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Courants marins

Summary:

Depuis qu’elle avait débarqué à la PJ il y a un an, fraîchement diplômée, leur taux d’élucidation avait explosé - tout comme l’ambiance paisible du département. Alvaro était brillante mais brûlait tout sur son passage, résolvant enquête après enquête sans se soucier des dommages qu’elle laissait derrière elle. Toute personne qui la contrariait risquait d’attirer sa fureur et Daphné avait choisi de se taire :  l’humiliation publique sur la base de déductions n’était pas son truc préféré.

 


AU. Que se serait-il passé si Morgane avait choisi de chercher Romain d'une autre façon ? En intégrant les rangs de la police, par exemple...

 


Se déroule bien avant la timeline du canon.

Notes:

Hello, me revoilà!

Après un petit hiatus et un peu de recul sur les derniers évènements de la saison, voici le premier chapitre de cette nouvelle fic.

Attention, on va un petit peu augmenter le cran de l'angst cette fois-ci, parce que la série n'a pas hésité à le faire et qu'ici on aime la compétition (dramédie, mon oeil)

A priori, on part sur 18 chapitres mais tout peut varier...😇

Chapter 1: Théorie du chaos

Chapter Text

Un claquement de talons sur le lino. Une posture droite -presque trop - qui ne faiblit pas alors qu’elle entre dans le bâtiment. Un jean noir, une veste de costume sombre contrastant avec des cheveux roux. Une voix tranchante et autoritaire qui plonge le bureau dans un silence glacé. 

Morgane Alvaro, trente-trois ans, sans état d’âme et furieuse, entra à grands pas dans la pièce en aboyant des ordres. “Louis ! Où est le rapport de l’affaire Prévot? Je viens d’avoir un appel de la crim, ils refusent de nous laisser l’enquête. Et je peux savoir où est Gilles? Je vous avais prévenus de m’avertir à la seconde où ce genre d’affaires ressortent”. 

“Il arrive, commandant”, lança Daphné en relevant la tête de son ordinateur. Leurs bureaux étaient rangés - pour le moment. Tous sauf celui du commandant Alvaro, recouvert de dizaines de feuilles volantes et de dossiers en vagues piles, dont certaines commençaient à pencher dangereusement. A vrai dire le meuble servait plutôt d’espace de stockage et elle ne l’utilisait que rarement, préférant s’asseoir sur le rebord de la vitre à sa gauche. 

Encore une des choses qu’on lui passait volontiers, au grand dam de Daphné qui nourrissait une animosité grandissante pour le traitement de faveur qu’on octroyait à sa supérieure. Depuis qu’elle avait débarqué à la PJ il y a un an, fraîchement diplômée, leur taux d’élucidation avait explosé - tout comme l’ambiance paisible du département. Alvaro était brillante mais brûlait tout sur son passage, résolvant enquête après enquête sans se soucier des dommages qu’elle laissait derrière elle. Toute personne qui la contrariait risquait d’attirer sa fureur et Daphné avait choisi de se taire :  l’humiliation publique sur la base de déductions n’était pas son truc préféré.

Le commandant n’avait que faire des horaires et des règlements intérieurs, déboulant aléatoirement dans leurs bureaux avec une nouvelle illumination. Au début, Daphné avait cru que ce désordre apparent allait lui nuire sur le terrain et qu’elle serait virée bien vite : après tout, la procédure ne laissait pas la place au chaos. Elle s’était trompée. Morgane Alvaro posait le pied sur une scène de crime et on aurait cru voir une personne différente : froide, implacable, logique, brusquant autant les suspects que les témoins, et ne laissant transparaître aucune émotion. La procédure était respectée comme si elle la connaissait par cœur - c’était en tout cas l’hypothèse de Gilles - mais Daphné supposait simplement qu’elle utilisait les règles comme livre de chevet. 

 

Là était le problème : elle était froide mais agressive, connaissait la procédure sans prendre soin des témoins, et surtout, ils ne connaissaient rien d’elle. Ils auraient tout aussi bien pu embaucher l’homme invisible, si celui-ci était plus du type tornade et doué en déductions. Hormis les métaphores bancales, elle avait une certitude. Céline avait fait une erreur en l’embauchant et ça allait leur retomber dessus à tout moment. 

Pourquoi diable avait-elle choisi Alvaro pour lui succéder? Ça devait aller plus loin que la simple nécessité d’augmenter leur taux d’élucidation. 

 

Comme toujours, l’atmosphère du bâtiment elle-même semblait changer lorsqu’Alvaro y entrait : les pas se faisaient silencieux et l’atmosphère lourde. Le bruit d’un dossier lâché sur le bureau adjacent la tira de ses réflexions. Gilles lui lança un regard paniqué tout en se précipitant déjà pour récupérer les feuilles avant qu’elles ne finissent par atterrir au sol.

“Louis.” L’intéressé releva la tête d’un coup en entendant son nom. “Tu viens avec moi, j’ai eu la commission rogatoire pour la perqui. Ce soir, on le coince”. C’était toujours comme ça, ces enquêtes - abruptes, rapides, sans bienveillance. Louis Charraut, un jeune officier blondinet, était l’adjoint privilégié du commandant et l’accompagnait sur la majorité des enquêtes avec un air extasié des plus irritants. 

Empoignant la clé du véhicule de service, elle quitta la pièce aussi vite qu’elle y était entrée. L’avantage avec elle, c’est qu’elle ne s’attardait jamais trop au bureau. Scrutant son départ par la fenêtre, Daphné se souvint alors.

 

“Gilles, dit-elle, le sang battant contre ses tempes. Gilles!

-Oui?

-Tu ne lui as pas dit”. Son air ahuri lui donna envie de le secouer. “Le dossier.

Il se décomposa sous ses yeux.

-Oh, merde.

Il fouilla frénétiquement dans le tas, jusqu’à extraire une feuille à moitié coincée entre une tasse de café et un playmobil esseulé. Le dossier que leur avait confié la capitaine Hazan avant son départ pour Paris. Pour sa défense, elle leur avait également fourni une liste de consignes plus grande que la salle des archives pour pallier une absence de deux jours - le poste était nouveau et leur supérieure stressée.

L’époque où elle était encore commandante manquait cruellement à Daphné. 

-On peut lui dire qu’on ne l’a reçue que cet après-midi, proposa Gilles en époussetant vainement le document. 

-Ah oui? La date est sur le document. Tu crois vraiment qu’Alvaro va rater ce détail? Tu sais comment elle est avec ces enquêtes-là.

 

Le commandant était tellement efficace  que c’en était effrayant. Normalement, personne ne devenait gradé aussi jeune, mais sa réputation était faite et toutes les unités parisiennes avaient essayé de se l’arracher. La seule raison pour laquelle Céline avait pu la convaincre d’intégrer leur département était en lui offrant l’exclusivité absolue sur les affaires de disparitions criminelles. L’intérêt échappait à Daphné - c’était difficile de faire plus barbant que ces affaires, qui traînaient en longueur et étaient rarement résolues - la pile de certificats de vaines recherches dans son bureau en étant la preuve.

 

Mais Alvaro se jetait sur elles d’un air presque affamé. Enfin, certaines d’entre elles. Les autres, elle les balançait sans état d’âme. Une question lui restait: comment Céline avait-elle su où appuyer pour l’embaucher? Le commandant était un mur, et n’avait jamais daigné adresser la parole à quiconque en dehors d’un contexte strictement professionnel. Gilles avait ses théories, bien sûr, mais c’était Gilles.

 

Celui-ci n’avait pas bougé d’ailleurs, fixant la feuille comme si elle contenait son arrêt de mort. 

-T’inquiète pas, fit Daphné en lui tapotant l’épaule d’un air compatissant. J’écrirai un très beau discours pour ton enterrement. 

-J’espère au moins que la perqui a réussi, soupira-t-il en posant la tête sur ses mains. 

 


 

Les graviers crissèrent violemment alors que la voiture de service effectuait un dérapage sur le parking. Un peu plus loin dans le bureau, Maxime soupira. L’agent d’une quarantaine d'années se pencha à la fenêtre et effectua une grimace en observant la scène. 

-Bon, les gars, vous êtes cuits, lâcha-t-il. Elle est furax. 

Il rassembla ses affaires en hâte. 

-Tu nous laisses tomber, c’est ça?

-Je ne vais certainement pas rester là. Certains d’entre nous ont la chance d’avoir des équipes sans psychopathes, ironisa-t-il en quittant la pièce. 

 

Elle échangea un regard avec Gilles alors que la pièce semblait s’être vidée par magie. Rien que de très habituel - les agents des autres départements étaient une sacrée bande de lâches - mais elle se raidit tout de même. L’enquête ne se passait pas bien et le commandant vivait très mal les échecs. Inspirant un grand coup, elle se rassit à son bureau en essayant d’avoir l’air occupée. Avec un peu de chance, on l’oublierait. 

 

Alors qu’elle entendait les portes claquer et des pas remonter les escaliers, elle entrevit Gilles qui serrait la feuille contre lui comme si c’était une bouée de secours ou un bouclier, ses yeux de petit poussin mignon fixés sur l’encadrure de la porte.

 

Daphné soupira. Sa bonté la perdrait. 

-Vas-y. Passe, dit-elle en tendant la main. Je m’en charge. 

 

Trois secondes plus tard, Alvaro déboulait dans la pièce au pas de charge, suivi d’un Louis en sueur. “Putain. Comment il a pu savoir qu’on était là, lui? J’y crois pas. T’as bien suivi ce que je t’avais dit?

Se précipitant vers son bureau sans attendre la réponse, elle se mit à remonter méthodiquement dans la pile de gauche, comme si elle savait où chercher. Vu les milliers de feuilles présentes, c'était peu probable - mais elle arracha un dossier immédiatement, envoyant valser la pile que Louis rattrapa in extremis. Pour une raison ou une autre, celui-ci était trempé de sueur, mais ça ne l’empêchait pas de regarder Alvaro avec un air de chien battu.

“C’est pas possible. Il manque - je peux pas avoir loupé un truc”. Daphné expira - une fois, deux, trois - et se décida à interrompre ses marmonnements malgré le risque de désastre. 

-Commandant?” Pas de réponse. Elle se rapprocha un peu. “J’ai un fichier. Pour vous.

-Pose-le là, lâcha-t-elle sans la regarder. 

-C’est un autre rapport de disparition. 

Alvaro leva la tête si vite que Daphné recula d’un pas. 

 

Prenant une grande inspiration pendant que le commandant lui arrachait le document des mains, elle se prépara mentalement à la vague de reproches qui ne tarderait pas. Oui, d’accord, ils avaient deux jours de retard, mais ce n'était pas la fin du monde. Les sautes d’humeur dont ils étaient les premières victimes commençaient à lui courir sur le haricot. Ça se faisait, de lancer une pétition pour changer de supérieure?

 

Au moins on lui ficherait la paix quand elle serait assignée aux archives. Pourtant, Alvaro n’avait toujours rien dit, se contentant de regarder la feuille comme si elle ne la lisait pas vraiment - d’habitude, il lui aurait fallu moins d’une seconde pour se rendre compte de la disparité de la date indiquée. Cela faisait presque deux minutes et le silence de la pièce devenait gênant. 

Peut-être qu’elle faisait une attaque? Gilles haussa les épaules, tout aussi perplexe.

 

Enfin, Alvaro agrippa la feuille, la fourrant dans sa poche, et regarda autour d’elle comme si elle se rendait à nouveau compte de la présence de son équipe. “J’ai quelque chose sur le visage? Non? Eh bah au boulot, alors”, dit-elle en désignant vaguement leurs bureaux. Daphné se garda bien de lui dire qu’ils attendaient ses consignes et se rassit devant son écran. 

 

Le commandant était dos à elle maintenant, les mains posées sur le bureau comme si elle y cherchait un soutien. Elle devait sûrement réfléchir au déroulement de l’enquête. Ce n’était pas le genre à laisser les enquêtes lui échapper, et encore moins à perdre ses moyens.

 

Ding. 

 

Immédiatement, Daphné passa son téléphone sur silencieux. Qui était l’idiot qui - elle soupira en reconnaissant le nom de Gilles sur l’écran. 

 

Elle est bizarre, non? 

Oui. Non. Je sais pas. 

Elle  a mis des boucles d’oreille chelou aussi

 

En effet, les boucles d’oreille arc-en-ciel détonnaient avec son style habituel, inattendues sur le noir perpétuel que portait Alvaro. Peut-être que Gilles avait raison, quelque chose n’allait pas. Avant qu’elle puisse terminer d’écrire sa réponse, une voix tendue la fit sursauter. 

 

“Daphné, tu m’accompagnes. 

-Pardon?

La question avait été lancée par Louis et elle en simultané. L’affirmation était tout aussi curieuse que les réactions du commandant aujourd’hui. Un autre jour, Daphné se serait fait assigner aux archives pour le reste de la semaine - ou aux rapports, ou à la surveillance. Les humeurs d’Alvaro étaient insondables mais il y avait toujours ce fond brûlant, colérique. 

Enfin, c’est ce qu’elle supposait, mais aujourd’hui le feu semblait éteint. 

De son côté, Louis affichait un air scandalisé. Elle ne supportait pas l’arrogance de son collègue, arrivé un an après elle et qui s’enorgueillissait de toute attention qu’on voulait bien lui donner. Donc, même si les circonstances étaient particulières, elle n’allait pas cracher sur une petite revanche. 

-Je garde pas des adjoints qui savent pas se débrouiller, poursuivit Alvaro  sans un regard pour Louis qui se recroquevilla dans son siège. T’as intérêt à assurer le coup.

 


Daphné tiqua en voyant l’adresse sur le GPS. 

-Mais on va chez…

-Sylvain Garnot ? Oui. C’est lui qui a signalé la disparition. 

Avançant nerveusement sur son siège, elle considéra la situation. Encore une fois, Alvaro venait de lâcher complètement l’affaire en cours pour suivre un autre cul-de-sac de disparition. Elle aurait dû s’y attendre à force, et puis tout problème retomberait sur sa supérieure, mais ça commençait à bien faire. 

Soudain, un détail de la procédure lui revint à l’esprit.

-On n’a pas fait de convocation, s’exclama-t-elle. 

-Non.

Elle s'attendait à tout sauf à cette réaction. Un demi-tour express, peut-être, accompagné d’un chapelet d’exclamations injurieuses à l’encontre de ses qualités d’agent, mais le commandant accélérait encore comme si elle ne l’avait pas entendue. S'enfonçant dans son siège, elle tenta de repousser la protestation qui lui brûlait les lèvres; il était inutile de raisonner avec elle. Peine perdue. 

 

Elle aurait pu la dénoncer. Aurait dû. Peut-être que ce serait enfin ce l’aurait virée de la PJ. Seulement, d’un coup, l’idée lui semblait impossible.

-Mais c’est hors procédure! s’exclama-t-elle, se devant d’essayer.

Dans un crissement de pneus, Alvaro s’arrêta le long de la glissière et la fixa d’un air impénétrable. La route était déserte et la journée magnifique, et ils avaient prévu d’aller au bar pour fêter le retour de Céline dans la soirée. C’eut été dommage de mourir assassinée maintenant.
-T’as un problème avec ça?

-Non, dit-elle en baissant les yeux. La main du commandant était toujours crispée sur le levier de vitesse et tremblait légèrement. Daphné fronça les sourcils - elle avait dû rêver. Pour vérifier, elle tenta de jeter un coup d'œil rapide à sa main gauche mais Alvaro croisa son regard.

-Génial, lâcha-t-elle, les dents serrées. On y va alors, et me fais pas regretter de t’avoir emmenée. 

Démarrant en trombe, elle ne prononça pas un seul mot, laissant Daphné à ses considérations. 

 

Elle avait enlevé les boucles d’oreille.

 


 

Sylvain Garnot était le maire actuel d’une commune du Pas-De-Calais, un politicien particulièrement bien vu par le public et ses confrères. Il s’était fait remarquer aux dernières élections, en passant en opposition face au maire sortant d’un parti d’extrême-droite avec lequel il avait eu des débats acharnés qui lui avaient valu plusieurs unes de journaux. Jeune, beau, portant des valeurs libérales, il était nommé favori pour l’élection au poste de sénateur et sa campagne battait son plein. 

 

Honnêtement, Daphné n’était pas particulièrement férue de politique, mais même elle n’avait pu s’empêcher d’entendre parler de lui. Elle trouvait ses opinions vraiment novatrices et elle appréciait les personnes qui savaient tenir tête à l’opposition sans s’abaisser à leur niveau. Ça avait été une surprise, d’ailleurs, de lire son nom sur une constatation de disparition inquiétante : sa femme semblait s’être évanouie dans la nature, sans avoir emporté aucune affaire. Vu le nombre d’ennemis que Garnot s’était fait dernièrement en défendant ses positions, ce n’était pas étonnant. Tragique, mais pas improbable.

 

Alors qu’elle pressait sur la sonnette de la gigantesque maison, la posture d’Alvaro changea complètement comme à chaque fois qu’elle allait parler à un témoin. C’était assez impressionnant, d’ailleurs, ce sourire sur son visage lui donnant l’aspect d’une étrangère. 

Un homme apparut dans l’encadrure, remplissant presque l’espace de son mètre quatre-vingt-dix et sa musculature bien développée. 

“Bonjour. Vous êtes?

-Commandant Alvaro. PJ de Lille. Je viens parler à monsieur Garnot.

-Il est pas disponible, répondit sèchement l’armoire à glace tout en refermant la porte. 

Alvaro plaça son pied devant la porte en bloquant son mouvement, son sourire évoluant en une expression carnassière. 

-Je crois que si.” Elle contempla le vigile de haut en bas, s’arrêtant à son badge. “Robert, c’est ça? Enfin, ton nom actuel. Je crois bien que monsieur Garnot a révélé récemment que tous ses employés partageaient la même vision du monde que lui. Égalité sociale, écologie, tout ça, non? Bel article dans Paris Match, d’ailleurs, la photo est nickel. Le souci, c’est que j’ai deux options : soit il ment dans cet article, soit t’as oublié de lui dire que tu t’es fait pincer récemment pour actes de violence envers minorités.” Alors que l’armoire à glace pâlissait, elle poursuivit avec une moue triste. “Bon, je devrai lui apprendre par courrier, vu que nous n’avons pas le droit d’entrer. Je suis persuadée qu’il va adorer apprendre qu’en plus d’être une taupe, tu laisses pas entrer les flics qui enquêtent sur la disparition de sa femme. 

Robert avait reculé et semblait soudain bien moins impressionnant face à son adversaire, qui n’avait cessé de sourire une seule seconde. 

-Je - je vais le prévenir que vous l’attendez, fit-il en battant en retraite, les laissant devant le seuil sans même refermer la porte. 

 

Stupéfaite, Daphné se tourna vers elle. Elle avait l’habitude des fulgurances de sa supérieure mais c’était différent de le voir sur le terrain.

“Comment - Vous avez pas eu le temps de vérifier tous les gardes, quand même? 

Entre la PJ et ici, il était virtuellement impossible pour le commandant d’avoir obtenu ces informations - ni d’avoir su exactement où appuyer. 

-Coup de chance. J’avais lu l’article sur l’attaque qui avait eu lieu il y a un an - et vu que son costume est sorti il y a six mois, ça coïncide avec une date d’embauche juste après une sortie de prison. Et puis, il avait un tatouage. 

-Un tatouage? Mais qu’est-ce que ça a à voir avec - 

-Commandant Alvaro ! Merci d’avoir réagi aussi rapidement. 

Sylvain Garnot s’avançait vers eux, coupant court à la conversation. Grand, brun, chemise blanche et pantalon bleu, et une allure souple qui contrastait avec l’idée qu’elle se faisait des politiciens. 

-C’était une évidence. La situation est critique”. L’expression désolée -Daphné y aurait presque cru- elle lui serra la main. “Ce genre d’affaires est une tragédie. 

-Tout de même. Je comprends que vous devez être débordée, vu votre réputation stellaire. J’ai fait mes devoirs, ajouta-t-il avec un clin d'œil. J’aime savoir avec qui je vais travailler. 

Alvaro hocha la tête. 

-Vous êtes donc au courant que je ne bosse pas seule. Voilà mon adjointe.

Le terme était bien loin du compte - sous-fifre aurait mieux qualifié leur relation - mais elle n’allait pas s’en plaindre. Surtout lorsqu’il était prononcé en face d’un homme comme Garnot. Il était quand même vachement bien entretenu, pour un -

-Et vous êtes?” La voix dudit politicien interrompit sa spirale.

-Daphné. Pardon - je voulais dire -Forestier, dit-elle. 

Elle eut envie de rentrer sous terre alors qu’elle rougissait, mais Sylvain Garnot ne parut pas le remarquer. Il devait avoir l’habitude, en fait. Alors qu’elle lui serrait la main, elle remarqua les cernes profonds sous ses yeux et la barbe de trois jours qui naissait sur ses joues. Clairement, la disparition l’avait affecté. 

 

Le commandant mena l’interrogatoire comme à son habitude, des demandes  classiques - avez vous remarqué quelque chose, avait-elle des problèmes, avez-vous reçu des menace s - mêlées de sorties de routes incompréhensibles. 

-Elle aimait sortir en boîte de nuit, votre femme?

-Pas que je sache, non, répondit Garnot en fronçant les sourcils. 

-Le pain de mie, vous aimez bien?

-Excusez-moi, commandant, mais où vont ces questions? Je croyais que vous tentiez de retrouver ma femme. 

-Oui. 

Un silence passa alors qu’aucun des deux ne fournit plus d’informations. 

“Alors, le pain de mie?”

 


Alors que le vigile les raccompagnait, Daphné jeta un œil à ses notes. La discussion avait porté sur presque tout: la vie privée du politicien, sa campagne, ses collègues, ses ennemis. Ennemis qui étaient nombreux d’ailleurs, et Garnot leur avait fourni un dossier contenant les diverses lettres de menaces qu’il avait reçues. 

 

Le problème n’était pas de trouver un suspect - c’était d’en éliminer. 

 

Elle se rassit dans la voiture avec un soupir. Non seulement l’enquête pointait encore vers un cul de sac - comme d’habitude - mais  la situation allait au-delà de la disparition. Garnot avait l’air dévasté : si c’était bien un enlèvement, la fin de sa candidature ne tarderait pas.

 

C’était peut-être pour cela qu’Alvaro dédaignait les enquêtes normales au profit des disparitions :  elles étaient bien plus dantesques et elle semblait aimer les défis. La porte s’ouvrit sur cette dernière et elle s’installa au volant sans un mot alors que son sourire disparaissait aussi vite qu’il était arrivé,  laissant place à sa dureté habituelle. 

“Je veux une liste.. 

-De?

-De tout. Toutes les personnes avec qui il a travaillé pendant la dernière année. Nom, infos, adresses, tout ce que tu trouves. Et tu me l’envoies directement. 

-Mais quel rapport avec sa femme? Il avait l’air de penser que c’était la faute de ses opposants, pas ses collègues. J’allais chercher dans ce sens.

Alvaro leva les yeux au ciel.
-Oublie ses opposants, il s’est donné beaucoup de peine pour nous en parler. Ses collaborateurs, je te dis. 

Encore une fois, le commandant naviguait loin devant sans jamais révéler son plan, et avait dû remarquer un infime indice dans cette discussion qui semblait être un cul de sac total. 

Après tout, les politiciens étaient toujours entourés d’une équipe - relations publiques, publicistes, conseillers - rien que de très ordinaire. Pourquoi y aurait-il eu un lien? En plus, Garnot avait l’air ailleurs durant la discussion, se rétractant à chaque fois que la disparition était mentionnée. 

-C’est peut-être dû à son deuil? hasarda Daphné. Il avait vraiment l’air affecté par l’affaire. 

-Là dessus, t’as bien visé, lâcha Alvaro. Pourquoi cet imbécile est -il vraiment inquiet par la disparition de sa femme?

 

Daphné n’avait pas de réponse à lui fournir et les énigmes commençaient à la fatiguer. La compilation de toutes ces infos allait lui prendre une éternité et le commandant n’avait pas l’air de vouloir changer d’avis, fixant la campagne devant elle avec cet air caractéristique - celui qui indiquait qu’elle avait quitté leur discussion - et le silence remplit l’habitacle pendant tout le trajet du retour. 

 


Il faisait nuit lorsqu’elles regagnèrent la PJ, les bureaux vides et silencieux. Sans un mot, Alvaro récupéra un dossier sous la pile et se rassit sur le rebord de la fenêtre. Son mutisme sonnait le signal du départ pour Daphné, qui avait déjà pris assez de retard comme ça : Gilles et Céline devaient sûrement déjà l’attendre au bar. 

 

Le gravier crissait sous ses pieds lorsqu’elle atteignit sa voiture - qui refusa de s’ouvrir. Évidemment. Ses clés devaient toujours être dans la poche de sa veste, restée là dans la précipitation de la journée. Au-dessus d’elle, le plafonnier semblait éteint et la forme du commandant n’était plus visible sur le rebord de la fenêtre. 

 

Peut-être qu’elle allait être chanceuse pour une fois, songea-t-elle en remontant les marches quatre à quatre, et qu’elle n’aurait pas à la croiser à nouveau. Oui. Elle devait sûrement être partie. 

 

Un cri de rage provenant du bureau la stoppa net, juste à l’orée du couloir, assez près des vitres pour distinguer la scène. La pièce était sombre, la seule source de lumière provenant de la lampe de bureau éclairant le désastre. Alvaro était debout face à son bureau et les piles de dossier avaient finalement rejoint le sol en une marée blanche autour d’elle.

Les mâchoires serrées, elle fixait un objet dans sa main. La scène était silencieuse et le commandant immobile, si bien que Daphné crut un instant avoir rêvé.  

 

Soudain, un second cri transperça l’espace et l’objet fut projeté contre le mur. Alvaro  s’effondra au sol, comme une marionnette à laquelle on aurait coupé les fils. Daphné hésita. Elle ne l’avait pas vue;  il n’était pas trop tard pour reculer, personne ne lui en voudrait, et puis de toute façon elle ne voulait pas d’elle ici, et - 

 

Elle entra. Un pas, puis l’autre, jusqu’à ce qu’elle finisse par s’asseoir à côté du commandant qui lui tournait le dos. Peut-être qu’elle commettait une erreur, en fait. Depuis quand se souciait-elle des états d’âme du tyran de la PJ?

“Commandant?”

Elle ne se retourna pas mais se raidit soudain, et Daphné se rapprocha.

“Morgane?” Le nom lui était presque étranger, mais Alvaro se retourna vers elle, son visage strié de larmes soudain visible dans la faible lumière.. “Ça va?

Question stupide. En même temps, comment était-elle censée consoler la personne qui n’avait jamais semblé en avoir besoin? C’était bien plus souvent l’inverse, les dernières victimes des déductions d’Alvaro venant s’épancher à la pause café - mais chez Gilles, toujours, parce que Daphné en était incapable. Ils auraient dû écrire un manuel pour ça, du style “ savoir gérer des situations de pleurs pour les nuls ”.

 La seule solution qu’elle avait trouvée pour l’instant, c’était les recherches Google où des parfaits inconnus donnaient leurs recettes et conseils pour ramasser vos proches à la petite cuillère.
Selon toute évidence, les forums seraient muets si elle leur demandait “ comment parler à votre commandant surnommé “Le tyran de la PJ” qui est assise au sol en pleurant, alors que vous ne lui avez jamais vraiment parlé ”. 

Ça va , donc, était la seule phrase qui lui soit à l’esprit. 

-Je - ouais. Génial.” La respiration hachée, elle ramena ses genoux vers elle. “Circulez, y’a rien à voir. Vous avez qu’à aller rigoler avec les autres poulets. 

Daphné se garda bien de lui mentionner que techniquement, elle faisait partie desdits poulets, et posa une main sur son épaule. 

-Je ne suis pas pressée. Et je ne suis pas une balance. 

-Personne n’en est une, c’est bien le problème”, répondit-elle en un rire étranglé. La remarque énigmatique échappa à Daphné, mais elle suivit son regard - vers l’extrémité de la pièce, là où gisait l’objet qu’elle y avait projeté. 

Son badge. 

-Vous savez qu’on est là pour vous. C’est jamais facile d’arriver dans ce genre de poste, suffit de voir Céline quand elle est arrivée - c’est une carrière compliquée.

Alvaro se raidit comme si elle l’avait insultée. 

-Ouais. Compliquée”, dit-elle en se relevant brusquement. Je - je vais y aller. Il faut que je -  Observant le chaos autour d’elle d’un air perdu, elle empoigna des feuilles en brassées saccadées, tentant de former une nouvelle pile qui lui échappa immédiatement des mains et revint s’écraser au sol. Comme si ça avait été un affront personnel, elle retourna à la charge.

 

Le spectacle était presque terrible - Morgane Alvaro en un combat perdu d’avance, les feuilles de plus en plus froissées dans ses mains. 

Alors lorsque Daphné se baissa pour attraper un dossier, formant le début d’une pile parfaite, elle ne reçut qu’un regard de travers qu’elle choisit d’interpréter comme un merci .  Son arrivée sonna un tournant dans la bataille et elles avancèrent ainsi pendant ce qui lui parut une éternité, jusqu’à ce que la mer blanche finisse par refluer. 

Enfin, le sol réapparut autour du bureau et il ne restait qu’une seule chose à remettre à sa place. 

 

Alvaro la regarda comme si l’objet qu’elle lui tendait allait la mordre. 

-On a encore besoin de vous, fit Daphné en lui fourrant l’insigne dans la main. On va fêter le retour de Céline dans le centre. Vous voulez venir?

Pendant le silence qui suivit, elle crut que le commandant allait dire oui. 

-Et puis quoi encore, lâcha-t-elle en marchant d’un pas raide vers la sortie. Bonne nuit, Daphné.

 

L’étrangeté de sa phrase la frappa alors qu’elle démarrait - le commandant l’avait appelée par son prénom.

Chapter 2: Principe d'inertie

Notes:

Ambiance : Dr Sunshine is Dead , de Will Wood and The Tapeworms

Chapter Text

 

Le jour où elle avait compris sa disparition, Morgane s’était donné une semaine pour encaisser le coup. S’isoler, hurler, casser un ou deux objets. Ignorer à tout prix ce qu’elle envisageait à peine de réussir à faire à deux.

 

C’était rassurant de se dire qu’il aurait géré. Qu’il saurait s’occuper des choses importantes. Le parent 1, en somme. Maintenant elle ne pouvait qu’ignorer l’évidence, que le locataire de son ventre serait laissé seul avec le parent de secours qui ne pourrait jamais être à la hauteur. 

 

Désolée, crevette. La seule assurance qu’elle avait maintenant, c’était qu’elle briserait une autre vie que la sienne. 

 

Une semaine suffisait pour considérer ses options, chercher dans l’annuaire la clinique la plus proche, prendre la bonne décision. Elle avait échoué à ça aussi, composant le numéro et raccrochant à chaque fois comme si c’était lui qu’elle choisissait d’oublier. 

 

Le choix était trop colossal pour qu’elle le fasse vraiment et elle avait fini par abandonner cette dernière ligne de fuite. Elle restait donc bloquée là, les yeux dans le vide et les bras en croix sur le lit. Les mains le plus loin possible de son ventre. 

 

Parce que Romain serait là un jour. Il ne pouvait pas être…

 

Il serait là et la vie reprendrait son cours. Imparfaite, peut-être, mais c’était la seule qui lui restait.

 

Ce n’était pas du déni si vous en étiez conscient.

 

Alors, le huitième soir, enveloppée dans le pull de Romain, elle fit le point. Il ne lui restait que ses affaires, une vague piste, sa rage, et la lettre de candidature qu’elle envoya en serrant les dents. 

 

Neuf mois plus tard, elle était élève sur les bancs de la police et Théa pointa son nez, tentant la sortie façon spéléo. 

 

Le choix était devant elle lorsqu’on lui présenta la fiche sur laquelle il ne manquait que sa signature. Elle n’en eut pas la force.

 

Lorsqu’elle se présenta à nouveau en cours le ventre plat et un sourire de martyr plaqué le visage, personne ne sut qu’elle avait menti. “Elle a pas survécu”, qu’elle avait dit. Les hurlements nocturnes de sa fille étaient peut-être sa vengeance et Morgane fonctionnait au ralenti lorsqu’elle la levait toutes les heures. La fatigue eut raison d’elle et dans leur appartement presque vide, Théa finit par partager son lit. C’était plus simple.

 

De toute façon, elle n’avait pas de vrai berceau pour elle. Déménager avait été trop dur à faire seule en emportant toutes ses affaires, elle les avait donc abandonnées. Le nouvel appartement était petit mais semblait immense, le sol occupé par trois cartons. Le sien, celui de Théa. Celui de Romain. 

 


Il était près de vingt-deux heures lorsque Morgane s’engagea dans le parking souterrain du vieux-Lille. La barrière s’ouvrit rapidement lorsqu’elle brandit devant le capteur le badge illimité le plus cher de la ville, obtenu gratuitement en faisant chanter deux ou trois opérateurs. Être flic avait parfois du bon. Même..

 

Elle repoussa la pensée dès qu’elle lui traversa l’esprit, avant que la nausée ne reprenne. Après plus de quatre années chez les poulets, c’était dur de continuer à se convaincre qu’elle les détestait. Qu’elle était ici pour la bonne cause, qu’elle démissionnerait à la seconde où elle trouverait la vérité, que de toute façon la réponse lui apparaîtrait rapidement une fois qu’elle aurait été embauchée. Ça faisait déjà six mois, elle n’avait rien, et elle donna un coup sur le volant qui eut pour conséquences de ne rien extérioriser du tout et d’envoyer la voiture frotter contre le mur. 

 

La porte du parking se referma derrière elle avec un bruit sec, la laissant debout dans le parc du centre-ville. La nuit de mars embrumée des premiers parfums du printemps avait apporté avec elle le retour des terrasses, et les passants les remplissaient joyeusement. Accélérant le pas elle évita de les regarder de trop près, ces gens qui riaient sans peur - assis à côté de leurs amis, tenant la main de leurs amants - leur insouciance douloureuse pour celle qui n’irait plus les rejoindre. 

 

Ses collègues étaient peut-être ici. Ce simple fait aurait dû lui prouver qu’elle ne serait jamais l’une d’entre eux, aurait dû balayer le regret qui ne la quittait pas. Elle n’appartenait pas à ces gens heureux, n’était pas ici pour se construire une nouvelle famille. La sienne existait déjà, il lui suffisait de la réunir à nouveau et ça n’allait pas tarder - tant qu’elle ne craquait pas maintenant.  Daphné l’avait eue dans un instant de faiblesse et elle avait failli tout lui dire, ruinant ainsi quatre ans de travail. 

 

Forestier

 

Ils n’étaient pas ses amis, juste une partie des rouages de la machine gangrénée qu’était la police. Trois ans d’études lui avaient au moins permis de connaître son fonctionnement, ses failles et ses injustices. Ce dont elle avait besoin pour savoir où chercher. Malgré tout, elle ne pouvait s’empêcher de les appeler par leurs prénoms dans sa tête, comme ils le faisaient entre eux mais jamais avec elle. Jusqu’à ce soir.

Une limite était en train d’être franchie, songea-t-elle en s’engageant dans le dédale des rues de Lille. Il était inconcevable d’y céder, c’était d’ailleurs pour ça qu’elle avait choisi un parking à plus de trente minutes de marche de chez elle - de sa vraie adresse. Officiellement, elle habitait dans le centre. Seule. 

 

“J’suis désolée, Mathilde”, dit-elle à voix haute en refermant la porte derrière elle. Sautillant pour enlever ses talons, elle fourra sa veste de service dans un coin. “J’ai eu un empêchement au boulot”.

La jeune femme sortit de la cuisine, une tasse fumante en main. Son sweat bleu ciel était relevé jusqu’aux coudes et de la farine s’était déposée aux entournures. 

-Pas de souci. Je commence à avoir l’habitude, sourit-elle. Un jour, tu me diras ce que tu peux bien faire dans la vie pour avoir des horaires aussi irréguliers?

-Ouais. Un jour. 

Morgane enfila son pull avec soulagement. Rose, criard, avec une capuche d’ourson, c’était exactement ce dont elle avait besoin après sa journée. Mathilde lui tendit sa tasse. “J’en ai fait une autre”. L’étiquette indiquait Sommeil paisible et Morgane fronça les sourcils. 

-Tu veux pas un truc plus consistant? Si tu veux, on peut finir la série de l’autre jour, proposa-t-elle. 

-Ce serait avec plaisir, mais j’ai un autre truc… Ça ira?

Elle sentait Mathilde au bord de la pitié et il était impératif qu’elle ne franchisse jamais cette limite. Tout allait bien. 

-Ah non, mais pas de problème, je pensais justement demander à des collègues de me rejoindre, rétropédala-t-elle. Ça m’arrange. Passe une bonne soirée!”

Son sourire retomba alors que la porte se refermait, la laissant seule à nouveau. La version d’elle qu’elle montrait à Mathilde s’évanouit, rentrant au placard aussi facilement que s’il s’était agi d’un costume défraîchi. Au repos, juste à côté du commandant Alvaro, les rôles prêts à être endossés à nouveau demain.

 

Il n’y avait plus besoin de faire semblant, elle pouvait être elle-même.

