. Les marins, disait-on, apercevaient à des dizaines de lieues la lueur produite par la « Lumière de la Dame Éplorée » lorsqu’arrivait l’heure du Loup et les vieilles légendes disaient qu’elle brandissait la lumière d’une seconde lune tombée sur terre. Viserys lui avait assuré que la lueur émise par la fiole de la déesse était l’un des vestiges de la magie de leurs ancêtres valyriens de jadis. Magique ou non et malgré sa plus petite taille, la statue de la Dame Éplorée de Lys n’avait rien à envier en beauté au Titan de Braavos.
La grande avenue dallée de marbre qui menait au centre de la Cité était bordée de cyprès et de lauriers en fleur, tandis que de grandes colonnades sculptées délimitaient les façades immaculées de nombre des palais de ville lysiens devant lesquels ils passaient. Ils étaient tous plus extravagants et impressionnants de richesse les uns que les autres et plus ils allaient au centre et plus ils en voyaient. Dans l’un de ceux-ci vivait le seigneur Tregar Ormollen si ce qu’il leur avait déclaré était vrai. Mais les rues de la Cité arboraient bien d’autres battisses, loin de n’abriter que les palais des hautes-gens et les « Jardins de femmes » étaient de celles-là qui la perturbaient le plus. Un parfum lourd de jasmin et d’encens flottait dans l’air, porté par la brise chaude venue du port.
C’était cette même odeur qui émanait de ces grandes battisses hautes en couleurs au sein desquelles vivaient tant de femmes et où se rendaient également tant d’hommes. Cette odeur même qu’elle avait senti lors de leur seule et unique visite aux Jardins Parfumés de Lys. Sur les balcons ouvragés des jardins de femmes, il n’était pas rare de voir des courtisanes vêtues de robes de soie et de voiles translucides se pencher avec nonchalance, offrant des sourires enjôleurs aux passants les plus fortunés. Les adultes n’avaient de cesse d’en vanter les vertus et les nommaient « maison de plaisir » mais Daenerys ne ressentait que gêne en essayant d’imaginer le prétendu plaisir dont il était question, qui lui évoquait constamment la présence des courtisanes occupant souvent le lit de son frère la nuit et les disputes incessantes avec Muña au petit matin.
Les rues étaient pleines de monde aujourd’hui. On entendait partout le murmure de l’eau dans les fontaines et le son lointain de la musique des luths et des flûtes. Les éclats de voix et les rires des passants, aussi. Le marché de rue battait quant à lui son plein dans l’avenue.
« Vous ! s’exclama un homme à leur attention alors qu’ils passèrent devant son étal de marché. Vous, jeune fille, venez ! Regardez et achetez dont les plus exotiques travaux d’orfèvres de Myr. J’ai en ma possession de magnifique lentilles de verre de la plus fine fabrique ! Elles vous siéront à ravir et vous aideront à lire le soir !
— Des lentilles de verre ? lui demanda-t-elle.
— Daenerys. »
Daenerys se détourna aussitôt des fameuses lentilles de verres pour lesquelles elle avait posé sa question au marchand et remarqua que Muña la regardait, son bras toujours posé sur celui de Viserys. Son regard était neutre mais Daenerys comprit aussitôt que ce n’était pas le moment de s’attarder même si les fameuses lentilles égayaient l’appétit de sa curiosité.
« Excusez-moi », déclara-t-elle au marchand.
L’instant suivant, elle rejoignit son frère et posa sa main sur le bras libre et présenté de ce dernier puis ils reprirent leur chemin en direction du théâtre de la Cité.
« À quoi servent donc les lentilles de verres, mon frère ?
— Celles du marchand ? À rien. Ce n’est que de la vieille camelote. Les lentilles de Myr permettent d’augmenter la vue pour voir précisément de loin comme de près. Myr est réputée pour leur fabrication. Des marchands de pacotilles dans son genre ne pourraient offrir de tels objets à la vente, les siennes sont sans nul doute des contrefaçons. Non pas que nous ayons besoin de tels artifices. Nos yeux sont ceux du dragon. Les seigneurs dragons de jadis pouvaient voir au loin et repérer depuis le ciel des hommes se trouvant à des lieux de distances. À quoi pourrait donc bien nous servir de simples lentilles ? »
Le ton dédaigneux de son frère ne lui fut d’aucune surprise mais elle eut sa réponse. Les seigneurs dragons pouvaient-ils réellement percevoir de si lointains objets ? Il était de moins en moins rare ces derniers temps qu’elle doutât des affirmations de son frère tant elles sonnaient invraisemblables. Elle n’en dit rien mais n’en pensa pas moins. Les seigneurs dragons ont disparu depuis longtemps.
Elle jeta un dernier coup d’œil discret à l’étal couvert des supposées contrefaçons et ce fut à ce moment-là qu’elle les remarqua. Elle avait oublié leur présence mais les gardes du seigneur Tregar les suivaient au loin. Ils n’étaient pas si discrets que cela, du moins pas comme ils avaient précédemment prétendus l’être, à marcher en groupe au milieu de l’avenue et à les observer avec insistance comme ils le faisaient. À en juger l’expression détendue du visage de Muña et les yeux attentifs de Viserys sur ce qui se passait devant eux, ni l’un ni l’autre ne les avait remarqué. Si ces derniers n’y prêtaient aucune attention, pourquoi donc devait-elle s’en soucier ? Daenerys accorda un dernier regards aux opportuns avant d’imiter sa tante et son frère.
À la grande avenue dallée de la Cité succéda l’avenue aux canaux. Ces derniers passaient par-dessous l’avenue et sillonnaient au travers de Lys de la même manière que Daenerys l’avait vu à Braavos mais dans une moindre mesure. Ils se faisaient plus nombreux lorsque l’on approchait du Port Blanc, à l’entrée de la ville.
Davantage de boutiques d’artisanerie et d’orfèvrerie lysienne se trouvaient de part et d’autre de l’avenue mais les contenus disposés sur les présentoirs de nombreuses vitrines la laissèrent dérangée ou bouleversée comme à chacune des rares fois qu’ils avaient traversé cette avenue. Elle observa avec gêne toutes ces statuettes d’argile, de bois ou de métal et autant de peinture représentant des hommes, des boucs, des chevaux et bien d’autres animaux en présence de femmes, voire même d’autres hommes, dans des postures invraisemblables et obscène…
Elle n’était pas sotte comme se plaisait à le penser Viserys. Elle savait à quoi ressemblait les hommes en bas et reconnaissait ça et là, un peu partout, des objet taillés y faisant référence. Muña comme son frère lui avaient dit que ce que l'on considérait comme étant de la plus grand obscénité partout ailleurs n'était pas considéré comme tel à Lys mais elle n’avait aucune envie d’observer ces choses révoltantes et moins encore toutes ces représentations phalliques occupant murs et vitrines. C’était peut-être la seule chose qui lui déplaisait profondément à Lys mais Daenerys prit sur elle comme toujours et l’ignora tant bien que mal.
Son salut vint sous la forme inattendue d’un hennissement et quel hennissement ce fut ! Tournant la tête sur la gauche, à l’occasion d’un croisement entre l’avenue aux canaux et une rue menant au Port Blanc, sa surprise laissa place à la fascination, à la vue d’équidés rayés de noirs et de blancs qu’elle n’avait jamais vus et dont elle ignorait même l’existence.
« Muña, Viserys, regardez ! s’exclama-t-elle en secouant le bras de son frère et en leur indiquant du regard l’objet de sa curiosité. Qu’est-ce donc que ces chevaux étranges ?
— Ce sont des zéquions, ma chérie, répondit Muña.
— Des zéquions ?
— C’est cela. Ils sont très rares de ce côté-ci du monde mais ils sont aussi courants de l’autre côté des Portes de Jade que le sont nos chevaux et nos poneys ici. »
Daenerys observa les fameux zéquions. Quel étrange animal. Ce n’était pas plus un cheval que ce n’était un poney et il tenait pourtant des deux. Sa robe composée de ces uniques rayures noires et blanches le rendait tout à fait exotique. Elle se demanda l’espace d’un instant ce que faisaient des zéquions à Lys mais toute curiosité lui passa dès lors qu’elle observa les propriétaires des quelques spécimens. Ils étaient sinistres et ils l’observaient.
« Ne les regarde pas, Daenerys.
— Laena a raison. Ne nous attardons pas. »
La voix de Muña, puis celle de Viserys, résonnèrent trop tard dans ses oreilles pour lui éviter de croiser le regard aussi rieur que lugubre de l’un d’eux. Elle détourna aussitôt les yeux, s’efforçant de ne fixer que ce qui se trouvait devant elle, mais l’effroi la saisit lorsqu’elle se remémora son sourire effrayant, ses dents jaunes, ses yeux injectés de sang et le grand bonnet à clochettes vert de bouffon accentuant la verrue proéminente sur son nez tuméfié.
***
Daenerys s’était retournée plusieurs fois pour admirer la vue que le chemin leur offrait sur la vaste ville qui s’étendait derrière eux tel un océan de marbre blanc et qui s’assombrissait au fur et à mesure que le soleil rouge de l’Été s’approchait de l’horizon bleu. Ils avaient quittés l’avenue aux canaux quelques temps auparavant et avaient suivi une rue montante jusqu’aux hauteurs de la cité. Son attention se porta néanmoins progressivement sur les gens qui commençaient à s’accumuler le long du chemin. Les modestes groupes de personnes visibles à l’approche de leur destination se changèrent bien vite en foule et ce fut cette dernière qui annonça à Daenerys la présence du grand amphithéâtre de Lys avant qu’il ne lui fût dévoilé.
Daenerys observa bouche-bée et sans mot dire l’immense monument émerger au détour de la rue montante comme un titan de pierre blanche dressé contre le ciel rose de Lys. C’était une structure colossale qui n’avait rien à envier aux autres constructions titanesques de la ville, un cercle parfait de marbre immaculé qui semblait scintiller sous les premières lueurs rougeoyante du crépuscule lysien. L’amphithéâtre s’élevait sur plusieurs niveaux, ses murs extérieurs formant une série d’arches élégantes, chacune encadrée de colonnes élancées qui rappelaient les temples valyriens de Volantis dont Muña lui parlait parfois. Les arches, disposées en rangées superposées, étaient ornées de frises délicates où s’entremêlaient des motifs de lys dorés et de vagues stylisées, un hommage à la mer qui entourait l’île. Entre chaque arche, des statues de marbre blanc se dressaient, représentant des figures mythiques de Lys – des sirènes aux cheveux d’argent, des amants enlacés, ou encore des héros portant des couronnes de laurier. Certaines statues étaient si réalistes que Daenerys crut un instant qu’elles allaient s’animer, leurs yeux de pierre semblant suivre la foule qui s’amassait à leurs pieds.
« N’est-il pas impressionnant ? »
La question de Muña resta sans réponse. À en juger l’expression contemplative sur le visage de son frère, il devait certainement être aussi impressionné qu’elle. Lys n’avait décidément pas à envier quoi que ce soit à Myr, Pentos ou Braavos. À mesure qu’ils approchaient, Daenerys put distinguer les détails de l’entrée principale, une arche monumentale flanquée de deux colonnes torsadées, gravées de scènes de danses et de banquets. Au-dessus de l’arche, une inscription en haut valyrien proclamait la gloire de « Lys, perle de la Mer d’Été et des Possessions de Valyria ».
De nombreux hommes en armes encadraient la grande arche et contrôlaient parfois les personnes tentant de la franchir. Daenerys nota toutefois que bien des gens semblaient accompagnés de leur propres gardes et se rappela dès lors que seules les élites de la cité fréquentaient le grand amphithéâtre. Il était aisé de le constater à en juger les riches accoutrements de tout un chacun. Ils passèrent l’arche sans être arrêtés et puis la porte d’entrée. Des torches fixées aux murs d’entrée projetaient une lumière dorée sur la pierre et le long tapis rouge sang menant à l’intérieur, faisant danser des ombres mouvantes dans l’immense couloir. Ils furent arrivés au bout en quelques secondes et montèrent ensuite en empruntant un escalier sur la gauche. Une vue majestueuse se dévoila alors à eux.
Jamais Daenerys n’avait vu tel intérieur. Les gradins de l’amphithéâtre de Lys s’étendaient sous ses yeux et montaient plus haut qu’elle ne l’avait imaginé à l’extérieur. Ils descendaient telle une cascade et venaient former une précinction couvrant le toit des loges princières en contrebas. En effet, une longue ligne de loges luxueuses donnait directement sur l’arène en demi-cercle au centre, véritable fosse dont le rayon devait atteindre les cinquante mètres. La vue depuis les loges était légèrement surélevée par rapport à la scène de l’autre côté de la fosse. Quant à la scène, Daenerys n’eut guerre de mot à cet instant pour la décrire. Un pulpitum immense et majestueux s’élevait, véritable mur-bâtiment où colonnes et reliefs à la gloire de Lys formaient fenêtres et balcons. Les acteurs comme bien d’autres gens les utilisaient probablement pour déclamer textes et annonces. Peut-on même être entendu de tous depuis la scène ?
« Je vous avais dit que ce serait une bonne idée de venir. Voir une pièce de théâtre ici est un privilège. La soirée s’annonce palpitante. Regardez tout ce monde, nous devons être des milliers ! s’exclama Muña et elle avait raison, car des milliers de gens avaient déjà pris place dans les gradins.
— Pourrons-nous même trouver des places avec tous ces gens ? demanda Daenerys avec hésitation.
— L’amphithéâtre est assez grand pour accueillir dix mille âmes, ma chérie, répondit sa tante. D’autant que nous avons nos places en loge pour ce spectacle. Tout a été préparé pour nous. Suivez-moi donc. »
Ils suivirent donc Muña et cette dernière vint saisir sa main avant de les guider au travers de cette dense foule d’invités. À droite comme à gauche, convives et personnel du théâtre s’affairaient à toute sorte de choses : les uns discutaient et se rencontraient, les autres servaient et dirigeaient les invités vers leurs places. Des tables étaient disposées dans les couloirs et les salles du bâtiment circulaire et même dans les nombreuses salles en-dessous des gradins, véritables lieux de banquets où l’on servait vins et collations. Ce fut dans l’une de ces salles proches des loges princières qu’ils furent accueillis par nul autre que celui qui attirait l’ire de son frère, le seigneur Tregar Ormollen.
« Ah… Lady Laena, je suis absolument ravi de vous voir.
— Monseigneur Tregar, répondit Muña avec déférence. C’est un plaisir de vous voir en ces lieux. »
Le contentement qui transparaissait dans la voix du magistrat semblait faire écho au détachement révérencieux que perçut Daenerys dans la voix de sa gardienne. À sa gauche, elle remarqua sans mal l’air crispé de son frère. Ce qu’elle remarqua aussi avec surprise et qui la laissa transie de nostalgie comme de confusion fut la langue que le seigneur Tregar venait d’employer. Depuis combien de temps n’avait-elle plus entendu quiconque parler la langue commune ? Lointains étaient les jours à Braavos où marchands et petites gens glissaient dans leurs phrases valyriennes des mots d’andalique ou formulaient même des phrases entières. Lointains étaient aussi les jours paisibles lors desquels elle écoutait avec attention les légendes de sa terre ouestrienne natale. Ser Willem ne parlait pas valyrien.
« Pour être tout à fait franc avec vous, madame, nous ne vous attendions plus.
— Nous n’aurions manqué cette pièce pour rien au monde, monseigneur Tregar. C’est une chance et une occasion unique pour nous d’assister à ce spectacle et nous vous remercions sincèrement de nous les offrir.
— Mais je vous en prie, madame », répondit le seigneur Tregar en souriant avant que son regard cryptique et intense ne se posât sur elle.
Il fut bien difficile à Daenerys de ne pas détourner le regard lorsqu’elle croisa celui de leur hôte. Tregar Ormollen était richement vêtu. Le long manteau ouvert et orné de broderies dorées, aux manches bouffantes rayées d’or et aux pans avants de fourrure blanches d’hermine faisait ressortir le col de son pourpoint bleu roi, couvert de broderies d’or en forme de branches. Il avait des cheveux blonds-argentés coupés courts et soigneusement coiffés. Ses yeux gris-bleu perçants semblaient tout scruter et comme capables de percer les vêtements et la chair. Sa stature imposante et son sourire énigmatique dégageaient une autorité froide et intimidante. Et comme à chaque fois qu’il avait posé son regard sur elle depuis leur première rencontre, Daenerys se sentit exposée et vulnérable.
« Oui, en effet, reprit alors le magistrat. Il aurait été fort dommage que vous manquiez cette pièce, Lady Laena. Nous en parlions avec messeigneurs Pendaerys et Saan. D’ailleurs, permettez-moi de procéder aux présentations. »
Le seigneur Tregar se tourna dès lors vers les deux hommes richement vêtus qui se tenaient à ses côtés.
« Voici Silvario Pendaerys, seigneur de la maison Pendaerys, haut-magistrat et actuel gonfalonnier de Lys, déclara Tregar Ormollen en présentant le jeune homme, avant de passer au plus ancien. Voici Salladhor Saan, seigneur de la maison Saan, haut-magistrat et actuel navarque de Lys.
— Āeksia Laena, c’est un plaisir de faire votre connaissance. Le magistrat Tregar nous a vanté votre beauté, mais ses descriptions ne vous font pas honneur, dit le premier en lysien.
— Madame, Capitaine Salladhor Saan, terreur des pirates et des brigands des Degrés de Pierre et Prince du Détroit pour vous servir, se présenta le second avant de venir prestement saisir la main de Muña et d’y laisser un baiser. J’ai écumé les cinq grandes mers de notre monde et bien plus encore durant ma longue vie. Et je peux avec aisance vous dire, madame, que de ma longue vie, rares ont été les occasions pour moi de poser mon regard sur d’aussi jolies dames que vous.
— Vous me flattez, monseigneur Saan. Et vous aussi, monseigneur Pendaerys. »
Daenerys ne put réprimer les sueurs froides qui lui saisirent l’échigne à l’entente du nom du premier des deux hommes et en croisant son regard insistant. Silvario Pendaerys, le haut-magistrat dont Myrmadora lui avait dit qu’il était en lice pour être élu à la première magistrature de la ville. Et qui aurait prétendu vouloir me prendre pour épouse.
À sa gauche, Viserys semblait en colère et elle ne comprit par ailleurs pas bien comment il faisait pour se retenir de l’exprimer. Elle remarqua très vite la main de Muña discrètement posée sur l’avant-bras de son frère et eut sa réponse.
« Et si vous nous présentiez vos autres protégés, Ormollen ? continua Salladhor Saan. Les gens parlent, parlent et parlent mais ils seraient bien incapables de reconnaître de véritables princes et princesses lorsqu’il s’en trouve devant eux.
— Vous avez raison. Permettez-moi donc de vous présenter le prince Viserys de la maison Targaryen, héritier des Sept-Couronnes et sa sœur la princesse Daenerys.
— Prince Viserys, princesse Daenerys, je suis véritablement enchanté de vous voir parmi nous à Lys, dit Silvario Pendaerys sans déroger à son usage de la langue valyrienne de Lys avant de s’incliner légèrement dans un salut. Soyez sans crainte, seul un cercle restreint de magistrats est informé de votre présence dans notre cité.
— Vos altesses, c’est un honneur, poursuivit en andalique Salladhor Saan d’une voix enjouée en imitant à l’outrance le mouvement de salut de son pair, puis il reprit avec humour. Des Targaryens à Lys, rien que ça. La déesse de l’amour ne retrouvera son innocence que le jour où Ormollen cessera de nous surprendre ! »
Silvario Pendaerys semblait à peine plus âgé que Viserys et leur ressemblait, ses cheveux argentés typiquement valyriens étant coiffés de la même manière que ceux du seigneur Tregar. Sa tunique violette ornée de broderies argentées, la cuirasse musclée d’argent et la cape légère aux motifs dorés qui tombait élégamment sur ses épaules marquaient son statut de haut-magistrat. Plus que tout, ses yeux violets, froids et calculateurs, déplurent sincèrement à Daenerys et son regard perçant s’attarda sur elle avec une intensité qui provoqua chez elle une sensation désagréable. Salladhor Saan lui sembla beaucoup plus sympathique en comparaison. Ses yeux verts pétillaient de malice et son regard était aussi rieur que son sourire était grand. Sa tunique d’argent aux manches bouffantes était extravagante et il portait un seyant béret myrien vert assorti à ses yeux, sur lequel il avait par ailleurs fixé un assortiment de plumes de pan colorées en éventail.
Pour autant, Daenerys n’était pas dupe. Pour toute la sympathie que Salladhor Saan lui renvoya en comparaison de son homologue au regard froid, elle garda en mémoire que la famille Saan de Lys était tristement connue pour avoir été membre des Roi à Neuf Sous. Ceux-là s’étaient s’alliés aux vils Feunoyr et avaient tenté de renverser sa famille pour s’emparer des Sept-Couronnes, il y avait fort longtemps.
