Chapter Text
La lumière du soir filtre à travers les magasins à moitié tirés, traçant des lignes dorées sur les murs pâles de la petite chambre que Daesung occupe depuis quelques semaines. Elle n'était pas bien grande — une pièce d'appoint chez Youngbae, censée servir de débarras, mais transformée à la va-vite avec un futon, un bureau bancal et deux piles de vêtements dans un coin. Le genre d'endroit provisoire qui, peu à peu, devient chez soi sans qu'on s'en rend compte.
Une guitare acoustique dormait contre le mur, ses cordes légèrement désaccordées vibrantes parfois d'un souffle nocturne. Des cloisons griffonnées traînaient sur le bureau, mêlées à des paquets de nouilles vides et un gobelet de café oublié, au fond séché. L'air sentait le bois poussiéreux, les chaussettes mal rincées, et l'encre noire des stylos utilisés.
Le calme était presque étouffant. On entendait à peine le ronron éloigné du frigo depuis la cuisine, des pas étouffés dans l'appartement au-dessus, et le lointain bourdonnement de Séoul par la fenêtre entrouverte. Une sirène passait de loin en loin, étirant sa plainte comme un écho venu d'un autre monde. Le monde entier semblait suspendu, comme en attente.
Et au milieu de ce calme flottait l'éclat blafard d'un écran de téléphone.
Daesung était assis sur son futon, les jambes croisées, dos voûté, les yeux rivés à l'écran de son vieux Samsung qui chauffait un peu contre ses doigts. Il était resté là depuis un moment déjà, immobile, figé comme une statue qu'on aurait surpris dans un moment trop intime pour être observé. Même ses apparences semblaient avoir oublié comment cligner.
Sur l'écran, un e-mail.
Objet : « Réponse à l'audition YG Ent. »
Il l'avait lu. Une fois. Deux fois. Trois. Quatre. Et à chaque lecture, son cœur battait un peu plus fort, sa gorge se serrait davantage, comme si son corps refusait d'assimiler ce que ses yeux voyaient clairement.
« Nous sommes heureux de vous annoncer que vous êtes sélectionnés pour intégrer notre programme stagiaire à partir du mois prochain… »
Il reste muet. Pas un cri. Pas un rire. Juste… du silence. Un silence assourdissant, palpitant, vibrant dans ses tempes.
Le téléphone tremblait dans ses mains. Pas à cause d'un appel. À cause de lui. De ses doigts qui n'arrivaient plus à rester calmes, à cause de l'adrénaline qui lui remontait dans la gorge comme une vague. Il inspire brusquement, mais ce ne fut pas assez. Son souffle restait coincé, quelque part entre ses poumons et son ventre.
Il avait réussi.
Putain.
Il avait réussi.
Un rire presque hystérique gonfla dans sa poitrine, mais ne sort pas. Trop tôt. Trop irréel. Encore trop fragile. Il avait l'impression que s'il faisait le moindre fils, tout se briserait. Que le courrier s'effacerait de lui-même, que tout disparaîtrait comme un rêve mal digéré.
Ses yeux se remplissent sans qu'il s'en rende compte. Pas des larmes épaisses. Juste cette brume brûlante qui pique les paupières quand quelque chose vous dépasse, quand le corps ne sait pas encore comment réagir. Il ferma les yeux un instant, serra le téléphone contre sa poitrine, et laissa son front tomber doucement sur ses genoux pliés.
Il n'avait pas osé y croire. Jusqu'au bout, il s'était dit que ça tomberait à l'eau. Qu'ils trouveraient mieux, plus beau, plus prêt. Lui, c'était juste un gamin de province avec une voix un peu cassée et une gueule qu'on disait pas assez lisse pour l'industrie. Il n'avait pas le style, pas l'attitude, pas le visage photoshopé. Juste une voix, et une envie qui le brûlait depuis l'enfance. Pourtant. L'e-mail était là. Clair. Officiel. Signé d'un nom et d'un logo en bas de page.
YG.
Il relut encore une fois. Versez la cinquième ou la sixième fois. Puis il reste là encore une minute, deux, à respirer, à essayer de contenir le tremblement, le chaos dans son ventre. Il pense à ses parents, à sa chambre d'ado, aux nuits passées à chanter dans le noir, à rêver sans y croire. Il pense à ce qu'il allait devenir. À ce qu'il allait devoir sacrifier.