 

Si elle parvenait à s’en souvenir. Chaque jour, les contours de celle qu’elle avait été se brouillaient un peu plus, étaient un peu plus durs à retrouver, et peut-être qu’un soir elle l’aurait tout à fait perdue. 

 

Le silence devint intolérable. Oppressant.

 

Morgane alluma la télé.

 


 

Sa réputation grandissait et son sommeil disparaissait. Morgane Alvaro, le flic, naquit entre les biberons et les entraînements, enveloppant sa façade de répliques acerbes qui lui valurent autant de mépris que de respect et quelques surnoms bancals.  Le Génie Fou, La Tornade, l’autre-folle-de-dernière-année. Honnêtement, c’était moins déprimant que la rouquine. 

 

L’année où Théa souffla ses 4 bougies, Morgane terminait son stage et les lettres affluèrent. Lyon, Paris, Brest, Lille. Ses collègues lorgnèrent le courrier avec des regards envieux : d’habitude, il fallait ramper plusieurs années pour ces postes. Tant pis pour eux. Morgane s’était assurée qu’en quatre ans, chacun de ses coups d’éclat soient bien visibles; avait construit son personnage précautionneusement. Le flic parfait. Ils allaient adorer. 

 

La seule lettre qui l’intéressait trônait là, sur sa table de cuisine, le tampon de Lille apposé sur le timbre. 

 


 

Le documentaire était toujours en marche au rez-de-chaussée lorsqu’elle gravit l’escalier qui menait à l’étage. Une marche, deux, éviter la troisième qui présentait un craquement inquiétant. C’était peut-être des termites - non, c’était sûrement des termites - mais ses colocataires restaient sages pour le moment.

 

Les cartons sur le palier la narguaient. Cela faisait maintenant un an qu’elle tentait de se convaincre de les défaire et ils la narguaient à chaque fois qu’elle passait dans le couloir. Mais Morgane savait ignorer leurs formes disgracieuses et le message qu’ils lui donnaient - elle n’était que de passage ici. 

 

La chambre adjacente à la sienne était silencieuse. Doucement, elle s’en approcha, tournant la poignée sans bruit. 

 

La scène qui s’offrait à elle dans l'entrebâillement de la porte confirma ses soupçons. Une lumière bleue illuminait doucement la chambre, filtrant à travers les draps. De temps à autre, un bruit de page qu’on tournait brisait le silence et la lumière vacillait un moment. Théa ne dormait pas, comme chaque soir, plongée dans le dernier roman tiré des piles qui jonchaient le sol autour d’elle. Et comme chaque soir, Morgane profita un instant du spectacle,  sa fille de cinq ans qui s’obstinait à refuser d’écouter les adultes autour d’elle.

 

Une exclamation stupéfaite retentit: l’histoire avait dû prendre un tournant dramatique.. Sa fille n’avait jamais su cacher ses émotions, les portant fièrement devant elle, et l’on devinait toujours les contours des péripéties lorsqu’on l’écoutait réagir à ses lectures. 

“Théa…” Sa voix avait pris l’intonation de son autre rôle - celui de mère - qui était peut-être celui qui lui était le plus difficile. Le château de tissu s’effondra alors qu’un visage coupable émergeait.

“Maman!” 

Ce sourire allait lui rendre la tâche difficile. “T’es censée dormir, je crois, dit-elle en fronçant les sourcils, s’approchant du lit pour prendre le livre en main. Verte

-Mais c’était trop dur, protesta-t-elle. J’allais juste apprendre ce qui allait arriver à la grand-mère, tu vois?” Théa retomba de manière dramatique sur le lit, les bras en croix. “Je pouvais pas arrêter ”.

-Tu sais quelle heure il est? 

Théa retourna son réveil face contre le bois de sa table de chevet. 

-Non, gloussa-t-elle. Il est six heures du soir! 

-Oui, sourit Morgane en s’asseyant au bord du lit. Il est six heures du soir, et c’est l’heure où les histoires vont dormir. Comme les petites filles.

-Mais j’ai pas envie. En plus, je suis en solitude dans mon lit, ajouta-t-elle avec une oeillade pleine d’espoir. Tu te rends compte? Et le tien est siiii graaaand

Elle savait bien que ce n’était pas ce que les maîtresses et les gardes d’enfants lui recommandaient dans leur sollicitude désapprobatrice et leurs conseils mal placés, dans ces regards remplis de pitié lorsqu’elle arrivait en retard à l’école pour la cinquantième fois. Vous savez, il lui faut un cadre stable. Des règles. Son lit, ses affaires, pas de changement. Leurs visages qui se plissaient comme un papier froissé lorsque Théa racontait qu’elle avait eu le droit de manger le dessert avant le plat. C e chaos  n’est pas bon pour un enfant.

 

Ouais. Morgane en avait eu, de la structure, tiens. Ça n’avait rien empêché. Alors elle prit Théa dans ses bras et celle-ci esquissa un sourire ravi. “Allez, viens, crevette”. 

Allongées toutes les deux sur le grand lit de la grande chambre d’adulte - si terriblement vide - elle raconta des histoires à Théa, jusqu’à ce que ses yeux papillonnent et que sa respiration se fasse lente. Celle d’une fée qui entrait dans une forêt pour retrouver le roi qui s’était perdu, et qui devait se transformer en loup pour passer inaperçue. Celle d’une rivière qui s’asséchait sous le soleil et qui envoyait un oiseau aller briser le barrage. Celle d’un cerf qui se regardait dans un étang magnifique jusqu’à ce qu’il perde son reflet pour de bon. Comme tous les soirs, des dizaines d’histoires se déversaient sans qu’elle y pense, tout ce qu’elle ne pouvait dire et qu’elle raconterait pour de vrai à Théa lorsqu’elle serait grande et à Romain lorsqu’elle l’aurait retrouvé. 

 

Un léger ronflement emplit la pièce et Morgane se dégagea des petits bras qui la serraient, rabattant la couverture autour de sa fille. L’étage de la maison n’était pas grand mais il restait une pièce au fond du couloir, si discrète qu’on pouvait l’oublier. Serrant les dents, Morgane sortit la clé de sa poche. 

La chambre était similaire aux autres, avec une fenêtre au fond et des murs beiges qu’elle n’avait pas repeints. On ne les voyait plus vraiment. Chaque espace libre était couvert de documents - des dossiers, des articles de journaux, des fichiers photocopiés illégalement, des tickets de métro, agencés dans ce qui semblait être un désordre sans nom qui rejoignait le sol et le bureau, seul meuble trônant dans l’espace, lui aussi recouvert d’une dizaine de piles et de verres abandonnés avec leur fond de café dans divers états de dessèchement. Des années d’amoncellements d’indices et de cul-de-sacs qui ne l’avaient menée nulle part. 

 

Elle alluma son lecteur CD et les premiers accords de Will Wood emplirent la pièce, sa playlist pour réfléchir, le chaos qui éteignait le reste. C’était la nuit qu’elle commençait son second travail - le vrai - fixant les murs et leurs informations jusqu'à s’en brûler les rétines, tentant de faire correspondre les informations avec la même facilité qu’elle résolvait les enquêtes. 

 

Depuis quelques mois, elle avait cessé de venir ici tous les soirs. 

 

Ça commençait à faire beaucoup - cinq ans - ça commençait même à faire trop, et elle  était fatiguée. Un abattement intense,  comme si on avait éteint d’un coup tout le logiciel et qu’elle n’existait que par défaut. Elle le sentait arriver depuis quelques semaines mais n’y avait pas prêté beaucoup d’attention. Le problème s’en irait tout seul si elle passait outre. 

En cet instant où elle sentait le monde lui échapper, elle sut qu’il n’en ferait rien. La chanson derrière elle jouait mais n’avait aucun sens, comme si les émotions qu’elle provoquait d’habitude se heurtaient à un mur avant de l’atteindre. C’était le plus inquiétant : elle n’entendait plus la musique. 

 

Ce devait être la chanson. Elle la passa. Journey, Pink, Saraceno, rien ne fonctionnait plus, comme si quelque chose était en panne dans la machinerie de son cœur.

Ce n’était même plus la terreur habituelle face à la possibilité d’échouer. Elle en avait eu souvent en quatre ans et ça n’avait rien à voir. La peur, ça se dépassait.

 

Non, Morgane avait le sentiment de lentement cesser d’exister, comme si son corps avait décidé que maintenant, c’était plus qu’assez. La colère, l’acharnement, les émotions et les déductions qui la faisaient tenir debout, l’espoir d’un jour récupérer ce qu’elle avait perdu et -

 

La tristesse. La tristesse l’avait quittée aussi, ne laissant qu’un bruit blanc et son esprit vide qui contemplait sa fin. Après tout c’était peut-être le terminus de sa route - bravo, vous avez atteint la dernière impasse, voici votre médaille, merci d’avoir joué - parce que le feu l’avait quittée  lentement, pernicieusement, sans même qu’elle s’en rende compte. 

 

Ne restait plus qu’elle dans cette maison de Lille et sa fille dans la pièce d’à côté, si désespérément seules. 

 

Elle souleva son téléphone en contemplant ses contacts. Ce n’était pas son pro, c’était le sien, Théa en fond d’écran et deux contacts - Mathilde et le garagiste. Elle gloussa, le reposa, ferma les yeux, se laissa tomber au sol. Le contact dur et froid du plancher sous son dos la soulagea un peu, mais le vide ne recula pas. Elle resta immobile, attendant patiemment que comme d’habitude quelque chose se passe; peut-être l’une de ses impatiences ou un éclair de génie qui lui donnerait envie de se relever. 

 

Les premiers oiseaux commencèrent à chanter et elle était toujours au sol. 

 


-Alvaro. Dans mon bureau.

Elle n’eut même pas le temps de passer la porte du bureau que Céline l’interpellait, l’air contrarié. Le capitaine venait tout juste de revenir et Morgane avait espéré être tout en bas de la liste de ses priorités. Serrant les dents, elle se dirigea vers la pièce dont les volets étaient toujours baissés, les affaires à peine déballées. 

-Bonjour. C’était bien, ces trois jours?

-Fermez la porte. 

A peine se fut-elle exécutée que Céline se laissa tomber sur sa chaise. C’était fou, ça, fallait qu’elle se détende. Un an bientôt qu’elle était capitaine et elle n’avait jamais desserré les vis d’un quart de tour. Enfin si, une fois, et ça n’avait pas été très fameux. 

-Tu voulais me voir?

Le tutoiement devenait naturel lorsque les oreilles indiscrètes ne les entendaient plus. Sa relation avec Céline faisait partie de ses dérapages, des fissures dans le mur de sa vie chez les flics. Un rapport un-peu-moins-que-professionnel qu’elle préférait ignorer la plupart du temps. 

-Qu’est ce qui ne va pas?

-Hein? Mais rien, tout va bien, qu’est ce que tu - Daphné a dit quoi?

-Arrête. L’affaire Garnot? J’ai vu le rapport et la recherche, dit-elle en croisant les bras. Attends - elle parut soudain intéressée, relevant l’usage du prénom - Daphné était censée me dire quoi?

-Rien du tout, répondit-elle, butée. 

 

Il ne manquait plus qu’elle apprenne son dérapage incontrôlé.

Avec Céline, elle avait compris qu’une fois qu’elle laisserait une personne entrer, elle ne parviendrait jamais à remonter les barrières. Celles-ci lui auraient été bien utiles en ce moment, montagnes d’acier impénétrables qui auraient empêché son cœur d’accélérer alors que ses larmes commençaient à monter. Merde. 

 

Celle-ci prit sa main, l’entraînant vers une chaise libre. 

-Morgane, c’est pas le moment de me raconter des conneries.

-Je- 

Sa phrase ne trouva pas de suite et elle haït sa faiblesse, haït sa voix qui s’étranglait, haït l’envie qu’elle avait de serrer Céline dans ses bras. Elle aurait pu réitérer l’erreur qu’elle avait commise il y a deux ans, soulager sa peine un instant, blesser Céline à nouveau et détruire irrémédiablement leur relation. Le choix s’offrait à elle, dans ces  vingt centimètres qui les séparaient et dans son regard qui ne la quittait pas. 

 

Ça aurait été juste physique pour elle, comme la dernière fois. Briser son cœur et ce lien qui l’entourait était la solution la plus sûre pour s’en sortir et se concentrer à nouveau sur son but. 

 

Elle en était incapable. À la place, elle hocha la tête.

-J’ai besoin de résoudre cette enquête, dit-elle en se dégageant. C’est tout. Juste une fatigue passagère. 

-Très bien. On va dire ça. N’oublie pas que tu as d’autres dossiers en cours, l’affaire Prévot, par exemple. Tu ne peux pas te permettre de la laisser de côté. 

-Je pensais que je pourrais la passer à - 

-Non, dit Céline avec sa voix officielle, celle qui n’acceptait pas de refus. J’ai bien voulu te charger des disparitions, mais tu as d’abord un devoir par rapport à nos enquêtes principales. L’affaire Prévot, donc.

La provocation était claire - on peut être deux à jouer à ça - et Morgane sut qu’elle n’avait qu’à lui fournir une bonne explication pour pouvoir remettre l’affaire à un collègue. 

 

Sans un mot de plus, elle hocha la tête et sortit du bureau. Il était trop dangereux de continuer à jouer à ces jeux, parce qu’elle perdrait, parce qu’elle avait terriblement envie de laisser tomber cette recherche qui l’épuisait et d’accepter l’amitié qu’on lui offrait, d’avoir des soirées cocktail et des blagues avec ses amis, d’entrevoir des visages souriants lorsqu’elle arrivait au boulot. Si Céline lui proposait maintenant elle pourrait presque dire oui. Elle voulait dire oui. 

Alors elle serra sa main un peu plus fort, jusqu’à ce que la douleur prenne le dessus et lui rappelle son but. Une fois qu’elle l’aurait retrouvé, elle cesserait d’être seule. Il fallait qu’elle se recentre sur le bonheur qui l’attendait peut-être, au lieu de le chercher chez des foutus flics. Et il fallait qu’elle le fasse rapidement. 

 

Avant que toute détermination l’abandonne .

 

Chassant la peur qui lui serrait le ventre, ce et si qu’elle ne voulait pas entendre, elle reprit ses esprits. Elle avait du travail.

 


Ce n’était pas un entretien, avait dit Céline. L’offre était déjà là, c’était simplement pour apprendre à la connaître et qu’elle puisse faire son choix. Elle venait d’être nommée capitaine et la pression était clairement visible, ses doigts jouant nerveusement avec son sous-verre alors qu’elle lui décrivait son département en termes élogieux. 

 

Mais elles n’étaient pas collègues, pas encore, et il restait une condition. Morgane aurait dû être aveugle pour ne pas remarquer ses pupilles lorsqu’elle l’avait vue pour la première fois, vu son regard sur ses courbes avant qu’elle se reprenne. Elle aurait pu l’ignorer, demander l’exclusivité sur les disparitions dès le départ, et Céline aurait dit oui.

 

Pourtant, ça faisait longtemps et ses réserves s’en furent avec son troisième verre et la main du capitaine qui frôlait la sienne sans s’en apercevoir. Une nuit, des bras, quelqu’un qui la regardait enfin, c’était trop tentant pour qu’elle y résiste. 

 

Peu importe si elle voyait l’honnêteté dans le regard de Céline, si sa voix avait tremblé lorsqu’elle avait passé sa main sur sa taille, si son cœur avait accéléré sous ses doigts alors que le sien restait désespérément calme. 

 

Peu importe si la condition fut posée la tête sur l’oreiller et la main sur sa hanche. 

 

Peu importe si, lorsque le jour se leva sur Lille, Morgane était déjà dans le premier train, la sensation des bras qui l’enserraient encore sur sa peau et le cœur au bord des lèvres. Elle ne savait pas ce qui faisait plus mal : s’être rendue compte à quel point ça lui avait manqué, ou son esprit qui hurlait sa trahison. 

 

Le contrat était dans son sac. Elle était commandant et chacun de ses pas la rapprochait de la vérité, Céline simple dommage collatéral. 

 

Ça lui avait quand même fait mal lorsque celle-ci s’était excusée de son comportement lorsqu’elle avait pris ses fonctions, comme si elle avait été la seule coupable, ses mots vides de colère mais enveloppés de honte. Morgane avait serré les dents, et accepté les excuses en ayant l’impression d’être la pire des ordures. 

 


Il était presque dix-huit heures lorsqu’elle revint de la seconde perquisition chez cet abruti de Prévot. Balançant les clés de la voiture sur son bureau, elle s’assit avec soulagement sur le coin de la fenêtre. Cette foutue affaire lui prenait beaucoup plus de temps que prévu et elle voyait ses chances d’avancer sur la disparition s’éloigner lentement. Le monde entier semblait s’être ligué contre elle et chaque étape de la procédure prenait trois fois plus de temps que d’habitude. 

Elle était à deux doigts de tout envoyer balader. Alors qu’elle fermait les yeux un instant, elle sentit Louis qui la fixait, rallumant son exaspération. Se contenir toute la journée de commettre un meurtre sur son adjoint avait déjà été difficile et il semblait vraiment avoir envie de couper court à sa vie.

-Charrault, lança-t-elle au blondinet. Range les preuves et écris ce rapport, tu veux? Essaie de le faire correctement cette fois. 

Celui-ci se précipita vers la sortie avec un zèle exécrable. Un vrai flicaillon, suivant les ordres à la lettre. C'était cet empressement qui avait fini par la faire choisir Daphné. Elle ne s’opposait jamais complètement à elle, mais elle avait du potentiel - une lueur de défi qui brillait dans ses rétines, qui lui indiquait que peut-être il y avait plus qu’un soldat derrière celles-ci.

 

Daphné s’approchait d’ailleurs, une pile de dossiers en main et un air renfrogné sur le visage. Il était clair qu’elle nourrissait un léger ressentiment par rapport à la montagne de recherches que Morgane lui avait demandé. 

 

Peu importe. Aucun de leurs états d’âme n'avait de poids; pas quand elle prévoyait de démissionner à la seconde où elle obtenait les informations dont elle avait besoin. 

 

Tu cherches des pistes, pas des amis , se répéta-t-elle pour la vingtième fois alors qu’un sentiment de culpabilité pointait son nez. Tant mieux s’ils la méprisaient. 

 

-Voilà, dit-elle en lâchant les dossiers avec fracas sur le bureau. Autre chose?

-Non. Merci, Forestier.

Elle évita de croiser son regard - elle était sûre d’y trouver le reflet de sa faiblesse de la veille - et emporta la pile sur le rebord de la fenêtre. Elle avait des déductions à faire.

-Ah, et il n’y a pas que le gars de la sécurité qui a un faux nom, lâcha Daphné avant de quitter le bureau. Un de ses conseillers aussi, il n’y a strictement aucune info sur lui en ligne, sauf s’il s’agit d’un vieux de quatre-vingt-dix balais. Donc pas la peine de me rappeler pour me dire que sa fiche est vierge.

 

Sans répondre, Morgane feuilleta le dossier jusqu’à trouver la fiche en question et son cœur s’arrrêta. 

 

Le monde sembla ralentir soudain, les secondes s’écoulant comme de la mélasse alors qu’elle contemplait le nom en haut de la feuille. 

 


Il y a exactement neuf mois, Morgane était en planque devant une bâtisse en briques dans une rue sans intérêt. La pluie battante ruisselait le long de sa nuque, imbibant le tissu de sa veste qui s’alourdissait à chaque seconde. Elle était immobile dans l’obscurité depuis plus d’une heure maintenant et sa patience s’épuisait. 

 

Partir était hors de question. 

 

On lui avait transmis un dossier de personne disparue qu’elle avait choisi de prendre en charge, contrairement à tous les autres. Elle n’avait pas négocié le premier regard sur toutes ces enquêtes pour faire de la charité ou rendre le monde meilleur - il ne le deviendrait jamais. Depuis le début, elle suivait uniquement des enquêtes de disparition qui pouvaient se rapprocher de celle de Romain. 



Aucune d’elles n’avait eu d’intérêt jusqu’à aujourd’hui. La disparition d’un homme de vingt-cinq ans sans trace, sans autre information qu’une altercation sans gravité avec un officier de police. C’était sa fiancée qui avait déposé la plainte, une jeune femme de bonne famille au visage rougi par les pleurs. 

 

Le père de celle-ci était le PDG d’une entreprise à succès, entouré en permanence d’une dizaine de conseillers. Parmi ceux-ci, un nom inconnu de tous les moteurs de recherche : Antoine Desport. C’était devant son adresse potentielle que Morgane faisait le guet. Il en était responsable, elle en était sûre, et elle sortirait de lui toutes les infos qu’il avait à propos de Romain. 

 

Un bruit de roues retentit dans la rue jusqu’alors déserte et la Toyota dont elle connaissait la plaque par cœur se gara à quelques mètres de sa planque. Elle resserra la main sur son flingue alors que l’adrénaline montait. Elle tâcha de retenir tous les détails de l’homme qui marchait vers sa porte. Dans la pénombre, elle ne distinguait que les contours de son visage,  sa carrure imposante, et ses yeux qu’elle supposait bruns. Une veste en cuir et des chaussures de terrain détonnaient avec l’idée qu’elle se faisait d’un conseiller privilégié d’une firme de cette taille. C’était presque sûr, elle avait raison, et il allait parler. 

 

Une sonnerie retentit et elle sursauta - son téléphone. Desport se redressa, scrutant l’obscurité. Deux ruelles plus loin, la respiration haletante, elle décrocha.. “Oui, Céline?”

 

Lorsque l’appel prit fin, l’homme avait disparu depuis longtemps dans le bâtiment mais ça n’avait plus aucune importance. Le jeune homme avait été retrouvé et il allait rentrer chez lui sans attendre. C’était une fausse piste.

Encore. 

 

Avec un cri de rage,  elle balança le portable dans le caniveau. 

 

Ce ne fut que trois jours plus tard que la nouvelle leur parvint. Vingt-quatre heures après son retour, il s’était suicidé. 

 


 

C’était maintenant la septième affaire. Celle qu’elle avait éliminée de ses dossiers. La rage au coeur, elle avait repris ses recherches et plongé dans tous les dossiers de la PJ des cinq dernières années. Ceux dont l’accès lui était interdit. 

 

Ça lui avait pris quatre mois. Finalement, six ressortaient.

 

Six enquêtes où l’on n’avait jamais retrouvé la personne disparue, qui semblait avoir quitté brusquement tous les radars. Bien sûr, elles étaient toutes de haut profil mais ça ne voulait rien dire, pas quand elle retrouvait sa peine dans les témoignages des proches. Une personne devait les relier, c’était évident, mais elle lui avait toujours échappé. 

 

La feuille devant elle se brouilla alors que les déductions glissaient lentement à leur place, l’une après l’autre. 

 

Un claquement de porte et elle quitta la PJ. Enfin, elle l’avait probablement quittée - Morgane n’y avait pas prêté attention, et le bâtiment aurait tout aussi bien pu être vide de toute présence humaine : seuls comptaient les documents qu’elle avait en main et ceux, bien plus vieux, qu’elle avait mémorisés - et il lui sembla que le monde autour d’elle s’évanouissait. 

 

La seule zone d’ombre de ces dossiers. L’individu qui n’apparaissait pas sur les rapports mais laissait un trou dans les registres, dans les rendez-vous, un non-dit que personne avant elle ne semblait avoir remarqué. 

 

Et c’était arrivé de nouveau avec Garnot. Forestier venait de lui filer le dernier élément.

 

La question était revenue, celle qui n’avait pas de réponse et qui lui demandait pourquo i. 

 

Premier point. Garnot battait sa femme. 

 

Deux : Sa relation avait été au centre de son image publique; la découverte de la vérité aurait définitivement détruit sa réputation et l’aurait mené en prison pour un bon bout de temps. Ses ennemis auraient eu tout intérêt à la protéger et à faire sortir cette histoire.

 

Trois :  pourquoi, s’il l’avait frappée jusqu’à la tuer peut-être,  aurait-il essayé de la retrouver à tout prix? Quel intérêt de risquer sa campagne? 

 

Quatre : il était réellement paniqué. Probablement pour lui-même, et pour le risque que ça engendrait. 

 

Cinq : si ni lui, ni ses ennemis ne l’avaient fait disparaître, il restait deux options. La fuite - hautement improbable vu l’emprise de Garnot - ou quelqu’un d’autre l’avait fait disparaître. Quelqu’un de son milieu, comme sur les autres dossiers.

 

Quelqu’un qui vivait de contrats courts, type campagne politique ou levée de fonds et dont le modus operandi ne lui était pas inconnu. Dans les six disparitions, on n’entendait plus jamais parler des personnes disparues, souvent des proches de personnages publics riches et influents, qui auraient eu tout intérêt à transférer la charge à quelqu’un d’autre en pouvant nier toute implication si l’affaire tournait mal.

 

Ces employeurs qui n’étaient pas au courant des agissements de leur équipe trahissaient un nombre important d’intermédiaires. 

Au centre de ces dossiers sans réponses, une seule inconnue. Un conseiller. Il était dans les coins flous des enquêtes qu’elle suivait, camouflé derrière des gens plus influents et des faux noms, et n’apparaissant jamais sur les transcriptions officielles. 

 

Morgane n’avait aucun nom avant, même pas un faux, mais il venait de commettre une erreur en apparaissant sur le radar. Antoine Desport

 

Il avait réutilisé son faux nom. 

 

Il n’aurait pas dû.

 

Pour la première fois elle avait des preuves solides, un chemin qui se traçait devant elle, enfin.

 

Elle aurait dû agir tout de suite, mais resta figée au milieu du bureau. Son corps ne réagissait plus et son esprit sprintait loin devant, des signes avant-coureurs qu’elle connaissait bien. 

 

La salle des archives était sombre lorsqu’elle y tituba, le cœur à cent à l’heure et la cage thoracique comprimée par une terreur insidieuse. Elle eut la présence d’esprit de fermer la porte derrière elle. 

 

C’en était une autre, la même qu’hier ou que la semaine dernière, ces crises qui arrivaient de plus en plus souvent et de plus en plus fort. Son cerveau bloquait face à elle - comme s’il lui interdisait l’accès - alors que le monde l’opressait, ses jambes tremblantes ne lui donnant d’autre choix que de s’accroupir. 

 

Les mains sur les tempes, elle força sa respiration à devenir régulière. Ça avait toujours suffi à éloigner la peur qui la saisissait alors, mais aujourd’hui s’y mêlait une colère dont elle ignorait l’origine. 

 

S’abandonner au brasier aurait été tellement simple. Elle avait toujours réussi à l’éloigner mais l’appel était plus fort aujourd’hui, son esprit lui répétant à quoi bon , l’étendue de son égarement évidente devant elle. L’espoir d’une fin heureuse pour elle qui n’en méritait plus, le monde qui riait face à sa naïveté.

 

Les yeux rivés sur la moquette de la salle, elle tenta d’ignorer les halètements mêlés de sanglots qu’elle ne comprenait plus. Elle se vit d’en haut, risible et obstinée et si désespérément seule avec sa fureur. Romain l’aurait comprise. Oui, c’était certain, il aurait été là. Il aurait été là. C’était sûr. C’était - 

 

Ses souvenirs devenaient flous, maintenant qu’elle l’avait cherché plus longtemps qu’elle ne l’avait connu. 

 

Il le fallait pourtant. Elle devait le retrouver, parce qu’elle n’avait rien d’autre. Se retenant de hurler, Morgane enfonça ses ongles dans son bras. Un peu plus, encore un peu, presque sauvagement,  jusqu’à que la douleur supplante à nouveau ce trop-plein qui l’envahissait. 

 

Lorsqu’elle parvint à se relever, la fatigue l’envahissait à nouveau et son bras lui faisait mal, les cinq plaies en forme de demi-lune rejoignant les autres sur son bras. Morgane enfila sa veste, remit son badge sans le regarder, se rattacha les cheveux. 

 

Regardant l’adresse griffonnée sur le calepin, elle esquissa un sourire sans joie. 

 

Elle les haïssait tous et c’était Desport qui allait payer.

Chapter 3: Loi d'Ohm

Notes:

Vibes générales : Playground, Drumming song, Intro III

Chapter Text

Trois jours de préparation. Trois jours pour être au clair avec son plan, pour dérober une dernière fois les caméras de sécurité de la rue qui l’intéressait, pour déterminer les horaires de l’homme qu’elle cherchait. D’ailleurs, ceux-ci étaient particulièrement réguliers pour quelqu’un qui se voulait indétectable : le gars était chez lui à vingt heures tapantes tous les soirs, réglé comme un coucou. 

 

Si elle était honnête, la seule raison pour laquelle elle ne s’était pas précipitée immédiatement au domicile de celui-ci, c’était parce que Mathilde ne pouvait garder Théa sur la nuit avant jeudi soir. Malgré son insistance, elle n’avait pas obtenu d’elle qu’elle vienne plus tôt, et elle n’avait pas d’autre baby-sitter. Le fait que personne d’autre ne soit au courant de l’existence de sa fille constituait un léger obstacle à la garde  d’un enfant.

 

Sur le papier, elle en aurait eu besoin, de ces trois jours : prendre ce temps pour se reposer, dormir, et établir un plan de bataille. Les deux premières étapes du plan étaient tombées à l’eau lorsqu’elle s’était retrouvée à fixer l’évier qui gouttait dans sa cuisine à deux heures du matin, comme si le contempler un peu plus longtemps allait lui permettre de se réparer tout seul. Alors qu’elle nettoyait son four - il devait être quatre heures trente - les pièces s’imbriquèrent petit à petit. 

 

C’est vrai, elle n’avait techniquement aucune preuve que cet homme soit impliqué dans la disparition de Romain, mais les cul-de-sac répétés de ses fouilles au sein des flics de Lille et la similitude des détails dans les six enquêtes qu’elle avait mises à part racontaient une histoire qu’elle aurait été stupide d’ignorer. Il était impliqué. Il devait l’être. 

 

Sinon, elle se retrouvait aussi perdue qu’il y a cinq ans. 

 

Une idée lui traversa soudain l’esprit. Elle releva la tête, heurtant le haut du four et envoyant une onde de douleur à travers son crâne. 

Dix minutes plus tard, Morgane était assise à la table de la cuisine, un sachet de petits pois surgelés sur la tempe, devant l’ordinateur qu’elle n’était pas censée ramener chez elle. Elle manquait d’informations pour atteindre l’homme qu’elle visait, mais son identité réelle était déjà une faille dont elle pourrait jouer une fois face à lui. Après tout, les criminels appréciaient peu qu’on divulgue leur vrai nom s’ils s’étaient donné tout ce mal pour la cacher. Trouver son nom lui donnerait donc une réelle avance.

 

Le soleil se levait lorsqu’enfin elle trouva l’information qu’elle cherchait, alors qu’une migraine débutait entre ses tempes. Il n’avait pas été facile à trouver, l’abruti - une autre personne qu’elle n’aurait probablement pas réussi - mais Morgane avait l’habitude de travailler à partir de presque rien : relevés de cartes, mentions dans divers dossiers, dates qui se corrélaient et informations de pressings. 

 

Un verre d’eau s’imposait. 

 

Sur l’écran de son ordinateur, deux fichiers. L’un était l’arrêt sur image de la seule vidéo de surveillance qui montrait son homme. Le deuxième, un dossier de recherche de personnes disparues. Un lycéen qui avait selon toute évidence fugué et qu’on n’avait jamais retrouvé. Les dates correspondaient, et il s’avérait donc que la fuite pouvait vous amener vers un futur de criminalité haut-de-gamme. Sur le rapport de la police vieux de 16 ans, une photo et un nom. Adam Karadec. 

 

Lorsqu’elle déposa Théa à la crèche, elle était d’excellente humeur. Pour le jeu dans lequel elle comptait s’engager, il fallait avoir les bonnes cartes, et elle était en passe de se constituer une suite entière.  

 

Sur sa lancée, elle ignora l’équipe, résolut l’affaire Prévot - au grand dam de Céline qui s’attendait toujours à ce qu’elle cède - et fournit à Charrault assez de boulot pour qu’il cesse de lui poser des questions beaucoup trop personnelles en la regardant comme si elle était un gourou de secte. Fallait vraiment qu’il se trouve une vie, celui-là. 

 


Lorsqu’elle rentra chez elle, deux heures plus tôt que d’habitude, elle trépignait presque. L’attente était insoutenable quand l’action était à portée de main. Le tout premier instant de cinq longues années où, enfin, elle cessait d’être enfermée dans son esprit en roue libre, passant de possibilités en possibilités comme une grenouille sous cocaïne. 

 

Ce soir, elle avançait. Desports - Karadec - devrait savoir des choses, c’était certain. Le hasard avait ses limites que six cas séparés,  sept en comptant celui de Romain,  dépassaient sans aucun doute. 

 

Elle plaça le silencieux sur son arme de service. Encore un élément emprunté à l’armurerie, dont les agents ne remarqueraient pas la disparition avant la semaine prochaine, lors de l’inventaire mensuel. C’était à la fois une sécurité supplémentaire et l’assurance qu’on ne l’interromprait pas avec une délation malvenue de l’un de ses voisins. Un frisson descendit le long de son échine alors qu’elle posa l’arme équipée sur la table de la cuisine. 

 

Viser juste n’avait jamais été un problème. Elle avait beau failli rater la moitié des épreuves d’endurance au concours, ses notes en tir l’avaient maintenue à flot. Le souci, c’était que jusqu' à présent ses cibles avaient été immobiles et de type cartonné, mis à part la fois où elle avait dû appréhender un suspect durant sa fuite. Mais là encore, elle visait sa voiture, pas lui. 

 

Serrant les paupières, elle se reprit. La faiblesse ne lui obtiendrait aucune réponse dans le meilleur des cas, et lui vaudrait sa vie dans le pire si Karadec s’avérait bel et bien être un tueur à gages version deluxe. Après tout, la disparition des victimes sans aucune trace était un bon indicateur. 

 

Comme - 

 

Se relevant subitement, elle sortit une bière du frigo. Il lui restait deux heures avant que l’oiseau soit dans son nid, et il était hors de question qu’elle les passe seule avec des incertitudes. Il était temps de revoir le plan. 

 


 

C’est ainsi qu’elle se présenta devant la porte, sans uniforme, les cheveux lâchés et la main camouflée sous les replis du tissu. C’était toujours la même bâtisse, la même voiture à laquelle on n’avait changé que la plaque. On aurait pu croire qu’un conseiller-et-assassin probable changerait d’appartement un peu plus souvent. 

 

Sauf qu’il n’avait aucune raison de penser qu’il était repéré. Elle resserra sa poigne sur l’arme.

 

Lorsqu’il lui ouvrit, l’arme était déjà pointée sur lui. Ça n’eut pas l’air de le surprendre et il resta immobile dans l’encadrure, se contentant de l’observer de bas en haut.

-Bonsoir. Que me vaut l’honneur?

Détaché. Si détaché, et Morgane vit rouge. “Reculez”. Il n’était pas l’heure des menaces, pas tout de suite, si l’on oubliait le flingue qu’elle pointait sur sa poitrine. Ne jamais ouvrir les négociations avant de comprendre ce que l’autre a à perdre. Si elle avait imaginé cette rencontre, ce n’était certainement pas en y incluant le sourire en coin qu’il esquissa en ouvrant la porte un peu plus grand, reculant dans la pièce. 

 

Le premier mot qui lui vint à l’esprit pour décrire cet appartement était cosy . Le second, rangé : pas besoin d’un génie pour remarquer l’étagère en ordre alphabétique, les coussins identiques sur le canapé d’un brun triste à mourir, ou la table de la salle à manger avec sa salière et poivrière assortie. Pas exactement l’idée qu’elle se faisait de la planque d’un tueur à gages, et la pensée que peut-être elle s’était trompée la traversa.

 

Non. Il la fixait toujours d’un calme de mort, comme si les intrus menaçants étaient chose courante. Un gars lambda aurait pas eu ce flegme.

-Commandant Morgane Alvaro. Bienvenue. Je vous offrirais un verre mais vu les circonstances, nous avons dépassé ce stade, dit-il en fixant le canon de l’arme qui le visait. 

Evidemment qu’il l’avait reconnue. Garnot avait dû lui parler d’elle, ou il s’était renseigné sur l’équipe qu’on avait assignée à la disparition. Elle avait tout préparé, toutes ses répliques, mais la réalité de leur face-à-face les avait instantanément effacées de son esprit. Peut-être qu’elle aurait pu soutirer des infos d’une autre manière, en fait.

-Bien vu. Vous gardez des fiches sur toutes les rousses de la police, ou juste moi?

-Juste celles qui enquêtent pour mon employeur.

- J’ai besoin d’informations.

-Nous devrions vraiment faire ça de façon officielle. Dans la police, vous avez obligation de filmer les interrogatoires, non? Ou bien - il esquissa un sourire condescendant - ai-je affaire à un agent hors des clous? Quel dommage de perdre votre titre un an après votre promotion. 

-Bien tenté, abruti. Je suis pas stupide. Vous bossez pour Garnot et il a pas l’air d’être un type très patient avec les gens qui le trahissent. Qu’est ce qu’il pourrait bien dire s’il apprend que vous avez fait disparaître sa femme?

Là, il flancha un instant, un flash d’indécision traversant son visage. Elle avait visé juste et heureusement.