« Vous ressemblez à votre père lorsqu’il avait votre âge, mon prince. »
La déclaration de Salladhor Saan attisa sans mal l’intérêt de son frère.
« Comment pouvez-vous le dire ? Vous avez connu mon père ?
— Je l’ai plus que connu, mon prince. Nous étions dans des camps opposés lors de la guerre des Roi à Neuf Sous.
— Alors vous étiez un soutien des usurpateurs Feunoyr et des bandits en haillons, déclara Viserys et elle perçut sans mal son ton acerbe.
— J’étais alors un très jeune homme, mon prince, répondit Salladhor sans que son humeur enjouée ne le quittât. Je ne faisais que suivre mon aïeul, Samarro, en tant qu’échanson. Que la Dame Eplorée lui pardonne sa folie. Lorsque la guerre fut perdue, il n’eut pas la chance de survivre longtemps. Je ne sais toujours pas vraiment ce qui causa sa mort en premier. Les lames qui le perçaient de toutes parts ou le poison qui s’écoulait à la place de son sang. Il aurait dû savoir qu'il ne fallait pas attaquer la Maison du Dragon. »
Daenerys remarqua le regard fier de son frère à sa dernière affirmation.
« Cela fait bien longtemps que je n’ai pas mis mon andalique à l’épreuve, reprit Salladhor Saan. Qu’en pensez-vous, Lady Velaryon ? Me confondrait-on avec un natif de Westeros ?
— Des îles valyriennes de la Néra, avec votre accent, très probablement monseigneur.
— Cela me suffit largement. Je n’ai hélas pas beaucoup l’occasion de pratiquer, vous savez. Les seuls ouestriens que je croise ne s’avèrent être que de malheureux Fer-nés se risquant à harceler mes navires dans les Degrés de Pierre.
— Des Fer-nés, monseigneur ?
— Ceux-là même. De viles racailles pensant pouvoir nous mettre en échec sur nos mers, nous les Lysiens et menés par nulle autre que la téméraire Asha Greyjoy de Pyke. Cela fait un an qu’ils sévissent sur nos eaux. Mais je vous le déclare, je mettrais un jour la main sur cette fauteuse de trouble et ce jour-là, elle aura intérêt à disposer des richesses dont elle m’a dépossédé où elle deviendra l’une des favorites des Jardins Parfumés de notre belle cité. »
La réplique aussi enjouée que glauque du capitaine lysien provoqua un silence pesant et aucun ne trouva l’occasion de rebondir après cela. Le seigneur Tregar frappa alors dans ses mains comme pour clore cet instant de gêne et passer à autre chose.
« Ces bonnes paroles prononcées, commença-t-il avec humour, je pense qu’il est temps pour mes invités d’aller prendre leurs places. Votre loge vous attend un peu plus loin. J’ai veillé à ce que boissons et encas y soient disposés pour vous. »
Tregar Ormollen leur intima d’un geste d’invitation de la main de poursuivre plus avant dans le couloir. Il leur esquissa un sourire amusé mais ses yeux restés froids firent comprendre à Daenerys qu’il s’agissait davantage d’un ordre que d’une invitation. Viserys ne répondit rien, mais Daenerys sentit la tension qui émanait de lui. Ils passèrent alors devant les trois magistrats lysiens sous leurs regards appuyés. Elle ressentit leurs regards dans leurs dos même lorsqu’ils furent loin dans le couloir.
Ils arrivèrent très vite à leur loge dont l’entrée se trouvait non loin et ils pénétrèrent alors dans une alcôve luxueuse ornée de tentures de soie bleue et de coussins brodés d’or. Un élégant parapet de marbre séparait la loge du reste du théâtre et trois grands sièges de velours avaient été installés devant lui. La tension retomba dès qu’ils eurent fermés la porte derrière eux.
« Merci, Viserys. »
Muña ne prononça que cela et son frère demeura muet. Il partit prendre place sur le siège du milieu et se terra dans le silence, le visage fermé. Muña la regarda ensuite et lui adressa un sourire doux et aimant. Elles vinrent ensuite toute les deux prendre place de part et d’autre de Viserys et observèrent la scène en contrebas. Depuis cet emplacement privilégié, ils avaient une vue imprenable à la fois sur la scène et l’immense pupitre sur lesquels les acteurs avaient déjà commencé à prendre place. Dans l’arène au-devant, nombreux étaient les musiciens désormais installés. Les sons qui venaient de la foule se tarirent alors que la mélodie mélancolique d’une viole commença à être entendue dans l’enceinte du théâtre. D’où venait-elle ? Daenerys ne le sut guère car aucun des musiciens ne semblait jouer de son instrument dans la fosse. Ses questions se turent toutefois dès lors que la voix claire et dramatique d’une cantatrice debout sur scène fendit l’air de l’amphithéâtre et que l’on fit éteindre une à une les torches disposées sur les murs de l’enceinte.
Seul resta allumé le grand braséro d’argent installé sur le balcon central du pupitre. En un instant, la voix mélodieuse et triste de la cantatrice laissa place à celles dramatiques d’un chœur féminin grandiose et puis les cordes des violes basses et alto, alors que se lancèrent de concert dans cette épopée tous les musiciens installés dans la fosse. Daenerys avait-elle jamais entendu si belle musique ? Certainement jamais et jamais encore n’avait-elle vu de musiciens en si grand nombre lancer une mélodie aussi compliquée. Le plaisir qu’elle ressentit à l’écoute de cet air dramatique, qui lui semblait si familier malgré qu’elle ne l’eût jamais entendu auparavant, ne fut seulement égalé que de son désarroi en pensant à la grande harpe qui l’attendait à la villa et qu’elle n’avait encore que si peu touchée. Les violes s’évanouirent doucement et puis les voix, laissant place à un silence chargé d’attente.
Un acteur apparut alors au centre de la scène, seul et vêtu d’une armure noire stylisée, un bandeau d’or posé sur la tête. Ses cheveux argentés scintillaient sous la lumière et Daenerys comprit immédiatement qu’il incarnait un Targaryen en apercevant l’emblème en rubis de leur maison sertie à même la cuirasse. Il leva les bras et tandis que sa cape noire décorée du dragon rouge à trois tête se souleva sous la force du vent, sa voix, grave et puissante, résonna dans l’amphithéâtre, portée par l’acoustique parfaite du lieu.
« Moi, Viserys de la maison Targaryen, prince de Peyredragon, fils de Rhaenyra et de Daemon, captif des chaînes lysiennes, je défie les cieux et les mers ! »
La foule éclata en acclamations mais Daenerys appréhenda la réaction de Viserys. Elle tourna la tête et vit ses poings se serrer sur les accoudoirs de son siège, ses yeux lilas luisant d’une émotion contenue. Muña entremêla ses doigts avec la main disponible de son frère et comme toujours, l’expression dangereuse de ce dernier s’apaisa. Son attention s’en retourna à la pièce de théâtre désormais débutée.
Daenerys fut absorbée dans l’incroyable épopée de leurs ancêtres et le temps passa sans même qu’elle ne le vît. Le ciel rose s’assombrit alors et le rose céda sa place à l’indigo, puis l’indigo au noir. En peu de temps, la nuit était tombée, la scène seule demeurant éclairée et sur cette dernière, les acteurs en pleine performance.
« Lâchez-moi, par les Sept !
— De grâce, libérez-le ! L’honneur vous fait-il autant défaut pour que vous traîniez un Prince comme l’on traînerait un esclave non dressé sur le marché de Tyrosh ?
— Ecartez-vous, Āeksia Larra, car nous réclamons la propriété de celui-ci et du pesant d’or qu’il nous rapportera !
— Il n’est pas plus à vendre que ne l’est la liberté de notre glorieuse cité ! Je ne m’écarterais pas et je vous mets en garde. Car loin de voir l’or de votre ambition, c’est l’acier amer de votre ruine que vous percevrez, lorsque frappera la lame de mes gardes et que le terrible Saagaël viendra réclamer vos âmes damnées ! Vous ne trouverez nul répit et vous errerez pour l’éternité devant les portes closes des foyers crépusculaires d’Yndros ! »
L’acteur incarnant son ancêtre le roi Viserys II s’était retrouvé en haillon et défait, enchaîné et traîné sur scène par des acteurs incarnant des marchands d’esclaves lysiens. Une femme escortée de gardes avait alors fait irruption à la vue de tous et Daenerys avait retenu son souffle. C’était la reine Larra Rogare, incarnée par une actrice d’une beauté saisissante. Sa robe de soie violette flottait autour d’elle comme un voile et ses cheveux argentés élégamment noués cascadaient sur ses épaules, ornés de perles scintillantes à la lueur du brasier. Elle s’approcha du prince captif, une coupe de vin à la main et lui tendit avec un sourire énigmatique tandis que ses gardes maintinrent les marchands d’esclaves à distance.
« Buvez, mon prince et que vos chaînes deviennent des ailes », dit-elle d’une voix mélodieuse et le prince but.
Daenerys se pencha légèrement en avant, fascinée par la grâce de Larra et la tension entre les deux personnages. Leur première rencontre acerbe laissa place à une longue série d’entrevues tendres, au cours desquelles Larra Rogare porta au prince Targaryen captif ces mêmes coupes d’argents remplies de vin de Lys et ce jusqu’à ce que l’amitié cède sa place à l’amour. Ce même amour passionné mais interdit qui s’était emparé du Prince des Libellules et de Lady Jenny de Vieilles-Pierres. C’était tout ce qu’elle-même souhaitait : croiser un jour cette âme sœur que les dieux lui avait destinée comme lorsqu’ils avaient entremêlé les âmes de son frère et de Muña. Il ne fallut de rien de plus que de le formuler ainsi pour qu’elle le réalisât. Tout prit alors sens dans son esprit, des pleurs de Muña aux cauchemars de Viserys jusqu’à leurs nombreuses disputes et à leurs mains entremêlées sur le bras de velours du siège de son frère. Viserys et Muña s’aiment.
Elle les regarda d’une manière nouvelle alors qu’eux-mêmes regardaient cette pièce se dérouler devant leurs yeux remplis d’émotions. La tristesse s’empara dès lors de son cœur en observant leur tante légèrement penchée sur le côté de Viserys comme pour se rapprocher de lui et tout lui apparut clair, de l’animosité de Viserys envers Tregar Ormollen qui semblait s’accaparer le temps de Muña à la tristesse de cette dernière qui chaque fois revenait à la villa, un air vaincu et résigné peint sur son visage. Leur hôte lysien était en travers de l’amour que Muña et son frère se portaient. Il lui fut aisé d’en venir à la conclusion que Larra Rogare ressemblait à Muña alors que Viserys II n’était nul autre que son propre frère. Mais là où les yeux magenta de l’acteur brillaient de cette lueur passionnée, le regard lilas de son frère n’avaient jamais été que déplaisir à Lys.
« C’est une insulte… Ils dépeignent Viserys II comme un faible et un enfant manipulé.
— C’était un enfant à cette époque à peine plus âgé que ta sœur, répondit Muña.
— C’était un prince dragon et il fut l’un des plus grands rois de notre dynastie. »
Sur scène, l’histoire avança et les mots de Viserys devinrent plus clairs car une nouvelle figure vint faire son apparition. C’était un homme d’âge mûr et vêtu d’habits de même couleur que ceux de Larra Rogare.
« Ma fille, tu as bien joué ton rôle. Ce pauvre et naïf prince est la clé de notre gloire éternelle. Séduis-le, convainc-le et empare-toi de son cœur ! Quand son cœur sera tien et que le trône de Fer dans la paume de ta main se trouvera, c’est la magistrature suprême de Lys qui nous reviendra et avec elle, les mers de Dorne à Valyria !
— Ô Père, je ferai selon tes mots. Je le séduirai, je serai sa reine et des fils je lui donnerai pour que mille ans encore perdure notre dynastie ! Que les Dieux me pardonnent et que ma duplicité, jamais de lui ne soit connue ! »
Daenerys comprit qu’il s’agissait du père de Larra, Lysandro Rogare. Il avait déclamé sa réplique d’un ton froid et autoritaire alors que sa fille lui avait répondu prostrée devant lui. Il semblait incarner la place de l’instigateur aux milles complots et d’un marionnettiste de dragon. Viserys Targaryen semblait bien misérable en comparaison et très éloigné des chroniques écrites sur la maison Targaryen, qui disaient toujours de lui qu’il avait été un monarque éclairé et intelligent, prémuni contre toutes formes de complots. Pire encore, Lady Larra passait désormais pour une conspiratrice ayant pris parti contre la maison Targaryen. Ceci, même Daenerys s’en sentit offusquée et les scènes qui suivirent ne firent pas s’arranger les choses, alors que le prince Viserys épousait sa dame de Lys sans se douter de la fausseté de cette dernière.
« Une catin lysienne dans la famille royale ? Cette vipère étrangère ne parle pas notre langue et vénère de sordides hérésies. Regardez-la se pavaner et mener notre prince comme l’on promènerait un chien. Elle nous mènera à la ruine !
— Que l’on fasse le siège de la citadelle. Le prince Viserys finira par convaincre son faible frère d’ouvrir les portes de la place. Nous nous débarrasserons de la sorcière lysienne ! »
Des acteurs jouant des seigneurs ouestriens s’étaient avancés, détonnant de puissantes répliques chargées de mépris. En hauteur sur le balcon du pupitre décoré à l’occasion de cette scène de grandes bannières de la maison Targaryen, le prince Viserys et Lady Larra observaient en contrebas s’installer le siège de ce que Daenerys crut comprendre être la citadelle de Maegor, au Donjon Rouge de Port-Réal. Devant le pupitre, une douzaine de comédiens gisaient au sol, terrassés après un âpre affrontement au cours duquel ils avaient tentés de mettre la main sur Lady Larra. De nombreux autres comédiens en tenue de soldat avaient ensuite installé un campement et l’un d’eux portait même l’armure blanche immaculée que l’on était en droit d’attendre d’un garde royal du trône de Fer. L’acteur en question incarnait Ser Marston Waters, l’un des régents du frère aîné de Viserys, Aegon III de la maison Targaryen.
« Je ne céderai pas ! s’exclama l’acteur de Viserys depuis le balcon du pupitre.
— Vous devez revenir à la raison, prince Viserys ! Ne risquez pas l’avenir du royaume pour une étrangère avide de pouvoir ! Livrez-la à la justice comme les lysiens ont livré son père et ses frères à la leur !
— Ma dame épouse n’est en rien complice de sa famille et il vous faudra m’occire si vous souhaitez vous emparer d’elle !
— Ne nous forcez pas à lancer l’assaut ! Vous pouvez encore convaincre votre frère le roi d’ouvrir les portes. Il ne vous sera fait aucun mal !
— Ne dites pas un mot de plus, Ser Marston ! Si vous souhaitez ouvrir les portes de la citadelle, il vous faudra les enfoncer !
— Ainsi soit-il ! Faites poser les échelles, que la citadelle soit prise en un jour ! »
En un instant, figurants et acteurs évacuèrent scène et pupitre, avant qu’une personne s’occupant des décors ne vînt éteindre le grand braséro illuminant la scène. Le théâtre tomba dès lors dans l’obscurité la plus totale. Après quelques secondes, la lumière revint sur scène, quelques gens du théâtre venant discrètement allumer les torches attachées à l’entrée du pupitre. L’actrice incarnant Larra Rogare en sortit ensuite, ses cheveux argentés désormais défaits cascadant sur ses épaules et vint lentement s’installer au-devant de la scène.
« Ô cruels dieux de Lys et de Valyria, pourquoi m’avoir abandonnée ainsi ? »
Larra Rogare avait serré le tissu de sa robe de ses mains tremblantes. Sa complainte ainsi lancée dans l’amphithéâtre et tandis qu’elle s’effondra, la choquante lamentation qui s’en suivit parvint aux oreilles de tous.
« Qu’ai-je fais pour avoir ainsi mérité tel sort ? Est-ce le mensonge qui me vaut tel abandon de la Dame Eplorée ? Sont-ce là ses larmes d’argent qui coulent sur mes joues alors que la nuit s’en vient, alors que mes frères s’en vont croupir dans les geôles de Westeros et d’Essos ? Quant à mon père… Mon pauvre père, assassiné sur sa barge, j’en suis certaine ! Ce n’était pas un accident, non, mais un complot, une lame dans l’ombre pour éteindre la lumière des Rogare ! Et moi, exilée dans cette cage de pierre qu’est Port-Réal, loin de ma douce Lys, de ses parfums et de ses mers ! Ici, ils parlent une langue de primitifs qui blesse mes oreilles, cet andalique barbare et dépourvu de toute mélodie lysienne. Et les Targaryens… Ils peuvent parler une langue valyrienne raffinée mais ils se prétendent puissants, à défaut de l’être ! Ils sont faibles et naïfs ! Tout comme Viserys, pauvre garçon aveuglé de principes, incapable de voir la ruine qui s’annonce. Ô, dieux de Lys, pourquoi m’infliger telle existence, loin de ma terre ? Je m’ennuie, je m’étiole dans ce palais glacial, entourée de ces seigneurs qui me haïssent et me nomment sorcière ! »
L’actrice marqua alors une pause tandis qu’elle demeura prostrée sur le parvis de la scène. Des murmures et voix contenues qui venaient de tous les côtés parvinrent petit à petit aux oreilles de Daenerys et elle se pencha sur le parapet pour observer de part et d’autres les autres loges et les gradins, où les spectateurs semblaient par millier se demander ce qui suivrait. L’actrice se redressa et vint finalement poser ses mains tremblantes sur son ventre, avant de poser une question qui heurta Daenerys profondément.
« Et cet enfant de Viserys que je porte… Est-il même de lui ? »
Les huées et les éclats de voix de la foule s’élevèrent à la réplique de la comédienne aussi vite que Viserys de son siège. Elle le vit le contourner et s’en retourner vers le fond de l’alcôve alors que les lumières étaient tues sur scène, que l’on annonça la fin de la première partie puis l’ouverture de l’entracte et que s’élevèrent par milliers les cris, les rires et les applaudissements de la foule. Mais au fond de leur loge, loin d’être plongée dans la même ambiance de gaieté, Viserys alla remplir une large coupe de vin et resta tourné dos à eux. Muña se leva et le rejoignit soucieuse et dès lors, l’attention de Daenerys fut partagée entre la musique émanant des nombreux musiciens dans l’arène, les milliers de voix qui emplissaient l’amphithéâtre et la discussion qui naquit dès lors que sa tante parvint à son frère.
« Viserys, je t’en prie, ne m’ignore pas.
— Que veux-tu que je dise ? Nous sommes là à assister à cette mascarade. Est-ce là tout ce que j’incarne pour toi, Laena ?
— Tu sais bien que je ne vous aurais jamais emmené voir cette pièce si j’avais su que l’on dépeignait nos ancêtres de cette manière. Je n’ai rien prévu de tout cela.
— Lui l’a prévu, répliqua son frère d’un ton acerbe et vaincu. Ormollen l’a prévu. Il a tout prévu.
— Viserys… »
Daenerys resta assise sur son siège mais les observa calmement. Ils avaient toujours cherché à garder leurs conversations secrètes mais ce n’était pas le cas maintenant. Comme s’ils venaient de comprendre la nature de ses pensées, son frère et Muña la regardèrent un instant.
« C’est un message qu’il m’envoie, reprit Viserys. C’est un message qu’il nous envoie à tous les trois.
— Quel message ? demanda Muña.
— C’est pourtant évident. Il nous défend de sortir de la villa le jour et t’amène à la sienne la nuit. Il nous présente à sa guise à ses courtisans mais contrôle nos faits et gestes. Je suis moins que lui, tu es devenue sa chose et il se réserve le droit de me dicter comment éduquer ma sœur. Nous sommes à sa merci, Laena. Voilà à quoi j’en suis réduis. Je ne suis même pas la moitié de ce qu’était mon frère Rhaegar à mon âge. Il était prince de Peyredragon, tous l’admiraient, tous cherchaient à l’imiter. Il était la fierté du royaume et moi, je ne suis rien. Je ne suis même pas la moitié du prince pathétique que l’on a vu sur scène. Je n’ai plus rien, pas même de dignité. »
Muña resta silencieuse et se mit à regarder le sol. Viserys la fixa quelques instant puis libéra un ricanement plein de dédain. Il engloutit son verre d’une traite et posa sans aucune délicatesse sa coupe sur la table avant d’aller faire nerveusement les cent-pas dans la loge. Daenerys ne l’avait jamais vu aussi ouvertement troublé et triste. Mais contre toute attente, Muña bougea et le rejoignit. Bien que sceptique, Viserys la laissa saisir ses mains et Muña les lui fit poser sur ses joues à elle. Leur proximité fit se rendre compte à Daenerys à quel point son frère était devenu grand. Elle se rappelait encore des jours où il peinait à dépasser les épaules de Muña. Désormais, il la dominait d’une tête.