Et là, tout explosa d'un coup. Il se leva d'un lien, manquant de renverser son futon. Il chopa son sweat à moitié plié, l'enfila de travers, attrapa son téléphone, ses clés, ne chercha même pas ses chaussettes. Pieds nus, cœur en feu, il ouvre la porte de sa chambre, traverse le couloir comme une rafale, et fila jusqu'au salon.
Il fallait qu'il le dise à Youngbae.
Maintenant.
Tout de suite.
Il avait besoin de le voir, de lui dire merci, de sauter dans ses bras, de crier, de pleurer peut-être. Youngbae avait été le premier à l'écouter, à lui dire que sa voix avait quelque chose, à lui offrir un toit, à croire à sa place quand lui n'osait pas. Il n'y avait pas de mots assez grands, pas de geste assez juste. Alors il courait.
Son cœur battait à s'en faire mal. Il avait l'impression de flotter. Comme s'il n'était plus tout à fait dans son corps. Tout devenait léger, irréel, mais d'une netteté tranchante. Chaque battement de pied sur le parquet, chaque vibration de ses pas résonnait comme un écho d'une vie en train de basculer.
Il tourne le coin du couloir et fonça droit dans le salon, sans ralentir, sans réfléchir, sans même lever les yeux sur ce qui se trouvent là.
— Hyuuuuung !!
Il déboula comme une tempête dans la pièce, et son regard se fixe immédiatement sur Youngbae, assis en diagonale sur le fauteuil près de la table basse, un verre à la main, son visage doucement éclairé par la lumière ambre d'une lampe posée dans un coin. Il était là, calme, posé, dans cette pièce qui n'avait jamais été aussi grande que maintenant.
Sans un instant d'hésitation, Daesung traverse la pièce à toute allure, propulsé par l'euphorie, le cœur prêt à exploser. Il sauta presque sur Youngbae, bras écartés, téléphone brandi comme s'il s'agissait de la chose la plus précieuse qu'il possédait.
— Hyung ! Ils m'ont pris ! Regarde, regarde, c'est là ! Ils m'ont vraiment pris, c'est signé, c'est officiel, j'suis stagiaire maintenant, putain, j'suis pris !
Sa voix débordait d'émotion, ses mots se bousculaient les uns contre les autres, sortant dans un mélange de cris, de rires nerveux et de sanglots étranglés. Il avait l'impression de brûler de l'intérieur, comme si son corps entier n'était plus qu'électricité pure. Chaque battement de son cœur frappait ses côtes comme un poing. Il riait en parlant, ou pleurait, il ne savait plus. C'était tout à la fois. Il colla presque l'écran du téléphone contre le visage de Youngbae, le corps penché sur lui, les mains tremblantes.
— J'y crois pas, j'y crois paaas, ils ont répondu, mec, ils ont dit oui ! J'vais… j'vais vraiment le faire ! Hyung, j'vais vraiment le faire !
Youngbae l'attire dans une étreinte maladroite, essayant de ne pas renverser son verre. Il riait à son tour, d'un rire léger, presque tendre, plein de fierté. Il pose une main sur sa nue, l'autre contre son dos, et le serra un instant comme on serre un petit frère trop grand pour être encore aussi innocent.
— Putain, t'as réussi, soufflé-t-il en souriant. Tu l'as fait, Daesung.
Daesung sentit un léger déplacement sous ses doigts. Le souffle de Youngbae n'avait pas changé, son sourire restait là, accroché à ses lèvres comme un vieux pull sur des épaules fatiguées, mais son corps, lui, venait de se figer. L'écho du rire s'était éteint trop vite, et les bras qui l'entouraient ne l'enlaçaient plus vraiment. Juste… retenaient.
Il fronça les sourcils. Son cœur battait encore trop fort pour qu'il comprenne sur le moment. Il était encore dans cette bulle euphorique, l'adrénaline pleine les veines, son téléphone dans une main, ses mots suspendus dans l'air entre eux deux. L'air vibrait de joie, non ? Alors pourquoi est-ce que Youngbae avait l'air de regarder ailleurs ? Ce ne fut pas une alarme, pas encore. Juste une dissonance. Un fil qui tirait sur l'arrière de son crâne, tout doucement, insistant.