-Très bien, commandant, lâcha-t-il alors que son sourire factice disparaissait. Un point partout. Qu’êtes vous venue faire ici?

-Romain Destat, dit-elle sans trembler et en raffermissant sa prise sur l’arme. C’est vous qui l’avez fait disparaître. Comment ?

-Désolé. Connais pas. 

La fureur qu’elle avait maîtrisée jusqu’ici éclata presque face à cet homme aussi stoïque qu’un bloc de granite et sensiblement détendu face à la menace. Il ne la considérait pas comme un danger et dans ces conditions, ne lui donnerait rien.

 

Première leçon : donner du poids à ses demandes.

 

Elle tira. Un coup dans le mur d’en face, raté délibérément mais qui passa tellement près de son bras qu’elle le vit tressaillir. 

-Je vous enverrai la facture des réparations de mon mur. Je ne connais pas votre ami.

Il se foutait d’elle. Il le regretterait. Une chaleur remontait jusque dans ses oreilles, signe avant-coureur de mauvaises décisions, et elle avança brusquement, le canon à moins d’un mètre de lui. 

-La prochaine est pour vous. Inutile de compter sur ma loyauté aux flics, imbécile. 

-C’est bien dommage, souffla-t-il, et son regard se porta sur un espace derrière elle, là où se trouvait la porte d’entrée. 

Ça la déconcentra un instant - une demi-seconde, pas plus - mais ce fut suffisant pour Karadec, qui agrippa ses poignets en la forçant à baisser l’arme. Ses mains étaient froides et sa poigne bien supérieure à la sienne, et la lutte fut de courte durée.

 

D’un mouvement souple, sa main fut abaissée et l’arme glissa sur le sol. Morgane était si près de lui qu’elle pouvait distinguer chaque détail de son visage. La couleur de ses yeux, la forme de ses lèvres, la tension dans ses mâchoires. Son cerveau fonctionnait à plein régime alors que les millisecondes s’écoulaient comme dans de la mélasse.

 

Une dernière chance lui restait. Pivotant d’un coup, elle brisa son emprise sur ses bras, enfonçant par la même occasion son coude dans l’estomac de son adversaire. 

Il laissa échapper un grognement de douleur. L’arme était là, presque à portée de main. Elle se jeta vers elle avant qu’il ne reprenne ses esprits, renversant deux chaises dans sa course. Trop tard.

Une main agrippa sa jambe et elle se sentit perdre l’équilibre alors que sa main frôlait le flingue. Comme au ralenti, sa tête heurta le sol dans un bruit sourd. La pièce devint sombre un instant. Avec satisfaction, elle sentit l’un de ses coups de pied heurter une surface molle. 

 

Ils étaient tous deux au sol à présent. Agrippant son épaule, il l’attira vers lui et écrasa sa trachée de son autre bras. Une clé d’étranglement. 

 

Génial. 

 

Sa vision devenait floue et elle sentait son souffle frôler son visage.

 

-Alors, Alvaro, murmura-t-il. Dites-moi pourquoi je devrais vous laisser repartir? Après tout, vous me l’avez montré, vous en savez bien trop. 

Selon ses calculs, il lui restait moins d’une minute avant de perdre conscience. Ce plan vrillait hors de contrôle et il ne lui restait qu’une solution. Lâcher les rambardes, laisser place à son instinct. Le sien, pas celui des poulets, celui qui hurlait dans son esprit et qu’elle ignorait d’habitude. Peut-être qu’elle était pas censée abattre ses cartes aussi tôt, mais il resterait plus trop de cartes quand elle serait morte, donc bon. 

-De Ravissiers. Guérin, croassa-t-elle. Barnetto. Fabre. Huart. 

 

Son corps se tendit derrière elle et sa prise se desserra, juste assez pour qu’elle glisse au sol en tentant de reprendre sa respiration. Elle avait pas la force de se relever pour l’instant. Il était temps qu’elle reprenne la main sur cette opération désastreuse.



Il n’avait pas bougé et ne faisait pas mine de l’attaquer à nouveau. Bon, d’accord, c’était elle qui avait commencé, mais on savait jamais. En plus, elle venait de lui donner une raison supplémentaire de la faire disparaître.

-Comment connaissez-vous ces noms?

-J’étais pas sûre. Merci pour la confirmation. 

Une lueur dansa dans ses yeux, quelque chose comme de l’hésitation, et elle se morigéna. Ben oui, super bonne idée, ça, de lui dire que personne d’autre était au courant. Autant lui épeler le fait qu’elle était son seul obstacle. 

 

Reculant lentement, elle agrippa une chaise pour se relever. La pièce tournait encore un peu autour d’elle mais elle ne voyait que ses yeux et ses poings qui se fermaient, signes annonciateurs de quelque chose de pas très fun pour elle. 

-Alors, pouce. Stop tout de suite, je préfère prévenir que j’ai programmé un envoi. 

Prétendre qu’elle avait des amis à la police serait probablement voué à l’échec s’il savait qui elle était, ce bluff était donc le seul qui lui restait et elle espérait de tout son coeur être convaincante. “Eh ouais. L’info part si vous tentez quoi que ce soit. Toute l’info. 

 

D’accord, elle n’avait pas d'autres données que leurs noms, mais il était pas obligé de le savoir. Les secondes qui suivirent furent silencieuses, ses yeux dans les siens comme deux prédateurs jaugeant la force de leur adversaire. Deux personnes rodées dans l’art du mensonge, une guerre froide et silencieuse. 

-Très bien.

Morgane se fit violence pour ne pas soupirer de soulagement et rempocha le flingue, le soupesant avec un demi-sourire avant de le ranger dans l’étui sur sa hanche. 

-Génial.

 

Elle savait que c’était un risque, qu’elle aurait dû rester pour extraire toutes les dernières miettes d’informations que Karadec lui cachait, mais elle sentait encore la pression de son bras contre son cou et ses artères menaçaient d’exploser, les battements sourds contre ses tempes la rendant presque sourde. Cinq minutes de plus dans ce foutu appartement et elle perdrait tout avantage péniblement gagné.

 

Un peu plus et elle s’effondrait sur le sol, et on avait vu mieux comme tactique d’intimidation. Ça commençait à la soûler sévère, ces moments de faiblesse qui s’invitaient dans sa vie sans qu’elle ne leur ouvre la porte. Elle n’irait pas jusqu’au bout de sa mission, pas ce soir, compromettant peut-être l’entièreté de la chose. 

 

Elle avait trouvé un point de pression. Ça l’étonnait un peu, cette réaction à des assassinats probables qu’il avait lui-même orchestrés. Enfin, il avait l’air vachement sensible, pour quelqu’un avec ce métier. Les alibis des tueurs à gages dans son genre étaient en béton, et leurs commanditaires habitués à nier toute implication. 

 

Morgane chassa de son esprit la déduction logique : si ces personnes étaient mortes, Romain -

Peu importe. Il lui fallait des réponses et Karadec allait lui en fournir. 

-Votre portable. Filez-le-moi. 

Maintenant que le calme était revenu, leur proximité lui était presque désagréable et elle frissonna quand il lui tendit un appareil noir et compact, qui devait avoir vu les dinosaures et qui n’était probablement qu’un téléphone provisoire. 

-Encore une fois, je ne connais pas votre ami, dit-il d’une voix sourde. Je ne peux pas vous aider et la police non plus, sinon vous m’auriez embarqué depuis longtemps.

-On verra ça. Le mot de passe?

-0308.

Pianotant rapidement sur le clavier, elle espéra qu’il ne remarque pas les tremblements de ses mains. Son cœur commençait à battre trop fort comme à son habitude, elle devait s’en aller tout de suite.

-Voilà, vous êtes l’heureux élu de mon numéro. Vous avez jusqu’à demain pour me contacter avec les infos ou vous êtes fini, dit-elle avec un sourire carnassier en lui tendant l’appareil. Pas la peine de me menacer avec ma hiérarchie : vous n’avez pas de preuve et je vous garantis que vous tomberez bien avant moi. 

 

Son regard transperçait son dos lorsqu’elle quitta la pièce aussi lentement qu’elle le pouvait. Une fois hors de la ruelle, elle courut. Loin, jusqu’à ce que ses jambes cessent de la porter, jusqu’à ce qu’elle s’effondre sur le bord du trottoir encrassé. 

 La tête entre les mains, sa respiration accélérée comme à son habitude, elle ne put que se répéter que ça passerait. Comme à chaque fois. La pluie battante la recouvrait, s’insérant jusque dans ses os, mais elle ne la sentait pas. 

 

Ça allait passer. Ça allait passer. Ça….

 

Quand elle put se relever, le sentiment de fin du monde était  toujours niché au creux de sa poitrine. Pourtant, alors qu’elle fixait le message qui s’affichait sur l’écran de son téléphone - le contact de Karadec -  elle ne pouvait s’empêcher de se dire qu’enfin, elle avançait.

Chapter 4: Troisième loi de Newton

Chapter Text

Son téléphone sonna à six heures du matin, au dernier kilomètre de son jogging matinal. Il aimait courir, se délectait de ce sentiment de liberté que le vent frappant son visage lui apportait, le long des arbres et de la rivière, chaque pas ancré solidement au sol. Aussi loin qu’il s’en souvienne, il avait toujours été du matin; alerte dès l’instant où il ouvrait ses yeux, l’énergie bouillonnant dans ses veines et le besoin de l’en sortir toujours présent.

Ce matin, il courait pour réfléchir, ignorant la douleur sourde dans son abdomen, là où le coup l’avait atteint. La brûlure lui était familière et il en aurait dû être de même pour les évènements de la veille. Il n’en était pas à son premier coup d’essai : on ne développait pas un réseau sans un peu de casse. Rien de tel qu’une altercation tendue pour lui donner un sens du devoir accompli, comme cette visite que d’anciens collègues lui avaient rendue il y a quelques mois, leurs phrases venimeuses et menaçantes et si certains de leur supériorité.

Il lui avait fallu moins d’une dizaine de minutes pour les renvoyer d’où ils venaient, avec assez de preuves pour les enterrer jusqu’à ce qu’il ne reste même plus leur souvenir. Sa bonne humeur avait duré des jours. 

C’était différent aujourd’hui. Elle avait paru confiante, bien plus que lui, et il avait perdu la bataille. Une bile âcre remonta dans sa gorge alors qu’il s’arrêtait un instant pour laisser passer la nausée, le souffle court et les pensées anarchiques. Perdu .

Pourtant il avait construit ses défenses pour cette raison précise, avait mis en place précaution sur précaution, chaque étape pensée et organisée et lui offrant la certitude de la sécurité. Les matadors qui venaient le menacer ne l’atteindraient jamais, parce qu’aucun d’entre eux n’avait de faits pour les appuyer.

Pas comme elle. Cette folle furieuse avait cité un par un les noms rangés proprement dans les dossiers de sa mémoire, ceux qu’on n’aurait jamais dû retrouver et encore moins relier. C’était incompréhensible, même pour un flic avec ses ressources. Un frisson remonta le long de son échine alors qu’il envisageait les conséquences de sa découverte. Les personnes en jeu.

Risible, quand on y pensait, de  tomber pour le seul crime qu’il n’avait pas commis. Parmi les sept qu’elle avait listés, Romain Destat était le seul inconnu. Il aurait dû en finir tout de suite, enserrer sa gorge de son bras un peu plus longtemps. Un seul geste l’aurait fait taire. 

Sauf que bien malgré lui, il était humain, et il avait hésité. Ses yeux s’étaient ancrés en lui comme si elle déchiffrait chacun de ses secrets, comme si elle le défiait de tenter quoi que ce soit. 

L’élément de surprise l’avait quitté maintenant, et il contempla le gravier sous ses pieds avec une envie dévastatrice de revenir en arrière. Le bluff était évident à la lumière du jour, tout comme l’ampleur de sa stupidité, lui qui était tombé droit dans un piège éventé depuis des années.

Reprenant sa course, il poussa son corps un peu plus vite qu’avant, comme s’il pouvait laisser derrière lui l’impression qu’elle avait laissée, le contact de son corps contre le sien et son cœur qui avait accéléré.

Il l’avait crue. Et il l’avait laissée partir.

Ces noms ne pouvaient jamais ressortir. Si la vie de cette femme était leur prix, il le paierait. Alvaro avait dû réfléchir à leur altercation, elle aussi, mis en place des garde-fous inexistants la veille au soir. La solution ne serait pas aussi simple.

Etape numéro un, donc, trouver un levier. Un flic se retrouvait facilement - en tout cas pour les personnes qui avaient les mêmes moyens que lui - et une filature serait le moyen le plus simple d’obtenir des informations. L’expérience lui avait appris à toujours privilégier les moyens directs. D’accord, il ne faisait plus vraiment les suivis lui-même depuis des années, mais il ferait une exception aujourd’hui. Il avait des comptes à régler.

 

Lorsque le numéro de Gen s’afficha sur l’écran, il se rappela brusquement qu’il devrait leur en parler, et maintenant serait un moment comme un autre - 

“Aubin a disparu”, dit Gen en hâte, et Alvaro fut balayée hors de son esprit. “Je suis allée lui demander des infos sur le projet, mais il n’était plus là. Je suis allée faire un tour dans le local, mais aucune trace.”

“Il est peut-être allé marcher un coup”, suggéra Adam, tournant rapidement le coin de la rue qui l’amenait au parc qu’Aubin fréquentait. Il le trouva vide et accéléra alors que des gouttes de sueur commençaient à se former dans son dos.

Trois ans. Il avait commencé à travailler seul parce que c’était plus facile d’éviter d’être déçu. Une résolution dure comme fer. Pas de changement possible. Quand Aubin avait posé ses valises dans sa vie et dans sa chambre d’amis, Adam avait été catégorique : c’était temporaire. Il pouvait dormir là, le temps de rebondir, pas plus. L’année qui suivit, chaque date de départ qu’ils fixaient ensemble reculait petit à petit.

D’abord, c’était l’hiver - il n’allait pas le mettre dehors, quand même - puis il avait eu besoin de lui le temps d’un projet, qui s’était éternisé sans raison valable. Lorsqu’ils avaient fêté Noël ensemble, Adam avait cessé de chercher des excuses. Une équipe de deux, d’accord. Pas plus. 

Gen était arrivée l’hiver suivant et cette fois il n’avait même pas eu le temps de protester. Un trio, donc, dont la dynamique était bien rodée. Ils ne parlaient que rarement de leur passé. Ce n’était pas la peine. 

“Adam. Tu te souviens de quel jour on est?”, ajouta celle-ci, et il s’arrêta net. Obnubilé par les évènements de la veille, il en avait fini par oublier la date. “Je me disais que tu saurais où il est. Il ne m’a jamais donné de détails.”

Il ravala la vague de culpabilité qui menaçait de l’atteindre et fit demi-tour. Sa course l’amena de l’autre côté de la ville, vers l’endroit où il était certain de trouver Aubin, là où il l’avait rencontré pour la première fois. La rue était déserte en cette heure matinale, excepté pour la forme familière recroquevillée au pied du chêne, à une centaine de mètres. Plié en deux, les mains sur les genoux, le soulagement l’envahit alors qu’il reprenait sa respiration. 

C’est bon , envoya-t-il rapidement à Gen tout en avançant dans l’allée. Je l’ai trouvé. On se voit après.

Aubin ne leva pas la tête lorsqu’il s’assit à côté de lui. Il dessinait, bien sûr, un tas de feuilles aux proportions effrayantes éparpillé à ses pieds et le carnet qu’il lui avait offert en guise de sous-main. Le croquis actuel représentait la maison leur faisant face - ou plutôt, ce qu’il en restait - rendue à sa gloire d’antan sur le papier. 

“Salut”, dit-il doucement, ne recevant qu’un signe de tête brusque en retour. “Tu sais que j’ai dû partir de chez moi aussi, non?”

C’est quelque chose dont il ne leur parlait pas vraiment, une occurrence rare mais qui ne parut pas étonner Aubin. “Ouais. T’avais le choix. C’est pas vraiment la même chose.

D’accord, un point partout. Il tenta de déchiffrer son expression mais sa tension ne transparaissait pas, sauf peut-être dans la violence des traits ajoutés sur le papier. Se maudissant intérieurement pour la comparaison maladroite, Adam chercha les mots qui ne cessaient de lui échapper, ceux qui auraient rendu la situation acceptable. Parfois, il regrettait d’avoir accepté la charge d’âme, ce jeune de dix-sept ans à peine qu’il peinait à comprendre. 

 

Il était arrivé presque mutique, un sac sur le dos et le regard hanté. Décodant ses réponses couvertes, Adam avait fini par comprendre. La mort de ses parents. Les familles d’accueil. La famille, enfin, qu’il avait cru définitive, et le repas qu’il avait voulu préparer. Son erreur et les flammes qui rongeaient le bâtiment en moins d’une heure, et le rejet dans le regard de ceux qu’il aimait. Le projet d’adoption abandonné et son retour à la case départ. 

 

Adam Karadec en point de chute après sa fuite désordonnée.

 

Aujourd’hui marquait le troisième anniversaire du jour où tout avait basculé. La famille avait déménagé depuis longtemps, la maison pas encore rachetée toujours en ruine. “Je sais que ce n’était pas ma faute, finit par soupirer Aubin. Mais c’est compliqué à comprendre.”

 

Adam comprenait peut-être un peu trop bien, les mots brûlants et tellement similaires aux siens. Mais ça ne veut pas dire qu’il trouvera une réponse. A la place, il soulève les dessins à côté de lui. Dans chacun d’entre eux, la maison est représentée flambant neuve, telle qu’elle devait être, mais ses habitants changent. Des versions alternatives de sa réalité. 

Ceux qu’il imagine être ses parents d’accueil, et un enfant à la peau sombre souriant de toutes ses dents à la fenêtre. 

Sur la page suivante, il a grandi, assis devant la maison au soleil. 

Une autre, et il a disparu entièrement, un autre enfant que lui à sa place. 

La dernière…

 

Son bras se figea alors qu’il contemplait la scène devant lui et Aubin releva la tête, guettant sa réaction. La maison était toujours là, mais ses habitants avaient changé, leurs visages familiers.

Aubin assis devant la porte grande ouverte, riant, tourné vers deux autres figures : une femme d’une trentaine d’années, sneakers aux pieds et crayon dans ses cheveux sombres, et un homme brun à la veste reconnaissable, allongé dans l’herbe. Gen et lui. 

 

La gorge nouée, il la contempla longtemps, la réalité rendue visible par le talent d’Aubin, si proche qu’elle en était douloureuse. Celui-ci sembla se contenter de son silence et ramassa les feuilles en un tas parfait. 

-Tu peux la garder. Faut qu’on rentre, Gen va péter un câble. 

-Eh, oh, c’est moi qui commande ici, plaisanta-t-il en tentant de cacher sa voix un petit peu trop aigüe. 

-En plus, j’ai besoin de discuter un peu. 

-Je peux très bien discuter, répondit-il, vexé.

-Mais oui, bien sûr.

Il le regarda en ricanant, les sourcils levés, et Adam s’avoua vaincu. Sur le chemin du retour, il informa Gen de leur arrivée. Le point prévu à huit heures aurait du retard - à en juger par le froncement de nez de son coéquipier, il avait désespérément besoin d’une douche - mais il fallait qu’ils agissent vite. Aujourd’hui. 

 


“T’as merdé, fit Gen une fois qu’il termina de raconter les évènements de la veille au soir. 

Ç’eut été un jugement dans n’importe quelle autre bouche que la sienne, mais ce n’était pas le genre de la maison chez elle. La constatation faisait d’autant plus mal qu’elle était factuelle. Un stylo dans sa main, elle finissait de noter les piètres infos qu’ils possédaient déjà.

-Tu te rends compte qu’elle peut tout comprendre, ton flic ? Si elle ne l’a pas déjà fait. 

-Je sais, soupira-t-il en prenant sa tête entre ses mains. C’est exactement pour ça que j’ai besoin d’obtenir un levier. 

-Et si elle n’en a pas? On fait comment? Tu vas devoir finir ce que tu as commencé, tu l’as compris, ça?

Elle n’avait pas tort. L’option était bien réelle, un dilemme du tramway en train de lui tomber dessus sans crier gare. 

-Je verrai quand ça arrivera. Je connais mes priorités. 

Au fond de la pièce, Aubin avait relevé la tête de son carnet. Adam n’admettait pas souvent cette éventualité - les témoins sans implication aucune n’étaient pas fréquents - mais elle flottait toujours entre eux.

-Je suppose que je pars en filature, lâcha-t-il en se relevant. Donne-moi un quart d’heure et je suis prêt. 

-Non. Pas aujourd’hui.

L’affaire était assez compliquée pour qu’il modifie les rôles habituels. “Je m’occupe de la filature. Aubin, tu gères le dernier projet aujourd’hui, il faut que rien ne soit détectable. Gen, j’ai besoin de toutes les infos que tu pourras dénicher sur elle et sur Romain Destat.”

 

-Tu veux la revoir, dit Gen une fois qu’ils furent seuls dans la pièce.

L’affirmation était chargée dans sa bouche, presque un avertissement. En face du seul ordinateur dont ils disposaient - le sien - elle était déjà en train de sauvegarder plusieurs pages. Son sweat-shirt blanc contrastait avec sa peau mate et elle avait replié ses jambes sur l’assise du siège. Naturellement cool comme à son habitude, un pilier de calme face à  l’anxiété qu’Adam avait l’impression d'emmener partout avec lui. C’était exaspérant, surtout quand elle le mettait face à ses travers. 

-N’importe quoi. 

-Il y a une ligne qu’on ne franchit pas, Adam. 

-Elle a joué à un jeu qui la dépasse et elle va perdre. C’est tout. 

C’était personnel. La négligence avec laquelle Morgane Alvaro détruisait ses projets enflammait chacun de ses nerfs, lui donnait envie de la rayer de la carte de sa vie aussi vite que possible.

-Je te préviens, je refuse de jouer les kamikazes, dit-elle en ponctuant son discours avec son stylo pointé vers lui. Tu n’es pas la seule personne en jeu. Donc quelle que soit l’animosité que tu lui portes, oublie-la. Règle le problème.

-Je ferai attention.

Elle le fixa si longtemps qu’il eut l’impression d’être observé à travers un microscope, et qu’elle trouvait ses décisions aussi stupides que s’il avait été un organisme unicellulaire.

 


Alvaro s’était trompée sur son compte. Il ne connaissait pas Romain Destat, pour la simple raison qu’il n’était même pas à Lille le jour où il avait disparu. Non, ce jour-là, Adam Karadec échouait avec brio l’entrée dans l’école de police. Ça n’avait rien à voir avec ses capacités. Probablement.

Une fuite avait suffi. Un camarade qui l’avait pris en grippe, auquel il avait confié un peu trop d’informations personnelles, et qui avait bénéficié sans aucun doute de la place libérée par son départ. Ce jour-là, il était resté sur le carreau avec le sac qui contenait ses maigres possessions, sa seule route détruite devant ses yeux. C’était plus qu’un échec parce qu’il était responsable de tout : de la confiance qu’il n’aurait jamais dû avoir et de l’acte violent qu’il avait eu deux mois après ses dix-huit ans. Une altercation qui avait mal tourné, un imbécile qui s’était révélé être le fils du maire, une provocation que son esprit embrumé par l’alcool n’avait su repousser. 

Il n’en avait plus jamais touché une seule goutte après ça mais peu importait, son casier taché à jamais. Abandonner n’avait jamais été son fort mais la réorientation n’était pas exactement un choix. Ce concours était la première chose qu’il faisait parce qu’il en avait envie. Un ersatz de sa vie d’avant, un souvenir des dessins affichés sur le frigo de ses parents et des certitudes adolescentes qu’il gardait là, tout près de son cœur. Le rejet faisait bien plus mal qu’il n’aurait dû, parce qu’il était la preuve qu’il avait changé; que Karadec avait laissé derrière lui l’Adam de dix-sept ans, le cœur brisé et le rire facile. 

Alors qu’il contemplait l’appartement qu’il avait quitté le matin même avec tant d’espoir, il avait eu l’impression de voir cet étranger s’effacer derrière lui. Comme enragé, il avait empoigné la boîte qu’il lui restait - seule trace des souvenirs qu’il avait emportés le jour où il avait fui - l’enfonçant dans la poubelle, avec ses cahiers et ses stylos qu’il avait achetés il y a un mois pour être tout à fait prêt à étudier. Il avait fait de même avec la douleur qu’il enterra loin de lui, tout au fond de sa poitrine, là où elle ne remonterait jamais. 

Puis, ignorant la brûlure de ses yeux qui le trahissaient, il fit le point. Pas besoin de rejoindre leurs rangs pour être utile . Si la police ne voulait pas de lui, ses expériences passées lui suffiraient, un sérieux carnet de contact déjà bâti. 

Adam s’adapta. Serra contre lui ce qu’il lui restait, envoya valser les règles qui ne lui avaient jamais servi et s’en construit d’autres. Modifia quelques-uns de ses faits d’armes et lança quelques rumeurs. Les commérages allaient vite et son identité prit forme, mensonge construit sur du sable. 

Un meurtrier aux règles solides et à la connaissance hors normes des procédures policières. Ça lui convenait. 

Ça avait failli finir aussi vite que ça avait commencé. Les soirs où il ne dormait pas dans un squat minable, il infiltrait les galas et les meetings politiques vêtu du seul costume qu’il possédait.  Le réseau faisait tout lorsqu’on voulait être vu et embauché. Sauf qu’il l’avait rencontrée, elle

Elle était entrée dans le salon avec une grâce presque hypnotique et il avait perdu ses mots. Lorsqu’elle avait croisé son regard, qu’elle s’était présentée avec une voix chantante, tout objectif de réseautage était passé par la fenêtre. Le jardin avait entendu leurs discussions ce soir-là, le salon écouté leurs pas de danse, leurs corps toujours un peu plus proches. Lorsqu’elle l’avait quitté aux petites heures du jour, figé, extatique, il serrait un papier dans sa main. Dix chiffres qui avaient basculé son monde hors de son axe. Ça avait duré un temps, quelques mois durant lesquels il s’était vu rêver d’un futur différent. 

Pire encore. Il avait espéré

Mais il avait eu tort. Ce monde n’était pas pour lui et les serpents grouillaient sous la surface de ses eaux cristallines et de ses chandeliers dorés. Il était monté tellement haut que la chute avait failli le détruire, ce jour où il l’avait surprise dans les bras d’un autre - qu’il reconnut ensuite comme l’héritier d’une famille noble - les yeux dans les siens et ses mains sur sa taille. Peut-être que s’il y avait prêté un peu plus attention il aurait remarqué ses doigts un peu trop serrés, son regard un peu trop dur.

 Rompre avait été presque au-dessus de ses forces alors qu’elle le suppliait de ne pas le faire. Il aurait dû croire la peur dans sa voix ce jour-là, mais il n’avait compris que bien trop tard les jeux qui se faisaient devant lui, dans ces cercles sociaux dont les règles n’étaient pas les mêmes. 

Cet homme l’avait assassinée quelques mois plus tard. Adam avait été - aurait dû être - son ticket de sortie, et il avait fui, la laissant seule dans un monde libre de répercussions. 

Son meurtre avait été classé sans suite. 

 

Il avait repris ses activités le cœur détruit, et avec un nouveau but. Sa réputation faisait de lui un conseiller prisé par la plupart des individus véreux en position de pouvoir, infiltrant sans effort des cercles élevés. Peu lui importait leur statut, il était à la recherche d’autre chose. Des profils particuliers. Des personnes isolées dans ce milieu, piégées dans des rouages qui menaçaient de les écraser. 

 

Il choisissait avec soin ses employeurs. Les individus qui disparaissaient ne laissaient aucune trace, leur entourage trouvant assez d’indices pour croire à une mort moins qu’accidentelle, mais jamais assez pour les retrouver.

Six personnes en cinq ans, six personnes dont il connaissait pertinemment la localisation actuelle, leur compte en banque flambant neuf rempli avec la moitié du salaire déraisonnable que demandait Adam à leur propre entourage pour son conseil. Les disparitions étaient modelées sur des vrais morts, celles qui n’étaient jamais résolues par la police. 

Comme celle de Romain Destat.

Il était donc particulièrement compliqué d’expliquer les raisons de ces similitudes à Morgane Alvaro, bien plus que de se débarrasser d’elle. Six personnes étaient en jeu, bientôt plus vu ses repérages, et il ne pouvait se permettre d’insérer un électron libre dans ses plans.

 


Adam se renfonça dans le siège inconfortable de la Clio, garée juste à l’entrée du bâtiment de la PJ.  La voiture de Gen. La sienne était uniquement de sortie lors de ses rendez-vous professionnels officiels : les gens n’allaient pas chercher votre véhicule lorsqu’ils pensaient déjà le connaître. 

Machinalement, il se saisit du gel hydroalcoolique dans sa poche sans grand espoir, contemplant avec un frisson le sol du véhicule jonché d’affaires diverses et de vieilles bouteilles de soda vide. Pour contrer l’ennui de cette attente qui s’éternisait, il fit l’inventaire des éléments qu’il pouvait identifier. Un sweat roulé en boule, un paquet de chips, un pistolet à eau donc la présence paraissait franchement incongrue; deux ou trois CD d’artistes qu’il ne reconnaissait pas et un vieux gant d’archer. Ça n’avait rien d’une voiture de planque digne de ce nom, quoi qu’elle en dise, et il se promit de l’obliger à faire un tri dans ses affaires. Mieux, de tout balancer à la déchetterie. 

A dix-huit heures trente-quatre, bien après que le parking se soit vidé, Alvaro émergea enfin du bâtiment. Adam se baissa par réflexe mais elle n’avait même pas jeté de regard autour d’elle, accélérant en une ligne droite vers une voiture rouge sérieusement déglinguée. Au moins, elle serait facile à suivre, sauf si son carrosse tombait en morceaux avant d’arriver à sa destination. 

La circulation était fluide. La majorité des gens étaient déjà rentrés chez eux et le ciel bas et gris n’invitait pas vraiment à une sortie en terrasse. Il cessa le suivi lorsqu’elle s’engagea dans le parking souterrain pour se garer juste à côté de sa sortie. Poursuivre à pied ne poserait pas de problème, sauf qu’il n’avait pas du tout prévu de tenue pour ça : elle aurait sans aucun doute repéré sa veste, et sa carrure ne passait pas non plus inaperçue. 

Avec un frisson de dégoût, il contempla le pull bleu ciel sur le sol. 

La nuit était tombée entre-temps et lui offrait une discrétion supplémentaire. Il la suivait depuis vingt minutes maintenant, engoncé dans ce sweat à l’odeur douteuse. Même avec l’étiquette qui indiquait une taille XL, ses entournures lui serraient sérieusement les épaules et il était temps que cette journée s’achève. D’un côté, le fait qu’Alvaro ait pris autant de précautions était bon signe : elle avait quelque chose à cacher.  L’espoir de trouver un point de pression se précisait.

Adam ignora le sentiment désagréable qui remontait le long de son échine alors qu’il lui emboîtait le pas. Toutes les filatures devaient être comme ça, c’était sûrement son manque d’expérience en la matière qui le bloquait. Il se promit d’en parler à Aubin.

Le son caractéristique de clés lui indiqua qu’ils étaient arrivés à destination. Plaqué contre le mur, il compta jusqu’à trois avant d’avancer dans la ruelle, juste au moment où la porte claquait. Il ne crut presque pas à sa chance en constatant que la pièce de vie se situait au rez-de-chaussée et qu’elle n’avait pas jugé bon d’y apposer des rideaux. 

Autre élément important : elle n’était pas seule. La lumière était déjà allumée lorsqu’elle avait pénétré dans le bâtiment, et des éclats de voix diffus lui parvenaient à travers les vitres. Franchement, ce bâtiment devait avoir été fait à la va-vite, les fenêtres n’étaient même pas équipées de double vitrage. A nouveau camouflé dans la ruelle adjacente, il attendit patiemment que la personne à l’intérieur quitte les lieux.

Un quart d’heure plus tard, la ruelle retomba dans le silence et il avança souplement vers les fenêtres. Il était peu probable qu’il obtienne quoi que ce soit en simple observation, mais elle cachait quelque chose, il en était certain. On ne prenait pas ces précautions dans le cas contraire. Sauf pour éviter les rencontres dans ton genre, lui souffla son cerveau. Il serra les poings. Ce doute était nouveau et il avait hâte d’en être débarrassé.  Avec un peu de chance, ce qu’il trouverait serait suffisant pour la faire taire, rayer définitivement Morgane Alvaro de sa vie et oublier toute influence qu’elle aurait pu avoir. 

 

Si ce n’était pas le cas…

 

Il frissonna. Le dilemme le terrifiait assez pour qu’il le repousse aux confins de son esprit. Il y penserait quand il serait temps. Pour l’instant, l’appartement restait vide, les meubles éclectiques agencés selon une organisation bancale, comme si on avait oublié les règles de base de la décoration intérieure. Le canapé était placé contre l’île de la cuisine, faisant face à un écran de télé posé hasardeusement sur ce qui semblait être une pile de magazines. Un tapis un peu trop petit reliait les deux, son orange criard agressant quiconque posait les yeux dessus. 

 

Un peu plus loin, une table où trônait encore des assiettes sales et un paquet de céréales était entourée par des chaises douteuses - il y avait même une chaise de jardin, c’était dire - et un toaster était posé négligemment sur un meuble en bois à côté. C’était un vrai nid à risque d’incendie, cette baraque. Si ça se trouvait, il n’aurait rien à faire et son chaos serait la cause de sa propre destruction, ça lui ferait les pieds. Cette irresponsabilité lui hérissait les poils de la nuque, et il dut se rappeler que sa mission première n’était pas une inspection sanitaire. 

Juste à ce moment-là, un mouvement attira son œil et il vit ce qu’il avait raté jusque alors. À la limite de son champ de vision, entre la table de la cuisine et le second canapé - son existence était bien mystérieuse - deux formes étaient assises au sol, entourées d’un amoncellement de jouets en plastique. Morgane Alvaro était là, reconnaissable sans peine alors qu’elle lui tournait le dos et que ses habits étaient définitivement bien plus criards que tout à l’heure. Elle arborait ce qui devait être un pyjama d’un rose outrancier, assorti d’un gilet bleu roi. En face d’elle - 

En face d’elle se tenait un enfant, cheveux blonds ramenés en deux couettes, assise sagement en tailleur, qui semblait raconter une histoire à propos des deux formes qu’elle tenait en main. Elle ponctuait ses phrases de grands gestes des bras. Alvaro sembla s’opposer à son argument, et elle croisa les bras d’un coup alors que son visage se renfrognait. C’était peut-être cette expression qui rendit leur lien évident. Il ne savait pas.

La certitude était là. Morgane Alvaro avait une fille et elle tenait à ce que ça ne se sache pas. La raison en était évidente vu les risques qu’elle prenait, le pari qu’elle avait tenté en venant confronter Adam sans autre soutien qu’un faible bluff et une poignée d’informations sensibles. Lui qui était venu chercher un levier venait de trouver le plus lourd d’entre tous. Le plus déchirant, aussi.

Il haïssait soudain le rôle qu’il devait jouer, cette préservation de ses secrets au dépens d’une innocente. Mais Alvaro s’était engagée dans un jeu qu’elle ne pouvait gagner et aurait sûrement assez de jugeote pour comprendre quand abandonner l’affaire. 

Silencieusement, il avança vers la porte d’entrée qu’il trouva ouverte. La jeune femme qui était sortie tout à l’heure avait dû oublier de la fermer. L’intérieur de l’appartement s’offrait à lui et il fut frappé par son aspect impersonnel : les murs étaient vides de cadres, de décorations, de photos; aucune trace de qui pouvait être Alvaro. Mis à part l’agencement désastreux et le bazar général, seuls les jouets éparpillés témoignaient qu’une vie animait l’espace.

Sans s’en rendre vraiment compte, il avait  avancé, se tenant maintenant à quelques mètres d’elle et de l’enfant, immobile et sans voix. Il devait avoir quelque chose à dire. Un problème à régler. Il ne savait plus, les mots envolés depuis bien longtemps. Alvaro était dos à lui. 

Soudain, ses épaules se raidirent et il sut qu’elle avait remarqué sa présence. Elle releva la tête sans briser le silence et reposa lentement le jouet qu’elle avait dans la main. 

 

Sentant peut-être le changement de tension dans la pièce, la petite fille se retourna alors vers elle, puis vers Adam, et un grand sourire éclaire son visage. 

“Bonjour, monsieur ! T’es qui ?

-Théa, tu veux bien monter dans ta chambre, s’il te plaît? lui demanda sa mère d’une voix blanche. 

Celle-ci n’obtempèra pas le moins du monde et échappa à la poigne de sa mère, courant vers lui à toute vitesse. Adam dut se faire violence pour ne pas reculer - que ferait-il si elle tentait l’escalade? On ne savait jamais, avec les enfants - mais la petite finit par se planter fermement à moins d’un mètre de ses jambes. Les mains sur les hanches et les sourcils froncés, elle le dévisagea de haut en bas comme si elle évaluait le personnage étrange qui venait perturber sa soirée. Malgré ses cheveux blonds, c’était le portrait craché de sa mère.

-Tu aimes les Playmobils? Moi j’en ai un qui a une barbe, aussi, mais il est pas aussi grand.