« Viserys, je ne suis pas ni ne serais jamais cette Larra Rogare qui fait défaut à son prince, lui souffla Muña avec douceur. Regarde-moi bien comme je suis.
— Tu es magnifique. »
Il avait déclaré cela d’une manière si sûr de lui et si vite qu’elle trouva un écho au fin fond du cœur de Daenerys. Elle jura voir les yeux bleutés de Muña luire d’émotions mais cette dernière les ferma aussitôt, déchirant son visage d’une grimace frustrée. Elle posa ses mains sur la poitrine de son frère et fit mine de le repousser quoiqu’elle ne mit aucune force dans ses mouvements.
« Pourquoi insiste-tu autant pour nous deux, Viserys ? demanda alors Muña tout bas. Pourquoi moi ?
— Pourquoi pas ?
— Je suis ta gardienne ! Je suis plus âgée ! Je ne t’apporterais nulle alliance !
— Et ils disent tous que je suis le roi mendiant. Quelle main pourrais-je même avoir ? Je ne suis rien. Tu es bien plus que ce à quoi je ne pourrai jamais prétendre. Tu es celle que j’ai toujours voulu. Aux Sept Enfers le reste ! »
Quand elle le regarda de nouveau, ses yeux luisaient autant de tendresse que de tristesse.
« Je suis indigne de toi et de l’amour que tu me portes. Sais-tu seulement combien de fois je me suis compromise depuis que nous avons quitté Braavos ?
— J’avais quinze ans, Laena. J’ai compté chacune de ces fois.
— Viserys… »
Viserys caressa les joues de leur gardienne avant que sa main ne vienne glisser dans son dos. Cette dernière semblait toute fragile mais ne chercha même pas à repousser la présence de Viserys.
« J’ai compté chaque nuit où l’on te force à quitter la villa. C’est un coup de couteau qu’Ormollen m’assène au cœur à chacune d’entre elles. Je peine à supporter cela mais tu nous reviens toujours. Mais dis-moi comment pourrais-je continuer à le supporter si tu me reviens un jour en portant son enfant ? Ou s’il décide que ton retour n’est plus nécessaire ? Je ne sais même pas ce qui est pire mais ce que je sais c’est que je ne le supporterais pas ! Je t’en prie, Laena, ne me fais pas ça ! Je ne suis pas aussi courageux que Viserys II qui a accepté de vivre sans celle qu’il aimait. »
Une sueur froide glaça l’échine de Daenerys à l’écoute de son frère et elle se leva précipitamment, observant sa tante avec détresse. Elle rencontra son regard défait et embué de larmes. Muña s’était détournée de Viserys pour l’observer et elle semblait sincèrement désolée. Daenerys n’était pas dupe. La Velaryon devait être navrée de lui faire assister à une telle conversation mais Daenerys ne se sentit aucunement heurtée. Bien au contraire, elle aurait préféré savoir bien avant que Viserys et Muña s’aimaient.
« Muña, partons ! »
Sa voix fendit l’air et fixa l’attention de sa tante et de son frère sur elle.
« Muña, partons ! répéta-t-elle avec énergie.
— Dany…
— Nous n’avons pas à rester à Lys, reprit-elle rapidement. Qu’importe le confort si nous sommes malheureux ? »
Son frère la regardait avec surprise, ses yeux écarquillés lui présentant le regard le plus clair qu’elle ne lui avait jamais connu.
« Si Viserys veut partir, je veux partir aussi ! Si nous sommes tous les trois alors tout me va ! »
Viserys eut l’air profondément ravi qu’elle prenne parti pour lui mais aurait-elle même pu faire autrement ? Il pouvait être agaçant et insensible, mais il était sa famille et il avait toujours été là pour elle. Elle aimait son frère. Laena Velaryon, toujours bien tenue dans les bras de son prince, la regarda et son expression s’apaisa lentement. Viserys et elle se regardèrent de nouveau avant que la Velaryon viennent poser une main tendre sur la joue de son frère. Elle sembla comme plongée dans de profondes réflexions tandis que les deux se regardaient les yeux dans les yeux. Puis elle soupira et vint se mordre la lèvre inférieure comme pour essayer de lutter contre quelque chose.
« Rentrons à la villa », déclara-t-elle alors.
Jamais Daenerys ne se sentit aussi soulagée depuis leur arrivée à Lys qu’en entendant cette seule réplique. Elle vit sa tante saisir la main de Viserys et elle-même se précipita pour saisir la main libre de son frère. En l’espace de quelques minutes, ils quittaient la loge et s’engageaient dans les couloirs en direction de la sortie de l’amphithéâtre. L’idée de rester pour assister à la seconde partie de la pièce n’effleura l’esprit d’aucun d’eux.
Hélas, si le chemin vers les escaliers et les couloirs après eux fut rapide et si Daenerys avait espéré qu’ils ne croisassent personne, ils trouvèrent la même demi-douzaine de gardes du magistrat Tregar Ormollen qui leur avait servi d’escorte déjà positionnée à l’entrée de l’amphithéâtre. Ils vinrent à eux sans attendre et leur barrèrent le chemin.
« Nous ne vous attendions pas ici de sitôt, Āeksia Velāria. Il ne s’agit que de l’entracte. La pièce n’est pas arrivée à son terme.
— C’est terminé pour nous, nous rentrons, répondit Viserys. Laissez-nous passer. »
Le chef des quelques gardes s’était adressé à Muña mais c’était Viserys qui avait répliqué d’un ton sec. Le garde resta silencieux un instant mais son air neutre ne laissa pas comprendre à Daenerys s’il avait ou non été énervé du ton acerbe de son frère. Elle n’aurait elle-même jamais su s’adresser à quiconque avec autant d’agressivité dans la voix.
« Le prince Tregar ne l’entendra pas de cette manière, Āeksio Viseriō. Il tenait à vous faire escorter jusqu’à votre villa et passer la soirée avec Āeksia Velāria.
— Et bien vous direz à Ormollen qu’il n’est pas un prince et puis vous lui direz qu’il ne dispose pas de nous à son gré ! Nous ne sommes ni ses pantins ni ses esclaves, rétorqua Viserys. Maintenant, laissez-nous passer moi et mes dames à moins que vous teniez à vous mettre en travers de ma route ! »
Daenerys fut très incertaine de la réaction de leurs gardiens et d’autant plus que Viserys avait de nouveau posé sa main sur le pommeau de son épée en guise de menace. Le chef des gardes sembla hésiter quant à comment répondre à son frère et la confusion régnait aussi autour d’eux, car les hommes d’armes de Tregar Ormollen n’avaient pas été les seuls à entendre le haut-valyrien de son frère. Invités comme travailleurs du théâtre s’étaient retournés et les observaient avec surprise. Ce fut probablement la présence peu opportune de cet inattendu public qui amena les gardes de la villa à s’écarter les uns après les autres sans créer de scène.
« Nous vous escorterons jusqu’à votre villa, Āeksio Viseriō. N’essayez pas de négocier cela.
— Je ne négocierais pas mais restez à distance. »
L’instant suivant, leur trio Targaryen quitta le théâtre et s’engouffra dans la noirceur de la nuit de Lys.
***
Daenerys porta une main à sa capote noire pour la retenir dès lors qu’une bourrasque souffla et vint s’y loger. Le vent froid l’enserrait et faisait voleter les pans de sa robe, apportant dans son sillage les senteurs iodées du Port Blanc. Laena et Viserys avaient fait de même avec leurs propres couvre-chefs, sans pour autant qu’un seul ne s’éloignât des autres. Ils marchaient ainsi comme à l’allée dans la nuit noire de Lys. La lune blanche et presque ronde luisait dans le vaste ciel étoilé et dépourvu de nuages, compensant l’obscurité de la voie portuaire. Ils avaient emprunté la rue longeant les quais pour profiter au mieux de la vue et des éclairages de la cité, évitant rues et ruelles du centre-ville autant pour leur obscurité que le pour les risques éventuels. Sur leur droite, la mer semblait calme et l’on apercevait çà et là les navires qui mouillaient le longs des quais et dans le port. Sur la gauche, de nombreuses tavernes accueillaient encore et il en émanait lumière et musique. Le chemin avait été paisible jusqu’à présent et l’on entendait davantage l’écume et les remous des vagues sur le rebord des quais.
Les gardes de la villa avaient une fois de plus tenu parole et si Daenerys avait remarqué que son frère n’était pas avare en œillades méfiantes pour vérifier s’ils maintenaient leurs distances, elle n’avait elle-même aperçu aucun d’entre eux depuis qu’ils avaient emprunté le croisement de la voie portuaire. Ils la parcoururent ainsi, chacun plongé dans ses songes, avec la mer et la lune pour seuls témoins et l’air frais et nocturne pour maintenir à température ambiante leurs cœurs et leurs esprits en ébullition. Muña et Viserys s’étaient mis d’accord pour la première fois depuis longtemps mais l’allégresse n’avait-été que passagère, l’anticipation de ce qui risquait de suivre prenant place. Sa tante et son frère semblaient réfléchir avec beaucoup d’entrain et elle comprenait maintenant pourquoi : fausser compagnie aux hommes d’armes de Tregar Ormollen se révélerait peut-être dangereux. Lointains étaient les jours où opulence et liberté étaient partenaires. Le choix de l’une ou de l’autre s’imposait à eux désormais et il apparaissait même que le choix n’était plus véritablement le leur.
Ils traversèrent une portion plus étroite de la voie portuaire et les tavernes cédèrent la place à des entrepôts déserts, leurs façades de bois usées par l’eau et le vent. Les bruits de la ville s’étaient estompés, remplacés progressivement par les grincements des cordages des navires et du bois des coques avec comme fond le clapotis reposant des vagues. Quelques mouettes voletaient entre les mâts des navires à quai et se faisaient encore entendre à cette heure, éclairées par l’étoile de Nymeria et ses dix milles navires. Père, Mère et Rhaegar se trouvaient-ils là-haut à naviguer dans le lointain cosmos ? Peut-être les observaient-ils depuis les cieux, juchés sur le dos de grands dragons.
« Tregar ne nous laissera pas partir comme ça, compte tenu de tout ce qu’il a investi en nous acceuillant, prononça tout à coup Muña alors qu’ils tournèrent sur une avenue menant au sud de la ville. J’espère que tu le sais, Viserys.
— Nous partirons sans attendre, dans ce cas. »
Viserys avait répondu d’un ton aussi tranchant que ne l’était la lame de son épée. Daenerys sentit son cœur s’accélérer. L’idée formulée par son frère était à la fois terrifiante et exaltante. Elle imagina leur fuite sous le couvert de l’obscurité, laissant derrière eux la villa et ses bassins turquoises. Mais où iraient-ils ? La question flottait dans son esprit, aussi pesante que le silence qui suivit les mots de son frère.
« Non, il ne faut pas se hâter. Il faut rassembler nos effets avec calme.
— Rassembler nos effets ? répéta-t-il. Quels effets, Laena ? Les robes de soie que tu portes pour lui ? Les livres que Dany lit pour passer le temps pendant que nous mendions ses faveurs ? »
Daenerys sentit une chaleur monter à ses joues, mêlée de honte. Les mots de Viserys étaient durs, mais ils portaient une vérité qu’elle ne pouvait ignorer. Elle baissa les yeux sur sa robe noire bordée de rouge, un vêtement qui, quelques heures plus tôt, l’avait emplie de fierté. Maintenant, elle lui semblait aussi lourde qu’une chaîne, un symbole de leur dépendance envers le seigneur Tregar. Elle pensa au beau diadème d’argent de Mère, l’un des derniers vestiges de leur héritage Targaryen. Était-ce vraiment tout ce qu’ils avaient ? Le silence ne dura pas bien longtemps puisque Muña le rompit.
« Précisément… Ces effets-là, souffla-t-elle d’un ton assez amer.
— Ne prenons que l’essentiel et nous aviserons une fois partis. Nous ne possédons plus beaucoup de choses de grande valeur, mis à part la couronne de Mère, alors à quoi bon se charger de babioles et perdre un temps qui nous est précieux ?
— Parce que ces babioles une fois vendues nous permettront de subsister des mois entiers si nous trouvons les bons acquéreurs et parce que c’est imprudent et dangereux d’agir sans prévoir nos options, Viserys. »
Daenerys sentit une boule se former dans sa gorge alors que les mots de Muña résonnèrent dans la nuit. Elle jeta un regard en coin à Viserys, dont le visage était fermé, ses yeux lilas brillant d’une détermination farouche sous la lueur de la lune.
« Ce qui est imprudent et dangereux, c’est de rester à la merci de ces gardes plus longtemps. Tu l’affirme toi-même, Ormollen ne nous laissera pas partir. Je n’ai aucune intention de lui laisser l’opportunité de resserrer nos chaines. Paquetons nos affaires et partons cette nuit, à la faveur des ténèbres.
— Et pour aller où ?
— Trouvons une auberge pour la nuit et un navire qui part demain. Personne n’aura le temps de nous arrêter en si peu de temps. »
Muña avait peur. Daenerys le vit à l’expression de son visage et il ne faisait pas encore trop sombre pour qu’elle lui soit cachée. Elle contourna rapidement son frère et vint se caler sur le côté libre de sa tante, saisissant sa main. Le regard de Muña se réchauffa alors et la peur qui régnait dans ses yeux s’étiola. Si Muña avait peur alors Daenerys pouvait être forte pour elle. Sa témérité ne dura hélas qu’un temps et le visage souriant qu’elle aperçut à l’angle d’une ruelle lui coupa tout courage. Daenerys regarda ses pieds alors qu’elle sentit ses couleurs la quitter. Elle avait déjà vu ce sourire plus tôt dans la journée. Ce sourire jaune et partiellement édenté.
Quand elle se retourna discrètement, elle remarqua que quelques personnes marchaient dans la même direction qu’eux, de part et d’autre de la sombre avenue, rasant les murs. Aucune d’entre elles ne ressemblait aux gardes en toge du seigneur Tregar. Elle tira discrètement sur la main de Muña et attira son attention. « Muña… Il y a des gens, derrière, lui chuchota-t-elle alors.
— Ce n’est rien mon cœur, les gens rentrent encore chez eux à cette heure-ci. »
Des bruits de sabots claquant sur le pavé retentirent à leurs oreilles à l’instant même et comme pour contredire l’affirmation de Muña, deux cavaliers montés sur les même zéquions qu’elle avait aperçus plus tôt dans la journée vinrent occuper le chemin plus loin devant eux. L’étonnement de son frère et de Muña laissa vite place à la méfiance alors qu’il apparut que le chemin leur était barré. Viserys saisit la main de Muña et ils tournèrent avec hâte sur leur droite vers une ruelle pour contourner les inopportuns : la ruelle fut également bloquée par trois hommes équipés de gambisons et de lourds couvre-épaules à capuchon. Daenerys constata en se retournant que d’autres hommes bloquaient également la ruelle de l’autre côté. En tout et pour tout, ils se retrouvèrent encerclés par une vingtaine d’hommes, sans compter les deux cavaliers sur leurs montures.
« Qui va là ? s’exclama Viserys avec méfiance avant de saisir la poignée de son épée. Ecartez-vous manants si vous ne voulez pas tâter le tranchant de ma lame ! »
La menace de son frère sembla provoquer les ricanements de certains des hommes. L’effroi saisit Daenerys en constatant qu’ils étaient tous armés et plus lourdement que son frère. Sans ignorer les hauberts de la moitié d’entre eux dont la maille luisait au clair de lune, deux d’entre eux portaient des masses d’armes en plus des épées arborées à la taille. Sa peur refléta celle de sa tante, dont le regard bleu terrifié passa de droite à gauche comme pour vérifier de nouveau l’absence d’issue.
« Viserys, les gardes de Tregar ne sont plus là ! » remarqua Muña avec panique.
Daenerys vit effectivement à son tour qu’aucun des membres de leur escorte n’était présent. Ce qui ne pouvait signifier que deux choses : ils étaient morts ou les avaient abandonnés. Aucune des deux options ne parvint à soulager ses angoisses et ses entrailles demeurèrent tordues et nouées dans la peur. Viserys les tira Muña et elle à lui en un instant et leur fit rejoindre le bord de la route où ils se retrouvèrent dos au mur d’un entrepôt. Bien qu’ils fussent toujours bloqués, ils n’avaient plus à surveiller leurs arrières. Viserys tremblait, c’était clair comme de l’eau de roche, mais il se dressa devant eux pour les protéger. Daenerys se pressa autant que possible contre sa tante et constata aussitôt qu’elle tremblait elle aussi comme une feuille.
Alors Daenerys pria, elle pria silencieusement et implora autant qu’elle put la faveur des Sept ou des Quatorze de Valyria, dans l’espoir qu’ils l’entendissent et châtiassent ces brigands dangereux. Quand ils recommencèrent à s’approcher, elle nota l’emblème de chèvre noire à cornes sanglantes qu’ils arboraient sur leurs hauberts et leurs boucliers.
« Ecartez-vous ! s’écria de nouveau Viserys avant de dégainer sa lame. N’approchez pas, je vous préviens !
— N’approchez pas, je vous préviens… ! »
Une voix moqueuse s’éleva, délibérément aiguë et caricaturale, suivie des rires gras des hommes qui les encerclaient. Un mouvement attira leur attention à l’angle de la ruelle d’en face, là où les ombres semblaient plus denses. Une silhouette s’avança et Daenerys sentit son sang se glacer. Elle reconnut immédiatement cet homme – ce sourire jaune et édenté qu’elle avait entraperçu quelques minutes auparavant mais surtout qu’elle avait aperçu plus tôt dans la journée, lors de leur passage près du marché. L’homme portait toujours ce même costume bariolé de vert et de jaune, déchiré et taché de boue, avec des grelots accrochés à son couvre-chef qui tintaient à chacun de ses pas.
« N’approchez pas, je vous préviens… ! » répéta-t-il, imitant la voix de Viserys avec une exagération moqueuse, sa voix aiguë et nasillarde provoquant une nouvelle vague de rires parmi ses camarades, mais ce que Daenerys vit ensuite fit taire toute pensée rationnelle dans son esprit.
Muña couvrit aussitôt sa bouche et son souffle fut interrompu dans un soubresaut alors que ses yeux s’emplirent de larmes. La première chose que Daenerys vit fut le sang séché sur les mains du bouffon et puis l’une après l’autre les deux têtes tranchées qu’il tenait dans chacune d’elles, leurs visages à jamais figés dans une expression d’horreur absolue.
« Myrmadora, pense-tu qu’la princesse elle r’voudra un peu d’sauce sur sa viande, elle les aime saignantes avec un peu d’aïoli pas vrai ? Hm… ! Oh, je ne sais pas Varro, moi je ne fais qu’peigner ses jolis cheveux, même si maintenant que je n’ai plus de mains se sera un peu difficile… ! »
La force quitta les jambes de Daenerys et elle ne se rendit compte qu’après coup, une fois écroulée au sol, que son visage était couvert de larmes. Car l’horrible bouffon ne tenait nulle autre que la tête de Myrmadora dans une main et celle de Varro dans l’autre. Comment ? Pourquoi ? Elle n’arrivait pas à comprendre, alors qu’il s’amusait devant eux à les faire parler l’un et l’autre. Le visage hagard de Syrello saignant sur le parvis du septuaire lui revint alors pour la première fois depuis bien longtemps.
« Oh, regarde Myrmadora, la princesse s’est fait dessus ! »
Les brigands se mirent tous à rire à gorge déployée, leurs rires rauques et cruels résonnant dans la ruelle et les entrepôts déserts et les plongeant dans un désarroi et une incompréhension totale. Daenerys ne réalisa qu’après qu’elle baignait dans une flaque de sa propre urine. Elle partagea le regard hanté de Viserys avant qu’il ne s’avancât, se dressant entre elle et les autres. « Ça suffit ! hurla-t-il. Que voulez-vous ? Qui vous envoie !?
— Tu as entendu, Varro ? Le prince dragon est tout colère ! s’exclama le bouffon en agitant la tête de Myrmadora. Tu as raison, il est tout colère mais en même temps j’le comprends, tu étais sa putain donc il pourra plus te baiser de la même manière ! Pis toute façon, il baisera plus personne puis qu’il va crever ce soir !
— Je crois que tu te trompes, Huppé. On a changé de plan si tu te rappelles bien. C’est la femme qu’on doit buter, pas le prince.