Daesung recula d'un demi-pas, son sourire légèrement bancal désormais, et suivit le regard de Youngbae. D’abord lentement. Puis, comme un coup de vent qui éteint une flamme, il pivota tout à fait, et les vit enfin. Deux hommes. Assis sur le canapé. Silencieux. Trop silencieux.
Le premier avait les jambes croisées avec l'aisance d'un félin, une main posée paresseusement sur un genou, l'autre tenant un téléphone qu'il ne regardait plus depuis longtemps. Ses yeux, eux, étaient levés. Correctifs. Intenses. Brillants d'un trompeur calme.
L'autre, plus massif, plus ancré, occupe l'autre bout du canapé comme une force naturelle. Son dos était appuyé contre le dossier, ses bras étendus sur les accoudoirs. Une cigarette lentement consommée entre ses doigts pendant dans le vide, et de temps à autre, il expire la fumée dans le pénombre. Son regard était posé sur lui. Droite. Inexplicable.
Daesung sentit le sol basculer sous lui. C'était comme si la pièce avait changé de densité. Comme si le salon qu'il traversait en courant une minute plus tôt était soudain devenu un théâtre. Trop grand. Trop éclairé. Et lui, tout seul au centre de la scène, nu, idiot, le cœur encore à découvert.
G-Dragon. TOP.
Il mit une seconde de trop à comprendre. Puis une deuxième à se rappeler. Et dans la troisième, le souvenir lui revient comme une claque. Youngbae. Ce matin. « Ce soir, deux amis passent. On bosse sur mon solo. Je veux pas être impoli avec eux. Essaie de rester tranquille. » Il s'était excusé d'avance, en riant, presque gêné. Et Daesung avait promis. Il ne sortirait pas. Il resterait dans sa chambre. Pas de bruit, pas de dérangement.
Putain.
Il avait tout oublié. En une seconde d'euphorie, il avait piétiné cette promesse, hurlé dans le salon, sauté sur Youngbae, braillé comme une môme surexcitée. Il sent la chaleur quitter ses joues pour aller mourir dans sa gorge. Son souffle se coupe sans prévention. Il aurait voulu disparaître, reculer, fuir, s'excuser, bégayer quelque chose. Mais rien ne venait. Il était planté là, raide, les doigts serrés sur son téléphone comme si c'était un talisman.
Le regard de G-Dragon ne quittait pas le sien. Il ne souriait pas. Pas encore. Il l'observait. Avec une patience clinique. Une distance trompeuse. Comme s'il était en train de le classer. Quant à TOP, il n'avait pas cligné des yeux.
L'air était lourd. Saturé. Même la lumière paraissait différente. Plus jaune, plus oblique. Chaque grain de poussière dans les faisceaux visibles semblait suspendu, figé entre deux dimensions.
Daesung baissa légèrement les yeux, incapable de soutenir leurs regards. Il avait le cœur au bord des lèvres. Il venait de leur hurler sa joie en pleine face. À eux. À ces deux types. Ces deux légendes. Dans un salon minuscule qui sentait encore le café froid et l'encens de la veille. Malheureusement pour lui, il n'y avait pas de sortie. Youngbae tente un geste, une main posée sur son épaule.
— Je t'avais dit que j'avais des invités, souffla-t-il à mi-voix, nullement réprobateur.
Daesung hocha la tête. Sa bouche s'ouvre, se referma. Aucun son n'en sort. Il savait qu'il devait dire quelque chose, mais il n'y arrivait pas.
— C'est pas grave, reprend Youngbae, un peu plus bas. Ils ont entendu, hein ? C'est fait maintenant.
Le silence, après cette phrase, fut pire que tout. Daesung n'osait plus respirer. Il avait le corps tendu comme un câble électrique, chaque nerf à vif, son souffle court, bloqué dans sa gorge. Il aurait voulu rire, dire quelque chose pour détendre l'atmosphère, pour faire comme si de rien n'était — mais rien ne venait. Son cœur battait à ses tempes, au bout de ses doigts, même dans ses genoux soudain fragiles.
C'est à ce moment précis que tout bascula. Le regard de Jiyong revient à lui. Direct. Ciselé comme une lame de rasoir. Pas un mot, aucun sourire aux lèvres. Juste ses yeux, foncés, brûlants d'une intensité presque obscène, rivés aux siens comme s'il lisait ligne après ligne ce qu'il était, ce qu'il pensait, ce qu'il n'avait toujours pas osé dire à voix haute.