Alvaro se précipita vers eux et s’agenouilla face à l’enfant, l’enserrant dans ses bras comme si elle pouvait créer une barrière physique entre eux. 

-Théa. Tu montes tout de suite.

-Mais -

-Maintenant. 

Avec un dernier soupir grognon, sa fille - Théa, donc - se dirigea à reculons vers l’escalier, contemplant toujours Adam avec intérêt. Un soupir haché échappa à Alvaro une fois la petite hors de vue. “Bien joué”, siffla-t-elle alors qu’elle était toujours au sol. “Vous toucherez pas à un cheveu de sa tête, je vous promets.”

Ses mains tremblantes survolèrent ses cuisses sans trouver de point d’appui, son jogging dénué de poches. Pas d’arme, aujourd’hui. 

-Vous avez une fille, se contenta-t-il d’observer platement alors qu’elle se relevait pour lui faire face. 

Aucune autre information ne pourrait valoir plus que celle-ci, une certitude d’être débarassé de cette folle à tout jamais. Il n’était plus nécessaire de faire dans la dentelle, le bluff ou les menaces cachées. Il avait tapé dans le mille et la panique dans les yeux d’Alvaro le confirma. C’était fini. 

-Sortez d’ici, cracha-t-elle. Vous pourrez en terminer avec moi plus tard. Ou on oublie, hein, un point partout. De toute façon, ça doit pas être votre style, d’aider les gens. Mais vous touchez pas à elle.

La tirade était somme toute ordinaire, comme le mépris dans son regard. Pourtant ce détail le gêna sans qu’il sache pourquoi. S’en prendre à un enfant n’était pas loin des bas-fonds du chantage, ce devait être pour ça.

-En effet, je suppose qu’on est quittes. Je suppose que vous comprenez les implications. 

A nouveau ils étaient face à face, mais cette fois la tension avait changé. Il le savait, le désespoir était une force puissante et Morgane Alvaro n’était pas du style à hésiter. Ce ne fut donc pas une surprise lorsqu’il la vit reculer lentement, l’air défait, vers la cuisine. Il aurait presque pu se faire avoir mais son pas était trop assuré, sa respiration trop contrôlée, sa posture parfaitement dans son angle mort.

 

Le mur obstruait sa vue et il ne la voyait qu’en partie. Ça n’était pas important. Alvaro devait être arrivée aux mêmes conclusions que lui la veille au soir : aussi loin qu’elle était concernée, il travaillait seul. Contrairement à lui, sa motivation était bien plus importante. Garantir la sécurité de l’enfant passait par l’assurance qu’il se tairait à jamais.

Le jeu de la victime éplorée aurait pu marcher avec quelqu’un d’autre que lui, quelqu’un qui n’aurait pas vu son intelligence et sa détermination, quelqu’un qui ne se méfiait pas. 

Lorsqu’il s’agissait de Morgane Alvaro, la méfiance était la moindre des choses.

-J’en profite pour vous confirmer que je n’ai jamais entendu parler de Romain Destat.

-Bien sûr. De toute façon c’était un cul-de-sac, ça, donc autant passer à autre chose. J’ai pas vraiment le choix, si?

Elle avait haussé le ton, camouflant le bruit du tiroir qui s’ouvrait derrière elle et le clinquement du métal à l’intérieur. Le bruit dissimula son avancée vers elle de la même façon. Quelques secondes plus tard, elle se figea et il sut qu’elle avait trouvé ce qu’elle cherchait. 

“Désolée”. Sa voix avait changé, toute trace de défaite l’ayant quittée. Ses phalanges blanchirent alors qu’elle serrait un peu plus le couteau dans sa main, la lame dirigée vers le sol dans une position qui n’était pas destinée à couper des légumes. S’il ne se trompait pas, elle devait calculer la distance qui la séparait de sa cible - ou en tout cas, de sa position antérieure - et il ne doutait pas que ses calculs seraient exacts.

Juste derrière elle, retenant sa respiration, il attendit l’instant propice. Lorsqu’elle se retourna soudain vers son adversaire et constata son absence, la fraction de seconde de réflexion suffit à Adam. 

Il enserra son poignet à l’instant même où elle comprit qu’il était bien trop proche.

-Décidément, vous me sous-estimez. Ça ne servira à rien.

Il vit la peur dans ses yeux, la porte de sortie qui s’effaçait et la haine aussi, brûlante et dirigée entièrement vers lui. C’était un peu injuste d’ailleurs. Cette femme n’avait aucune logique et aucune retenue, et rien de bon ne sortirait jamais de leurs échanges.

-Le mail peut - 

Il ricana presque. S’il était certain d’une chose, c’est qu’Alvaro ne prendrait jamais le risque de révéler ses cartes à d’autres, et que par-dessus tout, elle était terriblement seule.

-Je tente ma chance, dit-il de la voix menaçante qu’il prenait dans ces situations. U n bluff ne marchera qu’une fois avec moi.

-Vous êtes une putain d’ordure. 

Il leva son bras - et le sien, par la même occasion, sa main toujours agrippée à la sienne - approchant le couteau de leurs visages. Sa respiration était saccadée et ses dents découvertes et il crut un instant devoir éviter un crachat. D’accord. On n’avait pas dépassé l’agression, donc.

-Désolé de ne pas avoir envie de me faire poignarder. Par un couteau émoussé, en plus, constata-t-il en observant l’objet. J’aurais pensé que vous seriez un peu plus prudente. 

C’était une leçon qu’il avait appris il y a bien longtemps. La confiance et le mépris de son adversaire allaient de pair et garantissaient bien souvent une victoire psychologique, bien plus que l’agressivité.

-Allez-y, terminez le travail. J’pense que vous en êtes pas à votre coup d’essai, hein, et de toute façon j’ai rien à perdre.

-Nous savons tous les deux que c’est faux. 

Encore une fois, leurs visages étaient bien trop proches, engoncés dans un vortex de silence qui apposait une lourdeur inhabituelle à chacun de leurs mots. Il distinguait chacun de ses traits cette fois, son appartement bien plus éclairé que le sien. Elle était différente d’hier soir, ses cheveux attachés à la va-vite, des dizaines de taches de rousseur constellant ses tempes, une trace de sauce tomate au coin de ses lèvres qu’il se garda bien d’effacer. A quoi ressemblait-il, lui, vu d’en bas, les ombres un peu plus présentes sur son visage ? Lui qui savait impressionner hommes d’affaires et politiciens de haut grade sans effort, il se sentit vulnérable comme s’il venait de perdre cinquante centimètres, ou dix ans. Maintenir le contact devint intolérable mais il n’osa le briser.

-Lâchez-moi.

Il hésita un instant mais quelque chose lui dit qu’elle n’allait pas tenter une nouvelle action d’éclat. Du moins, pas tout de suite.

Lorsqu’il desserra les doigts, elle laissa le couteau glisser des siens et il heurta le sol avec un bruit métallique.

Il sauta en arrière pour éviter que son pied se fasse empaler et fixa Alvaro d’un air mauvais : elle l’avait fait exprès, c’était sûr. Celle-ci ne parut même pas remarquer son agacement, ce qui eut pour effet de l’irriter un peu plus, et s’assit en soupirant à la table de la cuisine.

-Pas besoin de continuer à mentir, hein, ça sert plus à rien. Je - sa voix s’étrangla un instant - j’veux juste savoir une chose. Il est mort, c’est ça?

Son regard ne se posa pas sur lui et elle fixait le paquet de céréales devant elle comme s’il allait répondre à sa place. Peut-être que Coco la mascotte aurait une réponse, tiens, parce qu’Adam n’en avait pas. Et puis merde, il n’avait aucun compte à rendre à cette folle, pas alors qu’en vingt-quatre heures elle l’avait agressé deux fois et l’avait fait chanter sans aucun remords. 

Sauf que ces tentatives maladroites puaient le désespoir et contrastaient avec le talent indéniable dont elle avait fait preuve en reliant les six affaires auxquelles il était lié. Un paradoxe assez intrigant pour qu’il ne quitte pas le salon sans creuser un peu le sujet, une énigme accompagnée d’une demi-douzaine de sonnettes d’alarme. 

Il s’appuya sur un pied, puis l’autre, jusqu’à ce qu’il en ait assez de se sentir stupide au milieu de ce salon silencieux. Sa tête lui ordonnait de quitter la pièce mais ses jambes s’approchèrent d’Alvaro, ses mains agrippant la chaise en face d’elle. Précautionneusement, parce que ça restait une chaise de camping avec deux-trois taches douteuses, il s’y assit. Ça lui semblait important de terminer cette discussion avant que leurs chemins se séparent à jamais. Enfin. 

Il empoigna machinalement le sachet de sucre en face de lui dans l’espoir d’avoir quelque chose à quoi se raccrocher. Le lâcha lorsqu’il le trouva collant et recouvert d’une substance inconnue qui devait probablement être radioactive. 

-Écoutez, commença-t-il. J’ai le levier dont j’ai besoin pour sortir de notre impasse. C’est plutôt permanent, un enfant, ça me donne une assurance long-terme de ne plus jamais vous revoir. Je vous dis que je ne connais pas votre homme. 

-Mais - les disparitions - elles se ressemblent tellement que - 

-Celle-ci n’a rien à voir avec moi.

Levant la tête, elle le scruta. Le sonda, même, comme la veille au soir, comme si elle parviendrait à lire ses pensées si elle se concentrait assez.  S’il était honnête avec lui-même, c’est peut-être pour ça qu’il était venu, pour cette personne qui lui envoyait des signaux de panique dans tout le corps et qui le collait à sa chaise sans rien faire. “J’étais - je - je n’étais même pas sur Lille il y a cinq ans. Oui, je me suis renseigné, ajouta-t-il en voyant ses sourcils se lever. 

-Ok, dit-elle enfin, si bas qu’il ne l’entendit presque pas. Eh bah, bonne journée alors. Je peux pas dire que je suis ravie de vous avoir connu.

-Vous avez des pistes?

Il avait posé la question un peu trop rapidement, mais il avait besoin de comprendre. 

-Qu’est ce que ça peut vous faire? De toute façon c’est mort”. Son expression changea quand elle prononça ces mots, se tordant imperceptiblement. S’il ne l’observait pas d’aussi près, il aurait ensuite raté la façade qui retomba, si lourdement qu’il aurait presque pu l’entendre. Les murs étaient de retour. “Et puis bon, vous vous habillez dans une décharge, ou quoi?”

-Pardon?”. Son outrage ne dura qu’une seconde. Il suivit son regard moqueur et baissa les yeux vers le pull crasseux et désespérément bleu ciel, qu’il avait totalement oublié. “Ah.

Derrière l'animosité, quelque chose qu’Adam crut reconnaître tendait son expression. Oh, bien sûr, il avait toujours envie de l’étrangler mais ce n’était probablement pas nécessaire. Cette affaire était loin d’être aussi anodine qu’elle tentait de lui faire croire aujourd’hui, et surtout il avait besoin de confirmer un soupçon.


-Vous avez déposé l’avis de disparition. Vous êtes rentrée aux flics mais vous préférez agresser des gens dans votre temps libre.

De simples faits mais une réelle contradiction. Il était proche de quelque chose , et Alvaro le sentit, se dressant devant lui par réflexe. 

-J’agresse que les tueurs à gages. J’ai pas demandé de procès.

Le terme le prit de court, dévia le discours qu’il s’apprêtait à dérouler pour lui offrir une évidence.

-Vous la faites seule. La recherche. Pourquoi?

-Pas vos oignons, marmonna-t-elle. Vous avez qu’à m’achever, j’m’en fous. Vous voulez pas dégager?

Ça faisait peut-être la quatrième fois de la soirée qu’elle lui demandait de partir et il serra le poing, mû par une envie de briser un ou deux trucs, parce qu’il n’en avait pas envie . Tiens, il pourrait briser le vase moche, juste là. Ça ne se remarquerait même pas vu le chaos dans lequel était la pièce. Sauf qu’il ne pouvait se résoudre à la quitter, cette pièce, parce qu’il reconnaissait cette tension face à lui qui électrisait l’air. 

Alvaro était une poudrière sans aucun tact et elle allait faire exploser le monde avec elle, et il était maintenant entrelacé dans ses problèmes et  les personnes qu’elle ferait  tomber. 

Ce fut donc uniquement par souci de préservation qu’il prit sa décision. 

-J’ai un marché à vous proposer.

Gen allait le tuer. 



Chapter 5: Force de Lorentz

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CÉLINE

Elle n’en faisait pas assez. Quelque chose manquait à la pile de documents devant elle, elle en était sûre, mais n’était pas fichue de deviner quoi . Sûrement le premier pas vers la folie, songea-t-elle. Ou le burnout. 

Ce n’était tout simplement plus la même chose depuis qu’elle était passée commissaire. Bien sûr, l’augmentation de salaire avait été bienvenue et c’était un poste qu’elle convoitait depuis des années, mais la réalité était bien loin de ses espoirs. 

Le grade venait avec une distance, avec une notion de supériorité difficile à accepter. Ses collègues étaient devenus son équipe et leurs discussions ne lui parvenaient plus. Bien sûr, ils étaient toujours ses amis, et ils se voyaient après le boulot, mais une partie de l’aisance entre eux avait disparu. C’était normal après tout : on ne pouvait leur reprocher cet éloignement alors qu’elle avait le rôle de vérifier leur travail; de compter péniblement leur avancée par rapport aux attentes de ses supérieurs. 

Ça ne faisait pas moins mal. Elle en était réduite à rester dans ce bureau-bocal, à observer leurs interactions comme simple spectateur alors que le film continuait sans elle. “Tu comprendras vite”, lui avait dit Gâtin juste avant de prendre sa retraite, lorsqu’elle lui avait demandé comment elle faisait pour juger aussi précisément du moral de l’équipe. “J’appelle ce bureau la Tour de Contrôle”. 

Le vécu s’était transformé en observations, l’adrénaline en simple stress, et ces mots avaient pris tout leur sens. Donc, oui, elle avait remarqué que quelque chose clochait chez Morgane. Sauf que partager ses craintes lui était impossible : pas à Morgane, qui ne lâcherait rien, et pas à ses collègues parce que justement, ils n’étaient plus exactement collègues. D’autant plus qu’elle ne se basait que sur un sentiment général, sur l’expression de son visage, sur le changement de ses habitudes. Alvaro était différente; comme effacée, la pierre dont elle était constituée soudain muée en verre. Le changement s’était accéléré depuis une semaine et elle avait laissé son équipe s’approcher, allant jusqu’à écouter Daphné et ses vingt-cinq revendications journalières sans broncher. Un bon signe pour tout autre personne, un point d’inquiétude lorsqu’il s’agissait de son commandant. 

 

Elle jeta un coup d'œil au bureau. Alvaro écoutait Gilles. Pire, un petit sourire se dessinait au coin de ses lèvres.

 

Ce qui aurait été positif  pour quiconque - une amélioration de l’esprit d’équipe -  ressemblait à un avertissement pour Céline. Comme lorsque la mer se retirait, avant que le tsunami s’abatte sur les côtes. On pouvait dire beaucoup de choses de leur relation, mais elle avait cerné Morgane Alvaro. Ce genre de murs ne s’abattait pas sans bruit et il aurait été moins inquiétant de la voir exploser. Quoi qu’on en dise, elle n’était pas biaisée, tout simplement parce que ce n’était pas son genre de s’attarder sur une seule nuit. Il y avait longtemps qu’elle était passée à autre chose, que son coeur ne faisait plus des siennes en la voyant, qu’il ne restait qu’un sentiment de tendresse dénué de passion envers elle. Ce fut donc en toute équité qu’elle comprit que, vraiment, il y avait un souci. 

 

Et puis même niveau chiffres, le problème était clair. En quelques semaines elle était passée d’une efficacité terrifiante à une lenteur presque inégalée. D’accord, c’était toujours plus rapide que la majorité de ses recrues, mais quand même. Elle avait même laissé tomber complètement l’affaire Garnot sans faire de vagues, ce qui ne lui ressemblait pas.

 

Plus inquiétant encore, elle avait cessé de lui parler. Totalement, d’un coup, depuis un mois environ. 

 

“Commissaire”. Plénat interrompit sa réflexion, la faisant sursauter. “Désolé de vous déranger. Mais on a quelqu’un pour vous à l’accueil. Je peux le faire monter au bureau?

Jetant un coup d'œil au capharnaüm autour d’elle, Céline décida que recevoir quelqu’un ici ferait très mauvais genre. 

-Non. Je vais descendre. Merci, Plénat.

L’officier hocha la tête avant de retourner vers l’accueil. Céline souffla, rajusta sa veste, vérifia que sa nervosité ne transparaissait pas.

 

Elle trouva le couloir désert, tout comme l’entrée. L’individu devait s’être posé dans une salle d’attente. Qui que ça puisse être, il - 

-Bonjour, commissaire. 

Devant elle se tenait Sylvain Garnot, l’air déplacé dans la pièce miteuse avec son costume hors de prix, qui valait sûrement plus qu’un an de son salaire. Son air affable ne parvenant pas à cacher son irritation, il ne fut pas difficile de deviner la raison de sa présence. 

-Monsieur Garnot, dit-elle avec son sourire le plus factice. Que puis-je pour vous?

-Pouvons nous parler dans un endroit un peu plus… discret?

La salle était déserte, mais il n’allait pas en démordre. Autant concéder tout de suite. Céline l’amena à l’une de leurs salles d’interrogatoire, levant les yeux au ciel lorsqu’elle croisa Plénat. Celui-ci n’eut même pas la décence de prendre un air coupable.  

-Je suis désolée, nous n’avons pas vraiment de salle de réunion ici, s’excusa-t-elle en le voyant jeter un coup d'œil dédaigneux autour de lui. 

Ce n’était pas tout à fait vrai, bien sûr, mais elle sentait que l’insonorisation allait lui être utile. Et puis ça l’amusait de le déstabiliser.

-Peu importe, lâcha-t-il en refusant la chaise qu’elle lui offrait. Je viens vous voir au sujet de la disparition de ma femme. 

-Je suis désolée. Ce genre de disparition est très éprouvante. 

-En effet. Vous comprendrez donc ma surprise lorsque j’ai appris que votre commandant a choisi de classer l’affaire si hâtivement. Avant d’en parler à votre hiérarchie, je préfère donc comprendre les raisons qui l’ont poussée à agir de la sorte. 

La menace était à peine voilée et Céline serra les dents. Un autre qu’elle aurait cédé face à lui, la réputation plus importante que la vérité. Deux points l’en empêchèrent : un, elle choisissait ses collègues avec précaution, et Alvaro avait dû avoir ses raisons, même si elle ne les comprenait pas; et deux, elle détestait les personnes usant de leur pouvoir comme d’une menace. 

-En effet, le commandant Alvaro a choisi de classer l’affaire. Les enquêtes de disparition sont souvent très complexes et vous comprendrez qu’un minimum de preuves doivent être trouvées pour que nous puissions agir. 

-Je l’ai laissée accéder à toutes les informations dont elle aurait eu besoin. Vous n’allez pas me dire qu’elle n’a rien trouvé, cracha-t-il. 

Il s’approcha à moins d’un mètre d’elle, les yeux plissés, de ce regard qui voulait dire vous allez le regretter, savez vous qui je suis? . Céline resta immobile face à lui et garda une expression neutre. 

-Nous sommes désolées pour le drame qui vous frappe, monsieur Garnot, croyez-le bien. Si nous avons vent de tout nouveau développement de l’affaire, soyez sûrs que nous rouvrirons l’affaire immédiatement. Pour l’instant, cela n’est pas possible. 

La décision était finale et le message parut atteindre Garnot.

-Vous voulez le jouer comme ça? Très bien, je - 

-Nous? Non. La loi, certainement. Je vous souhaite une bonne journée, monsieur Garnot. 

Cherchant ses mots, son interlocuteur n’en trouva aucun et finit par quitter la pièce en trombe. Céline s’effondra sur la chaise inconfortable une fois l’imbécile hors de vue, soufflant un bon coup. 


Éconduire les personnes de son type faisait partie du boulot, ça ne voulait pas dire qu’elle appréciait. Il restait doué de bon sens; ses conseillers allaient sûrement le dissuader de parler à sa hiérarchie directe. Après tout, Alvaro n’avait fait que suivre la procédure. Ce genre d’individus étaient fréquents et leurs coups de colère leur passaient. 

 

Il n’empêchait que quelqu’un qui connaissait le commandant comprendrait immédiatement que l’affaire avait été bâclée.



MORGANE

J’aurai des informations cette après-midi. Cordialement, A.K.

-Vous m’écoutez, Alvaro?

Relevant la tête, elle constata que Céline avait arrêté son discours à l’équipe pour la fixer, les sourcils froncés. 

-Non - J’veux dire, oui - Désolée, commissaire.

 

Elle rangea son téléphone en évitant consciencieusement le regard de Céline. Depuis quelques jours, elle sentait que son attention s’était portée sur elle sans savoir pourquoi. 

Bon, d’accord, elle avait sa petite idée, n’ayant pas exactement été extrêmement assidue depuis quelques semaines. Pas comme avant. La confrontation ne tarderait pas, songea-t-elle, pas après que Garnot se soit ramené en personne à la PJ. Quel emmerdeur. 

Qu’il reste en rogne. Classer l’affaire avait été le prix payé pour accepter l’offre de Karadec. Donnant donnant, qu’il avait dit. 

Ça faisait deux semaines qu’elle avait dit oui, qu’elle avait accepté son aide dont elle ne connaissait même pas les engagements. Parce que la vie c’était pas le monde des Bisounours, il devait forcément y avoir un  contrat, une faveur en petites lettres qu’elle lui devrait pour sa collaboration. Laisser couler l’affaire Garnot n’était qu’une formalité. Elle aurait dû classer l’affaire de toute façon faute de preuves - si elle ignorait la piste de Karadec qui clignotait comme un sapin de Noël à chaque fois qu’elle y pensait -  donc ce ne pouvait pas être la seule faveur qu’il attendait. 

 

Les gars comme ça ne s’arrêtaient pas à leur première victoire. Pas qu’elle en connaisse beaucoup, finalement, mais elle n’était pas stupide au point de croire qu’il l’aidait de bon coeur. S’il comptait sur un flic corrompu de son côté, il se trompait gravement, compte tenu du fait qu’elle démissionnerait à la seconde où elle aurait sa réponse. Elle se gardait bien de le lui dire. 

Elle recula dans la foule des officiers qui écoutaient le topo en tentant de s’y camoufler. Une idée brillante si ceux-ci ne s’étaient pas écartés autour d’elle comme si elle avait la peste. Moïse de la PJ, qui disait mieux? C’était rassurant en quelque sorte de savoir que le commandant les impressionnait toujours autant, alors qu’elle ne s’en était jamais sentie plus éloignée. Les apparences étaient sauves. 

 

“Vous voulez prendre un café avec nous?”

La question de Daphné fit exploser en vol ses considérations. Ok, contre argument:  elle n’avait pas sauvegardé les apparences au point de berner sa propre équipe. Les fissures s’étendaient. Il y avait pourtant quelque chose de bien plus inquiétant : elle n’avait plus envie de les colmater. La fatigue s’enroulait autour de chacun de ses nerfs comme si elle tenait un pont à bout de bras et continuer à être agressive tout le temps était juste hors de sa portée. Complètement.

“Ok”. La réponse aurait pu être celle d’une étrangère : pas tout à fait Morgane, plus vraiment le commandant Alvaro. Depuis quand elle leur disait oui? Daphné et elle  se regardèrent un instant, tout aussi surprises l’une que l’autre.

“Génial!”. L’exclamation à voix basse de Gilles fut accompagnée d’un geste de victoire tout à fait puéril - exactement le même que Morgane avait l’habitude de faire avant qu’elle ne s'entraîne à l’oublier. Ce souvenir lui arracha un demi sourire bien malgré elle. Heureusement que ses coéquipiers ne semblaient pas l’avoir remarqué. 


En relevant la tête, elle vit que Céline, elle, ne l’avait pas raté.

 

Le contenu du briefing de Céline plus ou moins flou dans son esprit, elle laissa Gilles le récapituler avec enthousiasme mais décrocha rapidement. Son esprit ne cessait de vagabonder un peu plus loin, déroulant les fils de son enquête pour les entremêler à ceux de ses conversations avec Karadec.

Deux semaines donc, et elle se retrouvait à jeter des coups d'œil anxieux à son téléphone, attendant les messages qui arrivaient aléatoirement. Une main sur sa tasse de café appartenant probablement à quelqu’un parti à la retraite depuis longtemps, l’autre en train de faire défiler la conversation. 

 

Mardi, vingt-trois heures trente. 

Imaginez pas que je vais vous faire confiance. 

Très bien, on est deux. 

Les  messages de jour étaient toujours professionnels et signés par un Cordialement, A. K., graduellement plus irritant. Les réponses de Morgane étaient laconiques et agressives.

 

Mercredi, deux heures du matin.

Comment avez-vous trouvé mon nom?

Le message l’avait prise de court, lui arrivant au milieu de son insomnie hebdomadaire. Abandonnant tout espoir de sommeil, elle s’était redressée sur son lit. L’obscurité de la nuit l’enveloppait et la fatigue fit vriller son jugement, et sa réponse fut dénuée de son animosité habituelle.

Secret professionnel.

Elle y avait ajouté un smiley tendancieux, et là avait peut-être été son erreur. En tout cas, il avait répondu au changement d’ambiance.

Vous devriez dormir. C’est inquiétant que nos forces de l’ordre tournent à deux heures de sommeil.
Ça devrait vous arranger vu votre occupation.

N’importe quoi. Je suis gardien de nuit dans un aquarium. Je dis bonjour aux requins. Ils sont de meilleure compagnie que vous. 

Ah. Oui. Pas bien malin de parler de ses activités à l’écrit, c’était vrai. 

Vous devez vous entendre avec les poissons nettoyeurs. Ils ont horreur du désordre. 

C’est mieux que le chaos. 

Tout était faux : ses réponses, leur entente, simple distractions qui s’avéraient les satisfaire tous les deux. Quoi de mieux comme interlocuteur qu’un tueur à gages ou une flic désaxée pour dériver lentement dans la nuit? Imaginer une autre réalité lui avait convenu ce soir-là, en attendant de se rappeler les menaces et le risque et la haine qui les reliait.

J’aime bien. Ça perturbe les imbéciles.

Vous ne ressemblez pas vraiment au commandant qui est venu inspecter la villa de Garnot.

Elle avait tiqué sur cette phrase un peu trop perspicace. Si un presque inconnu pouvait le remarquer, combien de temps lui restait-il avant qu’on la perce à jour?

Vous ne ressemblez pas vraiment aux bad boys sexy qu’on voit dans les films. Je suis déçue. 

Il n’avait plus répondu à cette pique et elle avait balancé le portable sur la table de nuit. Leurs échanges étaient restés professionnels après ça. Un simple effet de la fatigue. 

 

Engloutissant machinalement le mauvais café de la machine, Morgane contemplait ces derniers messages et le silence qui suivait, sans pouvoir en détacher les yeux ou écouter la discussion de ses collègues pourtant juste à côté d’elle. 

“Vous avez l’air plus détendue, nota Gilles d’un air innocent et Morgane releva la tête comme prise en flagrant délit. “Elle est sympa?

-Hein? 

Elle releva le nez de l’écran, face au sourire candide de son collègue. Daphné se concentrait sur son café, mais avait tout de même l’air très intéressée. 

-La personne à qui vous parlez. Moi je trouve ça cool, enfin vous avez rempli plein de dossiers d’enquêtes en ce moment, et mon grand-père disait toujours qu’on était bien plus efficace quand l’équilibre travail et vie priv-

-Si j’étais toi, je finirais pas cette phrase, rétorqua-t-elle en enfonçant son téléphone au fond de sa poche. 

 

Elle était en plein dérapage.

La totalité de son animosité, d’Alvaro-le-commandant, était à présent dirigée vers Karadec alors qu’elle tentait de garder un semblant de statut. Il n’en restait donc que très peu à offrir à ses collègues et ceux-ci avaient sauté sur l’occasion. Ils agissaient comme si rien n’avait changé, mais elle le sentait. Gilles s’était emparé du rôle de conseiller personnel sans qu’elle s’en rende compte, allant jusqu’à laisser des post-its d’encouragement quotidiens sur son ordinateur. Sourire, c’est oublier la grimace. La promesse de la chenille n’engage pas le papillon. Le bonheur est une petite chose que l’on grignote par terre au soleil. Bien sûr, il n’avait jamais avoué, mais il n’avait pas non plus pensé à camoufler son écriture. 

 

Morgane se contentait donc d’ignorer Gilles et ses messages, les fourrant dans un cahier vierge dans son bureau. Fallait pas dépasser les bornes, non plus. Un observateur extérieur aurait remarqué qu’elle ne les avait pas jetés. Eh ben qu’il viennent lui en faire la remarque, et ils découvriraient qu’elle savait toujours mordre. Elle conservait ses forces, c’était tout, gardait ses foudres pour Karadec. Ou plutôt, pour Cordialement, A.K. . C’était pas possible d’être aussi guindé. 

Bref.  

Garder la main sur son boulot et sur son image devenait de plus en plus compliqué maintenant qu’elle avait ajouté deux ou trois balles à son jonglage. En feu, les balles. 

Sa queue de cheval lui rentrait dans le crâne, la couleur noire de ses vêtements lui donnait envie de sauter par la fenêtre, et un sentiment général de ras-le-bol commençait à l’envahir. Ça ne l’avait jamais embêtée avant. Pas grave. Il fallait juste qu’elle tienne encore quelques semaines, le temps de retrouver Romain et d’en finir avec cette vie. 

 

Au plus vite si possible, avant qu’elle perde complètement les pédales et ne fasse un truc stupide, comme  avoir envie de revoir un meurtrier. C’était un simple syndrome de Stockholm ou son équivalent. Est-ce qu’il y avait un nom pour les idiots qui s’accrochaient à la première personne qui leur portait de l’attention comme s’il s’était agi de quelque chose de réel? Mention spéciale si ladite personne était un putain de criminel avec sûrement plus de traits sur son ardoise qu’un tableau dans une classe de CE2. Elle vida son double expresso en se promettant de chercher la réponse ce soir. 

 

L’après-midi reprit son cours et ses collègues se gardèrent bien de mentionner quoi que ce soit. Malgré tout, elle choisit de ne pas emmener Daphné sur le terrain, parce qu’elle n’était pas sûre de supporter ses regards en coin. Une heure plus tard, les yeux sur le nouveau cadavre, elle regretta amèrement son choix. Charrault était plus insistant que d’habitude - un exploit -  ayant apparemment oublié la notion d’espace personnel, à cinquante centimètres d’elle à tout moment.

“Alors, commandant, vous en pensez quoi?

-Bah j’en pense que c’est un meurtre, lâcha-t-elle en observant le corps en dessous d’eux, entouré par les piquets de rubalise. Bonnemain était accroupi à côté, effectuant les premières notations. 

-C’est peut-être non prémédité? Enfin, on est quand même à l’extérieur.

Retenant le t’es con, ou quoi? qui menaçait de sortir, elle fit preuve d’un contrôle de soi magistral. 

-Non. Depuis quand les gens vont à un rendez vous d’affaires avec un flingue? Enfin t’as bien vu la trace dans sa poche, on lui a enlevé, mais quand même. Le gars était prévenu. 

-Vous avez tellement raison, dit-il en hochant la tête. On fait quoi, alors?

-Moi je sais pas, mais toi tu vas faire ton boulot et relever le dossier.

Son téléphone venait de vibrer à nouveau.

 

Laissant Charrault avancer vers la scène, elle prit quelques mètres de distance. 

Regardez ça. Cordialement, A.K.

La pièce jointe ne contenait qu’un extrait d’un dossier quelconque qu’elle avait déjà vu des centaines de fois et qui ne lui avait apporté aucun indice. D’ailleurs, il était même imprimé chez elle. 

Je l’ai déjà, ce document. Vous avez triché au concours du crime ou vous êtes juste un imposteur?

Elle ne signa pas son message. Son balai à elle était dans son armoire, pas fiché solidement dans son arrière train.

Pardon, je ne suis pas HPI, moi. Cordialement, A.K.

 

C’était donc ça. Le dossier était une excuse pour un pauvre jeu de force, une preuve qu’il pouvait creuser sur elle en retour. Qu’est ce qu’elle avait été stupide, en fait, de croire à une quelconque trêve ou au fait que Karadec n’était autre chose qu’une sombre ordure. Les gens ne changeaient pas et elle était incapable d’apprendre sa leçon.

La scène de crime était tombée tout en bas dans la liste de ses priorités et elle s’en excusa, ordonnant vaguement à Charrault de finir le remplissage du dossier. Son sang battait jusque dans ses oreilles, obstruant sa vue alors qu’elle composait furieusement le numéro. A la troisième sonnerie, enfin, elle eut la victoire désagréable d’entendre sa voix suffisante. 

“HPI, répéta-t-elle en serrant les dents. Je vous ai demandé de creuser sur moi? Aux dernières nouvelles, j’pensais que vous saviez faire la différence. Si c’est encore un truc pour faire pression, je vous rappelle que  -

-Calmez-vous”, répondit-il en laissant un silence passer, ce qui était objectivement la pire chose qu’on pouvait dire à quelqu’un qui était sur le point de vous hurler dessus. Karadec n’avait de toute évidence aucun sens de la survie.  “Vous n’êtes pas sans savoir qu’on ne trouve pas d’informations sans vérifier toutes les pistes. Blâmez vos parents, c’est eux qui ont laissé les informations traîner. 

-C’est un jeu, en fait? Non parce que si vous avez pas l’intention de m’aider, faites votre choix et sortez de ma vie. 

La voix se durcit de l’autre côté du combiné. Une intonation dangereuse, qui souffla net sa prochaine phrase.  “Très bien, commandant. Je peux garder mes trouvailles pour moi. Si nous engageons une course, lequel de nous arrivera à l’arrivée intact? Cinq ans d’échec me font penser que ce sera probablement moi.  

Les mots étaient faits pour blesser. La réalité de la situation se rappela alors à elle, la raison pour laquelle leur trêve existait : empêcher leur autodestruction mutuelle. Rien d’autre qu’une relation symbiotique particulièrement toxique. Morgane aurait pu - aurait dû - reposer les bases de ce contrat maintenant. 

Sauf qu’elle était fatiguée. Elle leva les yeux vers les arbres autour d’elle, tentant de ravaler les larmes qui y montaient pour la énième fois. Fallait surtout pas qu’il entende le trémolo dans sa voix ou elle perdrait tout semblant de crédibilité. Qui était assez instable pour débarquer chez les gens avec un flingue sans être capable de maintenir une conversation téléphonique? Elle, clairement, mais il était vraiment pas obligé de le savoir. Cette affaire était peut-être toute sa vie mais devait être au niveau d’un lundi banal pour Karadec. Maintenir son standing, donc.

-Moi au moins, j’ai jamais tué personne, rétorqua-t-elle, agressive.

Un silence au bout du fil. Il raccrocha.

Morgane resta seule devant son téléphone avec l’impression d’avoir commis un faux pas. Quoi, il supportait pas qu’on le mette face à ses meurtres? C’était le comble, tiens. Ses doigts planèrent au-dessus du clavier, à la recherche d’une réponse qu’elle ne trouva pas.

Le silence radio de trois jours qui suivit la conversation avait des tons inquiétants. La sensation de malaise la suivait partout, infiltrant ses os et toutes ses actions. Elle avançait dans une purée de pois qu’elle seule pouvait voir et qui lui donnait l’air imbécile. Deux ou trois fois elle faillit céder et faire une bêtise, du genre lui envoyer un texto ou tout avouer à Céline. Ou Daphné, même, qui la regardait avec un regard un peu trop perspicace pour qu’elle se permette de la reprendre sur le terrain. Cerise sur le gâteau de son agacement, elle devait donc traîner Charrault sur toutes ses enquêtes.

Elle avait commencé à s’habituer à la réactivité de Forestier et c’était comme revenir à la télé en noir et blanc. Ou la radio, mais avec seulement les émissions insupportables du genre bingo, où on lui hurlait des évidences dans les oreilles. Elle finit probablement par déverser son angoisse sur son équipe, parce que Céline l’attrapa entre quatre-z-yeux et lui conseilla - très, très fortement - de prendre son week-end anticipé. 

 

Un autre point bancal : Céline, et son regard qui avait changé. C’était qu’une question de temps avant qu’elle découvre deux-trois trucs qu’elle ne pourrait plus nier, alors Morgane fila doux, posa trois jours, et quitta le parking de la PJ dans un crissement de gravier rageur. 

 Le soir même, son téléphone vibra à nouveau et elle se jeta dessus. Un peu trop vite à son goût. 

Demain soir à 19h. Cordialement, A.K.

Accompagné d’un simple point GPS, le message était cryptique et prodigieusement agaçant. Il avait un forfait SMS limité ou il ne jugeait tout simplement pas important de lui expliquer ce qu’il se passait? Par pure rancune, elle lui répondit en utilisant un emoji de cow-boy ainsi que celui d’une marmotte difforme. Qu’il déchiffre ça, tiens. 