— Ah oui, c’est pas faux ! Timeon le Dornien a raison ! Huppé se trompe parfois ! Et bien tuons-la ! »
Viserys se retourna vers eux et saisit brusquement son bras en hurlant le nom de Muña et les voilà qu’ils coururent sur la gauche pour tenter de s’échapper. En vain, car un cavalier sur son zéquion se trouva déjà là à leur barrer la route.
« Oh, pas si vite, le prince ! Il va falloir nous passer la dame ! » s’exclama-t-il avec un accent que Daenerys n’avait jamais entendu. Le cavalier avait les yeux grand ouverts et un sourire aussi espiègle que terrifiant peint sur la face. Il tenait une immense lame courbée dans la main gauche et ne portait rien sur son torse et arborait un tatouage de cette chèvre noire sur le pectoral droit. Les nombreuses clochettes qu’il avait attaché à sa longue queue de cheval retentissaient à chaque mouvement de sa tête et Daenerys réalisa dès lors qu’il était un dothraki. Viserys recula de nouveau très vite, la mit elle et Muña derrière lui et tint son épée en garde. « Jamais ! Il faudra me tuer d’abord ! proféra-t-il.
— Viserys… ! geignit Muña dans la panique.
— Oh, non, non, non, non, non, non ! Ca le fera pas du tout du tout ! C’est la dame qui doit crever, hein Myrmadora, hein, dit ? » Le bouffon s’était approché, laissant finalement rouler la tête de Varro sur le sol. Il brandissait désormais un énorme hachoir à viande et tous semblèrent prêts à se jeter sur eux. Mais un cri retentit, coupant court à tout mouvement dans la ruelle. Arrêtez, pensa-t-elle entendre. Quand ils se retournèrent tous vers la source du bruit, les gardes de Tregar Ormollen se tenaient là et contre toute attente, ils étaient plus d’une vingtaine eux aussi et certains étaient même lourdement équipés, munis de lances, de casques et de cuirasses de bronze. Le chef des gardes qui les avaient escortés se trouvait à leur tête.
« Reculez, ordonna-t-il. Il ne sera fait aucun mal à Āeksia Velāria et Targārya.
— Oh, mais le plan a changé, le Lysien, rétorqua l’un des hommes à la chèvre. Maintenant on tue la femme et on prend les deux autres.
— Ce n’est pas ce qui avait été convenu ! » répondit le chef des gardes de la villa.
Ses hommes dégainèrent tous leurs épées dans un sifflement d’acier, se positionnant en arc de cercle au côté leur chef. Le bouffon éclata d’un rire strident, ses grelots tintant alors qu’il faisait tournoyer la tête de Myrmadora par-dessus la sienne.
« Convenu, pas convenu, qu’est-ce qu’on s’en branle ? cria-t-il, sa voix oscillant entre l’hystérie et la moquerie. On prend ce qu’on veut et on tue qui on veut ! Allez, mes amis, montrons à ces bâtard de Lysiens comment les Braves Compaings font dans les Cités Libres ! »
Le chaos éclata en un instant. Les Braves Compaings, comme ils venaient de se nommer, chargèrent avec une sauvagerie brute les gardes lysiens dans un vacarme assourdissant. Le cliquetis des épées, le fracas des masses d’armes contre les boucliers, et les cris de rage et de douleur emplirent la ruelle, transformant l’avenue déserte en un champ de bataille sanglant. Daenerys n’eut même pas la force de fermer les yeux ou se boucher les oreilles et resta paralysée, son cœur battant comme un tambour de guerre, incapable de détourner son regard de l’incroyable sauvagerie et l’horreur se déroulant sous leurs yeux ébahis.
Un homme d’arme du seigneur Tregar équipé d’une lance vint transpercer le flanc d’un des mercenaires mais avant qu’il ne puisse retirer son arme, un autre Brave Compaing lui fracassa le crâne avec sa masse d’armes, éclaboussant les pavés d’une gerbe de sang. Le cavalier Dothraki qui leur avait précédemment bloqué le passage fit cabrer son zéquion et poussa un cri guttural qui secoua Daenerys jusqu’au tréfonds de son être. Il alla charger un groupe de gardes, le tintement sinistre des clochettes dans ses cheveux accompagnant sa course, avant d’abattre sa lame courbée d’une précision mortelle sur l’un des gardes lysiens ayant cherché à l’atteindre, tranchant son bras et puis sa gorge en deux coups précis. Plus loin, au cœur de la mêlée, le chef des gardes du seigneur Tregar aboya des ordres, mais bien que mieux équipés, lui et son groupe apparut complètement dépassé par la férocité des mercenaires. Quant à leur bouffon, il était là, à rire au milieu du carnage, tel un démon.
« Tuez-les tous ! cria-t-il, sa voix démente perçant à travers le tumulte. Arrachez-leur la tête et violons leurs cadavres ! »
Daenerys le vit lancer la tête de la pauvre Myrmadora sur un garde qui n’avait pas l’air plus âgé que son frère. Pris par surprise et heurté à la tête, celui-ci tomba en arrière et n’eut aucun moyen d’empêcher le bouffon de lui tomber dessus. Les grelots tintant à chaque mouvement de son bras, le fou lui arracha à coup de hachoir des hurlements de douleurs qui se transformèrent en autant de gargouillis sanguinolents, lorsqu’il eût atteint sa victime à la gorge. Il frappa encore et encore, riant avec hystérie, ignorant les tueries autour d’eux, concentré sur la sienne, jusqu’à ce que le pauvre homme ne soit plus qu’un amas de chair ensanglanté sur la chaussée.
« Arrière, arrière ! hurla tout à coup Viserys avant de les repousser elle et Muña. Laena, attention ! »
Son frère s’interposa entre eux et un Brave Compaing juste à temps pour empêcher ce dernier de porter un coup d’épée à Muña. L’épée louée hurla de rage et attaqua son frère. Il ne se rendit compte que trop tard de l’erreur qu’il venait de commettre que Viserys lui porta un coup à la gorge. Le sang gicla dans une véritable fontaine et l’homme s’écroula aux pieds de son frère, une expression choquée sur le visage. Mais son frère eut à peine le temps de leur rugir de rester derrière lui que deux autres Braves Compaings fondirent sur eux. Daenerys ne comprit pas très bien ce qui suivit car la bousculade qui advint entre Viserys, elle et Muña la fit s’effondrer au sol et se cogner la tête contre le mur, alors que les deux brigands, un grand et un maigre, se jetèrent sur son frère.
Elle les vit, allongée au sol, à moitié sonnée. Le maigre frappa avec une épée courte mais Viserys se défendit. Le second, un colosse à la barbe rousse, abattit sa masse d’armes en visant directement Muña. Viserys était déjà devant elle et prit le coup sur son épée qui trembla sous l’impact. Dans la confusion, un homme d’arme du seigneur Tregar alla sabrer le dos du grand et son frère trancha la main d’épée du second Brave Compaing d’un coup net, le faisant tomber au sol dans un cri de douleur qui ne dura pas bien longtemps, puisque Viserys l’acheva aussitôt. Et pourtant, malgré cela, Viserys tomba.
« Viserys, non ! Non ! » Le hurlement déchirant de Muña la ramena à elle pour constater que son frère s’était effondré au sol, assommé au pied de l’homme d’arme lysien qui lui avait prêté assistance et qui l’avait trahi dans la foulée. Ce dernier leva de nouveau sa lame, prêt à tuer son frère et Daenerys cria elle aussi son nom à plein poumon. Ce seul instant lui parut éternité alors qu’ils s’échangèrent un regard qu’elle crut être le dernier.
Mais un miracle se produisit.
La tête du lysien se détacha en un coup d’épée de ses épaules, tomba sur les genoux de son frère et son corps s’écroula lourdement au sol. Viserys, encore à terre, maculé de sang, sonné par sa chute, le souffle court, cligna des yeux et son regard lilas croisa celui de Daenerys dans un mélange de peur et de confusion. Muña fut à genoux au côté de Viserys en un souffle et pressa ses mains tremblantes contre sa poitrine et saisit son visage, ses sanglots se mêlant au chaos ambiant. Tous les trois choqués, ils levèrent les yeux pour observer les deux nouveaux venus qui se tenaient devant eux et notamment celui qui venait de sauver la vie de son frère.
Leurs amples capes de voyage brunes ne furent pas d’une grande aide pour dissimuler à leurs yeux les éclats scintillants des lourdes armures blanches qu’ils portaient en-dessous. Plus visibles encore et malgré leurs capuches, leurs impressionnants casques blancs, visières redressées, sur l’un étant fixées des emblèmes d’ailes de chauve-souris et sur l’autre d’authentiques cornes de taureau pointées vers l’avant. Des chevaliers, pensa Daenerys. Des chevaliers en armure de nacre et d’argent. « Ouf, c’était moins une, mais au moins j’ai soigné mon entrée, dit le premier chevalier, un sourire narquois sur les lèvres alors qu’il abaissait son épée à deux mains, encore tachée de sang. Il y aura de la viande d'épée louée au souper, ce soir. Vous aimez la viande, n'est-ce pas ?
— Ce n’est ni le lieu ni le moment pour tes enfantillages, Oswell, répondit l’autre d’une voix grave et ferme, ses yeux perçants balayant l’avenue et tandis qu’il brandissait un immense marteau de guerre.
— Très bien, très bien, comme tu veux, Lord Commandant. Finissons-en. »
Le premier baissa alors la visière de son casque et se retourna. Daenerys eut du mal à entendre autre chose que les battements saccadés de son cœur après cela et encore plus de mal à rester consciente, bien qu’elle restât les yeux fixés sur leurs deux sauveurs. Les cris lui parvinrent de moins en moins, mais elle l’observa lui, le chevalier à la chauve-souris. C’était comme s’il dansait.
« Viserys… Viserys… ! Par la jouvencelle, tout ce sang ! Dis-moi quelque chose, je t’en prie ! Par les Sept, es-tu blessé ?
— Ce n’est pas le mien… Je vais bien. »
Les voix de Viserys et Muña furent étouffées dans le vacarme de la bataille. Le chevalier ailé, lui, continua de danser et le sang coula sur les pavés et les hommes tombèrent les uns après les autres. Fascinée par la mort, ne sentant plus vraiment si elle était debout ou allongée, à l’envers ou à l’endroit, sur le sol ou dans le ciel, elle regarda son sauveur ailé pourfendre les brigands et trancher la chair et le cuir comme l’on tranchait du beurre. Les inconscients qui eurent la chance de ne pas trépasser sous ses coups et qui pensèrent pouvoir le contourner et les approcher furent accueillis par la puissante et solide armure de son acolyte et son terrifiant marteau de guerre. La mort que celui-ci délivra ne fut pas si belle et de sordides gerbes de sang décorèrent pour un temps l’air, éclaboussant la rue et transformant le blanc immaculé du métal en rouge écarlate. Alors les ombres prirent la fuite les unes après les autres et il ne demeura nul bouffon ou garde, nul épéiste ou piquier pour les menacer.
Dany ! Réponds ! Daenerys observa les étoiles tourner autour d’elle dans ce grand typhon lumineux. Que les nuits étaient belles à Lys. Ce n’est qu’un hématome. Elle sera sur pied d’ici peu, hâtons-nous avant qu’ils ne reviennent, entendit-elle avant qu’elle se sente légère et que ses mains et ses pieds pendent dans le vide. Elle vit les yeux soucieux de Muña et ceux chaleureux du grand chevalier chauve-souris qui la portait. La fatigue fut telle qu’elle ferma les yeux et laissa le sommeil la prendre.
***
Myrmadora était morte. C’était la première pensée qui lui était venue lorsque ses yeux s’étaient rouverts. Elle était restée silencieuse, à observer le plafond de la chambre dans laquelle on l’avait couché, à chercher les larmes dans ses yeux mais ces derniers étaient demeurés secs. Muña, Viserys et les deux chevaliers l’avaient alors rejointe et sa tante s’était même précipitée à son chevet pour la serrer contre elle comme jamais elle ne l’avait fait. Les larmes que Daenerys avait alors eu peine à trouver, Muña l’avait aidé à les trouver et elle avait alors déversé toute la tristesse qui étreignait son cœur. « Je suis Ser Gerold Hightower, Lord Commandant de la Garde Royale et voici mon frère juré, Ser Oswell Whent. Nous avions essayé de vous retrouver depuis si longtemps. Fort heureusement, nous avions eu vent de la rupture suspecte du contrat qui liait les Braves Compaings aux Terres Disputées lorsque nous étions à Tyrosh. Les Sept soient loués, nous avons réussi à vous retrouver à temps et à vous sauver », avait révélé le plus grand et âgé des deux chevaliers.
Selon lui, et Viserys l’avait cru volontiers, Tregar Ormollen semblait avoir prévu d’utiliser les Braves Compaings pour se débarrasser de son frère et de s’emparer d’elle et Muña. Le fait que les Braves Compaings eussent trahis Tregar Ormollen et eussent prévu de tuer Muña pour s’emparer d’elle et de son frère, ni le plus âge des chevalier ni le plus jeune n’avait su l’expliquer. Toujours était-il qu’ils les avaient sauvé d’un sort terrible. Ils n’avaient pas sauvés Myrmadora, sans doute car elle n’était pas née Targaryen. Ce monde était cruel.
Daenerys ferma de nouveau les yeux et essaya d’oublier la douleur qui pulsait encore dans sa tête, bien que moins intensément qu’auparavant, en écoutant le bruit du plancher de sa chambre qui grinçait au léger mouvement de bascule berçant la pièce de droite à gauche. Elle avait très vite compris à son réveil qu’ils s’étaient trouvés dans le ventre d’un navire, ce que leur deux gardes lui avaient confirmé. « Nous l’avons loué au prix fort mais le capitaine est un myrien fiable avec qui nous avons déjà collaboré par le passé. La suite du capitaine et ses chambres seront vôtres pour la traversée », avait déclaré Ser Gerold. Ser Gerold Hightower, s’était-il présenté.
Daenerys peinait encore à y croire mais cela ne faisait aucun doute : Muña comme Viserys l’avait reconnu aussitôt qu’il était arrivé dans la ruelle. Il avait été le Lord Commandant de la garde royale de Père et elle comprenait maintenant pourquoi les gens l’avait affublé de son sobriquet si particulier. Ser Gerold dit le Taureau Blanc était si grand et ses épaules étaient si larges qu’il avait dû se baisser pour passer sous le cadre de la porte de sa chambre. Sa barbe et sa longue chevelure étaient si argentée qu’elles évoquaient à s’y méprendre, à défaut de l’âge avancé du chevalier, des origines valyriennes. « Et pourtant, Dany, la maison Hightower tout comme la maison Dayne ne tirent pas plus leurs origines des Valyriens que des Andals. Pas plus qu’ils ne tirent la couleur argentée de leur cheveux de l’antique Valyria, car cette dernière n’existait même pas encore » lui avait un jour déclaré Muña. Leur lignée descendait des Premiers Hommes de l’âge de l’Aube, disait-on.
Ser Oswell Whent quant à lui n’avait rien à envier à son Lord Commandant. Il était plus jeune et moins imposant et sombres étaient ses cheveux, mais Daenerys l’avait vu à l’œuvre avant de perdre connaissance et le savait aussi redoutable que son frère juré. Leur présence, bien que rassurante, lui semblait presque irréelle. Ces chevaliers en armure blanche immaculée, couverts de cette maille de platine évoquant des écailles de dragons, sortis tout droit des légendes que Viserys lui contait autrefois, avaient surgi pour les sauver comme les guerriers étincelants des légendes de l’âge des Héros. Ils s’étaient retirés il y avait des heures désormais. Daenerys les avait entendus plus tôt quitter les cabines pour monter sur le pont, probablement pour surveiller les environs ou s’assurer que le capitaine tenait parole et les avait laissé disposer de leurs quartiers.
Elle rouvrit les yeux, fixant de nouveau le plafond de la cabine. Une lampe à huile posée sur une commode installée à côté de son lit oscillait doucement au rythme du bateau, projetant des ombres mouvantes qui lui rappelaient les spectres en fuite de la nuit précédente. Elle voulait appeler Muña, sentir sa chaleur et son réconfort, mais sa tante et Viserys s’étaient eux aussi retirés dans des cabines attenantes après s’être assurés qu’elle allait bien. Elle n’avait pas voulu les retenir. Elle avait vu dans leurs regards la même fatigue que celle qui l’avait étreinte. Ils avaient eu besoin de repos, eux aussi. Elle soupira et se tourna sur le côté, ramenant ses genoux contre sa poitrine pour profiter au mieux de la chaleur du duvet sous lequel elle était installée.
Mais un éclat de voix brisa l’apaisant silence et perça au travers du bruit régulier des houles. Daenerys se figea et suspendit dès lors son souffle, l’oreille tendue, mais seul le clapotis des vagues contre la coque du bateau et le grincement de la structure furent saisis à l’ouïe. Alors Daenerys se hissa jusqu’au bord de sa couchette, repoussa les draps rèches et posa ses pied nus sur le plancher froid. Elle partit lentement rejoindre la porte de sa cabine et l’ouvrit discrètement avant de passer sa tête pour observer la pièce commune et le couloir qui donnait sur sa gauche. « Viserys ! » entendit-elle. La voix de Muña, à peine étouffée et vibrante d’émotions, résonna tout à coup dans le couloir et jusqu’à ses oreilles et fit monter de manière inattendue le sang jusqu’à son visage.
Daenerys sentit les battements de son cœur s’accélérer. Elle sut inconsciemment et à cet instant même qu’elle n’aurait pas dû écouter, qu’elle aurait dû se boucher les oreilles, probablement fermer sa porte, retourner dans sa couchette et chercher le sommeil, mais une curiosité irrépressible la poussa à sortir de sa cabine et s’engager dans le couloir. La porte de la cabine d’où avait émergé la voix de Muña était mal ajustée et entrouverte, laissant filtrer un rai de lumière ainsi que les voix, les souffles et les rires de son frère et de sa tante. Elle se pencha discrètement près de l’ouverture et retenant son souffle, elle vint jeter un regard prudent au travers de l’interstice.
Ce qu’elle vit la laissa sans voix aucune.
« Laena, attend… Attends ! gémit son frère alors qu’à sa complainte fut opposée un souffle saccadé de rires.
— Viserys… ! »
Daenerys vit en premier lieu leurs ombres projetées par la lampe à huile sur les murs en bois. Elle vit l’ombre élégante de Muña, sa grande silhouette toute en courbe dansant par-dessus la silhouette de son frère, qu’elle tenait par les épaules. Puis elle les vit eux.
Viserys était là, allongé sur la couchette et Muña à califourchon sur lui, sa longue chevelure d’argent cascadant telle une rivière de lumière sur ses épaules et libre de tout bijou. Leurs corps entièrement nus luisaient du sueur et bougeait de concert, baignés dans la lueur tremblante de la lampe et les souffles erratiques et hilares de sa tante remplissait la pièce. Elle semblait comme perdue dans une danse rituelle, glissant sur son frère et lui adressant un regard rieur enflammé plein de joie que jamais Daenerys ne lui avait connu. Viserys, à sa merci, allongé sous elle, l’avait saisi aux hanches et à la poitrine et lui adressait un véritable regard d’adoration.
« Laena, ô Laena, tu es mienne… !
— Je suis à votre disposition, mon prince ! »
Les rires de Muña firent écho aux soupirs rauques de son frère et sa tante rejeta sa tête en arrière, libérant à son tour un gémissement passionné. Était-ce cela, être femme ? Était-on si puissante que semblait l’être Muña, alors qu’elle dominait son frère de tout son être ? Leurs gémissements sifflèrent à ses oreilles et éveillèrent quelque chose à l’arrière de sa tête, qui lui sembla aussi délicieux qu’insoutenable, aussi indécent que ce qu’elle observât avec fascination. Daenerys ne sut dès lors combien de temps elle resta là à les admirer et elle observa sans même vraiment comprendre ce qu’elle vit se déployer devant ses propres yeux ébahis. Si, elle savait, sans comprendre vraiment comment, alors qu’elle ressentit elle-même quelque chose l’étreindre à la vue de cette union magnifique, quelque chose de nouveau, quelque chose d’unique. Un craquement du plancher sous ses pieds la ramena brutalement à la réalité. Elle retint son souffle, craignant d’être découverte et recula précipitamment, ses joues brûlantes et son souffle court. Ils ne me remarqueront jamais. « Laena, mon amour !
— Viserys, pardonne-moi pour tout, je t’aime ! » A l’intérieur de la chambre, les deux amants enlacés qu’étaient sa tante et son frère ne s’arrêtèrent aucunement dans leur passion, Muña chevauchant Viserys comme l’on montait un dragon dans une bataille. Alors elle regagna sa cabine en quelques pas rapides, refermant prestement la porte derrière elle. Une fois à l’abri, elle se laissa tomber sur sa couchette et enfouit son visage dans son traversin, tentant de calmer les battements effrénés de son cœur. En vain, car les images de Viserys et Muña restèrent gravées dans son esprit, leurs corps nus, leurs mouvements accordés, la lumière jouant sur leurs peaux et ce lien si profond qu’il semblait magique.