Daesung avala sa salive, ou a essayé. Sa bouche était sèche comme du sable. Il tenta un pas en arrière, mais n'en trouva pas le courage.
— D-Désolé…
Le mot sortit tout seul, faible, cassé. Il baissa un instant les yeux, puis les relève, instinctivement. Grave erreur. Jiyong ne l'avait pas quitté du regard, et cette fois… il souriait. Non pas d'un air moqueur, mais comme quelqu'un qui venait de voir quelque chose d'intéressant. Quelqu'un qui a choisi qu'il valait peut-être la peine d'être observé de plus près.
— T'as une voix sacrée, dit-il soudain, calmement. Faudrait juste que tu bosses ton entrée en scène.
Sa voix claqua dans la pièce comme un fouet. TOP souffle un nuage de fumée. Il avait un rictus léger, discret. Mais ses yeux, eux, n'avaient pas bougé.
Daesung sentit le rouge lui monter au visage d'un coup, comme une montée d'adrénaline inversée, brûlante et humiliante. Il recula encore d'un pas, ses mains tremblantes, son téléphone collé à ses doigts comme une ancre inutile.
— J-je voulais pas… J'ai oublié, je suis désolé, vraiment…
Il ne savait même plus à qui il parlait. À Jiyong ? À Seunghyun ? À Youngbae ? À lui-même ? Il fait volte-face. La panique dans sa poitrine était devenue trop grande, et surtout trop dense. Il trébucha presque sur le bord du tapis, rattrapa son équilibre de justesse, puis fila à toute allure hors du salon, tête baissée, les oreilles en feu. Il renvoie la porte de sa chambre derrière lui comme un condamné à mort se jetant dans sa cellule.
Dans le salon, Jiyong n'avait pas bougé. Le même sourire au coin des lèvres. Le même éclat dans les yeux.
— Alors c'est lui ton ami avec une voix incroyable dont tu nous parles tout le temps ?
Le ton était doux. Trop doux. L'ironie y glissait comme un fil d'argent dans du velours, et le sourire de Jiyong n'avait pas quitté ses lèvres. Il n'avait pas dit ça méchamment. Il n'avait même pas besoin de le faire, tout était dans la façon.
Youngbae lâcha un soupir, presque résigné. Il se pencha pour attraper son verre, le fit tourner distraitement entre ses doigts, puis lança, un brin las :
— Tu vas le bouffer tout cru, hein ?
Jiyong haussa légèrement les épaules, les yeux toujours fixés sur la porte désormais fermée.
— Je me demande s'il a du mordant.
Sa voix était basse, presque pensive. Pas un défi, pas une moquerie. Juste une observation. Comme un chasseur qui aurait aperçu un animal rare au détour d'un sentier.
Dans la pièce plus loin, Daesung, recroquevillé sur son futon, les mains plaquées contre ses oreilles comme un enfant, n'avaient pourtant rien raté. Chaque mot l'avait traversé comme une lame sous la peau. Il entendait encore la voix de Jiyong, claire, tranquille, posée — et chaque syllabe sonnait comme un coup de projecteur braqué sur sa carcasse tremblante.
Il avait froid. Il avait chaud. Il avait honte. Et tout ce qu'il espérait, c'était qu'ils partent vite. Qu'ils s'en aillent, qu'ils disparaissent du salon, qu'ils laissent derrière eux le silence, la paix, Youngbae — rien que Youngbae. Il voulait lui parler à lui seul, rire sans gêne, montrer son e-mail encore une fois, danser peut-être. Lui dire merci les yeux dans les yeux, sans témoins, sans gêne, sans regards étrangers. Il voulait juste retrouver ce moment volé.
Au lieu de ça, il restait là, se remettant en question sur lui-même, dans cette chambre aux murs trop fins, les oreilles bourdonnantes, le cœur battant encore au rythme d'une joie qu'on lui avait arrachée avant qu'elle n'éclose tout à fait. Il avait cru voler — il était retombé.
Maintenant, dans l'obscurité, avec seulement le cliquetis lointain des voix dans le salon, il se sentait à la fois minuscule et trop grand pour son propre corps. Il ferme les yeux. Le plafond lui semblait loin. Il pria pour que le matin efface l'humiliation, pour que le café du lendemain n'ait pas ce goût de cendres. Il pria pour que Youngbae soit là, et que les deux autres aient disparu.