 

CÉLINE

Il se passait quelque chose à la PJ. Quelque chose avait changé. Peut-être que c’était lié à l’affaire Garnot, ou peut-être pas. Mais l’ambiance avait changé, l’air alourdi dans le bâtiment comme avant un orage, chargé d’électricité et d’anticipation. Morgane en était la cause.

L’organisation de la hiérarchie était spécifique pour une raison. Quand on y baignait, c’était presque indétectable, mais Céline le voyait maintenant, aussi clairement que si elle s’était trouvée devant un schéma mécanique du fonctionnement de son département. De ses rouages, de ses piliers, et des points de charge dont il fallait s’assurer la résistance sous peine d’assister à un écroulement total. 

Le rôle de commissaire en était un de toute évidence, mais n’était pas le plus important. Non, le cœur inavoué d’un groupe se trouvait autre part, s’installait dans le bâtiment sans qu’on le remarque. Les liens entre les agents comme autant de fils invisibles qui remontaient toujours vers un point névralgique. Une personne qui, sans s’en rendre compte, retenait l’équilibre de l’équipe. Un simple agent. Un ancien proche de la retraite. Un officier un peu plus charismatique que les autres. 

Chez elle, c’était son commandant.

Les raisons en étaient obscures mais c’était un fait. Toutes ses suppositions avaient éclaté lorsqu’elle l’avait compris. Elle aimait croire que les gens étaient intrinsèquement bons, mais son commandant avait toujours été une exception à la règle. Ce côté impitoyable n’avait jamais été un problème, au contraire, parce qu’il contrebalançait les tendances trop charitables de Céline. 

Elle n’était juste pas quelqu’un qu’on pouvait se targuer de connaître vraiment. Jusqu’à aujourd’hui, alors qu’elle contemplait  son centre névralgique sur le point de lâcher, deux constatations virent à elle. Il y avait de l’espoir, et son département était foutu.

Il se passait quelque chose à la PJ . Une vague de murmures pas tout à fait audible qui rendait Céline paranoïaque et qui lui offrait la certitude que Morgane était au centre des rumeurs. Morgane, qui n’avait jamais été visée par quoi que ce soit d’autre qu’une révérence craintive, était dévisagée par ses collègues. Le souci lorsqu’on était impitoyable, c’était qu’il fallait le rester. C’était bien trop simple de s’engouffrer dans les brèches sinon. 

Même Daphné, qui avait pourtant un sens développé de l'auto préservation, avait compris quelque chose, même si elle s’était bien gardée d’en parler à Céline. Encore une chose qu’elle avait perdue avec son grade. La confiance.

Céline ne détestait pas Morgane. Ne l’avait jamais détestée, même le commandant Alvaro dure et distante qui lui semblait si petite et si seule. Même son absence ce lendemain matin et la compréhension qu’elles avaient chacune cherché quelque chose de différent. Elle était insupportable, ingérable, brillante, et Céline aurait eu tort de ne pas l’engager malgré tout. Pour une raison ou une autre, elle n’avait jamais réussi à endiguer la tendresse qui l’envahissait face à ses erreurs. 

Quelque chose s’était passé pour qu’Alvaro réagisse comme elle le faisait, et Céline n’avait jamais cherché à trouver ses raisons. Ne les attendait pas. Elle finit donc son café, les yeux posés sur le rebord de la fenêtre, avant de remarquer la présence derrière elle.

Daphné la fixait depuis cinq minutes, le visage renfrogné comme si elle se combattait elle-même, passant sa tasse vide d’une main à l’autre. “Oui, Daphné?

-J’ai quelque chose à te dire.

L’aveu avait l’air sérieux et surtout, avait l’air de prendre un temps que Céline n’avait pas aujourd’hui.  Pas avec trois dossiers à terminer, un appel au procureur, et un poste d’agent à remplir.

-Ça peut attendre? 

-C’est à propos de Morgane.

Céline lui indiqua son bureau. Tant pis pour le procureur. Il se passait quelque chose à la PJ. 




Chapter 6: Irréversibilité thermodynamique

Chapter Text

Il était trop tard pour annuler avec Mathilde. Sans boulot à faire et sans enfant à garder, elle passa la journée du lendemain à déambuler au hasard dans la ville en résistant à l’appel de son portable.

 

Lui n’avait probablement pas ces scrupules et il était temps qu’elle cesse d’attendre qu’il la contacte. Sauf que le sentiment d’avoir quelqu’un avec qui avancer - même un meurtrier - lui faisait l’effet d’une drogue dont la première dose avait relancé un besoin insistant dans son corps. C’était lamentable, se dit-elle en vidant son double expresso. Il n’était que seize heures trente, alors elle en commanda un deuxième, évaluant la foule qui passait devant elle dans une vaine tentative de distraction. Peine perdue. Ils ne reflétaient que son obsession actuelle, leurs vies comme étalées devant elle dans des enveloppes qu’elle n’avait qu’à ouvrir. Ces déductions avaient toujours été une évidence et elle n’avait jamais rechigné à les utiliser pour son propre compte. Jusqu’à ces dernières années, lorsque découvrir les traces d’une vie bien vécue - un bouton rafistolé avec patience, des rides qui témoignaient d’années de rire, une boîte à goûter - lui rappelaient juste ce qu’elle avait perdu. 

 

Le serveur la dévisagea avec inquiétude lorsqu’il lui amena le troisième café. Morgane constata qu’il avait raison quand les battements de son cœur se firent un peu trop rapides. Peu importait, ça sonnait simplement le signal du départ, et elle partit rejoindre le lieu du rendez-vous. Avec quelques détours, histoire d’arriver en retard.

À 19h30, pâtisseries en main, elle se présenta au point indiqué - la fontaine derrière la place de la Bourse, endroit central et surtout très fréquenté - avec la certitude qu’elle ne risquerait pas grand-chose pour l’instant. Il était déjà là et faisait les cent pas autour du point d’eau, fronçant les sourcils lorsqu’il l’aperçut.

-J’avais dit à 19h.

-C’est la demi-heure de politesse. Dis-donc, c’est pas la joie de vivre qui vous étouffe, hein. 

Elle s’assit sur le rebord en pierre en lui tendant le sachet en papier déjà imbibé de graisse,  “Donut?”

 Elle lui aurait proposé une bonne grosse dose de mort-aux-rats qu’il aurait réagi pareil. 

 


KARADEC

La discussion fut brève. La faire venir était simplement une précaution : il avait appris depuis longtemps à ne jamais laisser de traces écrites. Lui amener le document était déjà un risque, parce qu’après tout rien ne l’empêchait de venir avec du renfort. Cela n’aurait pas été dans son intérêt, sauf qu’il apprenait à ne jamais essayer de deviner les réactions d’Alvaro. C’était plus simple de se protéger en avance.

En tout cas, sa trouvaille était bien maigre et ça ne l’étonnait pas. Aubin avait trouvé un seul élément qui pouvait l’intéresser, enterré sous des couches administratives impénétrables. Celui qui l’avait fait s’était donné de la peine pour le camoufler et avait presque effacé l’information centrale.  

Romain Destat avait été relâché le 6 novembre, le lendemain de son arrestation. Alvaro se figea lorsqu’il avança la copie devant lui, ses paupières battant très vite tout d’un coup, et elle passa la main sur la feuille comme s’il s’était agi d’une personne. 

-Il est pas mort, alors? lâcha-t-elle enfin.

Le seul mot qu’il avait pour décrire son expression était que son visage s’était soudainement ouvert . La dureté avait disparu pour une fraction de seconde, glissant au sol et offrant à Karadec une vision incongrue. La personne qu’elle était avant, peut-être, et celle qu’elle voulait retrouver en même temps que Destat. 

-Je ne sais pas.

Il n’eut pas le cœur de lui dire que ce n’était pas une bonne nouvelle. Cinq ans, c’était assez pour qu’il ne subsiste que deux options : le gars était bel est bien mort, ou il n’avait pas voulu revenir. Sauf qu’il comprit très vite qu’il n’avait pas besoin de le lui épeler, parce que ses poings se serrèrent immédiatement lorsqu’elle tira les mêmes conclusions que lui. 

-Ok. Euh, je - comment - j’veux dire - 

Son regard balayait la place et elle paraissait perdue soudain, avec ces possibilités qu’elle ne pouvait pas interpréter, qui étaient presque pire qu’avant. Il avait prévu de la laisser avec cette information, l’ayant déjà aidée plus que nécessaire. C’était ce que Gen lui avait demandé de faire. Calmer le jeu n’était pas idiot, avait-elle admis; s’il ne comptait pas en finir avec elle, autant s’assurer qu’elle n’aurait aucune raison de lui garder rancune. Une info, et leurs chemins se séparaient. Après tout, il en avait déjà fait bien plus que nécessaire. 

Sauf que comme les deux fois précédentes, les mots ne quittaient pas sa bouche. Parce qu’il pouvait l’aider. Parce que ce type de dossier était sa spécialité. Et parce qu’un contact chez les flics pouvait être une excellente idée finalement, d’autant plus que celle-ci était chargée des dossiers de disparition.

 

Sa clé crissa dans la serrure et il jura silencieusement. Lui qui voulait rentrer discrètement, c’était mal parti. Ses coéquipiers étaient malheureusement déjà dans la cuisine lorsqu’il entra et attendaient son arrivée de pied ferme. Le local était peut-être son endroit préféré, mais il se serait bien passé des commentaires constants sur ses entrées et sorties. 

“Alors? C’est bon, elle a ce qu’elle voulait? On est tranquilles?”

Il ne répondit pas à Gen, se contentant de déposer sur le bureau la boîte qu’Alvaro lui avait donnée. La raison de son retard de deux heures : un aller retour chez elle pour récupérer les seuls indices qu’elle ne lui avait pas donnés. Sa main avait frôlé la sienne lorsqu’elle lui avait tendu la boîte et il avait compris que l’acte de lui confier n’était pas anodin. Que peut-être, elle lui faisait confiance pour une raison qu’il ne comprenait pas, leur relation un peu plus sereine qu’avant. Il ne fallait pas se leurrer : elle avait juste évolué de l’étape tentative d’assassinat à partenariat tendu .  

-J’y crois pas, souffla Aubin en étouffant un rire. T’as pas lâché l’affaire.

-L’affaire est intéressante, protesta-t-il. Et on a du temps après la femme de Garnot. On laisse toujours au moins passer deux-trois mois! Excusez-moi de vous offrir des contacts stratégiques.

-Alvaro est complètement dingue, pas stratégique . T’es en train de perdre pied, Adam, dit Gen en refermant brusquement l’écran de son ordinateur. Je ne vais pas rester là si tu ne vas pas m’écouter. 

Rassemblant ses affaires, elle les fourra agressivement dans son sac. “Je vais faire un tour. A plus, Aubin”. 

Planté là au milieu de la pièce avec l’impression d’avoir commis un énième faux-pas, Karadec contempla la cassette dans sa main. 

-On a un magnétoscope à l’étage, dit Aubin. Je te préviens, si vous divorcez, je suis Gen. Elle a beaucoup plus de jugeote que toi en ce moment. 

-On n'est pas mariés. Et t’es majeur dans six mois. Je te rappelle que c’est moi qui paie le loyer, hein. 

-Ouais, mais pas de salaire, alors on est quittes. Je peux regarder le film avec toi?

-Ce n’est pas un divertissement. On n’est pas au cinéma. C’est non. 

 

Aubin l’accompagna. Assis tous les deux devant l’écran, ce ne fut pourtant pas le jeune homme qui fit l’erreur de se laisser happer. Fixé devant l’écran comme s’il lui montrait un blockbuster, Adam rembobina la cassette trois fois. Un univers parallèle, Morgane Alvaro rayonnante, son rire qui transperçait l’écran et l’y laissait cloué, sans qu’il puisse retenir le visage de Romain. C’était un intérêt purement professionnel. On apprenait beaucoup sur les gens et leur fonctionnement en comprenant leur passé. 

Aubin finit par lui arracher la télécommande des mains lorsque la vidéo se finit à nouveau, clairement moins happé par ce qu’il y voyait. 

-Y’a pas d’infos, dans son truc. Elle veut qu’on fasse quoi avec ça? Un film nostalgique avec une musique mélo? T’es sûr que tout va bien chez elle?

-C’est moi qui lui ai demandé tous les documents qu’elle avait. Au cas où. Si c’était si simple, elle aurait déjà trouvé, c’est une disparition. Pas un escape game. T’es bien placé pour le savoir, c’est toi qui nous couvres sur- 

Avant qu’il ne puisse continuer, l’écran s’alluma à nouveau. Aubin et lui échangèrent un regard.



Cul de sac. Pas une piste.

Le message cryptique datait d’une semaine, juste après qu’il lui ait envoyé un enregistrement de l’extrait de Destat et de l’inconnue dans l’espoir qu’elle puisse lui en dire plus.  Plus aucun texto après ça. Loin de lui l’idée de regretter ses remarques insensées, mais il avait fini par s’habituer à recevoir un ou deux emojis cryptiques ou insultes, et il était assez amusant d’y répondre. Leur absence chamboulait à nouveau sa routine comme si elle le faisait exprès; il n’aurait dû s’attendre à rien d’autre.

Le boulot avait repris son cours pour Adam sans nouvelles de l’élément perturbateur . Il poursuivit ses recherches de cible avec Aubin, construit les raisons de sa démission avec Garnot pour préparer la fin de ce contrat-ci. Mais la routine sonnait faux et c’était entièrement de la faute de Morgane Alvaro. Mince alors, elle n’avait même pas daigné lui envoyer le cow-boy habituel. Pas qu’il s’en soucie.

Cerise sur le gâteau de son irritation, il sentait les regards que Gen et Aubin échangeaient lorsqu’il vérifiait qu’aucun nouveau message n’était apparu. 

 

“Bon. Je veux pas briser votre silence religieux, mais c’est une bonne nouvelle, non? Qu’elle ait cessé le contact. On est tranquilles,” dit Aubin un soir alors qu’ils étaient à table.

C’était une des règles qu’il avait mises en place dès le départ : malgré leur activité moins que légale, ils avaient besoin de cohésion, et ça passait par prendre les repas ensemble. Après quelques débuts chaotiques, ils avaient fini par adopter ce fonctionnement qui leur donnait un semblant de normalité. Lui et Gen étaient tombés d’accord là-dessus, parce que c’était surtout important pour Aubin. Leur rythme s’était amélioré depuis qu’ils avaient posé la structure et Adam se surprenait parfois à oublier qu’ils n’étaient pas vraiment une famille. Juste des coéquipiers. Il le voyait aussi dans les yeux de Gen, ses prunelles bleu-vert teintées de tendresse quand elle pensait ne pas être observée. 

La notion de cohésion était quelque peu chamboulée depuis Alvaro, les deux adultes plongés dans un silence mutique, un roi-du-silence agressif. Surtout de la part de Gen : ce n’était pas lui qui plantait sa cuillère comme si elle tentait d’assassiner la soupe à la courgette.

Tout un tas de non-dits qui s’empilaient entre la salière et le dessous-de-plat, qui avaient empiré depuis que la flic ne donnait pas signe de vie, jusqu’à ce qu’Aubin brise le silence. 

-Je ne sais pas, répondit Gen. Demande à Adam et à son portable.

-Ce n’est pas moi qui communique en télégrammes. Je pense qu’on a dû échanger quinze mots depuis ce matin. 

Elle n’était de toute façon pas très bavarde, mais c’était devenu invivable.

-Eh ! Je vous rappelle que c’est moi, l’adolescent, ici, au cas où vous l’auriez oublié. Donc est-ce qu’on peut remettre le sujet d’Alvaro sur le tapis avant qu’on implose? Je suis pas sorti du système d’adoption juste pour retrouver une famille dysfonctionnelle. 

Ce fut peut-être cette dernière phrase qui fit mouche. Il ne parlait pas vraiment de leur unité comme d’une famille, et le fait qu’il le fasse enfin seulement pour la comparer à celles de son passé serra douloureusement le cœur d’Adam. Échangeant un regard avec Gen, il vit qu’elle était arrivée aux mêmes conclusions. Elle prit une grande inspiration et reposa posément sa cuillère dans son assiette. Avec grâce, elle s’essuya le coin de la bouche - qui ne portait pas une trace de soupe - et croisa les mains devant elle. 

-Ok. Très bien. Alvaro. Dis-moi où tu en es. 

Compte tenu du fait qu’elle avait annoncé ne rien vouloir savoir de ce qu’ils choisissaient de faire, c’était un net progrès, et il ignora donc le sous-ton condescendant de sa coéquipière. 

-Bon. Clairement, on n’est plus sa cible. Elle cherche Romain Destat, son ex et le père de sa fille”. A ces mots, Aubin fit une grimace mais s’abstint de tout commentaire. “On a trouvé une piste, apparemment, sur sa cassette. En tout cas, je lui ai envoyé la vidéo. Mais tout ce qu’elle m’a dit, c’était que c’était un cul-de-sac. J’ai plus de nouvelles depuis. 

-Ré-explique-moi exactement pourquoi tu l’aides? Non parce que ce que j’entends, là, c’est qu’on fait du bénévolat. T’as un levier et tu continues ? 

-C’est un contact à la police, Gen. Plus que ça, c’est elle qui est chargée des disparitions. Tu te rends compte de l’avantage? En plus, elle aura une dette assez énorme si on l’a aidée à résoudre son enquête perso. 

-Ah oui? Elle ne m'a pas parue très stable, d’après ce que tu m’as raconté. Tu sais aussi bien que moi qu’il n’y a que peu de chances que son gars ne  soit  pas mort ou en fuite. Tu peux m’assurer qu’elle partira pas en vrille si elle apprend ça?

Il resta silencieux.

-C’est ce que je pensais. 

-D’accord, elle est impulsive. Mais j’ai vraiment une intuition - 

-Une intuition ne suffira pas. Pas face à de vraies répercussions. Garantis moi que ça ne nous retombera pas dessus, et je te suivrai dans l’affaire. 

-Oui. Je prends les conséquences sur moi. Ça ne vous atteindra pas. Je lui fais confiance, acheva-t-il après un instant. 

Alors qu’il prononçait ces mots, il se rendit compte qu’il les pensait. Quand est-ce que c’était arrivé? Bien sûr, c’était toujours la personne la plus exaspérante qu’il connaissait, mais il sentait quelque chose derrière les railleries et le chaos, quelque chose qu’il voulait croire

Aubin, qui les observait tour à tour comme s’il suivait un match de tennis, souleva ses sourcils avec un air moqueur.

- Je lui fais confiance . Elle a de trop beaux cheveux roux pour me trahir”, railla-t-il en une très mauvaise imitation d’Adam. Se jetant en arrière sur sa chaise, il porta une main à son front d’un air dramatique. “Que ferais-je si je ne pouvais aider la veuve et l’orphelin? Déshonoré, je vous le dis ! En plus, elle a des yeux magnifiques…

-Ça suffit! Je n’ai jamais dit ça. C’est simplement un avantage professionnel. Arrête tes idioties, tu vas tomber de ta chaise. 

Son air vexé ne fit que renforcer l’hilarité de ses coéquipiers et Gen rejoint bientôt l’imitation qui dura beaucoup trop longtemps, jusqu’à ce que des larmes roulent sur leurs deux visages alors qu’ils se tenaient les côtes. A chaque fois que l’un des deux jetait un coup d'œil aux bras croisés et au visage outré d’Adam, ils repartaient de plus belle. 

 

Une heure plus tard, leur crise passée et la table débarrassée, Gen finit d’essuyer la vaisselle avec lui, un air pensif sur le visage. Son air distant signalait qu’elle avait pris l’affaire sérieusement : il était important d’attendre qu’elle parle en premier, parce qu’elle aurait trouvé la marche à suivre. Adam avait beau être le visage public de leur organisation, Gen était bien plus douée que lui pour définir les étapes d’un plan. 

Carrée, analytique, et bien plus perspicace que lui, parce qu’il n’avait jamais vu ses émotions prendre le pas sur sa logique. 

“Elle n’a plus rien dit après ce message, finit-elle par dire en posant la dernière assiette sur le comptoir. Donc, option la plus probable, elle connaît la personne sur cet enregistrement. Si je me base sur son manque de retenue, elle est allée la voir, et le silence radio veut dire que ça ne s’est pas bien passé. Tu es sûr que c’est elle qui t’a envoyé le texto ?

Il resta interdit une seconde puis se jeta sur son téléphone. Cette explication ne lui avait même pas traversé l’esprit.

-Je ne sais pas, dit-il en faisant défiler les messages frénétiquement. En même temps, elle ne les signe jamais, ça aurait pu être plus pratique.
-Les signer?...

-Oui, comme moi, regarde. Il lui tendit l’objet. Gen étouffa un rire en lisant ses messages, ce qui n’était définitivement pas la réaction qu’il attendait alors qu’Alvaro était peut-être morte. 

- Cordialement - elle ricana - Cordialement, A.K. ? Mon pauvre, t’es plus à sauver. 

-Au moins c’est clair. Et courtois. Non?

-Si tu le dis, A.K., si tu le dis.

Elle lui tendit la pile d’assiettes. “En tout cas, si tu comptes poursuivre cette piste - et je n’ai pas dit que je valide, juste que j’allais t’aider - tu dois apprendre ce qu’il en est”. 


 

Il se sentit stupide en toquant à la porte. Les barrières avaient déjà été franchies lors de leurs effractions respectives, revenir à des limites normales semblait une rétrogradation absurde. De toute façon, personne ne vint ouvrir. Après avoir toqué une troisième fois, il prit l’initiative de tourner la poignée qui s’ouvrit sans peine. 

Trouver la porte ouverte enclencha une demi-douzaine d’alertes. Le salon était sombre lorsqu’il se précipita à l’intérieur, une vague odeur de brûlé dans l’air. 

“Alvaro ?”. Aucune réponse. “Alvaro ? Morgane ?”

Gen avait raison, il était probablement arrivé quelque chose. Elle avait pu tout avouer à ses collègues et déménager, le témoin avait pu l’agresser, en une semaine tant de choses pouvaient se passer, et il s’était contenté du message. En dix ans de travail il n’avait rien appris, si - 

“Karadec ?” Une voix croassante interrompit ses pensées en spirale. Elle provenait de sa droite. Se retournant d’un bloc, il aperçut la tête d’Alvaro qui dépassait du dossier du second canapé, les cheveux en bataille et clairement interrompue dans son sommeil. “Mais qu’est ce que vous faites là ? 

-Je suis simplement venu vérifier si ça - si vous - enfin, si les choses étaient en ordre. 

-Me dites pas que vous êtes venu m’assassiner, finalement, soupira-t-elle en se frottant les yeux. Parce que bon, la petite vient de s’endormir. 

Suivant son regard, il constata que sur ses genoux reposait une petite forme, dont seule la tête blonde dépassait de la couverture rose dont elle était recouverte. 

-Il est vingt-deux heures. Elle ne devrait pas, je ne sais pas, dormir dans un lit?

Il n’était pas expert en enfants mais il lui semblait qu’un lit était essentiel pour un sommeil optimal durant la petite enfance. En tout cas, ce serait toujours un meilleur support qu’un vieux canapé. 

-Ah, commencez pas, hein ! l’agressa–t-elle à voix basse en pointant un doigt menaçant vers lui. Que vous soyez là pour commettre un meurtre, passe encore, mais si vous êtes venu pour me donner des leçons vous pouvez repartir direct. 

-Mais pas du tout, je constate simplement qu’il est tard, et enfin, eh bien, s’empêtra–t-il en levant les mains en dédouanement. Et puis je ne suis pas du tout venu vous assassiner. N’importe quoi. Et puis vous pourriez au moins fermer votre porte à clé, c’est tout sauf sécurisé.

 

Avec un grognement, elle s’extirpa précautionneusement des couvertures. Un silence passa alors que Théa se retournait en soupirant, puis redevint immobile. Adam sentit qu’il avait très clairement évité une crise. 

“Bon. Puisque vous êtes là, je vais me faire un thé. Vous en voulez?

-Une infusion, alors. Sinon je ne dormirai pas. 

Elle l’observa en fronçant les sourcils, la bouilloire en main, puis un sourire narquois s’étala sur son visage.

-Une infusion. Bien sûr. Verveine, ça ira, mon petit chou?

-Vos railleries ne m’atteindront pas.

Il avait déjà tout entendu de la part d’Aubin. Ce n’était pas sa faute si son cycle de sommeil était très fragile. 

 

Une fois en possessions de leurs tasses fumantes, Alvaro parut reprendre ses esprits. Il s’était retrouvé avec une tasse de très mauvais goût, donc la céramique bleu pétant était affublée du texte “Va jouer sur l’autoroute”. Elle l’avait fait exprès, c’était certain. En plus, elle l’avait obligé à s’asseoir par terre, juste derrière le dossier du canapé, pour qu’ils ne dérangent pas l’enfant qui dormait. 

 

Il n’osa pas noter qu’ils auraient pu s’asseoir normalement si elle l’avait fait dormir dans un lit. Son métier lui avait inculqué un bon instinct de survie.

 

Maintenant qu’il la voyait de plus près, il constatait que quelque chose n’allait pas. Pourtant son expression était la même que d’habitude - irritante - mais assourdie.

 

“Je suis venu savoir ce qu’il était de cette piste. 

-Rien du tout”. Un silence passa. “C’était ma mère. Voilà, vous êtes content? Agnès Alvaro, quatre-vingt-cinq ans et une putain de mytho. Merci pour l’indice pourri.

-Vous êtes allée la voir?

-Ouais. Première fois depuis cinq ans, on pourrait croire qu’elle aurait changé. Pas du tout. Donc je pense qu’on peut dire que je suis pas plus avancée qu’avant, et que finalement, c’est un putain de cul-de-sac cette enquête. 

-Ce n’est pas sûr. C’était une piste, c’est vrai, mais -

Elle le foudroya du regard alors que ses doigts se resserraient sur sa tasse, avec une envie évidente de lui jeter son contenu à la figure. 

-Nan. C’est pas une piste, c’est la seule que j’avais. La seule qui restait. La dernière avant que j’abandonne. Donc non, ça va pas, et j’aurais jamais dû risquer de vous extirper des infos. Si ça se trouve, vous l’avez vraiment zigouillé et je suis une imbécile. En plus - 

Au fur et à mesure de sa tirade, sa voix avait pris de l’ampleur, comme autant d’épines dirigées à la seule cible qu’elle avait. 

-Maman?

-Eh bah voilà, ça y est, vous me l’avez réveillée, lâcha-t-elle en reposant la tasse avec un bruit sourd. Elle  dort jamais après, et ça prend des plombes. 

Alvaro était clairement sur le point d’imploser. Passe encore qu’il se prenne la tempête, mais l’enfant ne se rendormirait pas avec une telle tension. Enfin, c’était ce que les films disaient. Les enfants sentaient le stress, non? Grimpant dans les bras de sa mère, Théa croisa alors le regard d’Adam.

“Le monsieur est là de nouveau, sourit-elle. Monsieur, tu as pris la tasse des gens pénibles ! 

Le demi-sourire d’Alvaro confirma ses dires. Parfait. 

-Oui. Bon, Théa, il faut aller au lit, maintenant, soupira-t-elle. Tu veux bien?

-Si tu me racontes une histoire. 

L’enfant souriait de toutes ses dents. Cet air machiavélique était terrifiant. 

-Pas ce soir. Je suis fatiguée, crevette. 

-Et lui, alors?

Horrifié, Adam constata que son petit doigt pointait droit vers lui. 

-Ah non! 

-Un vrai cri du cœur, ironisa Alvaro. Tu vois, Théa, le monsieur ne sait pas inventer des histoires, c’est pour ça qu’il a la tasse des gens pénibles. 

-Ce n’est pas vrai, protesta-t-il. C’est juste que je -

-Je te montre. 

La petite fille échappa aux bras de sa mère et se dirigea résolument vers lui. Il recula et jeta un regard vers Alvaro pour qu’elle le sorte de là. Mais celle-ci se contenta de croiser les bras en ricanant. Sa bataille, donc. 

Agrippant fermement sa main, elle le traîna sur le canapé. 

-Toi, tu t'assois là, dit-elle en désignant un coussin.  Et moi, je me couche et j’écoute ton histoire. 

Joignant le geste à la parole, elle se glissa à nouveau sous la couverture. 

-C’est un canapé, pas un lit, protesta-t-il.

-Non. Il faut imaginer que c’est un lit, se renfrogna-t-elle. Tu ne comprends rien. Maman, il ne comprend rien.

 

Ça finit par le vexer. Soupirant, il obtempéra.

-Très bien. Je vais raconter une histoire. 

Sentant le spectacle arriver, Alvaro s’installa en face. Juste assez près pour agir s’il tentait quoi que ce soit, remarqua-t-il. La fatigue avait beau éroder leurs défenses, ils restaient dans des camps opposés et il aurait été stupide de l’oublier. 

 

-D’accord. C’est l’histoire de - d’un - balbutia-t-il. Les histoires, ça n'avait jamais été son truc et les idées lui échappaient. Soudain, il croisa les yeux d’Alvaro et il sut. Il maintint son regard et poursuivit son récit. “C’est l’histoire d’un écureuil. Et cet écureuil choisit de voyager sur la mer. C’est un endroit dangereux, la mer, mais l’écureuil veut retrouver son trésor. C’est toutes les noisettes qu’il a perdues. 

Sauf que la mer, c’est grand. Alors il demande de l’aide à un requin, même s’il est méchant.

Alvaro ne souriait plus. Elle ne brisa pas le contact non plus. Et Adam poursuivit son histoire, incluant deux-trois batailles navales et un poulpe qui mangeait les écureuils. Avant qu’il s’en rende compte, son requin avait un frère, mais celui-ci allait parfaitement bien. Et l’écureuil ne trouvait pas son trésor.

Sauf que les requins connaissent plein d’autres requins. Et qu’ils ont cherché tous ensemble. Et au bout du dixième jour, l’écureuil a trouvé son trésor”. 

 

L’enfant s’était endormie depuis longtemps déjà, mais il avait continué sans flancher, et les yeux d’Alvaro s’étaient embués. La culpabilité griffa son dos en la voyant atteinte par cette tentative de manipulation maladroite. Il ne voyait pas d’autre solution : s’il voulait garder son avantage et diminuer le risque sur ses dossiers, Alvaro devait réussir, et devait croire qu’il avait été essentiel à cette réussite. 

 

Même si le trésor était probablement déjà très loin, ou détruit par un requin plus gros que lui. Même si l’écureuil ne comprenait pas les risques qu’il prenait. C’était le jeu, finalement.

Changer de camp maintenant était impossible et trop de vies reposaient sur son succès. Gen avait raison, il n’aurait jamais dû poursuivre cette piste avec Alvaro, mais pas parce qu’elle risquait de les trahir dans un excès d’émotions. 

Parce qu’il en comprenait le potentiel dévastateur pour lui, comme s’il contemplait une vague gigantesque se former et qu’il continuait à avancer au devant d’elle. 

Parce que lorsqu’elle se briserait il serait englouti sans aucun doute.
Parce que le rôle de l’en empêcher était bien au-dessus de ses forces, et parce qu’il allait quand même essayer. 

 

Il glissa par terre face à elle, les fesses à nouveau sur le tapis douteux. La fermeté du sol le calma légèrement. Un courant d’air glacé le fit frissonner, et il se rappela l’heure tardive. La facilité avec laquelle il avait oublié les raisons de sa venue et la personne avec qui il se trouvait était effrayante.

“Bon. Trêve pour ce soir, souffla Alvaro. 

-Trop fatiguée pour tenter de m’assassiner aujourd’hui?

-Non. Pas du tout. C’est juste que ce serait trop facile, c’est tout.

Sa réponse se voulait aussi frondeuse qu’à son habitude, mais ses cernes trahissaient sa fatigue.

-D’accord. Ce soir.

 

Il se garda bien de lui parler de leurs messages par téléphone interposé. Ceux-ci se transformaient jour après jour pour en devenir presque confortables, un univers parallèle où peut-être ils n’auraient pas eu besoin de monter la garde, où leurs vies n’étaient pas l’enjeu de chaque dispute. La voir aujourd’hui lui rappelait que rien n’avait changé entre eux et qu’il avait eu tort de l’oublier.

 

Même s’ils étaient assis à côté d’un enfant endormi. Le dossier qu’il disposa entre eux était un rappel suffisant de ce contrat qui était seul garant de leur relation.

“C’est ce que j’ai récupéré pour l’instant”. 

En silence, elle reprit chacun des documents jusqu’à tomber sur le sien. Celui qui avait été la source de son appel furieux. 

-Pourquoi c’est important? J’ai plus de pistes, je vous le rappelle.

-Je voulais juste vous le rendre. De toute façon, il est incomplet.

La tension immédiate qui saisit Alvaro fut impossible à rater, et il rangea l’information dans un coin de sa tête. 

-Ah bon?

-Oui. Ils ont oublié vos tendances meurtrières.

 

Morgane rejeta la tête en arrière et rit. Une partie de lui envia son aisance même face à lui, ce rire qui sortait aussi facilement que sa fureur ou ses larmes au lieu d’être retenu. Rien chez elle ne semblait retenu, même quand elle essayait. “Incroyable. Vous, un sens de l’humour? Je devrais me sentir vexée, mais je crois que j’adore”. Elle posa sa main sur le bras d’Adam sans y penser et celui-ci se raidit, horrifié. “Allez-y, finissez ce que vous avez commencé”, dit-elle avec un sous-entendu qui sembla presque suggestif.

 

Adam recula en titubant. “Vous n’avez aucune limite”, ce qui était tout à fait réaliste et n’altéra pas le sourire de Morgane. “On a du travail à faire, Alvaro”. 

Il retourna aux documents devant lui, tentant de relire les mots qui lui échappaient, et Morgane dit doucement, l’humour n’étant plus qu’une lueur distante dans ses yeux : “Vous étiez pas obligé. 

-Pardon?

-De rester. Merci”. 

 

Il pouvait supporter la fureur et les menaces et peut-être même les sous-entendus d’Alvaro. La sincérité, par contre, fut si inattendue que son esprit se vida un instant. Il se sentit mal de lui rappeler qu’il ne le faisait que pour l’avantage que cela lui offrait dans ses activités, et répondit à contrecœur : “J’avais du temps. Et je n’ai pas fait grand-chose. J’ai simplement plus de contacts que vous”. 

 

-J’ai que Théa. Et ma mère. 

La confidence fut prononcée dans le silence des pages qui se tournaient. Adam releva la tête, surpris. Alvaro contemplait la feuille devant elle sans la regarder, les yeux humides. “Alors c’est un peu plus que  pas grand-chose. Même si vous êtes pas bien malin, et probablement sur le point d’assassiner deux ou trois personnes. 

Il sentait encore dans ses mots l’animosité habituelle et cette précaution qui teintait toutes leurs interactions - le fait de savoir qu’ils suffirait de bien peu pour que l’un des deux mette feu à la poudrière - mais à la façon dont elle évitait son regard en jouant avec le coin du papier, elle était sincère. 

L’aveu qu’aucun des dossiers n’était un meurtre, qu’il n’était pas cet individu sinistre qu’elle imaginait, lui brûlait les lèvres. Si elle entendait la vérité, saurait-elle comprendre? Il oscillait au bord du vide qu’il avait atteint sans s’en rendre compte. Là encore, c’était Alvaro, ses actions ne bénéficiaient qu’elle même et elle le dénoncerait sûrement dès qu’il lui était possible, une fois qu’elle serait certaine du sort de Destat. Pour une promotion ou une vengeance, ou simplement parce qu’elle en avait envie. 

De toute façon cet aveu n’aurait pas fait de lui quelqu’un de bien. D’accord, il n’avait pas tué ces individus, mais il était empêtré dans ses contacts, favorisant l’accès au pouvoir à de vraies ordures pour les amadouer et leur donnant accès aux moyens de blesser plus de gens. C’était presque pire. 

“Je suis sûr que ça a été dur, de vivre seule”, se contenta-t-il de dire. 

-Non. C’est moins dur que de devoir faire le guet à douze ans.
-Votre mère?..

Il était déjà en train de s’imaginer Agnès Alvaro en baron du crime, ce qui devait probablement être tout à fait incongru. Ou pas. Elle avait tout de même donné naissance à Morgane.

-Nan. Mon père. 

-Je croyais qu’il était - 

-Mort? Je préférerais, lâcha-t-elle en serrant les dents.

Même avec les recherches d’Aubin sur le passé d’Alvaro, il partait du principe qu’elle avait eu une enfance plus ou moins normale. Sauf si faire le guet était un nom de code pour aller au parc pour enfants, ce ne devait pas exactement être le cas.

-Votre père… il est- enfin, il faisait des choses illégales?

La question paraissait particulièrement naïve pour quelqu’un censé être jusqu’au cou dans la criminalité, qui l’était, d’ailleurs, et Alvaro ne rata pas l’ironie.

-Ouais. Des choses illégales , ricana-t-elle. C’est fou, ça, j’avais beau l’aider à voler des gens ou à mentir aux gens qui lui en voulaient, il m’a jamais dit merci. Je comprenais pas, avant, mais j’aurais très bien pu crever une fois ou deux. Il se serait barré, sûrement.

Elle fixa le canapé en parlant, là où Théa s’était endormie un peu plus tôt. Quelque chose tendit les muscles d’Adam, agrippa ses épaules alors qu’il imaginait l’enfant qu’elle aurait dû être. 