Comme mues par une impulsion qu’elle ne contrôlait pas et une fois sous ses draps, elle fit glisser au gré de l’obscurité ses mains sous sa robe de nuit, effleurant la peau sensible de son ventre. Elle ferma les yeux et les soupirs passionnés de sa famille encore en tête, elle fit descendre ses doigts plus bas. Un frisson la parcourut, un mélange de peur et de plaisir qu’elle n’avait jamais connu alors qu’elle manipula d’une manière nouvelle cette perle qu’elle avait déjà effleurée auparavant. Elle imagina ce que cela devait être de ressentir la même proximité, la même chaleur, le même abandon que Muña à l’instant même et essaya d’imaginer son propre prince à elle. Elle essaya d’imaginer sa passion pour elle tout en se tordant sous ses draps.
La jouissance la saisit pour la première fois de sa vie avant qu’elle ne comprît même et le feu princier de ses visions s’illumina tel un brasier dans une succession de spasmes effrénés. Elle empêcha sa voix de sortir en bloquant sa bouche de sa main libre et resta ainsi, transie de plaisir, le regard perdu au plafond. La houle marine portant le bateau la berça alors jusqu’à ce que le sommeil la prît et Daenerys rêva enfin de son prince promis.
Un élégant prince à la chevelure d’obsidienne et aux yeux améthyste, son Prince des Libellules, chevauchant un dragon par-dessus un champ de neige.
Notes:
Bonjour à tous.
Ainsi se conclut le chapitre VIII de Un Prince de Peyredragon.
Avant toute chose, je tiens à tous vous présenter mes plus humbles et sincères excuses pour cette attente ridiculement longue. Pour peu qu’il soit encore question d’une attente, puisque le dernier chapitre fut publié en mars de l’année 2021 et que nous sommes au mois de mai de l’année 2025. Hélas, des changements majeurs dans ma vie ont modifié radicalement mes habitudes, jusqu’à presque remettre en question ma vocation d’auteur.
La nuance étant dans le presque. Je peux donc décemment vous annoncer que je suis de retour et de nouveau actif. La rédaction des premiers cinq mille mots de ce chapitre ayant été effectuée en 2021, avant mon iatus, j’ai rédigé la quasi-totalité de ce chapitre au cours du mois d’Avril, avant et après un échange de musicien très inspirant dans la ville de Carraig Mhachaire Rois en Irlande.
Ce chapitre fait 21 000 mots. Il narre une étape très importante de la vie de Daenerys et de Viserys Targaryen et devait donc être écris, pour que nous puissions profiter de cette charmante fratrie draconique et apprécier l’évolution de leur périple dans les Cités Libres du Grand Continent Est.
Ce chapitre s’est révélé être un vrai défi et un plaisir tout aussi grand. Le personnage de Daenerys n’est pas facile à dépeindre et notamment celle que je tente petit à petit de créer : c’est une jeune fille charmante, encore très innocente sans pour autant être naïve, solitaire sans pour autant être renfermée sur elle-même. La vie à Lys s’est avérée être un hâvre bien temporaire et ils ont frôlé une vraie catastrophe. Cela étant dit, la tragédie est comme la nuée ardente d’un volcan en colère : elle laisse dans le sillage de sa destruction une terre fertile et des graines par milliers prêtes à germer. À la mort suit l’amour, comme on le constate en cette fin de chapitre.
J’espère que les personnages de Viserys et de Laena vous plaise. Tandis que nous avons déjà eu l’occasion d’apprendre à connaître Laena dans un chapitre précédent, Viserys était resté jusque-là un personnage secondaire. Or, ce n’est plus le cas désormais, car Viserys a un très grand rôle à jouer dans l’histoire d’Un Prince de Peyredragon. Grâce à la présence de Laena, ce Viserys n’a pas connu la descente aux Enfers que connait le Viserys canonique, qui au même moment se dirigerait déjà à Pentos pour moneyer la main de sa soeur. Celui-ci est mû par l’amour, qui le rend même courageux face au danger. Il reste cependant un personnage que j’essaie de rendre antipathique ; en cela, il n’est pas tant changé. Il est hautain, méprisant, je dirais même méprisable pour beaucoup mais c’est un incompris, mieux compris cependant par Laena et sa soeur.
J’ai pensé ce chapitre comme une étape indispensable à l’évolution psychologique de Daenerys et de Viserys. Ils deviennent maintenant des personnages très concrets, avec des sentiments très humains, des incohérences, des frustrations, des désirs. Nous suivrons leur évolution aux côtés de la charmante Muña et de leur deux loyaux et vaillants gardes royaux. Gerold Hightower et Oswell Whent. Le temps n’a pas fait son affaire : malgré lui, ils demeurent de redoutables et mortels chevaliers. Les deux expatriés Targaryens n’auront jamais meilleure escorte pendant leur errance que ces deux-là.
Pour conclure, j’espère que vous aurez pris autant de plaisir à lire ce chapitre que moi à l’écrire. Cette fois, je dois ma ferveur narrative à l’enthousiasme enivrant de ma soeur qui m’a permis de replonger dans mon histoire avec un entrain que je n’avais plus eu depuis des années. Ma soeur est littéralement devenue mon assistante dans le cadre de l’élaboration du scénario d’Un Prince de Peyredragon et vous lui devrez bien la moitié des innovations qui suivront bientôt dans l’histoire, à commencer par nulle autre que celle du chapitre suivant. Mais chaque chose en son temps.
Ce sera tout pour aujourd’hui. Mille mercis à mes amis de toujours, Bbj777, Lexias, ma femme et bien sûr ma soeur, qui m’ont aidé dans les différentes étapes d’écriture de ce chapitre, et mille merci à tous ceux qui m’ont soutenu à commencer par vous lecteurs. Pensez à me laisser un commentaire pour me dire ce que vous avez pensé du chapitre, cela me fera très plaisir !
Et à très bientôt, au prochain chapitre ou dans les commentaires.
Kenavo !
Etsukazu
Chapter 9: Une Cité en Tourmente
Summary:
Tyrion Lannister de Castral-Roc vadrouille dans les rues et les allées de Port-Réal et met la main sur un bien curieux livre.
Notes:
(See the end of the chapter for notes.)
Chapter Text
IX
UNE CITÉ EN TOURMENTE
LE LUTIN
Tyrion Lannister avait rarement été aussi satisfait depuis son arrivée à Port-Réal qu’il ne l’était maintenant. Qui aurait pensé qu’il trouverait son bonheur au fond de la vieille stationnerie qui faisait pignon sur la rue aux Grimoires, à l’angle nord-est de la place Crépin ? Certainement pas lui. Et pourtant, le voilà tenant à pleine main un bouquin poussiéreux trouvé sous une montagne de papier, probablement aussi vieux que lui à en juger l’état jauni. Le bouquin était bien mieux conservé en comparaison, lourdement relié d’une couverture en cuir rouge et Tyrion savait qu’il devait avoir l’air bien pittoresque à soulever cette vieillerie qui faisait la moitié de sa taille. Pas n’importe quelle vieillerie, néanmoins. « Dragons, Veurs, Vouivres : leur surnaturelle histoire, par Septon Barth. Ça pour une surprise, c’est une sacré surprise, marmonna-t-il, absolument fasciné par le vieil ouvrage. J’ai peine à y croire.
— Qu’avez-vous donc peine à croire, jeune seigneur ? Oh, par les yeux de l’Etranger ! »
Une surprise caractéristique emplit l’interjection du vieux stationnaire qui s’occupait de la boutique. Le vieil homme avait passé sa tête par-dessus la sienne et regardait par-dessus son petit corps le livre tenu dans ses mains, ses grands yeux et son air vieillot lui faisant penser à un gros hibou perché sur son trou d’arbre. Son air neutre fit bien vite place à un air plus soucieux et embarrassé alors qu’il observa l’œuvre avec attention. « J’aurais juré avoir mis ce livre en réserve. Où l’avez-vous donc trouvé, si je puis me permettre ?
— Ici-même, vieil homme. Dissimulé sous ce tas de feuilles volantes et moisies.
— Comme c’est curieux… Puis-je ? »
Voilà que le vieux stationnaire emportait le livre jusqu’à l’entrée de la boutique et qu’il le posait sur sa table de travail pour le feuilleter. Cette banale manie eut le don de l’énerver. Pourquoi fallait-il que les hommes fabriquassent d’aussi hauts meubles ? Tyrion ne voyait rien, d’ici-bas, il était bien trop petit. Il attendit dès lors patiemment que le vieil homme daignât lui accorder son attention de nouveau. Ce qu’il semblait chercher au sein du bouquin, il sembla le trouver assez vite et le referma d’un coup. Tyrion comprit aussitôt à son regard que lui ravir son trésor ne serait pas moins ardu que saisir sa carcasse à un vieux dragon affamé au fond de sa tanière. « Je crains que ce livre ne soit pas disponible, monseigneur, déclara finalement le reptile grisonnant.
— Vous savez pourtant que tous les livres dans les stationneries tenues par de vieux hommes de lettre tels que vous sont disponibles, lorsque l’on est le petit frère de la reine.
— Pas celui-ci, j’en ai peur. Je ne suis qu’un vieil homme de lettre tenant une stationnerie comme vous le dites si bien. Je ne possède pas ce livre, comme bien d’autres livres et je ne peux vous le proposer à l’emprunt.
— S’il ne l’est pas à emprunter, laissez-moi donc l’acheter. C’est votre travail, de vendre ces livres, n’est-ce pas ?
— Mon travail consiste à les entreposer et mettre en relation mes clients avec d’éventuels acquéreurs de grande fortune. Encore faut-il que mes clients daignent vendre leurs biens, or ce n’est pas le cas pour celui-ci, je suis désolé, mon jeune lord. »
Il était désolé, disait-il. Combien de fois avait-on formulé le même genre de réponse à Tyrion ? Tous les scribes de Port-Lannis la lui avait adressé au moins une fois, si ce n’était pas plusieurs. Il soupira, comprenant que l’on ne faisait pas marcher un mulet bien longtemps sans lui avoir préalablement suspendu une carotte en face du museau. Fort heureusement pour lui et fort malheureusement pour le propriétaire du fabuleux bouquin qu’il convoitait, il était un Lannister et comme chacun d’entre eux, il débordait de ressources. « C’est moi qui suit désolé, mon vieux sire, dit-il avant de reprendre dans un cri. Joryn !
— Oui, messire Tyrion ! entendit-il aussitôt en réponse d’une voix grave, presque rocailleuse, venant de l’extérieur de la bâtisse.
— Entre donc, Joryn ! Je requiers ton aide. »
Tyrion s’amusa de l’expression de son interlocuteur, qui passa de la confusion à l’épouvante dès lors que le dénommé Joryn entra dans la boutique et s’approcha du comptoir autour duquel ils se tenaient. Qui n’a pas peur à la vue de Joryn le Cogneur ? Ainsi le nommait-on, à Castral-Roc tout du moins. Il avait l’air aussi imposant et aussi intelligent que son appellation le laissait supposer. C’est-à-dire qu’il est tout de l’un et pas grand-chose de l’autre. Une montagne de muscle et d’épaisseur adipeuse pour le cerveau d’une taille de noix. Son père aimait s’entourer de ce genre d’hommes, des hommes à tout faire, disait-il même. Joryn n’était pas capable de grand-chose d’autre que de taper sur des têtes et de faire peur aux lavandières et aux vieux hommes de lettres derrière leurs comptoirs, mais son caractère aussi simple et peu loquace que docile le rendait facile à supporter tant on oubliait sa présence, à force de le côtoyer. Ah ! Tyrion oubliait que c’était aussi une mule on ne pouvait plus efficace.
« Je crains qu’on ne soit parti sur de si bonne base de négociations, vous et moi, reprit Tyrion sans chercher à réprimer le sourire narquois qui naquit sur son visage. Voici Joryn. Il ne paie pas de mine, mais c’est l’un de mes deux gardes ainsi que mon porteur et le meilleur à cela d’ici jusqu’à Castral-Roc. N’est-ce pas, Joryn ?
— Oui, messire Tyrion, répondit docilement son garde. Joryn est un bon garde et un bon porteur.
— Joryn, donne-moi ma bourse, je te prie, et va donc me trouver un tabouret ou une chaise. »
Le Cogneur lui tendit un sac de toile bien rempli, que d’aucun eût même déclaré lourd, et s’en alla fouiller la pièce à la recherche d’un tabouret ou d’une chaise. Tyrion défit le nœud qui en bloquait l’ouverture et en fouilla le contenu, pour sortir sous les yeux curieux et craintifs du vieux stationnaire une véritable et lourde pièce en or, pièce qu’il posa délicatement et non sans mal sur le bord du comptoir.
« Voici un dragon d’or, vieil homme. En avez-vous-même déjà vu auparavant ?
— Oui, mais pas très souvent, monseigneur… »
Le vieux stationnaire avait admis cela et s’était penché en avant pour observer la pièce en or. Celle-ci était frappée de la tête du roi Baelor de la dynastie Targaryen, premier de son nom, le Bienheureux, disait-on. Joryn revint à l’instant, muni d’un lourd tabouret qu’il posa devant Tyrion et contre le comptoir. Tyrion se hissa au sommet du petit meuble, défendant d’un regard sec à Joryn de le soulever comme un vulgaire sac de patate. Le colosse l’avait déjà fait avant et ça ne lui avait pas plus du tout. Il se dépoussiéra rapidement avec dignité et recentra son attention sur le gérant de la boutique, dont les yeux était toujours fixés sur l’or étincelant posé sur la table. Maintenant qu’il était réhaussé et malgré qu’il le dominât encore d’un hauteur de deux têtes, le vieil homme ne lui paraissait plus si grand et lointain, surtout penché sur cette toute petite pièce d’or comme il l’était maintenant. Un tout petit dragon mais une très grande richesse. Quoi de plus amusant que de voir l’or luire dans leur pupille ? « Combien il représente pour vous, ce dragon d’or, en terme de dépenses à l’année ? demanda-t-il sur un ton énigmatique.
— Je ne sais pas, monseigneur, peut-être trois… Oh, non, quatre… Peut-être quatre, oui, ou alors… » commença à répondre le vieil homme alors qu’il comptait avec ses doigts. Il devait essayer de faire le change dans sa tête, entre dragon d’or et étoile de cuivre. Ce n’était pas chose aisée à faire quand on ne voyait pas circuler beaucoup de monnaie argent et de monnaie or. Pour le commun des gens, la devise la plus élevée que l’on voyait au quotidien était l’étoile de cuivre. « Oh, je crois que je sais. Six mois, monseigneur. Cette pièce représente environ six mois de travail et de besoins.
— Six mois, dites-vous ? répéta Tyrion avant d’empiler deux dragons d’or supplémentaires par-dessus le premier. Et bien voilà que ça cela fait un an et demi ! Impressionnant, me direz-vous.
— O-Oui, en effet… bégaya le vieil homme en fixant les trois épaisses pièces d’or avant de se concentrer de nouveau sur lui, l’air déchiré semblait-il. Cherchez-vous à me soudoyer et me soustraire à mes responsabilités, monseigneur ? Les… Les clients qui ont fait apporter ce livre ne sont pas de simples clients. Trois piécettes fussent-elles en or ne valent pas la perte de mon intégrité… » Une grimace contrariée couvrit sa face à la réponse du lettré malgré qu’elle ne lui fût d’aucune surprise. « Il en va de mon commerce, de mes revenus. Sans confiance, je ne suis plus rien.
— Il doit s’agir de puissants clients, donc, si rompre leur confiance menace votre activité. Qui sont-ils, si ce n’est pas trop indiscret ? demanda-t-il tout en sortant davantage de pièces de sa bourse.
— Je l’ignore, mais si vous me cédez ces trois dragons d’or, je peux vous révéler la provenance de ce livre et vous dire à quoi ressemblait l’homme qui me l’a confié.
— Là, c’est vous qui êtes un peu gourmand, vieil homme. Un an et demi de revenus vaut davantage qu’une simple information. Un seul dragon d’or et vous me le dites.
— Le livre provient de Villevieille. C’est le seul élément de traçabilité que m’a donné son porteur. Lui-même travaillait pour le compte de quelqu’un de plus puissant mais il ne m’a pas révélé qui. C’était un chevalier, monseigneur. Un gros chevalier qui trainait sa bedaine comme s’il s’agissait d’un sac de grain. Il portait un tabard noir et arborait trois ruches jaunes au torse. »
Tyrion ricana presque en voyant le vieil homme saisir avec hâte la pièce d’or qu’il lui tendit et réfléchit quelques secondes en observant le grimoire placé entre lui et son interlocuteur. Le stationnaire ne semblait pas réaliser l’immense valeur de ce bouquin mais lui l’avait tout de suite réalisé. Il n’existait pas d’exemplaires complets de ce livre, pas même des extraits dépassant la demi-page. Le peu que Tyrion avait lu de « Dragons, Veurs, Vouivres : leur surnaturelle histoire », il l’avait lu en extrayant de rares feuilles de papier arrachées d’exemplaires que l’on avait placé dans les couvertures en cuir reliant d’autres ouvrages qui n’avait strictement rien à voir de près ou de loin avec les dragons. Mais là, il s’agit d’une copie apparemment complète. Assurément, elle provient de la citadelle. Réfléchis, Tyrion. Tu as déjà vu des armoiries avec des ruches d’abeilles. Pale au un et trois palé de sable et d’or, au deux de sable aux trois ruches d’or. Quelle maison arbore de telles armoiries ?
La réponse lui vint rapidement : La maison des Essaims de Mielbois. Une vieille maison noble du Bief dont le siège se trouvait en amont de l’Hydromel, l’une de celles qui étaient inféodées directement à la maison Hightower. Un livre si unique, en provenance de Villevieille et probablement même de la Citadelle des Mestres, amené par un chevalier sous couverture de surcroit et arborant les armoiries d’une maison vassale de la maison Hightower ? Le mystère restait épais mais la conclusion qui vint à Tyrion fut que le livre était certainement volé et ne devait par conséquent pas être consultable si aisément. S’il avait dérobé un exemplaire de Dragons, Veurs, Vouivres, Tyrion savait qu’il l’aurait fait garder sous scellé.
« Le livre… Vous l’avez retiré de son scellé et vous avez oublié qu’il était sorti et à la vue de tous, n’est-ce pas ? demanda Tyrion et le vieux stationnaire eut peine à cacher son embarras, à son grand amusement. La confiance des clients, il semblerait que vous ayez déjà commencé à la mette en péril par vous-même. »
Tyrion n’avait pas dit son dernier mot. Il avait commencé à sortir d’autres pièces de sa bourse et s’était mis à les empiler les unes sur les autres jusqu’à former des piles de cinq. Il retint son ricanement en voyant l’expression estomaquée du vieil homme et se concentra à empiler sa sixième pile de dragons d’or sur le comptoir.
« Combien cela fait désormais, selon vous ? Dix ans de revenus, au bas mot.
— Lord Tyrion, c’est…
— …Beaucoup de dragons d’or, peut-être ? » le coupa Tyrion, finissant ses piles pour en atteindre dix. « Et nous voilà à cinquante, tout rond ! Quelle belle vue, l’or qui s’accumule devant soi de la sorte. Je ne m’en lasse jamais, bien que l’excitation des premières fois s’étiole toujours avec le temps. Vous m’en direz tant. »
Son interlocuteur ne disait plus rien.
« Combien de temps vous reste-t-il à vivre, vieil homme ? Dix ou quinze ans ? Soyons gentil et imaginons le meilleur : disons vingt ans. Je vous les souhaite, en tout cas ! Voilà plus qu’assez pour vous assurer que ces dernières années vous soient des plus confortables, même si votre activité devait pâtir d’une éventuelle et malencontreuse duplicité. Et puis, de vous à moi, les actes de vandalisme et les vols adviennent parfois à Port-Réal… soupira Tyrion en posant la main sur la couverture de cuir rouge du livre. Par le cul béni de la Jouvencelle, quel dommage ! Fichus vandales, fichu mauvais temps et foutue moisissure qui dévore vos livres. Les trois à la fois sont arrivés ou peut-être successivement, qui sait ? Vous pensiez avoir mis le gros livre en sécurité mais le voilà perdu à jamais ! N’est-ce pas regrettable ?
— Si, c’est fort regrettable, j’en suis atterré, lord Tyrion, répondit le stationnaire avant de passer ses bras autour des piles de dragons d’or et de les ramener à lui.
— Je vous savais raisonnable. Bien sûr, je ne suis jamais venu ici.