Il avait passé des années à s’épancher sur son sort, sur celui de Sofiane, sur le choix qu’il pensait le seul lorsqu’il avait fugué pour ne plus jamais être un fardeau pour ses parents. Aux avis de recherche qu’il avait vus et ignorés. C’était pour le mieux, il en était convaincu, mais tout ça était entièrement de sa faute, sa position actuelle creusée par ses conneries. Il s’était mené là lui-même. 

Alvaro n’avait rien fait, avait juste eu la malchance d’être née avec un escroc doublé d’un abruti pour père. Il aurait pu casser quelque chose là, tout de suite, face aux injustices qu’il ne pourrait jamais réparer, celles qui avaient creusé des tranchées dans les yeux d’Alvaro. De Morgane. 

 

-Des fois, poursuivit-elle, je me dis que j’aurais dû partir. Ou le dénoncer, tiens, j’ai bien fini par être flic, j’aurais pu devenir une balance plus tôt.

-Vous pourriez toujours le faire.

-Ça servirait à rien. Il s’est barré depuis longtemps. Je veux plus jamais avoir à faire à lui, honnêtement, et il à qu’à continuer ses magouilles jusqu’à crever, ça lui fera une belle jambe. C’est pas mon problème.

Sa voix s’était durcie. Elle n’en croyait pas un mot, c’était clair, mais c’était plus simple comme ça. Adam ne put pas lui offrir la même honnêteté, camouflé derrière tant de cadres et de tiroirs que la tâche lui demanderait bien trop. Pour la deuxième fois de la soirée, il envia son manque de retenue. Ça lui porterait probablement préjudice.

-On peut regretter d’avoir fui.

-J’ai lu votre dossier, aussi. Vous étiez pas toujours un meurtrier. Pourquoi, alors -

-C’était moi, le problème. Parfois, il vaut mieux éloigner les autres pour leur éviter de souffrir.

-Ouais. Comme mon père, quoi.

La comparaison lui fit plus mal que de raison, peut-être parce qu’au fond, elle devait être juste. Encore une fois, se justifier fut impossible et il se contenta de hocher la tête. 

 

Soudain, une main se posa sur la sienne. 

 

Il se sentait glisser. Quelque part entre aujourd’hui et ce soir où il s’était retrouvé face à son arme de service, il avait perdu pied. L’un des choix qu’il avait faits depuis avait été une erreur, l’avait ancré dans cette enquête et il s’y plaisait. C’était bien ça le problème finalement. 

L’anxiété provoquée par l’anarchie et l’impulsivité d’Alvaro était presque agréable, comme l’étincelle qui relançait la machine pour avancer un peu plus vite, pour suivre son rythme effréné, pour apprécier ce qu’elle apportait à sa façon de fonctionner. Gen avait beau râler, elle avait validé les idées pour la prochaine mission qu’il avait notées sur leur carnet commun - Le Grand Carnet Machiavélien, mis en place par Aubin - et ces idées sortaient directement des échanges qu’il avait eus avec Alvaro.

 

En plus, c’était un net plus de s’assurer de leur relative tranquillité face aux enquêtes de la police; c’était déjà assez dur de berner leurs employeurs actuels et un répit de ce côté-là était bienvenu. Ce n’était qu’un contact de plus. Rien d’autre. 

Alors pourquoi la main d’Alvaro frôlant la sienne l’avait-elle figé? Fight, flight or freeze : il savait depuis des années qu’il répondait aux évènements tendus par le dernier cas, mais ici? La tension n’avait pas lieu d’être et son corps semblait l’ignorer, chacune de ses terminaisons nerveuses semblant avoir gelé. Il garda un visage neutre lorsqu’elle croisa son regard, et il crut lire de la déception dans ses yeux alors qu’elle ramena sa main vers elle. C’était sûrement un effet de son imagination. 

Ce ne pouvait être autre chose, en fait, songea-t-il alors que la raison pour laquelle il se trouvait ici le frappait en plein visage. Retrouver Destat. L’obsession d’Alvaro, qui semblait avoir guidé la majorité de ses décisions depuis cinq ans, retrouver le père de l’enfant qui dormait dans le canapé à côté d’eux. Celui qu’elle cherchait avec l’optimisme le plus inébranlable.

Même si elle le cachait, son espoir était écrit sur chaque centimètre carré de sa peau, il ressortait avec tant de force lorsqu’ils avançaient un peu que seul un imbécile l’aurait ignoré. Au nom de sa recherche, elle en arrivait même à accepter de travailler avec Adam, qu’elle pensait être un tueur à gages. Au nom de Romain. 

Il devait se reprendre. Alors il recula un peu sur le tapis, élargissant la distance et coupant court à toute possibilité de contact hasardeux. 

Alvaro tressaillit devant le mouvement et la réalisation le ramena à la réalité. Écrasé d’un coup par la compréhension de son erreur, il eut du mal à reprendre son souffle.

Elle avait peur de lui. Il n’y avait pas d’autre explication. 

Adam se souvint alors de son métier, du sien, et du gouffre qui les séparait. Il ne pouvait pas rester là. La situation n’était pas professionnelle et ne ferait qu’augmenter les risques. 

- Votre mère. Elle vous a dit autre chose ?

Alvaro eut l’air prise de court par le changement de sujet, par la fin de cette parenthèse qui leur avait demandé beaucoup à tous les deux. Il vit quelque chose d’autre aussi, un flash trop rapide qu’il ne put interpréter. De toute façon, c’était beaucoup plus compliqué avec elle qu’avec les autres, où un seul coup d'œil lui suffisait pour entrevoir les doubles sens, les mensonges, les non-dits. 

-Ça sert à rien de prendre en compte ses délires. Elle m’a menti depuis des années. C’est pas que je l’estimais beaucoup avant, hein, mais là on est sur du gros mytho.

-Dites toujours.

-Je sais pas, moi, elle a parlé d’un prêt. Genre, beaucoup d’argent. 

-C’est possible, non ? Romain aurait pu tenter de récupérer une somme comme ça s' il avait appris que vous étiez enceinte. 

-Bah non. Il m’en aurait parlé. J’y crois pas une seule seconde. En plus, elle est partie sur un délire de mec avec deux doigts - ou deux doigts en moins, je sais plus, avec un accent. Le gros polar, quoi. 

 

Sauf qu’Adam connaissait très bien cet homme. Il avait eu une rencontre face-à-face avec lui, et ça lui avait suffi pour comprendre que ce n'était pas le genre de gars auquel on pouvait faire confiance, l’équivalent de la mafia lilloise, et ses dossiers étaient bien trop confidentiels pour qu’il se permette d’accepter des fonds du Belge.

Il avait donc trouvé sa deuxième combine et celle-ci avait porté assez de fruits pour qu’il n’aie jamais à avoir de contact direct avec ce gars. Si Destat, une personne sans aucune connaissance du milieu, avait tenté un deal avec lui, ça aurait pu mal tourner. L’affaire venait de prendre un tournant bien plus compliqué.

 

Le gros souci, c’était qu’il était déjà bien trop ancré dans la recherche avec Alvaro pour s’en dédouaner maintenant. Alors même si l’envie de faire semblant de ne pas le connaître et de cesser tout contact avec elle le démangeait franchement, ce choix ne lui servirait qu’à le rendre aveugle à un potentiel danger. Deuxième obstacle, il n’était plus seul. 

 

Il était temps d’impliquer les autres. 








Chapter 7: Nociception

Chapter Text

C’est ça, votre local?” Les mains sur les hanches, elle contemplait une maison pavillonnaire plus que banale, repeinte dans une couleur bleu  pastel qui était loin de crier à la criminalité.

-Oui. Vous vous attendiez à quoi?

-Je sais pas. Un vieux hangar désaffecté? Un squat? Des égouts? Quelque chose dans le ton, quoi.

Il eut l’air passablement dégoûté en entendant ses propositions. 

-Vous en avez d’autres, des clichés, Alvaro? Je vous rappelle que votre maison n’est pas repeinte en bleu et blanc, et que la décoration est loin de rappeler un commissariat. 

-Oui, mais moi, c’est juste un travail, ce n’est pas…

Il entra la clé dans le portail, un sourcil levé. 

-On peut considérer mon activité comme un travail. Vous utilisez bien vos… prérogatives hors cadre, non? Moi aussi. Ça ne veut pas dire que j’ai perdu toute envie de confort. 

S’engageant dans l’allée bordée d’hortensias, il lui fit signe de le suivre. Quoi qu’il en dise, c’était sacrément étrange, comme choix esthétique. Pas très impressionnant. Son regard se porta soudain sur la paire de sneakers flambant neuves à l’entrée, tout à fait incompatibles avec les chaussures de terrain pratico-pratiques que portait Karadec. Soit il faisait de la revente au noir - ce qui lui aurait demandé d’avoir du goût - soit quelqu’un d’autre habitait dans cette maison. 

Un mauvais pressentiment la traversa. Si ça se trouvait, tout ça n’était qu’une vaste blague, et elle était en train de se rendre complice d’une effraction au domicile d’inconnus, une famille avec une mère qui prenait soin des hortensias et un fils fan de chaussures, et sûrement aussi un cochon d’inde qu’elle serait chargée d’abattre avant de le balancer dans un canal.

Un moyen comme un autre de s’assurer de sa coopération. La porte s’ouvrit et elle se figea sur les marches. Un ado leur faisait face : la peau sombre, il était vêtu d’un sweat-shirt dernier cri et d’un jean plus ou moins troué. Son style correspondait déjà carrément plus à ces chaussures et elle carra les épaules face à l’alerte qu’il ne tarderait pas à lancer. Karadec allait l'assommer, c’était sûr. 

Celui-ci n’en fit rien. Au contraire, il afficha un sourire franchement gêné, comme si c’était Morgane qui n’avait pas sa place ici, de la même façon qu’un chien errant récupéré sur le bord de la route. Le jeune homme la contempla de haut en bas et un large sourire s’étala sur son visage. Visiblement, il l’avait reconnue.

“Gen va t’assassiner, dit-il à l'intention de Karadec. Tu la ramènes ici, sérieusement? 

-On a besoin de vous. Je n’avais pas vraiment le choix, plaida-t-il.

Ok. Bon, on n’était donc pas sur une situation d’effraction et Karadec semblait le connaître. Il n’empêchait que le jeune homme avait l’air vachement jeune pour faire partie d’une entreprise d’assassinats. Ça existait, les entreprises criminelles familiales? Franchement, les cours à l’école de police avaient été vraiment trop succincts sur le sujet; ils auraient pu donner deux ou trois exemples précis, ça lui éviterait de patauger dans la semoule.

-Non mais dites-le, si je suis de trop dans votre petite réunion, hein, interjecta-t-elle. 

-Très bien, soupira Karadec. Je vous présente Aubin, mon - 

-Larbin, apparemment, vu que je n’ai plus le choix des boulots que je fais, ironisa ce dernier. Morgane Alvaro, je présume? J’ai tellement entendu parler de vous. 

Elle n’eut pas le temps de lui demander pourquoi, exactement, et ce que voulait dire la pointe de moquerie dans sa voix, que Karadec l’avait déjà poussé vers l’intérieur avec un soupir d’exaspération. 

-Pas le moment, Aubin. Bon, vous venez ou vous restez sur les escaliers? ajouta-t-il à l’intention de Morgane qui faisait toujours le piquet sur la deuxième marche.

Honnêtement, elle était tentée d’écouter la voix qui lui soufflait qu'il n'était pas trop tard pour courir. Sauf qu’elle avait besoin de réponses et qu’elle ne reculait jamais devant une énigme. Tueur & fils, une tradition intergénérationnelle , ça claquait. 

-C’est bon, c’est bon, j’arrive. Ravissants, vos hortensias, glissa-t-elle perfidement en passant à côté de lui.
Le léger rougissement de ses oreilles lui apprit qu’elle avait visé juste. Pas exactement une info utile, mais une source de moquerie en or plaqué.


Une demi-heure plus tard, Morgane s’ennuyait ferme. L’horloge de la cuisine, un machin vieillot en bois, égrenait les secondes depuis que l’autre imbécile l’avait laissée en plan immédiatement, sans autre information que “restez ici”. Elle lui en ficherait, tiens. Elle prit une nouvelle gorgée de jus de pomme dans un silence de mort tapissé par la dispute à l’étage. Aubin était posé de l’autre côté de la table en bois massif, face à un ordinateur qui devait coûter une blinde. 

-Ça durera pas trop longtemps, lâcha-t-il avec un clin d'œil dans sa direction. 

-Alors, vous êtes…une connaissance de Karadec? tenta-t-elle, évitant l’évidence : son âge et la voix féminine à l’étage. 

Comme si ça l’atteignait. Il pouvait faire ce qu’il voulait. 

-Pas vraiment, non. Pas sa famille non plus, si c’est votre prochaine question. Un squatteur utile, on va dire. 

-Vous avez beaucoup plus d’humour que lui, en tout cas. 

-Et je suis moins guindé, en plus ! Que des points dans mon camp. Donc pas besoin de me vouvoyer, je suis pas le pape. Bref.” Fermant son écran, il pivota face à Morgane en plaçant ses mains devant lui façon interrogatoire. 

-Madame Alvaro. Passons aux choses sérieuses”. D’accord . Ce gamin avait clairement vu trop de séries policières. “Que nous vaut l’honneur de ta visite? Ça doit être un truc intéressant s’il a choisi d’affronter la fureur de notre troisième colocataire.

Ses yeux pétillaient d’amusement, un contraste net avec l’ambiance sombre-et-mélancolique de Karadec, et elle se laissa prendre au jeu. 

-Je ne sais pas, exactement. Quelque chose que ma mère a dit. Un gars pas net à deux doigts en moins. 

-Le Belge? Sérieux? Oh, mais ça devient intéressant, oui. T’as une dette envers lui?

Elle resta silencieuse. Parler de Romain à un parfait inconnu était vraiment au-dessus de ses forces et elle devait se faire violence pour ne pas sprinter hors de la pièce. Ça avait beau être un pavillon de grand-mère, le lieu n’en était pas moins dangereux.

Pas grave. En dessous de son manteau, son arme de service posait un poids rassurant sur sa hanche. Elle pouvait être dangereuse, elle aussi.

-Pas tes oignons. Troisième colocataire, t’as dit?

-Eh, c’est moi qui pose les questions ! 

-Et c’est moi qui te répondrai pas. 

-Ok, ok, j’arrête avec les questions perso”, dit Aubin, les mains levées au-dessus de lui en reddition. “Comment t’as rencontré le boss?

-J’ai tenté de l’assassiner.

-Bonne ambiance.

 

Son jus de pomme était vide depuis longtemps lorsque des pas se firent entendre dans l’escalier et elle se tendit. Aubin enfonça son casque sur ses oreilles tout en rapprochant l’écran de son visage, et Morgane aurait parié qu’aucune musique n’y entrait. On espionnait les conversations comme on pouvait. Et puis ça l’arrangeait d’éviter son regard un peu trop perçant, comme si l’adolescent savait quelque chose qu’elle ignorait.

Au début, elle ne vit que les pieds de l’inconnue, découvrant le reste de sa personne au fur et à mesure qu’elle descendait en réalisant bien malgré elle un constat physique complet. Ses jambes parfaites dans un jean délavé, un sweat blanc crème épousant ses courbes, ses cheveux relevés en une queue de cheval lâche qui aurait crié négligé sur tout autre personne. Chez elle, deux ou trois mèches retombaient parfaitement le long de ses tempes. Très séance de relooking dans un film américain, on entendait presque la musique de fond.

Tout ça n’avait aucune importance, c’était pas ça qui l’aurait empêchée de l’apprécier, sauf que la femme la dévisagea avec animosité dès qu’elle croisa son regard. 

-Morgane Alvaro. C’est donc toi. 

Le tutoiement était assumé. Elles n’étaient pas égales et Morgane était actuellement sur son territoire, et elle dut refouler l’envie de remuer nerveusement sur sa chaise. 

-Moi quoi?

Elles pouvaient être deux à jouer à ce jeu-là.

-Gen”, s’interposa Karadec, miraculeusement conscient de la tension dans la pièce. “Alvaro, je vous présente ma…collègue. Et la personne qui peut m’aider à réfléchir sur votre  affaire. 

-Vraiment? Elle a pas l’air convaincue, ironisa-t-elle.

-Je ne le suis pas. Ta présence ici est un clair manque de jugement. 

Karadec soupira. Tira une chaise et s’y assit, les mains croisées. Il jeta un rapide coup d’oeil à Aubin qui fixait innocemment son écran, et un éclair traversa son regard, que Morgane reconnut aisément. Elle devait avoir le même lorsqu’elle regardait Théa.

-Je connais l’individu qu’a rencontré Romain, reprit-il en hâte en croisant son regard. Nous avions commencé un partenariat qui n’a pas abouti, justement à cause de son manque de fiabilité. S’il s’agit bien de lui, l’affaire vient de se compliquer. Il n’est pas du genre…réglo. 

Le sous entendu était clair : il pensait que Romain ne lui avait pas tout dit. C’était impossible. Il devait y avoir une explication claire, que ce Belge allait lui fournir tout de suite. 

-Super, dit-elle en se levant. Je peux avoir l’adresse de ce gars?

-Rasseyez-vous. Vous n’irez nulle part.

Morgane se rendit compte avec fureur qu’il se tenait entre elle et la porte. 

Ah. Voilà pourquoi il l’avait amenée ici. Pour l’empêcher d’agir. Machinalement, elle recula la main vers le dossier de la chaise, là où son arme de service devait se trouver -

Elle n’y était plus et Morgane se souvint alors qu’elle avait bien gentiment déposé ses affaires à l’entrée sur la demande d’Aubin. Merde . S’il n’eut pas de succès, son geste fut remarqué.

-Je te l’avais dit, lâcha Gen. Au moindre souci, elle se retournera contre nous. C’est une flic, tu t’attendais à quoi?

-Justement. Je m’en charge moi-même pour éviter qu’elle ne le fasse. 

La dureté dans sa voix la prit de court. Ce Karadec qu’elle voyait apparaître ici était peut-être celui qu’elle ne connaissait pas encore, celui qui mettait des actes sur sa réputation, derrière le masque de calme rigide auquel elle était habituée. Un frisson remonta le long de son échine lorsqu’elle comprit le risque dans lequel se trouvait, risque qu’elle avait ignoré, dupée par les couleurs vives et les hortensias. C’était exactement pour cette raison qu’ils y étaient. Une façade.

Malgré son envie d’aller droit à la confrontation, de rentrer dans le lard de Karadec, du Belge, et de tous ceux qui se tenaient devant elle, elle se rassit dans son siège. Ce sentiment de peur était nouveau et il était loin de lui plaire. 

-C’est vraiment une décision stupide, dit Gen en tendant une sacoche noire à Karadec.

Elle la fusilla du regard en passant. Comme si la manœuvre de Karadec, le court-circuitage de ses plans, était entièrement de sa faute, comme si elle avait forcé l’autre traître à obtenir des informations qui ne le concernaient pas. 

“Tu as retenu ce que je t’ai dit? Au moindre souci, tu sors l’info. Fais gaffe, avec lui, Adam, ajouta-t-elle doucement en posant une main sur son épaule

Le geste était tellement tendre, tellement familier, qu’il envoya un éclair de douleur dans la poitrine de Morgane. Évidemment. 

La seule raison pour laquelle ça la décevait, c’était parce qu’il était plus simple de s’assurer de la loyauté des gens si ceux-ci avaient des sentiments. Une caution émotionnelle. 

Aucun sentiment n’existait entre eux et elle avait été stupide de croire que son comportement envers elle n’avait été autre chose que de l’opportunisme et de la pitié; et qu’est ce qu’elle devait être tombée bas si un putain de criminel avait pitié d’elle. 

Alors sa main qui se posa en retour sur celle de Gen, le demi-sourire qu’il lui lança, tout ça ne la concernait pas: c’était simplement un rappel de ce qu'elle avait perdu et de ce qu’elle pouvait retrouver.


Karadec était parti depuis une heure déjà, et Morgane fixait anxieusement les angles de la pièce comme s’ils allaient lui donner un moyen d’y échapper. Sauf que la copine de ce dernier se tenait devant la seule sortie menant vers l’extérieur. Le message était clair : elle n’avait pas vraiment le droit de partir. C’était peut-être ce manque de choix qui l’agaçait le plus, cette immobilité forcée alors que son esprit  lui hurlait de le suivre à tout prix et d’obtenir les infos elle-même. Parce que rien ne lui indiquait que Karadec disait vrai ou qu’il lui transmettrait toutes les informations, ou même qu’il les retiendrait, tiens. 

“Vous comprenez pas, hein, gronda-t-elle. Je serais bien plus utile là-bas qu’ici. Et puis, j’vous rappelle que c’est techniquement de la séquestration. Je pourrais appeler mes potes. 

-Vas-y. Appelle les. Qu’on leur explique un peu ce que leur commandant fait dans leur dos.

La voix de Gen était glaciale et elle n’avait même pas daigné la regarder, continuant à taper furieusement sur son clavier. À côté d’elle, son thé avait cessé d’émettre de la vapeur, tout aussi ignoré que Morgane. 

-Nan mais dites-le, si vous m’aimez pas, hein. Je voudrais pas déranger, ajouta-t-elle en se levant. Eh bah bonne journée à vous aussi, moi je vais rentrer -

-Tu bouges pas. 

Cette fois-ci elle avait pivoté, son regard noir la figeant sur place. Morgane refusa de lui concéder la grâce avec laquelle elle se déplaçait, parce que c’était tout simplement bien trop déprimant. En tout cas, il était clair qu’elle n’hésiterait pas à la mettre au tapis. 

D’accord , concéda-t-elle alors que toute envie de combat singulier quittait son esprit, elle était assez impressionnante. N’empêche qu’elle était tout aussi avenante que son collègue, c’est à dire pas du tout. Elle aurait pu penser que c’était un critère de recrutement chez eux si elle n’avait rencontré Aubin, dont l’énergie détonnait carrément dans cette baraque de coincés.

Croisant les bras, elle se rassit avec une moue boudeuse. 

-C’est pas possible, ça. Si j’avais su que vous alliez partir en live, j’vous aurais dénoncés tout de suite.
L’affirmation était complètement fausse, bien sûr, mais elle cherchait une réaction de la part de Gen. Qu’elle obtint. Celle-ci se releva lentement et Morgane regretta de s’être assise : même debout et avec des talons, elle restait plus petite d’une bonne tête; là, Gen la surplombait carrément et elle dut se retenir pour ne pas déglutir. 

-Je t’aime pas.

-Ça c’est clair. Alors on peut arrêter les frais, et -

-Non, l’interrompit-elle d’un geste. Pour une raison ou une autre, Adam pense que c’est dans notre intérêt de t’aider. Il est donc en train de prendre des risques stupides en ce moment même dans l’espoir que tu lui rendras la pareille. Peut-être qu’il s’est laissé avoir par ton petit jeu, mais je connais ton genre. Dès que tu auras ce que tu veux, tu t’en iras en le laissant derrière.

Elle crachait ses mots en montrant les dents, et Morgane constata avec irritation que même là, elle restait classe.

-N’importe quoi. Et puis bon, j’vous rappelle que vous êtes pas des anges non plus, alors arrête de me le vendre comme l’abbé Pierre. J’ai classé le dossier Garnot, c’est une bonne preuve de ma coopération, non?

-Parce que ça t’arrange. Lui est en train de créer quelque chose qui vaut le coup, qui sert vraiment, et tu viens là, avec ton grade, ton arme, et tes “grands” plans, et ta condescendance pour ceux qui finalement font la même chose que toi. Sauf que nous, on l’assume. Pas besoin continuer à jouer la comédie: Je les connais, les gens comme toi, à vouloir gagner à tout prix sans penser à ceux que tu laisses derrière. Adam a choisi de t’aider mais ça ne veut pas dire que tu en vaux la peine, et il s’en rendra compte bien assez tôt. Au premier souci, le premier indicateur que tu l’envoies au casse-pipe, la première trahison, je te promets que tu tomberas bien avant lui. Si tu le croyais trop hésitant à te tuer - elle marqua une pause et Morgane n’eut aucun mal à deviner quel avait été son avis sur la question - tu as probablement raison, mais ce n’est pas mon cas. Je n’aurai aucune hésitation. 

Morgane connaissait les batailles verbales. C’était même sa spécialité, alors elle savait reconnaître un adversaire digne de ce nom. Gen avait raison, tout simplement, sauf sur un point:  la trahison ne la gênait plus depuis longtemps. Si sa vie était en jeu, elle se battrait.
Et elle était vachement rapide. 

-Je voulais simplement dire que j’aurais été plus utile si j’avais été avec lui, répondit-elle d’un ton calme. 

Apaiser leurs échanges était la première étape. Ne jamais laisser comprendre l’ampleur de la menace à vos adversaires. Gen la contempla de haut en bas d’un air méprisant, et Morgane eut l’impression d’être évaluée aux rayons X. 

-Comment? En te pavanant avec ton petit badge? Excellente idée, oui. 

-Pas exactement. Tu viens d’une famille noble, non?” Gen se figea à ces mots. Tant mieux. La riposte ne faisait que commencer. “T’es là pour quoi, une immersion en milieu compliqué ? Bravo pour l’implication d’ailleurs, enlever sa chevalière c’est malin, sauf que tu portes toujours la main comme si elle y était. Fille de riches, donc. Je ne pense pas que tu sois vraiment la personne qui gère la récupération d’infos, non, ça c’est Aubin. L’informatique, c’est une couverture. 

-Comment - 

-T’utilises que deux doigts à la main droite quand tu tapes sur ton clavier. Gauchère et pas informaticienne, donc. Nan, vu tes réflexes, tu es plutôt du côté baston - et combat psychologique, aussi, même s’il est incomplet - mais tu te tiens comme si t’avais des comptes à rendre. Comme les bons petits soldats. Ça te quitte jamais vraiment, cet entraînement. Je dirais Saint-Cyr? Non? Interarmes ?” Cette fois, Gen tressaillit. Gagné .  “Interarmes, donc”. Elle émit un sifflement moqueur. “Bien joué. Mais tu vois, je suis pas juste un flic. Et j’aurais dû l’accompagner. 

Gen venait d’essuyer une de ses fameuses tempêtes verbales et restait immobile, les poings tellement serrés que ses phalanges en étaient blanches. Une immense satisfaction envahit Morgane : ça faisait longtemps qu’elle ne s’était pas laissée aller, et qu’est ce que ça faisait du bien. 

Sauf qu’elle restait coincée ici, la distraction terminée, à attendre le retour de l’autre abruti qui avait probablement tout fait foirer. 

Ça allait très mal se terminer, ça c’était sûr. L’intimider elle, d’accord, mais c’était pas non plus l’exploit du siècle, elle en était consciente. Un truand? Plus compliqué. “ Le Belge ” avait pas perdu ses doigts en cuisinant une ratatouille pour sa grand-mère, et Karadec ne devait pas apprécier ce genre de confrontation. 

 


Il adorait ce genre de confrontation. 

“Ça fait un bail, dis donc, lâcha le Belge en vidant son verre. T’as reconsidéré mon offre?

-Non. Je viens pour un autre renseignement. 

Avec un grognement étonné, il se redressa, croisant ses doigts devant lui. Tous les huit.

-Toi? T’as le meilleur réseau d’info actuel pour tes affaires. Dans ton cercle . Tu vas pas me dire que tu t’embarques sur mon terrain?

Le ton de sa voix laissait entendre que ça aurait été une très mauvaise idée.

-Ce n’est pas exactement lié à mes activités. J’ai besoin d’infos sur un truc qui s’est passé il y a cinq ans. Romain Destat, tu connais?

Lâcher le nom était délibéré et Adam scruta le visage du Belge. L’expression fut fugace mais ne trompait pas : il savait très bien de qui il s’agissait. Affalé sur sa chaise, celui-ci le toisa quelques secondes sans qu’Adam ne baisse le regard.

-Peut-être bien. T’en as besoin pour quoi?

-Une affaire perso.

-Il te doit du fric aussi, c’est ça?

-Oui, dit-il en se raccrochant à la perche. Tu sais où il est?

-C’est bien parce que c’est toi, souffla-t-il en envoyant un relent aviné vers lui. Le gars m’a piqué cinquante mille boules et s’est barré. Si tu veux mon avis, t’es pas prêt de revoir sa gueule.

La mère d’Alvaro avait donc dit vrai. Il avait été stupide d’adhérer à la version de Destat qu’Alvaro lui avait donné, l’homme parfait à qui un accident était arrivé. Personne n’était parfait. Encore moins les gars qui trempaient avec un abruti du style du Belge; d’ailleurs une information clochait dans son discours.

-Comment tu sais qu’il n’est pas mort? C’est pas facile de disparaître comme ça.

Il en savait quelque chose : les moyens qu’il déployait pour une fuite réussie dépassaient de loin ce chiffre-là, et le Belge le savait pertinemment. Pourquoi était-il encore sur sa trace?

-Bon. Tu connais le boulot, hein, récupérer deux trois infos, suivre un petit fil. Il se trouve que j’y arrive pas mal, et en suivant ce petit fil, j’ai chopé un flic pourri en suivant les infos. Devos, qu’il s’appelle. S’appelait, finit-il avec un ricanement. 

Un frisson traversa l’échine d’Adam. On commençait à être loin de l’affaire sans enjeux, et Alvaro ne semblait avoir aucune idée de l’ampleur du problème. Il se félicita de l’avoir empêchée de le suivre:  les flics ne faisaient jamais long feu une fois que le Belge les avait identifiés. 

“Il m’a lâché tout un tas d’infos croustillantes. Destat a claqué tout le fric dans un casino, mais il a réussi à empocher bien plus. Devos l’a chopé et l’a passé à tabac, mais le gars n’avait plus rien sur lui : il a tout filé à un complice, dit-il en serrant le poing. 

Le sort dudit complice, s'il le retrouvait, ne faisait aucun doute. Adam repoussa son horreur, affichant un air intéressé.

-Tu veux dire qu’on peut récupérer plus que la mise de départ si on trouve Destat?

-Exactement. Me fais pas regretter de t’avoir rencardé, Desports : si tu le chopes, je veux revoir ces cinquante K.

-Ça fait cinq ans. Il peut s’être barré n’importe où. 

-Le monde est petit, tu le sais aussi bien que moi”.

 

Au retour, Adam se gara à plus d’un kilomètre. Il avait besoin de marcher pour évacuer la vision du Belge, ses yeux de furet et son haleine rance, pour mettre à plat ce qu’il communiquerait aux autres, et ce qu’il tairait : Devos était déjà mort, plus rien à faire pour lui. 

Surtout, pour se préparer à la fin de son alliance fragile avec Alvaro lorsqu’elle comprendrait qu’il n’avait rien obtenu d’autre que la certitude que Romain trempait dans des combines louches.

Il avait raison.

Au fur et à mesure de son récit, le visage d’Alvaro s’assombrit - tout comme celui de Gen - et Adam s’attendait à beaucoup de choses lorsqu’il conclut : une sortie en trombe, des menaces, du mépris, ou quelque chose d’équivalent. Pas cette résolution froide qu’il vit s’installer sur ses traits alors qu’elle vérifiait que son arme de service était chargée, pas Alvaro qui sortait de la pièce sans un regard en arrière, et bien trop calmement. 

Gen posa un bras sur l’encadrure, l’empêchant de la suivre.

“Tu te rends compte des problèmes dans lesquels elle est en train de nous entraîner? Elle s’en va, parfait, laisse-la. Finis le partenariat maintenant, avant qu’on aie des blessés. Ou pire. 

-Laisse-moi passer.

-Tu ne comprends pas, Adam. T’es en train de tout risquer pour son affaire. Ce n’est pas une personne fiable - tu crois qu’elle hésitera à te lâcher? Je te promets que non. Et ça, c’est si tout va bien, si personne ne se rend compte de la vase qu’elle est en train de remuer autour d’elle.
Gen était inquiète comme elle l’était rarement et dans d’autres circonstances, il l’aurait écoutée. Pas aujourd'hui, alors qu’il sentait Alvaro s’éloigner et que tous ses instincts lui criaient de la suivre, de comprendre à son tour les conclusions qu’elle avait tirées. De lui éviter une erreur, peut-être, parce qu’il connaissait le milieu.

De toute façon le choix avait disparu pour lui.

Il ignora l’évidence qui était en train de le frapper à la vitesse d’un TGV et il ignora Gen, repoussant son bras pour se précipiter au dehors. S’arrêta net : Alvaro n’était pas loin, debout à une centaine de mètres, scrutant les rangées de voitures garées dans la rue. 

-Elle est où? demanda–t-elle en le voyant approcher.

C’est alors qu’il remarqua la clé de voiture - la sienne - dans sa main tremblante, seul indice dénotant sa fureur. 

-Mais ça va pas bien? C’est à moi, ça! Je peux savoir ce que vous faites?” Alvaro le fixait d’un air de reproche, comme s’il était coupable d’avoir garé sa voiture trop loin pour la voler facilement. Gen avait raison, son impulsivité allait tous les atteindre. C’était du grand n’importe quoi. 

Sauf que maintenant qu’il était impliqué, la seule manière de s’en sortir, c’était de gérer les dégâts. Par quelque moyen que ce soit. “Bon. Je vous propose un deal : vous me rendez les clés et vous m’expliquez où on va, et je vous y amène. 

Comme un automate au bout de sa pile, elle s’adossa sur le capot d’une voiture inconnue. S’y assit, en fait, et Adam jeta un coup d'œil anxieux alentour en espérant ne pas être repéré par le propriétaire. 

-Le complice. Je sais qui c’est, marmonna-t-elle en fixant l’horizon. C’est mon père. Le casino c’est son truc, j’vous l’avais dit, et il y a que lui pour avoir proposé cette combine à Romain. Il sait depuis des années . Aujourd’hui, il va cracher le morceau. 

Le ton de sa voix lui indiqua qu’une arrestation en règle n’était pas tout à fait sur la liste des possibilités, et que Serge Alvaro avait peu de chances de passer la journée. Pas alors qu’il voyait la colère dans ses yeux et qu’il se rappelait ce qu’elle lui avait confié. 

-Très bien. Je vous accompagne. Au cas où.

-Vraiment? Je vais pas l’envoyer en garde à vue. 

-Je suis un tueur à gages, je vous le rappelle. Vous croyez que je reculerais devant un règlement de comptes?

La vérité se croisait avec sa réputation, et il vit Alvaro étudier les deux, comme des calques qui ne correspondaient plus. L’urgence du moment prit le dessus à son grand soulagement, et elle lui tendit les clés. 

-D’accord. Elle est où, la voiture?

 

Ils roulèrent moins de vingt minutes avant d’atteindre le bar. Alvaro lui donnait des directions précises d’une voix robotique, ses ongles pianotant le long de la vitre alors qu’il prenait virage après virage, s’enfonçant dans le dédale des rues de Lille. 

-Là. Arrêtez vous ici. 

Le véhicule stoppa devant un bar miteux, juste assez loin pour ne pas être vu des clients qui l’occupaient. Il fit mine de ne pas remarquer les vérifications qu’elle apportait à son arme. Après tout, il avait accepté de ne pas poser de questions.

Adam avait interprété ses réponses en pensant que son père avait fui, mais elle savait où était Serge. Elle avait toujours su. Lui n’avait même pas eu la décence de la fuite, était resté à Lille sans l’honnêteté des remords, arpentant les mêmes rues que sa fille sans jamais tenter de réparer ses erreurs alors que Morgane était vivante, juste là, devant lui. 

Lui n’avait pas eu cette option, et son coeur se gonfla de haine pour cet homme qui n’avait cure de sa chance. 

-Bon. J’vais rentrer, mais le but c’est de lui parler à l’extérieur. Vous voulez venir?

-Je vais attendre ici. Ce sera plus discret. 

Elle hocha la tête puis se glissa à l’intérieur alors qu’Adam avançait dans la ruelle attenante, hors de vue des fenêtres du bar. Il attendit là une minute. Cinq. À la douzième minute, il commença à s’inquiéter. Est-ce qu’il était arrivé quelque chose? Il ne put s’empêcher de sortir de l’ombre, de scruter les vitres crasseuses de l’établissement en tentant d’y apercevoir ce qu’il s’y tramait. 

Au même instant, la porte s’ouvrit et Alvaro  en sortit avec son père, arborant une expression sereine qui sonnait faux. 

-J’ai une information intéressante pour toi, sourit-elle. Après tout, t’es toujours dans l’escroquerie, vu ce que je viens de voir?

-Je dirais plutôt l’exploitation de failles du système, argumenta Serge. 

De taille moyenne, moustache grise et bonhomie évidente, il avait plutôt l’apparence d’un champion de pétanque que de l’homme qu’il avait imaginé. Il l’aurait cru innocent dans toute autre circonstance; après tout, c’était sûrement le propre d’un arnaqueur. 

La tension dans les épaules d’Alvaro, elle, ne mentait pas. Il lui emboîta le pas à une distance respectable, jusqu’à ce qu’elle s’engage dans une vieille impasse abritée des regards curieux. 

-Ah. Oui. L’info que j’ai oubliée de te dire, celle que t’aurais apprise avant si t’avais pris de mes nouvelles, c’est que je suis flic, lâcha-t-elle en le repoussant violemment vers le fond de l’allée. 

Serge tituba sous l’impulsion, heurtant le mur. Un bien piètre adversaire, sauf quand le passé le rendait plus grand que nature.

-Félicitations ! Je savais que tu réussirais dans la vie, répondit-il en souriant faiblement. 

Il semblait tout à fait inconscient du danger dans lequel il se trouvait.

-Ouais. Bravo à moi. Donc si tu me dis pas ce que je veux savoir, je te fais plonger. Ici et maintenant. 

-Mais bien sûr. Tu es ma fille, tu le sais. De quoi tu as besoin?

-Romain. 

Un silence passa. Assez pour que sa réponse sonne faux, pour que l’élément de surprise fonctionne. Alvaro avait raison : il savait quelque chose, l’étincelle de peur dans ses yeux ne trompait pas. 

-Je ne sais pas de quoi tu veux parler, ma chérie. Il a disparu, non? 

 

-Mauvaise réponse, gronda-t-elle en dégainant son arme. C’est fou, ça, tu sais rien, sauf que t’as été vu avec lui au casino avant qu’il disparaisse. Dis moi-” elle arma le flingue “-où il est, je te laisserai partir d’ici sans trous. Je te dénoncerai même pas.

-Ma fille - 

-M’appelle pas comme ça. T’as jamais été mon père.

Ce fut à cet instant que Serge aperçut Adam,  l’identifiant comme un témoin sous la menace, une porte de sortie.

-Monsieur, aidez-moi, on m’attaque, balbutia-t-il. 

Alvaro  ne se retourna même pas vers Adam. Elle ne l’ignorait pas, elle avait tout simplement - la compréhension le frappa sans qu’il s’y attende - confiance en lui.  En ce qui concernait les règlements de compte, en tout cas, il était suffisamment criminel à ses yeux pour ne pas risquer son opération.

Et elle avait raison. Adam resta silencieux.

Le vieil homme était maintenant acculé au mur crasseux de la ruelle, le flingue juste en dessous de son menton l’empêchant de glisser au sol. 

-Il est où, martela-t-elle une dernière fois, chaque mot appuyant un peu plus l’arme sous sa gorge. 

-D’accord, d’accord, balbutia Serge d’un ton étranglé. Tu as raison. C’est avec moi qu’il est allé au casino, mais je sais pas ce qui lui est arrivé. Je te jure !

-Ah bon. Tu l’as perdu, comme ça, avec le fric.

-Non ! Il s’est fait attaquer par un flic. Vraiment, je - je me rappelle pas son nom. 

-Dommage. Fais un effort, martela-t-elle, ou tu finiras pas ta prochaine phrase. Au bout d’un moment on devine quand sa pourriture de père vous ment. Comme quand il dit qu’il reviendra bientôt, comme quand il dit qu’il vous aime. 

La respiration hachée, Serge jeta un coup d’oeil paniqué en direction d’Adam, attendant un soutien de sa part ou l’assurance que sa fille ne tirerait pas. Sauf que Morgane avait toutes les raisons de tirer et qu’il n’en avait aucune de l’en empêcher. Un escroc de moins sur la planète ne serait pas une grande perte. 

Alors il se radossa au mur d’en face les bras croisés, attendant la suite du spectacle. 

-Très bien, dit-elle d’une voix glaciale.

-Je le connais pas. Il a tabassé Romain, et - il l’a enlevé. Avec tout le fric. 

-Oh. Et tu as bien entendu décidé de rien dire à personne, ricana-t-elle.

Reculant,  elle réajusta nonchalamment l’arme pour viser le coeur. “Après tout, toi tu t’étais pas mouillé, non? Facile de laisser glisser l’affaire. Décidément t’es aussi pourri en tant que père qu’en tant que personne. Je crois qu’on s’est tout dit. Au revoir, papa”. 

-Attends ! Attends. J’ai trouvé son nom, après. Au flic. 

-Comme c’est pratique. Alors?

-Devos, lâcha Serge en fixant l’arme alors que des gouttes de sueur s’écoulaient de son front. 

-Eh ben voilà, quand tu veux ! Et il est où?

-Il est mort, lâcha Karadec. 

Morgane se retourna d’un bloc, le visage figé en une expression d’horreur. Il la vit chercher le mensonge dans ses mots et n’y trouver que la vérité. Derrière elle, Serge comprit que le vent allait tourner et se redressa aussi vite qu’il le pouvait, profitant de l’instant pour tenter l’échappée. 

Adam ne bougea pas: ce n’était pas son combat. Alors que son père allait échapper à son emprise, Morgane frappa. La crosse de l’arme heurta le crâne de Serge avec un bruit sourd et il s’écroula. La poitrine d’Alvaro se levait et s’abaissait à un rythme furieux alors qu’elle lui passait les menottes, s’y reprenant à trois fois. 

Lorsqu’elle se releva, ses yeux étaient vides de toute expression. 

-Je… Je dois passer un appel. Surveillez-le.

Elle s’enfuit ensuite de la ruelle en laissant Adam seul avec son père. Celui-ci reprenait déjà ses esprits, et ses yeux s’écarquillèrent alors qu’il se rendit compte de la présence des menottes. 

-Elle est devenue folle. Qu’est-ce que vous faites? La police a pas le droit de - 

Il le prenait pour un flic. Alors ça, c’était la meilleure. Empoignant l’homme par le col, il le poussa brusquement en position assise. 

-Ecoute-moi bien. Quoi que fasse Alvaro, je soutiendrai sa décision. Des ordures comme toi n’ont aucun droit et encore moins celui d’affecter la vie de ta fille”. Il s’approcha, resserrant sa poigne sur son col. “Tu crois que t’es un criminel? Non. T’es juste le dernier échelon, même pas intéressant à balancer,  et tu n’as aucune idée de ce que je pourrais te faire. Je pourrais t’achever maintenant, dans cette ruelle, et personne n’en saurait jamais rien. La seule raison pour laquelle je ne l’ai pas encore fait, c’est elle. Alors si j’entends que tu as dit quoi que ce soit qui puisse l’incriminer avant qu’elle te balance en prison, je m’assurerai que tu n’atteignes pas la cellule. Que tu n’atteignes plus rien, plus jamais. Compris? 

Serge hocha la tête. Il n’avait pas besoin de plus d’assentiment, et l’envoya à nouveau à terre. Qu’il y reste. 

Quand Alvaro réapparut, son visage était fermé et Adam fit mine de ne pas voir la rougeur de ses yeux - c’était personnel, et leur relation n’était rien de plus que professionnelle. Même pas ça, peut-être. 

Il avait perdu le contrôle avec Serge, aveuglé par la menace qu’il représentait et l’impact que son existence avait eu sur Alvaro. C’était une erreur. 

-Bon, j’ai appelé les flics, dit Alvaro en évitant de regarder la forme au sol. Vu le nombre de preuves que j’ai contre lui - j’y ai ajouté le truc du Belge, d’ailleurs - il en a pour dix ans, minimum.

-Vous avez bien fait.

-Ouais. J’ai suivi votre conseil, murmura-t-elle en avançant la main vers lui. 

Elle frôla son avant bras et il n’osa bouger.

-Alvaro - 

-Vous devriez partir”. La remarque le prit de court. Bien sûr que tout était dans sa tête, il n’était qu’un moyen pour elle d’atteindre son but. Un mal nécessaire. “J’veux dire, c’est mieux que la police vous trouve pas ici.

-Ah. Oui. Bien sûr. 





-Tu vas lui dire?

Aubin fixait d’un œil morne la feuille qu’il venait d’imprimer. Un certificat de décès. C’était Gen qui en avait eu l’idée.

“Devos était pourri. Vous avez regardé avec quel légiste il bossait? Parce que bon, c’est facile de faire passer un homicide pour un accident si on a de bons contacts…

Ils l’avaient fixée comme deux poissons hors de l’eau.

“Qu’est-ce que vous avez?”. Elle rougit légèrement, se reprenant très vite. “Ça fait trois jours que vous galérez comme des imbéciles à essayer d’avancer. Je mets simplement fin à la torture de vous entendre brainstormer tous les soirs”.

Après ça elle avait quitté la pièce, marmonnant des injures à propos des imbéciles avec qui elle était obligée de travailler, mais Adam avait intercepté son sourire.

Effectivement, elle avait raison. Devos bossait avec le même légiste la plupart du temps. Ils avaient déjà ratissé les avis de décès sur la période lorsqu’ils avaient commencé les recherches, mais la date de l’enlèvement présumé différait leur plage de tri. 

En y intégrant cette date, ils avaient trouvé le certificat de décès de Romain.

Depuis, la feuille imprimée narguait Adam. La détruire maintenant n’aurait fait de mal à personne, les aurait sortis de leur empêtrement dans les recherches d’Alvaro. Celle-ci n’avait d’ailleurs plus donné signe de vie. Peut-être était-il temps de séparer leurs chemins, comme il aurait dû le faire depuis longtemps. 

-Arrête de regarder ce truc, dit Gen en entrant dans la pièce. C’est déprimant. De toute façon, tu as déjà décidé ce que tu voulais faire.

-Oui. Je vais le détruire.

Là, elle s’arrêta net, comme s’il lui avait annoncé qu’il se réorientait pour devenir danseur de claquettes professionnel. 

-D’accord, dit-elle d’un ton qui démentait ses propos.

-Qu’est ce qu’il y a, encore, finit-il par exploser. J’arrête de la voir. Elle aussi. Elle n'est même pas revenue d’ailleurs, tu devrais être contente. Tout va super bien.

-Tu m’en vois ravie, ironisa-t-elle. Ravie de voir que tu as décidé de ne pas lui donner l’élément qui ferme l’affaire pour elle et assure qu’elle ne nous contacte plus. Ravie de voir que ton déni est toujours aussi présent que d’habitude, et ravie que tu abandonnes aussi facilement alors que toi et Aubin venez de passer une nuit dessus. Non, franchement, félicitations. Détruis les preuves. 

-Tu préférerais quoi? Que j’aille toquer chez elle comme un canard? Ce n’est pas mon amie et ce n’est pas ma collègue, c’est simplement une personne avec qui j’ai eu un deal. 

-Regarde-toi. T’y crois même pas. Bien sûr que je suis d’avis qu’il faut que tu cesses le contact, mais je préfèrerais que ce soit une vraie décision de ta part. Pas une fuite par simple ego. Quoi, elle t’a fait peur?

-N’importe quoi. C’est juste que -

Déjà, s’il lui annonçait lui-même la mort de Destat, elle ne voudrait plus rien avoir à faire avec lui, parce qu’elle le tiendrait peut-être pour responsable de son chagrin. 

Fronçant les sourcils, il se rendit compte de ce qu’il venait de penser. Depuis quand se souciait-il de ses émotions envers lui? Tant qu’elle respectait leur deal, ça lui convenait. 

Et puis oui, elle lui avait fait peur, mais pas dans le sens que Gen entendait. Il aurait pu tuer Serge sur le coup lorsqu’il avait vu le visage d’Alvaro se décomposer; ça n’aurait même pas été un choix. Et cette perte de contrôle qui s’emparait de lui à chacun de leurs échanges, c’était plus terrifiant que toute menace. 

Malgré tout, il sonnait à sa porte le soir même. Aubin avait fini par le pousser vers la sortie lui-même après avoir assisté à ses tergiversations une journée durant. 

-Bon, tu vas rejoindre ta flic? Les feux de l’amour à la PJ, ça n’attend pas, avait-il ricané en lui tendant sa veste. 

-Encore une fois, Aubin, on est sur une affaire dangereuse. Comme toutes les autres en fait. T’es adulte, il serait temps que tu prennes ça au sérieux.

-T’inquiète pas. Gen et toi êtes assez raisonnables pour la moitié de la ville, j’ai de la marge. 

Alors qu’il attendait l’ouverture de la porte, Adam se fit la remarque qu’il devait surveiller son pupille. Il n’était pas exactement engagé dans le métier le plus sûr; peut-être qu’il pouvait regarder ailleurs. Des études, qui sait? Il avait toujours refusé de s’y pencher et il était temps qu’Adam intervienne. Gen et lui seraient là en point de chute s’il découvrait que ça ne lui convenait pas, mais Aubin se devait d’essayer. 

-Qu’est ce que vous faites là?

Morgane n’avait qu’entrebaîllé la porte cette fois, et il distinguait à peine ses traits dans l’ombre de l’encadrure. Pas besoin de ses yeux pour constater qu’elle n’allait pas bien. “Je crois qu’on a plus rien à se dire. La piste est morte”. Dans sa voix éraillée, il entendit une note de finalité qui lui déplut vraiment.

-J’ai des nouvelles. Pas celles que vous voudriez entendre, mais… Je peux rentrer?

Elle hésita. 

-Si vous voulez. 

 

Lorsqu’il fut debout dans ce salon maintenant familier, un autre face à face dans leur tension habituelle, il constata que le chaos n’avait pas bougé mais qu’il le dérangeait moins qu’avant. Il contempla Alvaro alors qu’elle lisait le document, rongé par l’appréhension. 

Il vit ses traits changer quand elle comprit, devenir illisibles, figés comme une statue de pierre. 

-Alvaro?

-Non. Non, dit-elle en relevant la tête. Non. C’est faux”. Le choc laissait place à une fureur graduelle qui visa la première cible disponible. Lui. 

-Je suis désolé. 

-Allez-vous-en. Vous mentez. Dégagez. Dégage!

Elle le repoussa de toute ses forces vers la sortie et il ne s’y opposa pas. Tout lui disait de quitter cette pièce. Il avait fait ce qu’il avait à faire. “Va-t-en. S’il te plaît”. Elle recula, la feuille plaquée contre sa poitrine par ses mains tremblantes. Son souffle s’accéléra, de grandes bouffées d’air qui ne semblaient lui apporter aucun soulagement, qui s’amplifiaient sans cesser. Adam cessa de réfléchir et s’approcha, l’enserrant dans ses bras. C’était ce qu’il fallait faire en cas de crise de panique, non? En tout cas ça marchait avec Aubin. 

Sauf qu’Aubin ne tentait pas de s’y extraire, ne se débattait pas en lui hurlant de s’en aller. Il ne lâcha pas, accompagnant les mouvements saccadés de sa poitrine. 

-Respirez. Respire, Morgane, souffla-t-il.

Elle le suivit, les bras toujours croisés, le bruit de la feuille froissée l’accompagnant à chaque nouvelle bouffée d’air. Le poids de son corps sur le sien s’accentua alors qu’elle se laissait soutenir. Adam resta immobile, se contentant d’indiquer ses respirations. Il ne sut dire combien de temps ils restèrent ainsi: une demi-heure, une heure, dix minutes. Peu importait. 

Ses côtes lui faisaient mal et ses bras étaient fatigués mais il ne lâcha pas, les sanglots silencieux de Morgane se réverbérant dans sa poitrine. Lorsqu’il fut certain qu’elle tiendrait sur ses jambes sans essayer de l’agresser à nouveau, il desserra son étreinte.

Morgane se retourna vers lui. Ses joues étaient striées de larmes mais il y avait une douceur dans son regard, l’une de celles qu’il n’avait vues que lorsqu’elle parlait à sa fille, et la violence de cette tendresse balaya d’un seul coup tous les gardes-fous qu’il avait dressés devant lui. “Merci. J’suis désolée. J’aurais préféré… Je pensais que pour une fois j’avais raison - qu’enfin…” Elle ne termina pas sa phrase, l’évidence trop douloureuse à prononcer. 

“Oui”, souffla-t-il, parce qu’il comprenait sa douleur et le trou béant que laissait l’espoir en disparaissant, et il ne put que la regarder avec une sensation de creux dans la poitrine. Il savait que tout venait de changer pour elle et qu’il était censé être la voix de la raison. Pourtant, il tendit la main quand Morgane s’approcha de lui le souffle court, et prit vie lorsque ses lèvres touchèrent les siennes.

 

Il avait l’habitude du froid depuis si longtemps que tout son système entra en état de choc lorsqu’il rencontra la fournaise, quand Morgane fut dans ses bras et que ses baisers brûlèrent sa peau. Adam l’embrassa encore et encore, autant de fois qu’elle le voudrait, et oublia Romain et sa présence insidieuse, oublia sa vie et les promesses qu’il avait faites à Gen. Il ne pensait qu’à Morgane, qui venait de s’emparer d’une partie de lui, qui avait initié leur baiser, qui voulait…

 

Il frissonna alors que sa peau prenait feu sans trouver de répit, enfonça ses bras dans le brasier alors que Morgane embrassait sa pommette, pressait ses lèvres sur sa mâchoire, et Adam ne put plus penser qu’à une chose. Là. C’est exactement ici qu’il voulait être.

 

Soudain sa hanche heurta un meuble, et quelque chose s’écrasa au sol dans un grand fracas, aspergeant ses chevilles d’eau glacée et le ramenant à la réalité. Le choc fut suffisant pour qu’il comprenne, qu’il voie les yeux encore gonflés de larmes de Morgane et le certificat de décès juste sur la table du salon. 

 

Il recula, horrifié. “Je suis - C’est une terrible erreur. Ça n’aurait jamais dû arriver.” Il balbutia en s'éloignant de plus en plus vite, face à Morgane figée au milieu de la pièce, face à l’acte qu’il venait de commettre et à son manque de retenue. Il accéléra jusqu’à ce qu’il atteigne la rue et que la pluie glacée accompagne sa course effrénée, pénétrant chaque centimètre carré de sa peau et éteignant le feu que Morgane venait d’y allumer. 

 

Alvaro. 

 

Il avança jusqu’à ce qu’il ne puisse plus avancer et que ses poumons crient grâce. Lorsque la seule chose qu’il eut encore la force de faire fut de s’appuyer contre le mur en briques d’un immeuble quelconque pour calmer ses inspirations douloureuses. 

Ce ne fut pas assez pour éloigner la brûlure des baisers qui était toujours là, comme si le fantôme de Morgane était toujours à côté de lui, aspirant vers elle la vie d’Adam alors qu’il était certain qu’il ne lui restait plus rien à donner.

 

Alors il fit appel à son bon sens et à la culpabilité qu’il sentait surgir, la tirant vers lui comme un écheveau de raison jusqu’à ce qu’il soit entièrement convaincu de son erreur. L’aberration de ces dernières semaines où il avait risqué tout ce qu’il avait construit pour s’enfoncer de plus en plus profondément dans la vie d’Alvaro, elle qui attirait les gens dans sa destruction comme un vortex. 

 

Une heure plus tard, trempé et tremblant, trop frigorifié pour réfléchir, il tituba jusqu’au local. Gen comprit ce qu’il lui demandait de faire lorsqu’il lui tendit son téléphone, condamné à mort exécutant sa propre sentence.  

“Tu es sûr? Il n’y a pas de retour, après ça.

-Envoie-le”, balbutia-t-il, et la demande sonna comme une supplication. Jamais il n’aurait la force d’en finir, de couper le lien définitivement. Il le fallait. 

Il serra les paupières alors que Gen envoyait le message qui mettait fin à sa relation avec Morgane.

 

Le bruit de l’envoi lui fit l’effet d’un couperet. C’était terminé.

Chapter 8: Loi de Buys-Ballot

Chapter Text

Morgane

Morgane aurait apprécié une sieste. Elle avait peu dormi ces derniers jours, des salves de sommeil fugitives qui la laissaient plus épuisée qu’avant. Ses rêves étaient remplis d’un homme qu’elle n’avait pas vu depuis cinq ans, de son visage dont les traits s’effaçaient et de sa main qui glissait hors de la sienne en s’enfonçant dans les brumes de son esprit. Ces nuits-là, elle s’éveillait en sueur, frissonnant incontrôlablement sans comprendre pourquoi elle serrait les couvertures un peu plus fort contre elle. 

Elle rêvait de Théa, serrée contre elle dans la voiture alors qu’elle rentrait seule de l’hôpital, et du lit de fortune qu’elle lui avait confectionné, posé contre son matelas à même le sol. Rêvait d’elle si petite, chauve comme un oeuf, les mouvements si lents qu’on aurait dit une petite grand-mère, de la façon dont elle s’était  éprise de ses mains, miniatures et parfaites et qui lui serraient le petit doigt sans vouloir le lâcher. Son esprit ne la laissait jamais en profiter et, sans faute, les rêves changeaient pour la plonger dans ce soir où elle s’était rendue compte de sa solitude pour de bon, avait fermé doucement la porte de la chambre puis frappé le mur, encore et encore, ses phalanges douloureuses et son cœur furieux.

Elle rêvait de chaque instant du mois dernier, superposés en un collage infernal. Romain mort. Le regard de son père alors qu’elle comprenait enfin qu’elle n’était rien qu’un autre atout dans son jeu, la sensation de son doigt sur la gâchette lorsqu’elle avait failli tirer. La dureté des yeux de Karadec quand elle l’avait rencontré, la douceur de sa voix qui racontait une histoire à Théa, ses mains sur la feuille blanche qu’il lui avait tendue, ses lèvres épousant parfaitement les siennes. Ses mains qui la repoussaient et lui qui s’enfuyait. Ces rêves-là, elle préférait les éviter, refusant le sommeil à son corps plutôt que de risquer de les revoir. 

C’était déjà pas facile d’oublier quand elle était réveillée, alors si en plus elle devait se coltiner ça la nuit, elle était pas sortie de l’auberge. Fallait vraiment qu’elle aille acheter des somnifères un de ces jours, le type qui vous collait dans un semi-coma pour huit à douze heures sans délires oniriques intempestifs. 

Pourtant, elle y avait cru pour une demi-seconde, son cerveau en roue libre. Pas qu’elle s’y soit attendue: un roulage de pelle n’était pas exactement le message de condoléances classique et encore moins celui de Karadec. 

Il pouvait se vanter de l’avoir eue par surprise : elle était perdue dans sa colère et son deuil et vraiment, elle aurait dû trouver l’acte ignoble. Sauf que le sol avait tremblé sous ses pieds et qu’elle s’était accrochée à lui avec la certitude étrange qu’il ne la lâcherait pas. C’était lui qui avait brisé leur étreinte - ça n’aurait jamais dû arriver, évidemment - la preuve de l’insignifiance de son acte. Juste quelque chose de mécanique, un moment de désir qu’il n’avait pas eu envie de réprimer parce qu’elle ne représentait rien d’autre pour lui qu’un bon coup. Ça lui était déjà arrivé - sans sa vanter, elle savait qui elle voyait dans le miroir - mais d’habitude elle s’y attendait, appréciait le moment sans y entremêler ses émotions.

Sauf ce moment-là. Chaque fois que les images s’offraient à elle, elle était envahie d’un désir impossible, désespéré, comme si elle risquait de mourir si elle ne pouvait plus l’embrasser à nouveau. Quelque chose de tellement niais qu’elle avait envie de fuir son propre cerveau.

Ouais. Sauf qu’il n’avait pas du tout eu le même avis, et le SMS sur son téléphone en était la preuve : un message laconique qui annonçait la fin de toute alliance entre eux. 

Maintenant que vous avez l’information qui vous intéresse, il est préférable que nous cessions le partenariat. Je suis désolé pour ce débordement. Bonne continuation. A.K.

Lui n’était sûrement pas bloqué sur ce lit sans que le sommeil lui vienne, devait probablement avoir repris ses activités criminelles, toute existence de Morgane effacée de son esprit, parce qu’au final ce n’était pas important pour lui. 

Bonne ambiance. 

Bien sûr, elle avait continué à se traîner lamentablement au bureau, mais plus rien ne la poussait vers l’avant. Même leur dernier meurtre - un huis clos assez intrigant - n’avait pas ravivé sa curiosité. Céline s’était battue pour que le groupe récupère l’affaire, sans doute dans l’espoir de la motiver, sauf que même le macchabée n’était parvenu à percer la grisaille qui l’entourait. Tout était mécanique maintenant. Lent et triste comme le flic qu’elle allait devenir, vu que sa démission ne faisait plus aucun sens : pour qui aurait-elle quitté la police? Pas sa maison vide qui lui rappelait que plus personne ne viendrait l’y rejoindre et que la place qu’elle avait gardée pendant des années venait de se libérer. 

Théa était là, Mathilde aussi, mais lorsqu’elle dormait plus personne ne l’attendait. Le week-end dernier, elle avait fait du tri: jeté le coussin superflu, la troisième paire de couverts, tout ce qu’elle avait acheté dans l’attente que quelqu’un les utilise. Elle avait vidé la pièce à indices, une journée à porter des cartons entiers de dossiers d’enquête complètement inutiles jusqu’à ce qu’elle s’effondre dans le local à poubelles après le trente-sixième aller-retour. 

Alors elle avait tout embarqué dans la voiture qui avait grincé sous l’effort, direction la déchetterie. Ça avait été drôle de laisser Théa briser les assiettes à la déchetterie, son rire éloignant les souvenirs alors qu’elle balançait la vaisselle dans le container avec autant de délicatesse qu’un bulldozer. S’il ne tenait qu’à elle, elle passerait tout son temps libre avec sa fille, quitterait Lille avec elle pour vadrouiller au hasard. Sauf qu’elle devait travailler pour la nourrir, vivre pour la voir grandir, et que ça l’enfermait dans un cul-de-sac qui lui donnait envie de crier.

La plupart du temps, elle finissait la soirée avachie devant la télé, éteignant ses pensées avec un flux continu d’informations. Aujourd’hui, un animateur bien trop enjoué présentait une émission plus-ou-moins scientifique sur les péchés capitaux à travers l’histoire, un truc accompagné d’effets sonores et de photos de peintures du douzième siècle. 

Elle avait pas besoin de Jean-Michel pour lui expliquer lequel la dévorait aujourd’hui, et ce n’était pas la colère. Non, c’était l’envie qui prenait toute la place, qui se tenait dans son cœur et derrière ses yeux et dans ses tripes, tellement réelle qu’elle aurait pu en crever. La jalousie de tellement de choses que le monde semblait lui retirer, la marquant au fer rouge de ceux qui n’auraient jamais ce sentiment de satisfaction, qui restaient le ventre vide et les yeux rougis en attendant qu’on veuille bien leur faire l’aumône de miettes de bonheur. Fermant les yeux, elle éteint l’écran. C’était assez de télé pour aujourd’hui.

Jour après jour, elle se traînait au bureau pour éviter les souvenirs et parce que le commandant Alvaro était si simple à endosser. Une veste noire, une queue de cheval, un exutoire pour son agressivité. Des énigmes à résoudre avec désinvolture et des journées qui s’allongeaient au grand dam de Mathilde et de son budget garde d’enfants.

Elle avait repris sa distance avec ses collègues sans grand effort. De toute façon, l’énergie lui manquait, elle n’arrivait même pas à prononcer des bonjours , des merci , les on y va brûlant sa gorge. Ses taux d’élucidation explosaient les records et si ça continuait, la PJ allait recevoir un prix. 

Quand Céline la convoqua dans son bureau, elle pensa donc à une bonne nouvelle : une augmentation, peut-être. Ça lui permettrait de déménager, d’acheter une maison pavillonnaire pour y finir sa vie triste et policière jusqu’à la retraite, lorsqu’elle finirait ses jours en mode légume devant Plus belle la vie. Quand Théa trouverait pénible de venir la voir, quand elle aurait construit une vie bien meilleure que la sienne et que la médiocrité de sa mère la déprimerait. Une visite par an comme une corvée, jusqu’à ce que son canapé se vide pour un corbillard. 

Bizarre que la commissaire ferme les rideaux de son bureau pour une bonne nouvelle. Peut-être qu’elle ne voulait pas faire de jaloux. Peu importe, Morgane était trop fatiguée pour s’en soucier et le brouillard trop épais. 

-Asseyez vous. 

Le vouvoiement, inhabituel en privé, la prit de court.

-Céline?

-Commissaire Hazan, s’il vous plaît, dit-elle fermement en s’asseyant à son bureau, les mains croisées et le regard soucieux. 

Ok. Bizarre. 

-C’est un jeu de rôle?, hasarda-t-elle dans une tentative d’humour qui fut totalement ignorée. Je préviens, je suis pas d’humeur.

-Non. Ce n’est pas un jeu, commandant, justement. Vu que vous ne répondez pas aux autres sollicitations, je vais le faire officiellement. Ça fait des semaines que vous dépérissez.

-Dépérir? Moi? N’importe quoi, rit-elle. Déjà, on est pas dans les années 30, donc je dépéris pas.

Céline eut l’air passablement irritée par la déflection. D’accord, pour sa défense elle avait totalement remarqué les tentatives de discussion sur le sujet ces dernières semaines, mais c’était une boîte de Pandore qu’elle était loin de vouloir ouvrir. Et puis c’était pas ses affaires.

-Stop”. Céline frappa sur la table et Morgane sursauta. “ Ça suffit, les conneries. Vous n’allez pas bien et c’est mon rôle de m’en occuper. Qu’est ce qu’il se passe?

-Ce qu’il se passe? Si tu - si vous voulez la jouer comme ça, on peut parler du nombre d’enquêtes que j’ai résolues le mois dernier. +70%. Donc si c’est pour me virer, faudra une autre raison. Il se passe que je suis vachement douée. 

Elle soutint son regard. Longtemps. Jusqu’à ce que l’une d’entre elles cède. 

-Très bien. Tu as raison, Morgane, c’est personnel, et je ne voulais pas t’obliger à le faire, mais on va le traiter de cette façon. Je savais que tu avais des problèmes, le soir où je t’ai rencontrée, mais ce n’avait rien à voir avec mon rôle. J’ai su que ça empirait il y a deux mois, ce que Daphné m’a confirmé par la suite”. 

La traître. Il n’empêche que le fait que Céline ait connaissance de sa crise lui faisait plus mal que de raison. Parce qu’elle avait été la seule personne un peu plus proche d’elle que les autres, parce qu’elle n’aimait pas qu’elle ait vu sa faiblesse. 

-Je t’ai vue aller mieux. Je t’ai vue t’écrouler, il y a deux semaines, recoller les morceaux devant les autres avec ton agressivité et tes résultats . Alors ne me raconte pas de conneries, parce que ça impacte aussi tous tes collègues.

Elle ne répondit pas, trop occupée à ravaler ses larmes, à se tenir droite, à garder l’armure. Sauf que Céline s’approcha, et alors que Morgane reculait jusqu’au fond de son siège pour conserver la distance,  s’accroupit devant elle en prenant ses poings serrés dans ses mains.

“Il faut que tu entendes ça au moins. Tu importes pour nous. Pour moi. Pas seulement pour les enquêtes que tu es capable de résoudre, et même si tu choisis de ne rien dire.

Le barrage se brisa et elle se vit éclater en sanglots, incapable de retenir la vague plus longtemps. Un tsunami plutôt, vu la force avec laquelle il la frappait, effaçant les murs du bureau et épaississant la brume, jusqu’à ce qu’il ne reste plus qu’elle et la craquelure de son cœur. Elle crut voir Céline bouger, ses paroles inaudibles autour d’elle. Elle aurait très bien pu dire t’es virée sors de mon bureau , ou même le nouvel uniforme est un string violet que ça n’aurait rien changé : le sang battait dans ses oreilles en même temps que ses hoquets, bloquant tout stimulus extérieur.

Sauf que Céline ne s’arrêta pas là. Elle entra dans la brume et ses bras trouvèrent prise autour de son torse, l’étreinte ferme et chaleureuse et peut-être la première qu’elle recevait depuis longtemps. Le choc gela son cerveau, Morgane figée dans ses bras jusqu’à ce qu’enfin, il redémarre tel un vieil ordinateur.

-J’ai quelque chose à te montrer, dit-elle en brisant le contact à regret. 

Elle n’avait plus la force de mentir. N’empêche que l’autre option - lui dire la vérité, l’amener chez elle, à cette adresse qu’elle avait si bien cachée - lui donnait l’impression de marcher vers son propre peloton d’exécution.

 


Le soir tombait et Céline était assise sur son deuxième canapé, une bière dans la main et l’air passablement déconcerté. D’accord, la découverte du mensonge constant de son commandant - sa fille, sa maison, son pull rose - avait eu l’air de l’affecter un peu. Théa avait été la goutte d’eau, et Morgane avait dû se retenir de ne pas rire en voyant son expression. 

L’amusement fut de courte durée quand elle comprit que Céline ne s’arrêterait pas avant d’avoir la totalité des informations. C’était drôle de lui montrer sa fille, beaucoup moins d’expliquer le reste : de déterrer Romain, le passé, et tout un tas de trucs qu’elle préférait oublier.

Alors elle inspira, récupéra deux bières supplémentaires comme soutien moral et se rassit.

-Désolée, hein, j’avais trois verres mais je n’en ai plus que deux. 

-Pas de souci, répondit Céline avec désinvolture,  prenant une gorgée à même le goulot. 

Hormis ses expressions faciales, la commissaire était restée silencieuse depuis son arrivée, la laissant dérouler le fil de ses révélations à son rythme. Morgane déglutit. Vida sa deuxième bière- dans un silence pesant- puis entama son récit. 

Un récit décousu, entrecoupé de longs silences alors qu’elle tentait de rassembler ses émotions, mais qui avait le mérite d’exister. 

-Du coup j’ai récupéré son dossier, poursuivit-elle avant de s’interrompre en se rendant compte de l’illégalité de l’acte. Euh, par hasard. Je suis tombée dessus, quoi. 

-Oui. Bien sûr. Morgane, si tu t’arrêtes à chaque rupture de procédure, je crois qu’on n’a pas fini. 

-Ça - enfin, tu vas probablement me virer pour ça, non? 

L’option existait depuis l’instant où Céline était entrée chez elle, et Morgane découvrait que ça n’avait plus tant d’importance pour elle.

-Non. T’as regardé des dossiers auxquels tu n’aurais pas dû avoir accès, mais je ne peux rien y faire maintenant. 

-Ah. Et du coup, travailler avec un criminel et menacer des gens, ça passe aussi?

-Pardon?

Elle se reprit juste à temps, tut le nom de Karadec, le dépeint comme une personne juste un peu trop douée en informatique qui avait bien voulu l’aider, parce quoi qu’elle en dise, Céline restait commissaire, et Morgane refusait de lui demander de mentir pour elle. 

Et puis elle n’était plus vraiment sûre qu’il tuait des gens, mais son cerveau dysfonctionnait dès qu’elle essayait d’y penser : lorsqu’il s’agissait de Karadec, les indices lui échappaient et c’était plus simple d’abandonner ses soupçons. De toute façon ça importait peu : elle le reverrait pas, parce que même les meurtriers voulaient pas d’elle. 

Une heure plus tard, son récit touchait à sa fin et Céline restait bloquée. Peut-être qu’elle avait grillé un ou deux processeurs tant son immobilité était impressionnante. 

-Céline? Ça va?

-Et il t’a embrassée?

-C’est ce détail que tu retiens? Je viens de te dire que j’avais menacé mon père avec un flingue avant de l’arrêter et que mon ex était mort, et tu bloques sur ça?

C’était vexant.

-Non, mais…” La compréhension envahit ses traits et Morgane sentit que définitivement, elle ne se concentrait pas sur les bons éléments. “Ça colle. C’est à cause de lui que tu allais mieux, non?

-Rien à voir. C’est juste parce que j’avançais sur l’enquête. 

-Tu en es sûre? 

-Oui, dit-elle en se levant précipitamment pour échapper à la douceur de son ton. Je vais chercher une autre bouteille.

Ignorant les deux autres bières intactes qui trônaient sur la table et le regard de Céline dans son dos, elle tituba jusqu’à la cuisine. Les mains sur le comptoir, elle prit une longue inspiration, la réalisation que ses jours dans la police touchaient à sa fin lui tombant dessus comme une enclume. 

D’accord, elle l’avait accepté quand elle l’avait  invitée chez elle, mais c’était différent d’en avoir la certitude. 

Une main sur son épaule la fit sursauter. 

“Morgane? Ça va?

-Oui, dit-elle de l’air le plus désinvolte possible. 

-Arrête de mentir. C’est plutôt évident, tu sais. 

-Non mais vraiment. C’est passager, hein, je suis juste fatiguée. 

S’adossant contre le rebord de l’évier pour lui faire face, elle croisa les bras. 

-Oui. Comme l’autre soir au bureau, comme ces derniers mois, comme la première fois que je t’ai vue. Cinq ans, Morgane, tu appelles ça passager?

-Je suis désolée. 

Son avenir dans la police était définitivement mort, maintenant que son instabilité était prouvée. Ça lui porta un coup, quand même, et elle attendit la sentence la tête baissée. 

-Arrête, s’il te plaît. C’est moi qui suis désolée pour ce que tu traverses. Si tu as besoin d’un congé, n’hésite pas. 

-Tu ne me vires pas?

-Comment ça?

-Ben, j’ai quand même enfreint tout un tas de règles, du genre importantes. 

L’incompréhension qui se dessinait sur le visage de Céline ralluma un espoir très mal placé. Et, oh , il faisait mal, bien plus qu’elle n’aurait cru. 

-Oui. Et je te remercie de me l’avoir dit, même si tu aurais dû le faire bien avant. C’était -” Céline soupira, à court de mots. “Je serais stupide de me passer de toi dans l’équipe. Plus que ça, je n’en ai pas envie . Alors je vais te proposer un deal. Tu me racontes tout : même les choses hors procédures - surtout les choses hors procédure - et tu restes avec nous. 