— Qui êtes-vous, mon seigneur ? Je n’ai jamais vu de nains sur la place Crépin. »
Tyrion se mit à rire et lui ravit le livre dans un parfait échange équivalent. Le vieil homme pouvait avoir ses pièces pour peu qu’il eût son livre. Il le valait bien et les dragons d’or n’étaient quant à eux que de piètre valeur pour l’héritier de Castral-Roc et de ses mines d’or sans fond. Qu’il était bon d’être Lannister ! Il se tourna vers Joryn, lui confia sa nouvelle acquisition et s’occupa alors de descendre de son piédestal. Sans se soucier de ce qu’il advenait du commerçant, Tyrion et son garde entreprirent alors de quitter la stationnerie. L’air frais et pur de l’extérieur lui parvint aussitôt au narine, vite suivi d’une vague d’effluves chargées de la ville. Pas si pur que cela, cet air frais, mais je ne laisserai pas cette odeur de merde me pourrir une journée si bien commencée.
« Vos v’chin, m’sire lord. J'vos attindais, j’avions paour qu’un grimoer vos eust bouffié, entendit Tyrion dès lors qu’il fit son premier pas hors de la sombre boutique.
— Et je m’attendais à ce que tu désertes, Wyllo. Je suis agréablement surpris de te voir encore là.
— Vos m’avé sauvié la vie aôtefeis messire. J'voulons pas davantage me faire copaer lou mans par lord Tywin.
— Ce ne sont pas tes mains que mon seigneur père ordonnerait que l’on te coupe cette fois mais ta tête.
— Wyllo vâ point d'venir si cheti qu’vosaôte, m'sire lord. »
Tyrion ricana à la réplique du dénommé Wyllo et à son parler pittoresque. Rares étaient ceux dans les Terres de l’Ouest qui parlaient encore le ouestien. Tyrion ne l’avait entendu que dans la bouche des petites gens originaires des collines de Pendric, dans le nord de la région et Wyllo était de ceux-là qui ne connaissait pas d’autre idiome. Il ne payait pas de mine, mais il n’était ni plus ni moins que son second garde. Aussi petit et fin que Joryn était grand et gros, il n’était guère plus intelligent, même si l’on tendît à penser à tort qu’il l’était encore moins du fait de son parler incompréhensible pour beaucoup de ceux qui n’étaient pas des Terres de l’Ouest, et même de ceux y habitant en vérité, car il savait qu'il avait lui-même du mal à le comprendre encore maintenant. Tous deux formaient un drôle de duo lorsqu’on les voyait côte à côte. L’un nageait dans son uniforme de garde de Castral-Roc, son casque presque trop grand pour lui ; l’autre, à l’inverse, y tenait tant bien que mal, sans jamais se plaindre d’être serré.
Deux moitiés de garde, songea Tyrion, peut-être même pas une moitié dans le cas de Wyllo. Lord Tywin Lannister, dans sa grande magnanimité, l’avait tiré des geôles du château où il croupissait pour braconnage. Car c’était bien ce qu’avait été ce petit bâtard futé des collines : un braconnier. Un braconnier, et une brute. Peut-être était-ce justement pour cette raison que son père lui avait assigné ces deux-là. Père avait toujours su faire preuve d’une certaine subtilité quand il s’agissait de lui faire sentir son mépris ; une subtilité qui échappait souvent aux autres. Mais Tyrion, lui, ne s’y trompait pas : lui confier une escorte aussi pitoyable revenait à lui rappeler, sans un mot, à quel point il le jugeait indigne. Non pas qu’il s’en était plaint. Wyllo et Joryn étaient une source continuelle d’amusement.
« En route, mauvaise troupe. Notre vadrouille a duré bien assez de temps. Ma chère sœur la reine doit être morte d’inquiétude, déclara-t-il d’un ton enjoué. Cersei dansera seins nus devant le trône de Fer s’il m’arrive quelque chose dans les rues de Port-Réal.
— Joryn vous ramènera sain et sauf auprès de la reine Cersei, messire Tyrion.
— J’en suis ravi, merci beaucoup, Joryn. »
Ils sortirent de la rue aux Grimoires suite à sa réponse pleine d’humour puis s’engagèrent sur la place Crépin. La place était encore occupée à cette heure relativement tardive de la matinée et les étals de marché qui couvraient le pavé de la place restaient encore garnies de produits en tout genre. En cela, les Terres de la Couronne surpassaient largement celles de l’Ouest : la terre y était plus fertile et il y poussait tant de choses que Tyrion n’était pas coutumier ni de voir, ni de manger. Défilaient ainsi des étals couverts de paniers de figues noires gorgées de soleil, de raisins translucides, de coings, d’aubergines, de melons jaunes aux formes ventrues et les fameuses olives noires de la Néra. Les couleurs et les odeurs formaient un tableau presque étourdissant tandis que de lourdes effluves de safran, d’ail roussi et de cannelle flottaient dans l’air. Une abondance presque provocante, pour peu qu’il n’eut pas été Lannister de Castral-Roc.
Tyrion remarqua cependant que pour tous les marchands qui attendaient qu’on leur achetât quelque chose, il ne se présentait que quelques poignées de citadins. Il nota ensuite avec intérêt que les seuls à arpenter véritablement la place en nombre étaient les hommes en armes du Guet de Port-Réal, dont les baraquements fortifiés ouest surplombaient la place Crépin. Ils sillonnaient les allées encombrées de paniers et de sacs de jute comme s’ils en étaient les maîtres silencieux mais n’achetaient guère suffisamment de produits pour qu’on en jugeât l’économie pérenne. Les marchés de ville étaient d’ordinaire vidés à cette heure. Lorsqu’ils continuèrent sur la rue des Dieux qui menait à la place centrale de la ville, il apparut bien assez vite que le problème dépassait largement de simples étals de marché temporaires.
« Je me tue à la tâche chaque jour et tu m’accuses de radinerie ? Sors de chez moi et retourne donc à Culpucier, espèce d’ingrat ! »
Un attroupement d’une vingtaine de personnes bloquait l’entrée d’un atelier qui donnait directement sur l’avenue. Le moulin auquel l’atelier était relié et l’enseigne en forme de miche de pain suspendue en hauteur ne laissait guère de doute quant au fait qu’il s’agissait d’une boulangerie. L’insulte qui avait percé au travers de la foule avait aussitôt été suivie d’une marée de cris. Il semblait bien à Tyrion que ça chahutait là-dedans. Il n’eut qu’à glisser un ordre discret à Wyllo pour que l’Ouestien des collines de Pendric s’en allât s’enquérir de ce qui se passait, s’immisçant sans mal dans l’attroupement grâce à sa taille. Il revint une poignée de minute après, émergeant des rangs serrés de la foule.
« I's s’grougnioent pour lo pein. Lo miche este d'à une stoila et un liard.
— Et donc ?
— Este un liard d'en trop, m’sire. À c'prix-là qu'c'est qu'i’ ferioent miaux d’vendre des miettons au mié-sou. Partirait bécoup miaux. »
L’étoile valant seize demi-sol et deux liards valant une étoile, cela revenait à couper une miche de pain en vingt-quatre morceaux. Aussi saugrenue pouvait être l’idée, Wyllo avait au moins proposé une solution. Mais on ne remplissait pas un ventre avec trois ou quatre bouchée de pain. Pas même un aussi petit que le mien. Sa curiosité satisfaite, ils ne s’attardèrent pas. Tandis qu’ils reprenaient leur marche, Tyrion prêta davantage attention aux étals dressés devant les boutiques de l’avenue. La remarque de l’ancien braconnier l’avait laissé songeur. Il lui était difficile, en vérité, de mesurer pleinement la valeur d’une miche de pain. Le privilège de sa naissance, sans doute. Pourtant, il comprenait bien qu’un passage d’une étoile à une étoile et un liard représentait une hausse cruelle pour les gens du commun. Désireux d’en savoir plus, il fit bifurquer son escorte dans la rue aux Farines, qui remontait jusqu’à la Vieille Porte et où se pressaient boulangeries et pâtisseries.
Partout, le même constat : les prix avaient grimpé. La miche journalière coûtait désormais une fois et demie son prix d’origine, si ce n’était plus. Quant aux tourtes au miel dont Joryn était fervent connaisseur, elles étaient passées de cinq étoiles de cuivre à plus de dix, dans presque toutes les enseignes de la rue. L’inflation tue les villes avant que les soldats ne le fassent. « Wyllo, à quinze étoiles la tourte, tu reprends le braconnage ? Braconner des tourtes au miel n’a pas l’air plus compliqué que braconner des perdrix. Tu nous en trouverais des biens moins chères en contrebande.
— Nenni, m’sire. J’vos l’avions déjà dit en amont, mais j’me portons point garant d’Joryn à tout le moins, este ben certein. »
Joryn ne pipa mot et resta concentré sur sa route et sur le livre qu’il lui avait confié. Ils tournèrent un peu plus loin en direction de la rue des Sœurs, afin de rejoindre la place centrale et de reprendre la rue du Roi vers le sud-est et le Donjon Rouge. Mais à peine eurent-ils débouché sur la place par le nord-est que le spectacle qui s’offrit à eux les arrêta net. Le grand Septuaire de Baelor se dressait au sud-ouest, de l’autre côté de la place, juché sur la colline de Visenya tel un roi sur son trône. Et au pied de la rue des Sept, qui montait droit aux marches blanches du sanctuaire, Tyrion vit enfin la foule qu’il s’était attendu à trouver plus tôt sur le marché de la place Crépin.
Une clameur sourde montait de la place, pareille au grondement d’un orage lointain. Elle était rythmée de cris et du cliquetis métallique des solerets, des cuirasses et des côtes de maille noires du Guet. Tyrion plissa les yeux : des lueurs vacillantes, des flammes, de la fumée… Il y avait là quelque chose de plus vif, de plus brûlant que de simples querelles entre marchands.
« Hey, vous ! héla-t-il à une poignée de passants qui fuyaient la place par la rue des Sœurs. Vous savez ce qui se passe là-bas ?
— Aucune idée, si ce n’est que les disciples de la Dame Rouge sont rassemblés devant la rue des Sept. Il y aura deux cent manteaux d’or qui encercleront la place d’ici peu. Tu ferais mieux de ne pas t’attarder, le nain, si tu sais ce qui est bon pour toi, lança l’un d’eux sans ralentir le pas et Tyrion se tourna vers ses deux gardes, car il savait très bien ce qui était bon pour lui.
— Joryn, Wyllo, allons voir. Il semble que les dieux eux-mêmes aient décidé de se disputer aujourd’hui et je ne veux pas manquer le spectacle. »
Wyllo marmonna quelque chose d’incompréhensible en ouestien tandis que Joryn se contenta d’ajuster le livre sous son bras et acquiesça, fidèle comme une mule. Tous trois empruntèrent la chaussée qui grimpait le long du flanc sud de la place avant de bifurquer et d’aller suivre les contours de la colline de Visenya vers le sud de la ville. Parvenus au sommet, ils s’approchèrent de la balustrade, dont l’enfilade de piliers de pierre surmontés d’une rampe sculptée formait un belvédère d’où l’on dominait toute la place centrale. D’autres curieux s’y pressaient déjà. Par chance, la hauteur de la rambarde ne posa aucun problème à Tyrion, qui, grâce aux interstices entre les piliers, put observer sans peine le vaste rassemblement en contrebas. La place centrale était désormais noire de monde ou, pour être plus précis, noire et rouge.
La foule, véritable marée humaine, était scindée en deux. Tyrion contempla avec fascination cette répartition des couleurs et nota avec ironie qu’elle évoquait les armoiries de la maison Targaryen. Il était facile de noter l’humble noir des fidèles de la foi des Sept et leurs nombreuses bannières à l’effigie de l’étoile à sept branches. De nombreux septons sapés de blancs se tenaient plus en hauteurs et à distance dans la rue des Sept mais il n’eut aucun mal à noter leurs mines inquiètes depuis son emplacement. En face des fidèles de la foi des Sept se trouvait un groupe autrement plus important et inquiétant, dont les membres étaient pour beaucoup vêtus d’étoffes rouge vif. Mais leurs accoutrements riches en couleur ne les en rendaient pas moins glauques et leurs flambeaux remplaçaient les bannières de procession.
« Brûlons les fausses idoles ! entendit-il s’élever parmi les fidèles en rouge. Que la volonté du maître de la Lumière soit faite !
— Hérétiques et apostats ! C’est vous qui brulerez tous dans les flammes des Sept Enfers ! »
De chaque côté étaient lancées harangues et huées et la tension déjà palpable du fait de cette marée de quolibets commençait à prendre une tournure explosive, à en juger les mouvements de foules qui se faisaient de part et d’autre.
« Regardez, d’autres manteaux d’or arrivent ! » s’exclama un homme parmi ceux qui comme lui et ses deux gardes se trouvaient sur la chaussée.
Il avait raison tout comme le précédent qui l’avait mis en garde car une centaine de troupiers du Guet de Port-Réal rappliqua à marche rapide depuis la rue des Dieux. Ils avaient certainement été mobilisés depuis les baraquements ouest du Guet et la place Crépin. Les ordres des officiers du Guet firent échos sur la grande place alors que la cohorte noire et or se dispersa pour quadriller l’espace. Tyrion perçut bien vite le bruit des cliquetis métalliques et d’une cohorte au petit trot retentissant dans leur dos. De même que la troupe qui avait surgi au nord de la place, une autre apparut à l’angle de la rue qui longeait la colline de Visenya et emprunta la chaussée pour la descendre. Tyrion en vit surgir encore le double de l’autre côté de la place, sur le flanc est, dont une troupe de cavalerie.
« En avant ! Sur la place, vite ! Bloquez les issues et contrôlez tout le monde ! tonna un officier.
— Esta s’mêt à sentir lo brûlé, m’sire lord, dit tout bas Wyllo en observant les dizaines de gardes passer devant eux pour aller se déployer en bas de la chaussée et bloquer l’entrée de la rue de la Gadoue. J'avions point l'envie d’tourner au cachot ni d’finir flambé tout vif par les fêlés rouges de là dessous.
— Détends-toi Wyllo, que pourrait-il nous arriver ? répondit Tyrion avec amusement avant de se retourner vers son second garde. Joryn, si néanmoins un de leurs prêtres en haillons rouges devait me brûler vif, assure-toi tout de même que mon livre survive.
— Et qu’est-ce que Joryn doit faire avec les petits hommes en jaune ? »
Il n’eut pas vraiment le temps de répondre à son garde qu’une formation du Guet les entoura eux et par ailleurs tous les autres gens qui n’avaient pas pensés à quitter à la hâte le belvédère de la chaussée. L’un d’eux se risqua à l’approcher pour le saisir mais il fut projeté au sol d’un coup de pied de Joryn avant même qu’il n’eût l’occasion de poser la main sur lui.
« Tu oses porter la main sur un garde de la cité ? Il t’en coûtera, malandrin ! hurla ce dernier en dégainant, imité par une demi-douzaine de ses camarades.
— C’est toi qui va goûter à l’épée de Joryn pour avoir essayé de toucher à messire Tyrion Lannister de Castral-Roc ! rétorqua Joryn avant de porter au clair l’acier de sa lame.
— Oh là, oh ! Du calme, Joryn, du calme ! » s’exclama aussitôt Tyrion avant de s’avancer et de baisser la capuche de son petit manteau et d’enjoindre du regard à ses deux gardes de faire de même. « Il y a malentendu messieurs. Baissez tous vos armes pour qu’on puisse discuter.
— Et pour qui te prends-tu, pour nous donner ce genre d’ordre ?
— Joryn vient de te le dire, non ? Je suis Tyrion Lannister de Castral-Roc, frère de la reine Cersei et beau-frère de ton roi, alors abaisse ton arme comme je te le demande avant de commettre la pire erreur de ta vie. »
Un silence tendu s’installa. Le troupier du Guet face à lui ne bougea pas tout de suite. Son regard passait nerveusement de Tyrion à Joryn, dont l’épée brillait toujours au clair, puis aux autres gardes autour d’eux. L’information semblait faire son chemin dans son esprit, mais lentement. Trop lentement à mon goût.
« Le frère de la reine ? Le lutin, vous voulez dire ? murmura l’un d’eux à demi-voix, incertain.
— C’est bien lui, j’crois… J’l’ai déjà vu à la cour… ajouta un autre, hésitant, sans pour autant ranger son arme. Mais qu’est-ce qu’il fiche ici ? »
Le doute se lisait dans chaque regard, dans chaque geste mal assuré. La confusion luttait avec l’instinct de soumission. Une poignée de curieux se pressaient aux fenêtres des maisons qui donnaient sur la chaussée, pétrifiés de ne pas savoir s’ils assistaient à une simple altercation ou au début d’un bain de sang. Tyrion, pour sa part, demeura droit, mains bien en vue, la tête haute malgré sa petite taille. Peu à peu, les manteaux d’or abaissèrent l’un après l’autre leurs armes puis Joryn fit de même. L’homme avait été prêt à affronter cette troupe à lui seul pour le défendre. Une brute loyale et brave mais quelque peu téméraire, même avec sa lourde armure.
L’officier qui semblait mener le groupe grogna quelque chose entre ses dents, puis fit un signe sec. « Restez ici ! » leur ordonna-t-il d’un ton morne avant de se détourner, visiblement soulagé d’avoir une excuse pour fuir ce guêpier. Il descendit en toute hâte la chaussée, sans même se retourner, pour aller quérir un supérieur. La tension resta vive, les gardes toujours en demi-cercle autour de Tyrion et de ses compagnons. Leurs épées avaient certes regagné leurs fourreaux, mais leurs mains ne s’en étaient pas éloignées. Ils n’eurent pas à attendre longtemps car le garde revint quelques instants plus tard, suivi d’une petite escorte montée. Les sabots claquèrent sur la pierre avec autorité et l’effet fut immédiat : les badauds s’écartèrent, les soldats se redressèrent et les murmures des quelques gens et gardes se trouvant là cessèrent.
En tête chevauchait un homme au visage gras et rougeaud, flanqué d’un casque à plumet noir et d’un plastron doré bien trop luisant pour avoir été honnêtement gagné. Tyrion le reconnut aussitôt car il s’agissait de nul autre que Janos Slynt, commandant du Guet de Port-Réal. Son regard tomba d’abord sur Tyrion puis immédiatement après sur l’officier hésitant qui l’avait appelé. La foudre tomba aussitôt et sans surprise aucune.
« Imbécile ! tonna-t-il, rouge de colère. Vous avez failli tirer l’épée sur le frère de la reine et son escorte ! Vous auriez perdu la tête pour ça et j’aurais applaudi ! »
Il se tourna vers Tyrion, tirant sur les rênes pour faire pivoter son cheval de sorte à lui faire plus facilement face.
« Toutes mes excuses, Lord Tyrion. Mes hommes ont du plomb dans les bottes et du vent dans la caboche. J’espère que vous trouverez en vous la force de leur pardonner.
— Laissons cela derrière nous, voulez-vous ? Il y a eu plus de peur que de mal. Je ne suis de retour à Port-Réal que depuis une poignée de semaines, il est normal qu’on ne me reconnaisse pas encore si facilement.
— Fort bien, déclara Janos Slynt. Mais sauf votre respect, vous ne devriez pas être ici. Les lieux sont dangereux avec tous ces fanatiques en ville.
— Des fanatiques, dites-vous ? » demanda alors Tyrion.
Le visage de Janos Slynt se contorsionna sous l’effet de l’agacement. Déjà peu gâté par les dieux, avec sa physionomie de gros crapaud, il devenait franchement repoussant lorsque la mauvaise humeur venait encore en accentuer les traits de sa grosse tête ronde et dégarnie.
« Oui. Des étrangers et des parias, cracha le commandant du Guet de Port-Réal. Ces adorateurs de démons pullulent en ville depuis des mois maintenant et ils se multiplient à cause de la maudite Dame Rouge qui suit le frère de Sa Grâce comme une ombre et qui n’a de cesse de convertir tous les cul-terreux des faubourgs de la cité et de Culpucier.
— Et vous ne pouvez rien faire ? demanda Tyrion.
— Vous pensez bien que Janos Slynt aurait agi si c’était en son pouvoir. Mais ces hérétiques n’ont encore rien fait qui justifierait une intervention musclée, je ne peux qu’encadrer leurs rassemblements comme aujourd’hui et les disperser. Et quant à la Dame Rouge… je me ferais une joie de la mettre au fer, croyez-le bien, mais Stannis Baratheon ne manquerait pas de la faire libérer. Il est, après tout, le maître des Lois. »
Une vague de huée s’éleva à l’instant même sur la place et rendit la monture de Janos Slynt nerveuse et indocile. Il la maîtrisa promptement avant de s’en retourner vers la chaussée.
« Je vous conseille de rentrer au Donjon-Rouge et d’y rester à l’avenir, Lord Tyrion, déclara Janos Slynt. Sur ce, j’ai fort à faire. Avec moi ! »
En un instant, le commandant du Guet de Port-Réal fit volte-face et repartit au trot, prestement suivi de son escorte et des derniers manteaux d’or encore présents au sommet de la chaussée. Tyrion les observa descendre vers la place, où la foule fanatisée des disciples du Maître de la Lumière protestait déjà contre la présence accrue du Guet. Les disciples du Maître de la Lumière, car c’était ainsi qu’on les appelait communément, semblaient chaque jour plus nombreux dans la capitale des Sept-Couronnes. Leur ferveur religieuse était aussi brûlante que la détestation qu’ils suscitaient et si Janos Slynt ne cachait pas son aversion à leur égard, il était loin d’être seul ; nombreux étaient les fidèles de la Foi des Sept qui avaient commencé à former des milices de pénitents désarmés tels que ceux en haillons noirs qui barraient en contrebas l’accès à la rue des Sept. Cette animosité grondait dans tous les quartiers de la ville, sous les tuiles des toits de la rue de l’Acier comme dans les ruelles crasseuses de Culpucier et il n’y avait guère que Lord Stannis Baratheon d’Accalmie et son administration de justice pour les couvrir.
Le fait que Stannis Baratheon fût maître des Lois n’était pas une révélation car le roi l’avait nommé à ce poste lorsqu’il avait été couronné. La justice du seigneur d’Accalmie avait, dit-on, toujours été sévère, inflexible et brutale mais il s’avérait depuis sa récente conversion à son dieu rouge bien tolérant et silencieux lorsqu’il s’agissait d’endiguer la progression du conflit religieux qui couvait dans la ville du fait des prêches de la Dame Rouge. Certains disaient d’elle qu’elle était son amante mais Tyrion était persuadé qu’il n’en était rien car pour le peu qu’il en avait vu au Donjon Rouge ce dernier mois, Stannis Baratheon semblait adorer sa dame épouse, Lady Lynesse Hightower. Toujours était-il que Mélisandre d’Asshaï était intouchable à un point tel que même les justiciars de Stannis qui se montraient pourtant si prompts à faire fouetter des chevaliers du Bief ou à menacer des intendants des Terres de l’Ouest baissaient les yeux lorsqu’on la leur mentionnait. Cela prenait une saveur toute particulière en cet instant précis.
Tyrion se pencha entre les balustres de pierre et observa un moment encore les cohortes noir et or s’évertuer à contenir la foule et prévenir ce qui ressemblait de plus en plus à des prémices d’émeute. Mais bien vite, l’inquiétude de se retrouver au milieu des violences l’emporta sur la curiosité et il jugea qu’il était grand temps de rentrer au Donjon Rouge. Il descendit la chaussée en quelques battements de cœur et longea les flancs de la place centrale en encore moins de temps. Le martèlement des bottes des compagnies du Guet croisées en chemin et les cris de ralliement des officiers lorsqu’ils remontèrent la rue du Roi ne firent rien pour entamer son humeur. La ville pouvait bien sombrer dans les émeutes car il s’en fichait en vérité comme d’un gobelet vide. On ne met pas la main sur un ouvrage entier du Septon Barth tous les jours, après tout.
***
Le Trône de Fer, isolé sur son estrade, dominait la grande salle du trône du Donjon Rouge comme un spectre de métal. Combien de fois le regard de Tyrion était-il retombé sur ce monstre ? Chaque fois, il lui semblait un peu plus difforme. Forgé dans les lames tordues et fondues des ennemis vaincus d’Aegon le Conquérant, le trône avait tout d’un avertissement et semblait plus menaçant que majestueux. Haut de vingt pieds, d’acier noirci et acéré, hérissé de pointes et de piques, il paraissait conçu pour lacérer ceux qui osaient s’y asseoir. Beaucoup s’y étaient risqué et peu étaient ceux qui en étaient restés indemnes. C’était une création malaisée à regarder, pire encore à occuper, mais celui qui parvenait à le faire et à s’y maintenir dominait le continent.
Devant lui, la table du roi et de sa proche famille trônait en surplomb, mise en valeur comme un piédestal vivant. En contrebas, les longues tables du banquet avaient été dressées à bonne distance, les murs tendus de bannières et les mets servis en abondance : plats et tourtes de viandes ou de poissons, pâtisseries et tartes aux fruits de tous genres, vins importés par charrettes entières. Les cuisines du Donjon Rouge s’agitaient comme une armée en campagne. Tyrion observait le ballet des serviteurs qui allaient et venaient sans trêve, traversant la cour extérieure, la galerie puis la grande salle, pour approvisionner sans relâche et en flux tendu les tables débordantes et nourrir la cour royale affamée.
Il y avait là, à vue d’œil, près de trois cent convives réunis dans la salle et probablement bien d’autres dans les galeries attenantes et ouvertes aux gens du commun mais qu’il ne pouvait voir depuis sa position. Que de plats différents avait-il vu passer ? Que de dépenses engagées pour ce qui semblait ici être devenu la norme et quel contraste avec la ville, où le prix du pain semblait avoir doublé. Le plus ironique selon lui était que ce banquet, le douzième depuis qu’il était arrivé à la cour, n’avait été organisé pour rien d’autre que le bon plaisir de Robert Baratheon. Cette gaieté mondaine tranchait avec le calme de Castral-Roc et n’était certainement pas pour lui déplaire, à dire vrai. Mon seigneur père ne verrait pas ces excès mondains d’un si bon œil, pour peu qu’il voie quoi que ce soit d’un bon œil.
Lord Tywin Lannister n’était certes pas roi mais celui qui l’était semblait apprécier sa boisson au moins autant que Tyrion appréciait la sienne. Le rire tonitruant et charismatique de Robert Baratheon couvrait parfois le vacarme ambiant du banquet. Tyrion le vit même lever trop vivement sa coupe et hilare sans doute d’une plaisanterie soufflée par son plus jeune frère Renly, en renversa une partie sur la manche de son autre frère Stannis qui se trouvait à sa droite et qui n’en fit pas grand cas. Sa très chère sœur Cersei, qui était assise à la gauche du roi, avait l’air encore plus embarrassée que le frère de ce dernier et regardait son époux comme si chaque éclat de rire rallongeait son exil intérieur. Son expression mécontentée faisait tout particulièrement contraste avec celle fière et épanouie de Lady Lynesse Hightower, assise quant à elle à la droite de Stannis Baratheon et à la très jeune fille de ces derniers, Rhaelle Baratheon, dont la singulière tête argentée évoquait la grand-mère Targaryen du roi.
Eût-il été d’humeur, Tyrion serait resté attablé auprès d’eux et aurait passé sa soirée à plaisanter avec les deux frères Baratheon les plus amusant du lot. En tant que frère de la reine, sa place était assurée à la table de Robert Baratheon, tout au bout, à l’extrémité du royal alignement, au grand déplaisir de sa sœur. Mais il avait passé la journée à chercher, en vain, qui avait bien pu faire apporter le livre du septon Barth à Port-Réal et il n'était plus d'humeur à supporter les œillades agressives de Cersei Lannister dès lors qu'il prononçait le moindre mot. Il se doutait que les probabilités d’un lien entre le livre et la cour étaient élevées. Pour ne pas dire certaines. Le fait qu’un membre de la maison des Essaims eut déposé l’ouvrage discrètement en ville ne laissait que peu de place au doute. Le problème, c’était le Donjon lui-même, dont la nature véritable était celle de nid d’intrigues aux mille couloirs, mille oreilles, mille masques. Ici, la duplicité était une langue vivante et chacun la parlait couramment. Cela pouvait être n’importe qui. Tyrion fit tourner son vin dans sa coupe et la porta à ses lèvres. Du La Treille Auré. Délicieux.
« Lord Tyrion, souffla d’une voix douce et feutrée une personne à sa droite, je me serais attendu à vous voir à la table royale, auprès de sa Grâce la Reine.
— Lord Varys, répondit Tyrion en constatant la venue de celui que l’on connaissait comme étant le maître des chuchoteurs des Sept-Couronnes. Il fallait bien que quelqu’un rende cette soirée encore plus savoureuse et vous voici donc.
— Vous me flattez, monseigneur, répondit le maître des chuchoteurs, déjà à sa hauteur. Je vous observais depuis un moment. Le vin semble vous convenir. Le spectacle aussi, peut-être ? »
Tyrion observa avec curiosité son nouvel interlocuteur, dont le ton dans la voix et la tête chauve et brillante étaient aussi lisses et doux que ne semblait l’être la soie prune et crème de sa tunique. Malgré son air avenant et sa condition d’eunuque, sa redoutable réputation n’était plus à faire depuis fort longtemps, tant et si bien qu’on l’affublait à la cour du titre de Lord alors qu’il ne l’était pas. Varys l’Araignée, disaient-ils dans le royaume. Varys l’Araignée sait tout sur tout et sa toile s’étend partout où l’on peut tisser.
« J’apprécie les tragédies quand elles sont bien jouées mais je préfère encore davantage les comédies, surtout lorsque celles-ci sont teintées de drame. »
Varys suivit son regard vers la table du roi, où Robert Baratheon avait saisi sa nièce Rhaelle pour la poser sur ses genoux, tout sourire. Tandis que Stannis restait figé comme un bloc de granit oublié au centre d’un banquet et que l’expression énigmatique de Lynesse laissait suggérer une certaine méfiance ou la prudence, l’expression irritée de Cersei était encore accrue si c’était même possible. Tyrion ne put contenir le sourire trahissant sa jubilation en apercevant l’expression hautaine et amusée de Lynesse Hightower.
La rivalité et la détestation extrême que se portaient les épouses de Robert et de Stannis Baratheon n’étaient un mystère pour personne à la cour. Cersei Lannister et Lynesse Hightower se ressemblaient autant qu’elle se haïssaient, mais tandis que sa sœur subissait son mariage depuis fort longtemps, Lady Lynesse semblait s’être toujours complu dans le sien. La dame d’Accalmie passait pour farouchement possessive de son seigneur époux et lui avait donné une fille ravissante… si ravissante, en vérité, que le roi avait naguère clamé qu’elle était une réincarnation de sa grand-mère, la princesse Rhaelle Targaryen et préférait passer son temps avec cette dernière plutôt qu’avec ses propres enfants.
« N’est-il pas fascinant de voir comment certains hommes s’attachent aux enfants des autres pour mieux oublier les leurs ? questionna Varys à mi-voix.
— D’aucuns sont plus attachants que d’autres, me direz-vous, répondit Tyrion en haussant les épaules. Tout le monde n’a pas un goût prononcé pour les enfants qui torturent des chatons… ou qui brûlent des souris pour se distraire.
— Des souris… ou bien des hommes, glissa l’eunuque.
— Allons, Lord Varys, répondit Tyrion avec amusement avant de porter sa coupe de vin à ses lèvres pour en avaler une gorgée. Il existe bien des enfants au caractère lunatique, mais pas au point de brûler des hommes.
— Des enfants, non, peut-être… mais des adultes ? »
Tyrion suivit alors le regard de Varys, qui s’était posé sur une table à l’autre bout de la salle.
Il n’en fallut pas plus pour qu’il la voie. Elle discutait avec Thoros de Myr, vêtue comme le prêtre autoproclamé de R’hllor d’une robe d’un rouge profond, mais chez elle, la couleur semblait vivante. Sa chevelure était de la couleur d’un feu vif et sombre et dans son regard rouge cramoisi crépitait des braises ardentes. Elle était grande et gracieuse et d’une absurde beauté. Lady Mélisandre d’Asshaï. On la disait redoutable en rumeur. Elle l’était tout autant à la vue.
« Vous l’avez vue, ce matin, n’est-ce pas ? murmura Varys. La flamme. Je l’ai contemplée, moi aussi, autrefois. Mais il fut un temps pas si lointain où le feu, à Port-Réal, relevait d’alchimie et de poudres, non d’incantations et de bûchers.
— Les temps changent et les croyances avec, répondit Tyrion, le regard fixé sur Mélisandre.
— Certes. Mais ce genre de bascule prend des siècles… Pas quelques années. Pas quelques mois. Il est des choses qu’on ne voyait jadis qu’à l’Est. Et voilà désormais qu’on les entend résonner dans les salles du Donjon Rouge. Combien de temps avant que ceux ayant prétendu vouloir éveiller les dragons de la pierre commencent à s’intéresser à ce que l’on a pu jadis écrire à leur sujet… ? »
Tyrion ne répondit pas et resserra ses doigts autour de sa coupe. Quand il leva tête vers l’eunuque, il constata que ce dernier observait ses réactions. Sait-il ?
« De sombres temps s’annoncent, Lord Tyrion, j’en ai bien peur. »
Varys l’Araignée le laissa sur ces mots énigmatiques. Tyrion l’observa s’éloigner et quitter la salle, mille questions en tête et une réponse. Varys l’Araignée savait et l’avait pris dans sa toile. Il n’y avait pas de doute. Il ne savait peut-être pas tout en détail mais savait d’une manière ou d’une autre qu’un certain ouvrage sur les dragons avait changé de main et probablement même desquelles, avant de finir dans les siennes. Tyrion n’avait cependant perçu aucune menace de la part de l’eunuque. Qu’avait-il cherché à lui dire ? Il observa les deux prêtres rouges de l’autre côté de la grande salle et croisa un instant le regard de Mélisandre d’Asshaï. Est-elle de près ou de loin liée au vol du livre ?
Mélisandre d’Asshaï n’était arrivée que depuis peu de temps à Westeros mais elle avait déjà laissé derrière elle une traînée de tensions et de controverses. Elle aurait proclamé vouloir réveiller les dragons de pierre le pied à peine posé sur les rivages de l’île de Peyredragon et avait, disait-on, converti hommes et femmes par centaines à sa foi manichéenne. Son zèle religieux et ses prophéties apocalyptiques lui avaient attiré la colère de Ser Benjen Stark qui, si l’on en croyait certains courtisans du Donjon Rouge, l’avait bannie de l’île pour éviter aux fiefs valyriens de la Néra de sombrer dans l’anarchie religieuse. Tyrion croyait volontiers cette information car il avait vu de ses propres yeux l’œuvre de la prêtresse.
La couronne ne semblait pourtant pas s’en soucier outre mesure et prétendait que les querelles religieuses en ville n’étaient que l’affaire de quelques zélotes isolés. Robert Baratheon s’en moquait éperdument et semblait même apprécier la compagnie de Thoros de Myr. Ce n’était un secret pour personne que le prêtre rouge était devenu l’un de ses compagnons de beuverie les plus estimés depuis la guerre contre les Fer-nés. Il est venu convertir le roi au dieu rouge, mais c’est le roi qui l’a converti au vin rouge.
Sur cette pensée, et las d’être resté debout trop longtemps, Tyrion se décida à aller remplir sa coupe vide et à trouver une place dans la salle. Certains pouvaient être disciples d’entité toute-puissante qu'il n'en avait cure ; lui était un fervent dévot de l’arrière-cave. Son regard accrocha une table non loin, où un pichet aussi transparent qu’il était plein lui tapa dans l’œil. Il s’y dirigea sans cérémonie et s’occupa de remplir sa coupe à ras bord, sans prêter grande attention à son entourage.
« Je crains que ce broc soit presque aussi grand que vous, monseigneur. Vous permettrez que je vous aide à le vider ? »
Tyrion venait à peine de reposer le pichet qu’une voix grave et légèrement amusée s’était élevée sur sa gauche. Il leva les yeux et croisa le regard brun de l’homme qui était assis un peu plus loin. Il était grand, large d’épaules et vêtu d’un haubert rouge couvert au torse d’un emblème de poing maillé d’argent, une tenue qui ne seyait pas vraiment aux salles de banquets du Donjon Rouge. Son visage tanné était marqué par les années et ses yeux sombres ne semblaient ni moqueurs ni hostiles. Il ne faisait aucun doute que cet homme venait du Nord.
« Tout dépend, répondit Tyrion en levant sa coupe, si vous comptez boire avec moi ou rouler sous la table. J’ai déjà partagé un pichet avec un homme du Nord, et je vous jure qu’il a fini par en boire moins que mes bottes.
— Votre homme ne devait pas être du Nord s’il a roulé sous la table à cause d’un seul broc de rouge de la Treille.
— Vous avez raison. C’était un rouge de Dorne. Autrement plus agressif, et je ne vous cacherais pas qu’il ne m’en a pas fallu bien plus pour le rejoindre au sol. »
Le nordien émit un rire bref avant de prendre place à ses côtés.
« Ethan Glover, dit-il simplement.
— Tyrion Lannister, quoique je gage que vous le savez déjà, répondit-il avant de lui remplir sa coupe vide. Dites-moi, Ethan Glover, que fait donc un homme du nord si loin au sud, au Donjon Rouge de surcroit ? Les Glover ne sont-ils pas seigneurs de Motte-la-Forêt ?
— Maîtres, pas seigneurs. Quant à moi, je n’ai pas vu le nord depuis plus de quinze ans, monseigneur. Je l’ai quitté aux côtés de Lord Eddard Stark pour faire la guerre et je suis resté au sud depuis lors. »
Tyrion se souvint dès lors des mentions d’un certain Glover de la Néra, qui faisait régulièrement des allers-retours entre la capitale et les îles valyriennes.
« Cela me revient maintenant, vous êtes l’un des régents de Peyredragon.
— Intendant de Peyredragon, pour être précis. Je ne suis pas le régent de Lord Jon Stark de Peyredragon. Ce devoir revient à son oncle, Ser Benjen Stark. »
Jon Stark. Bien qu’il n’eût pas encore été légitimé, et contrairement aux usages de la cour, Tyrion n’avait encore jamais entendu quiconque venu des îles valyriennes appeler le jeune bâtard d’Eddard Stark autrement. Certains, tel que le Glover lui tenant compagnie et même l’actuel seigneur de la maison Velaryon, témoignaient d’un respect plus grand encore en énonçant des titres ne lui ayant pas encore été officiellement attribués. Les courtisans aux Donjon Rouge ne se donnaient pas cette peine. Dans l’entourage de sa sœur, un mépris à peine voilé entourait tout ce qui touchait aux Stark et plus encore à leur présence dans la Néra. Quant à son neveu Joffrey, il nourrissait une haine farouche à l’égard de Jon Snow depuis qu’il avait appris que Peyredragon était autrefois destiné à l’héritier légitime du trône.
« Et qu’est-ce qui vous amène à la cour du roi ?
— Le roi lui-même. Nul homme ne peut refuser son appel ou celui de sa main, pas même l’intendant de Peyredragon. »
Le Glover porta sa coupe à ses lèvres une fois sa réponse donnée et Tyrion l’imita. Ils restèrent silencieux un temps, juste assez long pour que Tyrion réalisât que l’objet de la convocation d’un responsable de la régence de Peyredragon à Port-Réal n’était pas mince affaire. Si cela ne concernait pas l’intronisation de Jon Snow dans son fief alors cela concernait la flotte royale, dont l’essentiel mouillait dans les îles valyriennes et relevait du commandement du seigneur de Peyredragon.
« Et vous donc, Tyrion Lannister, qu’est-ce qui vous amène si loin des Terres de l’Ouest ? L’héritier de Castral-Roc n’a-t-il aucune fonction à remplir à la cour de son noble père ?
— L’héritier de Castral-Roc s’en est si bien acquitté qu’il jouit désormais du privilège de séjourner à la cour du roi quand bon lui semble, répliqua Tyrion avec tout l’aplomb dont il était capable. J’aurais préféré, à vrai dire, suivre les traces de mes oncles et visiter les Neuf Cités Libres, mais il est des libertés qu’on refuse même à l’héritier de Castral-Roc.
— Il est bien des choses que l’on refuse à bien des gens, en effet, et vous m’en verrez navré… répondit le nordien mais Tyrion en aurait mis sa main au feu qu’il n’en pensait rien. Mais pour ce qui est des Neuf Cités Libres, point n’est besoin d’aller jusqu’à Pentos ou Lys pour s’imprégner de leur exotisme. Il suffit de passer une soirée à Carène… ou de poser le pied à Peyredragon.
— Les femmes valyriennes y sont semblables ?
— Elles le sont et elles parlent même notre langue… quand elles le veulent bien.
— Mon cher Glover, vous venez de me convaincre de séjourner un temps à Peyredragon. »
Le Glover libéra un autre rire avant de finir sa coupe de vin et de saisir le pichet pour la remplir de nouveau. Il lui posa d’autres questions et Tyrion lui rendit la pareille et le temps passa dans cette salle de banquet sans qu’ils ne le voient vraiment passer. Jusqu’à ce que l’on vînt mettre un terme à leur instant de camaraderie en marge des convives.
« Maître Glover, je vous cherchais, entendit Tyrion avant de se retourner.
— Monseigneur la Main, c’est un plaisir de vous voir. »
Jon Arryn venait de les rejoindre. Ethan Glover se leva et accorda au seigneur des Eyrié une humble révérence.
« Je suis content que vous ayez répondu si vite à mon appel en lieu et place de Ser Benjen, reprit le vieil homme du Val. J’ose espérer que votre présence compensera son départ.
— Il m’a autorisé à parler en son nom et au nom des seigneurs de la baie de la Néra.
— Voilà qui me rassure grandement, répondit Jon Arryn avec un mince sourire. Ser Benjen est un homme loyal et très compétent, et ses conseils ne manquent jamais de vigueur lorsqu’il prend siège au conseil restreint.
— Je suis l’intendant de Peyredragon, monseigneur. J’ai personnellement supervisé l’armement et la construction de la flotte royale et l’essentiel du bois de fer des navires sous la supervision de Peyredragon a été achalandé par mes soins depuis la presqu’île de Merdragon.
— Fort bien. Je compterais donc sur vous lors de notre prochaine réunion. »
Tyrion observa ensuite les deux hommes en pleine conversation et les écouta, distrait, débattre de l’état de la flotte royale. Plus précisément, des navires placés sous le commandement personnel de Ser Benjen Stark, qui se comptaient, à en croire Ethan Glover, au nombre de trois cents. Un chiffre impressionnant, capable de rivaliser sans mal avec celui de la flotte de Port-Lannis. Selon Glover, Lord Eddard Stark avait financé cette armada en puisant directement dans les ressources du domaine Stark, rompant ainsi avec la tradition ancestrale de sa maison, qui déléguait d’ordinaire aux bannerets nordiens la charge de construire et d’entretenir des navires.
Cela expliquait aussi pourquoi la flotte mouillait en grande partie dans les ports de Carène, de Peyredragon et de Point-Vive, et pourquoi Benjen Stark en contrôlait chaque voile. Une ironie délicieuse, quand on y pensait : le véritable maître des navires des Sept-Couronnes n’était pas Benjen Stark, mais Renly Baratheon. Or le cadet d’Accalmie ne commandait guère plus que la cinquantaine de vaisseaux ancrés à Port-Réal, malgré ses nombreuses et vaines tentatives de transférer la flotte vers la capitale ou, à défaut, d’en récupérer la charge effective. Lord Renly Baratheon de Lestival, que certains surnommaient « le Législateur » avec cette douceur cruelle propre aux courtisans, ne légiférait en vérité sur pas grand-chose d’autre que la tenue des jeunes éphèbes de sa garçonnière.
Le frère cadet du seigneur de Winterfell, quant à lui, était parti chercher son neveu dans le Nord deux lunes plus tôt. Il s’agissait là d’une décision qui n’avait pas manqué de déplaire à Cersei. Tyrion doutait que leur père tolérât davantage la présence des Stark dans la région que sa sœur et son précieux rejeton incestueux. Robert Baratheon ne régnerait pas éternellement, et bien que l’on évitât d’évoquer trop ouvertement cette évidence à la cour, de peur d’attirer la colère du roi, le silence n’en rendait pas la chose moins certaine : un jour, on poserait une couronne sur la tête de Joffrey. Et ce jour-là, Jon Snow deviendrait le gardien de la Néra le plus gênant qu’un roi sur le Trône de Fer eût connu depuis Rhaenyra Targaryen. Alors les Sept-Couronnes décideront, et puisque ce sera Joffrey qui trônera, elles décideront dans le sang, qui du loup ou du lion a les griffes les plus longues.
« Lord Tyrion, prononça ensuite Jon Arryn en se tournant dans sa direction. Veuillez m’excuser d’avoir interrompu votre discussion avec maître Glover. J’espère que votre séjour au Donjon Rouge vous est agréable.
— Il l’est, monseigneur, mais je dois avouer toutefois que mes excursions hors du Donjon Rouge me surprennent à chaque fois davantage. Saviez-vous qu’il y a des tensions en ville ? J’ai vu ce matin la place centrale couverte d’émeutiers et ce qui m’a semblé être la moitié du Guet. »
Tyrion éprouvait à l’égard de la Main du Roi une certaine sympathie, ce qui n’était pas rare chez lui dès lors qu’il avait affaire à un homme d’esprit ; et Jon Arryn en était assurément un.
« J’ai conscience des tensions, répondit la Main.
— La majorité des fauteurs de troubles de ce matin étaient des disciples du Dieu Rouge, vous savez. Je gagerais que votre soucis de conflit religieux en gestation n'est pas pour aider. »
Jon Arryn fronça les sourcils à sa déclaration et sembla un court instant plongé dans de profondes réflexions.
« Il n'aide en rien, certes, déclara-t-il alors. Mais ne vous laissez pas aveugler par les apparences comme sa rivalité avec Lord Stannis aveugle le commandant Janos Slynt. Il s’agit avant toute chose d’un problème économique aux causes multiples. D’autant plus ardus à résoudre qu’il dépasse largement l’enceinte de la ville.
— Vous pensez à la hausse des prix tels que celui du pain, n’est-ce pas ? »
Jon Arryn haussa les sourcils, l’observa d’une manière nouvelle puis acquiesça dans un mince sourire.
« Entre autres choses, je pensais à cela, oui.
— Certains appelleraient cela la cherté de la vie, messeigneurs. Fort hélas, les foules ne savourent guère les hausses de prix bien longtemps et les prêtres rouges n’étoufferont pas la faim avec leur psaumes. »
Un quatrième homme venait de s’approcher d’eux et les avait interpellé. Tyrion aurait reconnu ses yeux gris-vert rieurs entre mille et sa barbichette taillée en pointe encore bien davantage. Petyr Baelish venait d’apparaître, le sourire aussi affûté que la barbe.
« Monseigneur la Main, déclara-t-il avant de s’incliner devant Jon Arryn puis de se tourner dans sa direction. Lord Tyrion, toujours là où se mêlent verres pleins et esprits aiguisés, il semblerait.
— Lord Baelish, toujours là au bon moment vous aussi, répondit Tyrion avant de lever sa coupe dans sa direction. Nous avions justement besoin de vous et vos compétences en logistique. Dites-nous, comment nourrir une ville correctement quand le grain y a doublé de prix en l’affaire de quelques lunes, selon vous ?
— En affrétant deux fois plus de convois pour l’approvisionner avec deux fois plus de grain, bien sûr. »
Petyr Baelish lui avait répondu sans hésiter, comme s’il s’agissait d’une évidence. Les conjectures déferlèrent dès lors en grand nombre dans l’esprit de Tyrion. Pénuries et dérégulations monétaires n’étaient rare en soi, à condition que les denrées fussent réellement rares. Mais la rareté des denrées était normalement l’affaire des hivers et de la guerre. Or l’été battait encore son plein, et la plupart des mestres s’accordaient à dire qu’il durerait encore plusieurs années. La guerre ? Voilà l’autre explication… mais le royaume est en paix depuis une décennie désormais.
« Si les convois doublent mais que les entrepôts restent vides, doit-on en conclure que l’approvisionnement n’atteint plus la ville ? demanda-t-il.
— C’est exactement cela. »
La réponse du seigneur des Eyrié fut claire et sans appel.
« Mais il n’y a pas de guerre, Lord Arryn.
— De guerre, Lord Tyrion ? Non, pas à Westeros tout du moins, mais au-delà… »
Ce que la Main du Roi lui expliqua ensuite, avec un calme presque trop mesuré, lui fit perdre tout goût à la plaisanterie. L’échange le laissa pensif jusque tard dans la nuit, quand il regagna ses appartements dans la citadelle de Maegor. Un conflit couvait en Essos, avait-il dit. Une guerre. Tyrosh et Myr semblaient décidées à raviver les braises de leurs sempiternelles querelles dans les Terres Disputées. Tyrosh avait engagé plusieurs grandes compagnies d’Épées Louées ; quant à Myr, elle convoitait l’appui de la redoutable Compagnie Dorée, à en croire Jon Arryn.
Mais le plus surprenant venait d’ailleurs : Lady Asha Greyjoy de Pyke menait depuis des lunes une campagne de piraterie acharnée dans les eaux de Tyrosh et de Lys. Sa flottille de boutres écumait les routes maritimes, harcelant galères et vaisseaux marchands. Les flottes des Trois Filles, débordées, restaient clouées à quai ou livraient de hasardeuses chasses en mer. Les Degrés de Pierre, autrefois carrefour du commerce oriental, étaient devenus un coupe-gorge flottant.
Les actes des Fer-nés n’étaient pas sans conséquences pour les navires ouestriens. Ceux en partance de Villevieille et du Bief n’osaient plus franchir le détroit : pris pour cibles par les pirates, ils ne pouvaient plus compter sur la protection des flottes lysiennes et tyroshies. Les traversées vers la capitale s’interrompaient les unes après les autres et à Port-Réal… le pain commençait à manquer.
Tyrion ne trouva pas le sommeil cette nuit-là. Il préféra à la solitude des draps la compagnie de sa nouvelle acquisition. Ses pensées marines dérivèrent peu à peu vers des fantasmes aériens. Aux toiles de lin succédèrent les ailes de cuir et aux dromons les dragons.
Que n’aurait-il pas donné pour être né deux siècles plus tôt ?
Notes:
Bonjour à tous,
Ainsi se conclut le chapitre IX d’Un Prince de Peyredragon.
Ce chapitre a été écrit assez rapidement et ouvre l’arc de transition « Une Couronne en Tourmente », qui est un triple chapitre. Il sera suivi rapidement de « Un Conseil en Crise » qui verra l’introduction de Renly Baratheon en tant que personnage PoV, et dont le Point de Vue était initialement prévu dans ce chapitre. Une fois le Point de Vue de Renly et donc le chapitre X : Un Conseil en Crise posté, nous repasserons au Nord pour le chapitre de la révélation de l’identité de Jon par Ned. Je vous demande encore un peu de patience, cela ne saura tarder.
Ce chapitre fait entre 10 000 et 11 000 mots. J’espère que ce chapitre vous a plu. J’ai apprécié écrire sur le personnage de Tyrion, qui fait donc son entrée dans l’histoire. Nous entrons avec lui progressivement dans les intrigues centrale d’Un Prince de Peyredragon. Nous avons voir ce qui s’est passé dans les Sept-Couronnes et que l’on a pas vu. Stannis étant Seigneur d’Accalmie et Maître des Lois, il s’est donc passé beaucoup de choses depuis le couronnement de Robert Baratheon qui divergent du canon. Notamment le fait qu’il a pris Lady Lynesse Hightower pour épouse et que sa fille, Rhaelle, ressemble à une Targaryen… ce qui provoque d’étrange dynamiques au Donjon Rouge.
De même, Mélisandre d’Asshaï est arrivée à Peyredragon comme initialement dans l’œuvre, mais n’y ayant ni trouvé Stannis… ni Jon, par ailleurs, elle fut bannie par Benjen Stark, soucieux de préserver l’ordre sur l’île au nom de son neveu. Beaucoup plus de divergences apparaitront au fil du temps, mais toujours est-il que la quête de Mélisandre l’a tout de même à Stannis, qui s’est converti à sa foi. Vous imaginez la chose : le seigneur d’Accalmie est converti à R’hllor et s’avère en plus être maître des Lois… dans un royaume commence à avoir des soucis de conflit religieux et d’inflation. Et il n’y a même pas encore de guerre et l’hiver n’est même pas encore arrivé. Ce que j’ai préparé pour Renly et Stannis promet d’être très intéressant et j’espère que je serais vous embarquer dans mes intrigues en chemin.
Pour en revenir à Tyrion, j’espère avoir su rendre le personnage fidèle et à votre goût. Ce n’était pas si facile que ça d’entrer dans sa peau vu que c’est la première fois que je suis exposé à son caractère à la fois enjoué et cynique. Je tenais à faire commencer Tyrion dans un élément qui lui est familier et rien de plus normal, du coup, qu’il démarre son aventure dans une « stationnerie ». Si vous vous posez la question de ce qu’est une stationnerie, il s’agit ni plus ni moins d’un lieu médiéval, généralement géré par des clercs, qui gérait les livres et les louait, parfois les vendait à de riches clients, pour le compte d’un monastère ; l’activité principale de ces derniers était la copie d’œuvre, du temps où l’imprimerie n’existait pas. Tyrion est un personnage intrinsèquement lié au savoir et aux livres. Sa première scène dans les livres se déroule dans la bibliothèque de Winterfell ; au grand contraste de la série… où il commence dans un chenil après avoir passé sa nuit à boire dans un bordel… quelle tristesse la série, sérieusement.
Concernant le personnage de Wyllo et son dialecte, j’espère que cela ne vous a pas rendu trop confus. L’effet était tout à fait recherché. Tyrion lui-même doit interpréter ce qu’il dit pour comprendre, d’où le fait que je n’ai pas écris les répliques de Wyllo en français standard (ou en anglais, dans la version anglaise). Ses répliques sont un mix de normand et d’occitan gascon dans la version française et une sorte de mix d’anglo-normand et de scot dans la version anglaise. Si vous faites attention aux tags de l’histoire, vous verrez le tag « Linguistic Barrier ». Vous avez déjà eu un avant-goût de cela dans le Point de Vue d’Arya Stark dans le chapitre V : Une œuf dans le Château, et on est sur le même genre de dynamique. Quand un personnage comprend une langue, elle ne sera pas distinguée spécifiquement dans son Point de vue, comme par exemple dans le chapitre précédent où Daenerys discute avec des lysiens et comprend sans mal leur langue malgré qu’elle parle elle-même le Haut-Valyrien ou le Tyroshi plutôt que le Lysien. Dans ce point de vue, Tyrion entend Wyllo… en interprète. On aura également ce genre de chose entre personnage discutant différents autres dialecte de l’Andalic/Langue Commune… ou des Nordiens avec des gens de l’Au-delà du Mur qui eux parlent la Vieille Langue.
Enfin voilà. Pour conclure, j’espère bien sûr que vous avez pris plaisir à lire ce chapitre. Ce sera tout pour aujourd’hui. Pensez à me laisser un commentaire pour me dire ce que vous avez pensé du chapitre, cela me fera très plaisir !
Et à très bientôt, au prochain chapitre ou dans les commentaires.
Kenavo !
Etsukazu
Pages Navigation
Louen_Leoncoeur on Chapter 1 Fri 21 Jun 2019 08:38PM UTC
Comment Actions
AKV on Chapter 1 Fri 21 Jun 2019 10:02PM UTC
Comment Actions
Louen_Leoncoeur on Chapter 1 Fri 21 Jun 2019 10:03PM UTC
Comment Actions
AKV on Chapter 1 Fri 21 Jun 2019 10:12PM UTC
Last Edited Fri 21 Jun 2019 10:15PM UTC
Comment Actions
Louen_Leoncoeur on Chapter 1 Fri 21 Jun 2019 10:21PM UTC
Comment Actions
AKV on Chapter 1 Fri 21 Jun 2019 10:35PM UTC
Comment Actions
Louen_Leoncoeur on Chapter 1 Fri 21 Jun 2019 10:46PM UTC
Comment Actions
AKV on Chapter 1 Sat 22 Jun 2019 12:08AM UTC
Comment Actions
Louen_Leoncoeur on Chapter 1 Sat 22 Jun 2019 12:12AM UTC
Comment Actions
AKV on Chapter 1 Sat 22 Jun 2019 01:45AM UTC
Comment Actions
Louen_Leoncoeur on Chapter 1 Sat 22 Jun 2019 01:47AM UTC
Comment Actions
(10 more comments in this thread)
AKV on Chapter 1 Fri 21 Jun 2019 10:15PM UTC
Comment Actions
Louen_Leoncoeur on Chapter 1 Fri 21 Jun 2019 10:25PM UTC
Comment Actions
Star_Trekker on Chapter 1 Fri 21 Jun 2019 10:43PM UTC
Comment Actions
AKV on Chapter 1 Sat 22 Jun 2019 12:08AM UTC
Comment Actions
AKV on Chapter 1 Sat 22 Jun 2019 12:11AM UTC
Comment Actions
AKV on Chapter 1 Sat 22 Jun 2019 01:54AM UTC
Last Edited Sat 22 Jun 2019 01:52AM UTC
Comment Actions
WatcherOfTheWall on Chapter 1 Fri 21 Jun 2019 10:04PM UTC
Comment Actions
Kawr on Chapter 1 Sat 22 Jun 2019 12:41AM UTC
Last Edited Sat 22 Jun 2019 08:34AM UTC
Comment Actions
AKV on Chapter 1 Fri 21 Jun 2019 10:06PM UTC
Comment Actions
Kawr on Chapter 1 Sat 22 Jun 2019 12:30AM UTC
Comment Actions
Scorpius6689 on Chapter 1 Fri 21 Jun 2019 10:12PM UTC
Comment Actions
Kawr on Chapter 1 Sat 22 Jun 2019 12:25AM UTC
Last Edited Sat 22 Jun 2019 12:50AM UTC
Comment Actions
Dymarkus+Tillman (Guest) on Chapter 1 Fri 21 Jun 2019 10:22PM UTC
Comment Actions
Kawr on Chapter 1 Sat 22 Jun 2019 12:42AM UTC
Last Edited Sat 22 Jun 2019 08:34AM UTC
Comment Actions
purex50x on Chapter 1 Sat 22 Jun 2019 07:16AM UTC
Comment Actions
Kawr on Chapter 1 Sat 22 Jun 2019 08:05AM UTC
Last Edited Sat 22 Jun 2019 08:34AM UTC
Comment Actions
purex50x on Chapter 1 Sat 22 Jun 2019 09:02AM UTC
Comment Actions
Leinadsarertnoc on Chapter 1 Sat 22 Jun 2019 07:24AM UTC
Comment Actions
Idp (Guest) on Chapter 1 Sat 22 Jun 2019 09:24PM UTC
Comment Actions
Whitewolf94 on Chapter 1 Fri 28 Jun 2019 02:34AM UTC
Comment Actions
Kawr on Chapter 1 Fri 28 Jun 2019 03:29PM UTC
Comment Actions
Aragorn (Guest) on Chapter 1 Tue 02 Jul 2019 07:04PM UTC
Comment Actions
Kawr on Chapter 1 Wed 03 Jul 2019 04:11PM UTC
Last Edited Wed 03 Jul 2019 05:26PM UTC
Comment Actions
Aragorn (Guest) on Chapter 1 Wed 03 Jul 2019 10:44PM UTC
Comment Actions
Terasa Do Sorriso Tímido (Guest) on Chapter 1 Mon 08 Jul 2019 07:24PM UTC
Comment Actions
Kawr on Chapter 1 Sat 13 Jul 2019 04:31PM UTC
Last Edited Sat 13 Jul 2019 09:47PM UTC
Comment Actions
KingAemon on Chapter 1 Tue 09 Jul 2019 09:04PM UTC
Comment Actions
Kawr on Chapter 1 Fri 12 Jul 2019 02:03PM UTC
Comment Actions
KingAemon on Chapter 1 Sat 13 Jul 2019 12:21PM UTC
Comment Actions
Kawr on Chapter 1 Sat 13 Jul 2019 09:47PM UTC
Last Edited Sat 13 Jul 2019 11:24PM UTC
Comment Actions
DMC (Guest) on Chapter 1 Sat 20 Jul 2019 04:55PM UTC
Comment Actions
Kawr on Chapter 1 Sat 20 Jul 2019 11:03PM UTC
Comment Actions
Neo672 (Guest) on Chapter 1 Sat 27 Jul 2019 02:38PM UTC
Comment Actions
KingAemon on Chapter 1 Tue 06 Aug 2019 01:08PM UTC
Comment Actions
Kawr on Chapter 1 Tue 06 Aug 2019 02:59PM UTC
Comment Actions
KingAemon (Guest) on Chapter 1 Wed 07 Aug 2019 01:56PM UTC
Comment Actions
Kawr on Chapter 1 Thu 08 Aug 2019 09:01PM UTC
Comment Actions
Aragorn (Guest) on Chapter 1 Sat 10 Aug 2019 12:52PM UTC
Comment Actions
Kawr on Chapter 1 Mon 12 Aug 2019 06:48PM UTC
Last Edited Mon 12 Aug 2019 06:49PM UTC
Comment Actions
Scorpius6689 on Chapter 2 Mon 12 Aug 2019 10:56PM UTC
Comment Actions
Kawr on Chapter 2 Tue 13 Aug 2019 10:36AM UTC
Comment Actions
Aragorn (Guest) on Chapter 2 Tue 13 Aug 2019 03:55PM UTC
Comment Actions
Dymarkus+Tillman (Guest) on Chapter 2 Tue 13 Aug 2019 10:31PM UTC
Comment Actions
KingAemon (Guest) on Chapter 2 Sun 18 Aug 2019 05:47AM UTC
Comment Actions
Pages Navigation