C’était un deal qu’elle pensait ne jamais vouloir : après tout, la police n’était qu’un arrêt passager. Sauf qu’elle avait perdu son but, cet arrêt le seul ancrage qui l’empêchait de se noyer.

Ça et la confiance qu’elle lisait dans les yeux de Céline et qu’elle était loin de mériter.

-Mais je t’ai menti, finit-elle par balbutier sans s’en empêcher. Depuis le premier jour. Je me suis servie de toi. 

Céline grimaça un instant sous l’aveu sans paraître surprise. 

-Je sais. Et je pourrais t’en vouloir, sauf que j’ai un peu compris quand tu n’étais pas là le lendemain matin. Ça fait un an, tu ne crois pas que je t’en aurais parlé si je n’étais pas passée à autre chose? 

L’année passa devant ses yeux en une série de flashs, toutes les fois où Céline lui avait offert du soutien que Morgane avait lu comme une attente. Quand elle l’avait invitée pour Noël. Quand elle lui avait laissé embarquer Forestier dans ses enquêtes, quand elle avait assigné Gilles à l’équipe. 

Maintenant, alors qu’elle attendait sa réponse à une offre qu’elle ne méritait pas. 

-Je ne sais pas si j’y arriverai, finit-elle par souffler. Ce n’était pas vraiment moi, à la PJ. 

-On sera heureux de retrouver le commandant Alvaro. Quelle qu’elle soit. Tu veux bien essayer?

Alors Morgane céda, enserrant Céline aussi fort qu’elle le pouvait, avec la sensation qu’elle parvenait enfin à reprendre contrôle du courant qui l’entraînait. 





Gen

Cela faisait une heure que Gen passait le dossier au peigne fin, cachée dans son bureau - la seule pièce où personne n’entrerait- et rien n’avait l’air hors cadre, pourtant la suspicion ne la lâchait pas. Elle était particulièrement fière de son intuition, et celle-ci lui criait que quelque chose clochait: elle avait beau vouloir passer à autre chose, l’envie de confirmer ses soupçons était irrépressible.

Sauf que le certificat de décès était tout à fait conforme: nom, prénom, date de naissance, précisions médicales. Sûrement identique au sien, à celui que son père avait reçu un mois après qu’elle ne soit pas rentrée à la maison. Geneviève de Ravissiers, morte tragiquement à trente ans en laissant derrière elle l’argent et la violence de sa famille. 

C’était peut-être pour ça qu’elle ne pouvait s’ôter une suspicion de l’esprit, que ses yeux peinaient à se détacher du fichier de Destat: elle savait que parfois, c’était juste plus simple de cesser d’exister. Cela ne voulait probablement rien dire, ses doutes juste une projection du mensonge qu’elle avait elle-même fourni, mais elle était trop intriguée par l’affaire pour la lâcher. 

Au départ, elle avait cru qu’Adam avait perdu la tête, suivant une folle simplement pour l’attraction qu’elle exerçait sur lui. Cela avait dû en être l’une des raisons - après tout, Gen avait des yeux et Morgane Alvaro était loin d’être désagréable à regarder - mais plus maintenant. Quand elle avait accepté de l’aider, c’était parce que l’adrénaline de la recherche l’avait tout autant atteinte que lui, et parce que finalement ça pouvait être intéressant professionnellement parlant: ça faisait longtemps qu’elle envisageait de tester un contact dans la police.
Sauf que le regard d’Adam son regard s’attardait toujours une demi-seconde de trop sur Morgane, sur ses yeux, sur ses courbes, comme si elle éclipsait tout autre présence dans la pièce, et que ça avait rendu la chose bien plus compliquée. La cerise sur le gâteau, c’était quand il l’avait suivie dans la rue après avoir vu le Belge. Ce genre de stress ne lui était pas familier : l’attente de son retour en ignorant ce qu’il était allé faire, dans quel pétrin il s’était mis, sans qu’elle ne puisse rien y changer. Il était trop empêtré dans ses sentiments pour s’en rendre compte; c’était aussi exaspérant qu’attendrissant.. 

Qu’Adam ait réussi à garder son image impitoyable avant qu’elle arrive avait été un miracle, et elle serait toujours reconnaissante que la couverture ait tenu le jour où il était venu travailler chez son père. Un autre conseiller plus que véreux qu’elle avait évité comme la peste en méprenant ses questions pour des avances - à  chaque fois qu’elle lui en reparlait, il devenait d’un rouge tomate des plus seyants- comme elle évitait tout l’entourage familial.

Sa situation était plus que précaire à l’époque, l’ego broyé lorsqu’on l’avait arrachée à ses études juste avant qu’elle quitte le pays, parce que c’était “suffisant”. Suffisant pour finir comme sa mère, monnaie d’échange et morte sous les coups d’un concurrent un peu trop motivé, pour laquelle aucune larme n’avait été versée. 

Elle avait compris qu’elle était la vraie cible d’Adam alors qu’il était presque trop tard, quand il l’avait trouvée une boîte de médicaments en main et avait dû lui expliquer son plan en catastrophe. Son premier vrai dossier et il improvisait complètement :  la façon de trouver la cible, de la sortir de là, de trouver les fonds. C’était Gen qui lui avait suggéré de simuler son décès, parce que dans ce milieu on ne pouvait pas vraiment disparaître.

Il avait voulu l’aider à fuir le pays, elle avait refusé:  elle était tout à fait au bon endroit, et franchement il ne s’en serait pas sorti sans elle. Gen savait parfaitement travailler en coulisses et ne l’avait jamais regretté.

Il lui avait donné les ressources nécessaires pour échapper à sa vie, lui avait donné Aubin, lui avait donné un but et elle lui en serait éternellement reconnaissante. Mais qu’est ce qu’il était sentimental. 

Alors, lorsque ses yeux tombèrent sur le nom inscrit tout en bas du certificat et qu’elle comprit, elle le referma et le cacha derrière son ordinateur. Il était hors de question de le relancer dans la tourmenter maintenant, pas alors qu’il s’était effondré la veille au soir. Alvaro et sa destruction resteraient loin de lui. 

 

Deux semaines plus tard, elle se concentrait avec Aubin sur les détails de leur prochaine cible, un magnat de l’industrie pharmaceutique aux méthodes moins que légales et sa belle-fille. Ils devraient lancer l’opération dans le mois prochain et le dossier était encore incomplet; pourtant le rush était agréable, assis à la table de jardin tandis que  le soleil réchauffait leurs dos. 

Elle aurait presque pu appeler ça relaxant , jusqu’au moment où Adam déboula devant eux en brandissant le dossier qu’elle avait presque fini par oublier. Son regard était furieux mais il resta planté là, dans l’immobilité des mauvais jours. 

“Depuis quand tu le savais?

-Savais quoi?” Le déni était peut-être la meilleure route à suivre. 

Il resta silencieux, la feuille en main, et Gen s’apprêtait à changer de stratégie lorsqu’Aubin se leva.

-Ok! Ok, j’avais compris, mais c’était pas fait exprès, et puis après t’étais moins triste, alors j’ai pas osé te le dire, s’interposa Aubin d’une voix coupable. 

-Tu le savais aussi? s’écria-t-elle, avant de plaquer sa main devant sa bouche sans pouvoir ravaler l’aveu.

-Aussi ?” Aubin la dévisagea d’un air stupéfait. “Tu l’avais deviné aussi ? J’y crois pas ! Mais d’habitude, tu lui dis tout, alors je croyais que…Attendez, on parle bien de la même chose?

-Tu as compris quoi, toi? 

La tournure de la discussion faisait remonter une envie de rire qu’elle musela avec grand effort, sous peine de voir exploser la cocotte-minute humaine à côté d’eux.

-Ben, euh, Fachin, quoi…Enfin, on bosse avec lui, même si je m’occupe pas de cette partie, je vous ai déjà entendu en parler, alors j’ai déduit des trucs, qu’il y avait des chances que Destat soit pas mort, de grosses chances même…J’ai eu tort?

-Non. Mais tu aurais dû m’en parler. 

Dans le silence qui suivit, elle oublia la situation, remisée à l’arrière-plan de sa surprise et de sa fierté. Aubin apprenait vite, avait fait un lien qu’elle n’avait vu elle-même que sur le tard. Adam n’avait pas tout à fait l’air de partager ses réflexions, alors que la feuille se froissait dans sa main. Il n’avait toujours rien dit d’autre. 

-Euh…Et du coup, toi, ton avis sur la feuille? hasarda Aubin en une vaine tentative de désamorçage.

Mais il ne se tourna pas vers lui, Gen en ligne de mire. 

-Comment as-tu pu me faire ça? Je t’avais tout dit. Je t’ai demandé de lui dire que c’était fini. Tu - je te faisais confiance, et tu ne m’as rien dit. 

-Qu’est ce que ça aurait changé? 

-Tout ! Rien ! Je ne sais pas ! Mais j’aurais pu lui dire, j’aurais évité de détruire…Tu ne l’as pas vue quand je lui ai appris. Elle s’est effondrée, dit-il avec une fêlure dans la voix. 

-Peut-être. Mais maintenant, elle a fermé ce chapitre. Tu lui as apporté la fin de l’histoire, et elle peut aller de l’avant. 

-Non. Je lui ai menti. Elle croit à un mensonge, et c’est de ma faute, et elle ne me pardonnera jam-

Il s’arrêta net devant ses mots. 

-C’est pour ça que tu veux lui dire, Adam? Pour qu’elle te pardonne? Pour que tu aies la conscience tranquille? Mais ça ne lui offrira que plus de douleur et tu le sais très bien. Les personnes qui disparaissent comme ça le font volontairement. Oh, elle sera sûrement ravie de savoir que le père de sa fille ne voulait simplement plus d’elle, qu’elle a cherché un connard pendant des années.

Le mot était incongru dans sa bouche, et elle l’avait craché avec un peu trop de venin pour que cela ne concerne qu’Alvaro. D’une façon ou d’une autre, ils s’étaient tous reconnus dans cette affaire, mais personne d’autre qu’elle ne comprendrait cette partie-là. Elle se rassit, la tête dans ses mains. 

-Tu me l’as quand même caché, murmura Adam.

-Oui. Tu n’avais pas besoin de le savoir et je ne voulais pas te demander de choisir. Tu ne peux pas lui dire, ça la détruira plus que de croire à sa mort. Laisse-la se reconstruire, loin de ce gars et loin de toi. 

-Je ne suis pas comme lui. 

-Mais tu restes un criminel, Adam, souffla-t-elle. Tu ne peux pas lui demander de te suivre. Elle est flic! La fermeture du dossier lui fait risquer une enquête, imagine ce que ça donnerait si elle était au courant des détails? Passe à autre chose.

Les larmes aux yeux, Adam hocha la tête et se détourna, la feuille glissant de ses mains.

-Je vais préparer le dossier Allier. Je te le donnerai demain, dit-il avant de s’éloigner, les épaules secouées doucement. 

-Je vais y aller, dit Aubin en se levant. Il a besoin de nous.
-Non, tu restes là, dit-elle en agrippant doucement son poignet. Il a besoin de temps

-Je l’aimais bien, moi, Alvaro, soupira-t-il avec un dernier regard vers la bâtisse.

-Oui. Moi aussi. C’est exactement pour ça que je veux que tu fasses des études, Aubin. Pour qu’un jour, la personne de ton choix puisse te voir sans que cela représente un danger pour elle. Pour que tu aies ta vie à toi. 

Le jeune homme la regarda, ses prunelles sombres se fichant dans les siennes comme elles l’avaient fait le premier jour où elle l’avait vu, quand son coeur s’était rempli plus que de raison.

Son amour pour Aubin était distinct de tout ce qu’elle avait connu jusque-là et elle aurait fait n’importe quoi pour lui permettre de mener la vie qui lui convenait; ce n’était certainement pas celle qu’ils menaient, pas lorsque les murs de sa chambre étaient couverts de dessins plus magnifiques les uns que les autres. 

-Je ne veux pas vous laisser, avoua-t-il enfin. 

-Moi non plus. Mais tu ne crois pas que ça - elle désigna le schéma qu’il venait de faire de la villa de leur cible- mérite d’être vu par bien plus de personnes que nous trois?

-C’est dans un mois, soupira-t-il. La fin des admissions. 

-D’accord”. Elle referma son ordinateur, rassembla les pièces du dossier. “Alors, on va le faire maintenant”. 

Deux heures plus tard, le soleil commençait à baisser sur Lille, et un courant d’air frais s’engouffra à travers leurs pulls. Frissonnants, ils refermèrent leurs ordinateurs et les candidatures fraîchement écrites qu’ils contenaient.

“Tu devrais demander à Adam de relire tes lettres de motivation. 

-T’es folle? Il est hyper déprimé, c’est pas le moment !

-Si, justement, ça lui donnera quelque chose à faire. Et puis, il est très fort en formulations administratives, ça va claquer à l’envoi. 

Alors qu’elle s’apprêtait à entrer par la porte arrière, elle vit un véhicule reconnaissable entre tous s’engouffrer dans la rue. Bleu et blanc, gyrophare éteint, avançant droit vers la bâtisse. Gen recula dans l’ombre en entraînant Aubin avec elle, l’esprit en ébullition. La maison était au nom de Richard Pelletier, homme très réglo qui vivait une vie de fonctionnaire tout à fait normale; aucune raison qu’ils se présentent ici. 

Sauf si…

Depuis l’arrière de la maison, elle entendit la sonnette, entendit Adam qui s’y précipitait et sut ce qu’il attendait. Elle voulut l’arrêter mais Aubin était là et le choix fut instantané : ils ne pouvaient pas être vus. “ Monsieur Pelletier…êtes en état d’arrestation pour…Veuillez nous suivre .”
Entendant les bribes de phrases, Aubin voulut se précipiter vers les inconnus et elle eut juste le temps de le repousser contre le mur alors que son ordinateur s’écrasait sur l’herbe dans un bruit mat. Luttant pour le maintenir immobile, elle entendit les bruits de la rue.

Des pas, un bruit métallique, un claquement de portière, un bruit de moteur, et le silence retomba. Elle s’écarta enfin, libérant  Aubin qui courut vers  l’entrée encore ouverte, des larmes dans les yeux. 

-Qu’est ce que - Gen, dis moi pourquoi ils l’ont emmené. Qu’est ce qu’il s’est passé, sanglota-t-il, dis-moi. 

Il avait perdu cinq ans en trente secondes, l’enfant qu’il était lorsqu’elle l’avait rencontré refaisant surface, et elle l’entoura de ses bras jusqu’à ce que ses respirations s’apaisent, le menton sur sa tête et sa main traçant des cercles sur son dos dans un vain geste de réconfort. 

Jamais encore personne n’avait retrouvé leur trace, et Gen n’eut ainsi aucun mal à en isoler la cause. 

Morgane Alvaro les avait trahis. 








Chapter 9: Principe de Maupertuis

Chapter Text

Morgane

“Aujourd’hui c’est la folie, soupira Plénat en terminant son café. 

Daphné hocha la tête en assentiment. 

-J’avoue, on est débordés. Je n’aurai sûrement pas le temps d’aller à la réunion administrative.


-C’est vrai ? Pourtant je trouvais que c’était super calme ! s’exclama Gilles, inconscient des signaux que lui envoyait Daphné. En tout cas, mon emploi du temps est vachement cool cette semaine. 

Plénat leva le sourcil d’un air intéressé.

-Si vous avez du temps à revendre, dit-il, ça vous dérangerait de reprendre les trois dernières arrestations qui sont arrivées aujourd’hui ? Ça m’arrangerait beaucoup ! 

-C’est-à-dire que je ne sais pas si Céline sera d’accord. Les mélanges de département, tu sais, elle a du mal avec ça, dit Daphné avec un soupir désolé. 

-Bizarre, parce qu’elle m’a donné l’autorisation de le faire juste ce matin si je trouvais un département qui en avait la capacité. 

Daphné jeta un coup d’oeil à Morgane, comme pour lui demander de l’aide, et Morgane se hâta donc d’observer le liquide dans sa tasse. 

-Gilles, t’as vu,  c’est marrant, si tu laissais refroidir le café au fur et à mesure, c’est possible de créer des mini graduations le long du bord !

-C’est trop beau, répondit-il en se penchant sur la sienne. Tu crois que ça marche avec le thé ? Enfin, le rooibos…

-OK. Merci, les gars. File tes dossiers, Plénat, abdiqua Daphné. On s’en occupe. 

-Merci Daph, t’es la meilleure ! s’exclama Plénat en posant sa main sur son épaule. 

Un geste somme toute très anodin mais qui la fit rougir jusqu’aux oreilles, et Gilles se tourna vers elle avec un grand sourire. 

-T’es content ? On vient de récupérer une demi-semaine de boulot, avec ta gaffe, dit-elle dans un énervement peu convaincant. 

-Oui, mais on ne doit plus aller à la réunion de mardi. 

-Ah mais t’es un génie du mal en fait. Tu savais qu’il allait te demander ça ?

Serrant la tasse dans ses mains, Morgane se contenta de contempler le joyeux bazar qu’elle tentait d’intégrer. Elle l’avait promis à Céline, après tout. Si seulement son cerveau cessait de tourner en boucle en mode cinéma 4D, immersion complète : la feuille portant le nom de Romain sous ses yeux, une main dans son dos, l’odeur de la pluie, le goût de - 

Et le cinquième sens, sa voix qui lui disait Je suis désolé et C’est terminé . Tout un tas de souvenirs qui la cassaient en deux et ne voulaient pas disparaître, en veille même lorsqu’elle travaillait. Et puis bon, ça commençait à sacrément impacter sa rapidité de déduction, comme si on attendait d’elle de continuer à courir un marathon en lui ajoutant un vieux sac plein de pierres sur le dos. 

Il y avait de bons jours : ceux où elle parvenait à oublier, où se projeter ne l’effrayait pas autant. Ceux-ci étaient rares au début, mais leur nombre augmentait. Peut-être qu’un jour, elle n’aurait plus besoin des bouteilles sous l’évier de la cuisine pour parvenir à s’endormir. 

-Allez, Daphné, dit-elle en repoussant une mèche folle derrière son oreille, on a le temps. Et puis regarde comme il sera reconnaissant. 

Ce n’était que du pantomime pour l’instant, son intérêt, sa joie, son pull orange et ses cheveux lâchés, mais Morgane était convaincue que si elle y croyait assez, elle finirait par tromper jusqu’à son cerveau. C’est comme ça que ça marchait, d’après le TEDx qu’elle avait regardé hier soir. Enfin, les dix minutes qu’elle était parvenue à écouter avant que Théa ne s’énerve et qu’elle soit obligée de passer au programme hautement éducatif qu’était la Pat Patrouille. 

Et puis, elle était très contente d’éviter la réunion trimestrielle interminable, qui lui donnait toujours envie de se lancer par la fenêtre. 

-N’importe quoi. Plénat en profite, c’est tout. C’est pas parce qu’il est gentil et bien gaulé que - Daphné s’arrêta net en voyant leurs sourires, les fusillant du regard. Je vous préviens, si ça se reproduit vous arrêtez de compter sur moi. On est pas les pigeons de la PJ.

Gilles releva la tête.

-Tu savais que les pigeons ne peuvent plus vivre sans les hommes ? 

-Ah ouais ? Ils aiment le pain rassis à ce point ?

-Mais non, soupira-t-il, on les a domestiqués et on les a abandonnés après. Donc ils ne savent pas faire autrement que de dépendre des hommes, c’est si triste.

-Ce sont des imbéciles, alors, lâcha Morgane en serrant les mâchoires. Ils ont qu’à se rendre compte qu’on ne veut plus d’eux.

Laissant Gilles réfléchir tristement aux volatiles, elle se tourna vers Daphné. 

-Qu’est-ce qu’on s’est récupéré ?

-Pas grand-chose, en vrai. Une analyse de saisie qui date d’hier, trois-quatre analyses de plaintes pour infraction, et une garde à vue, je crois. 

Morgane soupira. Franchement, tant qu’à leur refiler leurs rejets, Plenat aurait pu lui passer un bon petit homicide, elle l’aurait résolu plus vite que son équipe de bras cassés. Elle délégua rapidement les analyses de plainte à Gilles - ça lui donnait de l’eczéma - puis s’empara du fichier de garde à vue des mains de Daphné. Qui le retint. Entre elles, la feuille se tendit dangereusement.

-Eh! C’est moi qui voulais la prendre. Et puis comme tu dis, premier servi…

-J’ai jamais dit ça, mentit-elle avec mauvaise foi. D’abord, c’est moi qui suis commandant.

-À cause de votre lâcheté, à toi et Gilles, on se prend le double de charge de boulot, donc j’estime que j’ai le droit d’au moins choisir mon type d’exécution.

-Viens avec moi, alors, abandonna-t-elle. De toute façon Charrault pourra gérer la saisie - il est où, d’ailleurs, celui-là ? On a du taf, c’est pas le moment de faire une sieste.

Daphné haussa les épaules. 

-Tant pis, dit Morgane en lui redonnant le dossier. Bon, qu’est-ce qu’il a fait, notre gardé à vue ? je te jure, si c’est encore un alcoolo…

-Non, mais pas beaucoup mieux, vol de voiture.

-Ok, soupira-t-elle en se dirigeant vers les cellules. Lis-moi les détails.

-Interpellé hier soir. Richard Pelletier.

-Attends, ça me dit quelque chose. On le connaît ?

-Pas que je sache. Wow, siffla-t-elle, le vol date d’il y a dix ans! Le gars qui l’a dénoncé en anonyme devait sacrément lui en vouloir. Il habite au 3, rue des éperviers.

Alors Morgane se souvint d’où elle avait vu ce nom, un éclat de souvenir de la boîte aux lettres d’une certaine maison aux hortensias roses. Au même moment, elle tournait l’angle du couloir, juste assez pour avoir une vue claire de la cellule de garde à vue et de la personne qui l’occupait. 

Elle se figea. Voulut reculer, heurta Daphné qui la suivait, l’envoyant droit au sol avec la totalité du dossier. Le choc lui fit perdre l’équilibre à son tour, ses poignets heurtant le mur lorsqu’elle évita in extremis de rejoindre Daphné sur la moquette. 

Ah ça, entre les jurons de Daphné et le bruit du choc, y’avait pas de doute qu’il l’avait entendue, et qu’il était un peu trop tard pour fuir en toute discrétion. Alors elle serra les paupières un bon coup avant de se retourner et de croiser le regard de l’homme qu’elle avait tenté d’oublier. 

Adam Karadec, assis sur le banc de la cellule, dont l’expression ne reflétait que de la rancœur. Elle faillit se retourner histoire de vérifier s’il fixait pas quelqu’un derrière elle, parce que c’était la meilleure, ça, il lui en voulait pour quoi exactement ? 

Son cœur commençait à faire du zèle, envoyant du sang à pleine balles dans ses tempes comme si elle venait de faire un cinq-cent-mètres relais. Non. Elle refusait de recommencer, pas question, pas maintenant. Gérer cette situation était tout à fait au-dessus de ses forces, et personne lui en voudrait de donner le dossier à quelqu’un d’autre. 

-Je dois aller…Enfin j’ai un truc à gérer. Daphné, je te laisse poursuivre, balbutia-t-elle en cavalant dans l’autre sens. 

La porte de secours lui fit l’effet d’une bouffée d’oxygène, les escaliers extérieurs un endroit parfait pour calmer les battements de son cœur qui partait en vrille. Assise sur le métal dur, la tête entre les mains, elle tenta de récupérer un semblant de calme.

Qui était le voisin imbécile qui avait décidé de le dénoncer, elle aurait bien aimé savoir, qu’elle le remercie d’avoir foutu en l’air une journée jusque-là plutôt correcte. Pour un criminel haut de gamme, c’était la honte de se faire avoir pour une voiture volée.

Au moins personne n’avait compris qu’il n’était pas Richard Pelletier. 

Elle se rendit compte de ce qu’elle venait de penser - et du sentiment de soulagement qui l’avait accompagné - avec horreur. Non, non, non, c’était pas le moment d’avoir des états d’âme. Le gars était un truand, il avait qu’à tomber pour ça. 

En plus il pouvait plus la toucher, Céline était au courant des points les moins reluisants des derniers mois. Non, elle n'avait aucune raison de lui filer un coup de pouce. 

Un coup de poing, par contre…

 

Tapotant anxieusement sur la table en métal de la salle d’interrogation, elle regrettait totalement avoir demandé à gérer l’entrevue. C’était la faute à cette idée de coup de poing, là, ça lui avait donné envie, et ça avait été pire de voir Daphné prévoir l’interrogatoire sans elle, alors elle s’était précipitée. Qu’est-ce qu’elle espérait? Des excuses? Le gars lui avait bien fait connaître sa position. Récupérant l’élastique sur son poignet, elle rassembla ses cheveux en une queue de cheval qu’elle espérait correcte. Se releva. Fit un tour dans la salle, grimaça un coup pour détendre sa mâchoire crispée à mort depuis une heure et -

Tomba nez à nez avec Gilles et Karadec. Son collègue avait ouvert la porte avec un peu trop d’entrain comme d’habitude, et apparemment ils avaient graissé les joints, parce qu'elle ne l’avait pas du tout entendue s’ouvrir. Karadec toussota alors qu’elle refermait la bouche. Évidemment. On avait fait mieux comme début d’interrogatoire. 

-Si - euh, si on dérange, je peux revenir plus tard, proposa Gilles.

-Non. Pas du tout, se hâta-t-elle de dire en ajustant son pull. J’étais prête.

Karadec s’installa lourdement dans la chaise derrière elle sans même la regarder.

-Je peux y aller, du coup? demanda Gilles nerveusement, toujours planté devant la porte. Parce que les interrogatoires c’est pas trop mon truc, et déjà la dernière fois j’avais dû aller chez le kiné parce que j’étais trop tendu, et puis là je vois bien que tu es un peu stressée, d’ailleurs je peux te donner le numéro du kiné si tu veux-

-Ça ira, Gilles, pas de souci.

Le repoussant un peu vers le couloir, elle referma brusquement la porte avant de prendre une grande inspiration. Il était beaucoup trop sensible, et en plus elle n’était pas du tout tendue. C’était pas elle qui devrait parler.



-Vous pourrez pas rester silencieux pendant une heure, grogna-t-elle. 

Ça faisait déjà dix minutes qu’il était là, assis sur la chaise, les mains croisées et le regard qui fixait la surface de la table comme s’il s’était agi de la chose la plus intéressante sur terre. Morgane ne pouvait s’empêcher de le fixer, de déduire ce qu’elle pouvait de l’extérieur, comme un retour de force face à Karadec qui refusait de parler. La rougeur de ses mains sous les bracelets de métal, les cernes sous ses yeux qui ne peuvent être uniquement dues à sa nuit en cellule. Elle tenta alors d’ignorer la culpabilité qui montait en elle comme l’eau dans une cafetière italienne, détendit ses mâchoires serrées. Rien ici n’était de sa faute à elle.

-Je n’ai rien à vous dire, dit-il, la mâchoire serrée.

-Ah ouais? Bah moi j’en ai tout plein, tiens. Richard Pelletier. Marrant, comme nom, non? La personne qui l’a choisi n’a aucun goût”. À ces mots, il jeta un coup d'œil inquiet vers la caméra qui les filmait toujours. “Vous savez, on apprend un tas de trucs sur le terrain. Des choses autrement plus graves que des vols de voiture. 

Le sous-entendu n’était pas des plus subtils mais il eut l’effet escompté, et Karadec leva enfin la tête. Un regard plein de haine qui faillit la faire reculer, lui donna envie de fuir hors de cette salle, loin de lui et de ce changement qu’elle ne comprenait pas.

-Si vous voulez me faire plonger, faites-le tout de suite, cracha-t-il. J’avoue que le coup de la voiture volée est stupide.

Alors là c’était la meilleure, il pensait que c’était elle qui l’avait dénoncé, comme si elle voulait avoir quoi que ce soit à faire avec lui.

-Mais je vous en prie, susurra-t-elle. Dites-moi pourquoi mon plan est débile.

-Je suis désolé pour la façon dont les choses ont fini. Mais ça, c’est minable, et puis je vous rappelle que vos empreintes sont partout sur la voiture.

Ah. Oui. Elle avait oublié ce petit détail, sa virée chez son père. N’empêche qu’il lui parlait comme si c’était de sa faute, ce qu’il s’était passé, et que ça la mettait dans une rage folle. 

Alors elle se raccrocha à la procédure en posant la suite de questions qu’elle savait inutiles, en essayant d’imaginer que c’était n’importe quel autre crétin devant elle.

Elle avait choisi de mener l’interrogatoire sur un coup de tête, espérant lui parler, se venger, et surtout rester indifférente : lui montrer que ce qui s’était passé ne l’avait même pas effleurée et qu’il n’avait été qu’un corps chaud au bon endroit, au bon moment. Comme lui finalement, calme sur sa chaise, à contempler l’imbécile qui s’était accrochée au premier menteur rencontré sur le bas-côté. 

Plus les secondes s’écoulaient et plus elle se sentait ridicule, à poser des questions débiles et sérieuses et n’obtenir que des réponses mutiques. Pas une seule fois il n’avait paru affecté par ses mots et devait avoir l’habitude, s’en foutre totalement de ce qu’elle devenait ou de ce qu’elle ressentait. 

Le plan Indifférence était en train de quitter totalement le bâtiment et elle se sentait de moins en moins capable de faire preuve de retenue

-Où étiez-vous vendredi douze octobre ?

-Chez moi, probablement.

Elle céda.

Se penchant vers lui, elle frôla ses mains et éteignit la caméra. La raison principale pour laquelle elle n’avait pas fait le tour de la table pour atteindre l’appareil était pour attraper le regard en biais qu’il lança vers son décolleté. Eh ouais, ils pouvaient être deux à jouer à ce jeu-là, parce que bon même s’il avait totalement profité de la situation l’autre soir, et menti sur toute la ligne, l’envie dans ses yeux n'était pas du bluff. Et ça, c’était un truc qu’elle pouvait gérer, contrairement aux émotions envahissantes qu’elle avait cru lire entre eux en se trompant sur toute la ligne.

Une fois l’appareil éteint, elle posa lourdement sa chaise à côté de lui. Du mauvais côté, ça les rapprochait, mais ça avait l’avantage de cacher ses paroles de tout regard indiscret derrière la vitre sans tain. Elle devait avoir une dizaine de minutes avant qu’on vienne l’interrompre, et elle ne savait toujours pas ce qu’elle cherchait en lui parlant.

-Vous comptez faire quoi? Si c’est une revanche, elle est très mal exécutée, soupira-t-il.

Morgane resta silencieuse, eut le plaisir de voir ses mains s’agiter nerveusement dans ses menottes même si son visage restait impassible. C’était vrai, quoi, c’était pas elle qui était en garde à vue avec des cernes de douze kilomètres sous les yeux.

-Bah allez-y. Dites-moi exactement pourquoi vous êtes ici et tant qu’on y est, une petite explication sur vos activités serait la bienvenue. Ou je fais fuiter une ou deux infos, du style votre nom.

-Faites ce que vous voulez. Je n’aurais jamais dû vous faire confiance.

Plus que le reste, ce furent ces mots qui lui firent mal. Encore un mensonge, parce qu’il ne daignait pas lui donner autre chose que ça. Une vraie preuve de confiance, ouais, il lui faisait tellement confiance qu’il avait choisi de se barrer.

-Oh mais je pourrais leur parler de Gen, dit-elle en ignorant sa phrase. Ou Aubin.

Cette fois il releva la tête et elle crut qu’il allait se jeter sur elle. On y était. 

-Vous ne valez rien, cracha-t-il. Pas plus que votre parole.

Quelque chose remontait dans sa gorge, une envie de vomir. Ou de pleurer. Avant qu’elle s’en rende compte, elle enserrait son col dans sa main, le tissu tendu autour du cou de Karadec en coupant très probablement une partie de l’arrivée d’oxygène.

-Crois-moi. J’aurais aimé te dénoncer. Ça m’aurait carrément fait plus plaisir, et puis je t’aurais pas balancé que pour ça.

Son visage frôlait le sien, donc elle eut tout loisir de voir l’expression changer dans ses yeux. Un truc étrange, qu’elle ne reconnut pas, et qui ressemblait un peu à l’homme qu’elle avait cru connaître. 

Ah non. Elle se reprit tout de suite, écrasa la petite voix qui allait encore lui donner un petit conseil pourri, du genre retomber dans le piège de ce mec, voulut s’éloigner le plus possible de lui. 

Lâcher son col se montra impossible, parce que les mains de Karadec venaient de se refermer sur la sienne, le métal des menottes frottant sous son poignet. Elle serra les dents en attente de la douleur: elle avait beau être balèze, elle ferait pas le poids et son poignet serait pété avant qu’elle ait eu le temps d’appeler au secours. Sacrément débile, la décision de se rapprocher.

Sauf que la douleur ne vint jamais. L’emprise était souple, délicate, presque comme s’il lui tenait la main. Elle le haïssait pour ce qu’il avait fait, et pourtant elle dut se retenir de toutes ses forces de ne pas pivoter la main, de lui rendre l’étreinte, de le tenir jusqu’à ce que le trou dans son cœur soit rebouché.

Et elle se détestait pour ça.

-Est-ce que c’est vrai ? souffla-t-il.

-C’est vrai quoi ?

Puis elle se souvint d’où ils étaient.

-Vous ne m’avez pas dénoncé.

Son ton était redevenu celui qu’elle connaissait et soudain la proximité lui fit bien trop mal, et elle se releva si brusquement que sa chaise heurta le sol.

-Non. 

Ils restèrent l’un face à l’autre, Morgane debout au milieu de la pièce sans parvenir à comprendre ce qui venait de changer. Juste au moment où Karadec allait parler, Louis déboula dans la pièce. 

-Commandant ! Tout va bien ? J’ai entendu du vacarme.

Merde. Elle espérait que personne n’avait vu la scène depuis la glace, parce que ce serait difficile à expliquer. 

-Oui, Charrault, dit-elle en faisant mine de jouer avec les boutons de la caméra. Par contre faut qu’on aille rédiger une demande de matos, cette caméra arrête pas de s’éteindre et je peux pas travailler dans ces conditions. 

Il hocha la tête. Quel abruti.

-Mais on n’a pas eu de renouvellement de budget après le problème de la carrosserie…

D’accord, ça c’était totalement sa faute, un tout petit accident l’hiver dernier en déplacement. En même temps, la camionnette qui l’avait heurtée aurait dû faire attention au fait qu’une voiture faisait demi-tour sur la voie.

-Bon, ben je vais en récupérer une en attendant. Tu veux bien ramener ce monsieur en cellule ? Je reprendrai l’interrogatoire dès que c’est réglé. C’est fou, ça, on peut jamais travailler correctement, marmonna-t-elle en fuyant hors de la salle sous le regard perplexe de son subordonné.

 

Quinze minutes plus tard, elle tapait furieusement sur son clavier, sombrant dans le traumatisme qu'étaient les rapports d’utilisation des véhicules de service. Quelqu’un avait bien dénoncé Karadec, et c’était quelqu’un d’ici. 

Primo, les photos que le dénonciateur avait envoyées montraient bien Karadec au volant de la voiture - empêchant tout déni de sa part - mais elle avait loupé un détail la première fois qu’elle les avait regardées. Les clichés présentaient un défaut, un flou sur les bords: jusque là rien d’étrange, après tout la balance avait le droit d’être une quiche en photographie. Sauf qu’elle connaissait bien ce motif : l’imprimante de service de la PJ était cassée depuis des mois, Daphné se tuait à râler auprès de Céline pour qu’on la change. 

Deuzio, elle reconnaissait le moment où les photos avaient été prises. Dix minutes plus tard, Karadec sortait du véhicule pour rejoindre leur point de rendez-vous, ce qui risquait dangereusement de l’impliquer dans l’affaire. Donc même si elle ne voulait plus jamais voir sa tête de traître, ça ne voulait pas dire qu’elle ne l’aiderait pas à sortir ; après ils seraient quittes. 

Elle se devait de repérer la taupe dans son département : facile, fallait juste trouver quels véhicules de service étaient sortis à cette heure-ci, et éliminer ceux qui n’étaient pas balisés dans le centre avec une toute petite analyse pas trop autorisée.

L’affaire d’une grosse demi-heure.

Banco. Un seul avait été utilisé - le sien, en plus - et le nom inscrit sur la fiche lui inspira une demi-douzaine d’envies de meurtre. Louis Charrault .

D’accord. 

Claquant l’écran de l’ordi pour le fermer, elle fusa hors du bureau. Où est-ce qu’il était, cette petite fouine ? Pas très loin, s’il avait tant envie que ça de se mêler de ses affaires. Les collègues du bâtiment la regardaient d’un air incrédule alors qu’elle traversait tous les couloirs à la vitesse de l’escargot turbo-piloté dont Théa était fan. Le grand sourire en moins. Chaque instant passé sans trouver le petit idiot augmentait sa rage d’un cran, et elle allait bientôt atteindre la surcharge. 

Elle doutait d’ailleurs que cette méthode de recherche soit bien utile vu les œillères qu’elle sentait placées sur sa vision périphérique, et le choc vint sans qu’elle s’y attende.

-Morgane. Qu’est ce qui va pas? demanda Daphné, envoyée au tapis pour la deuxième fois de la journée.

-Tout va super bien, dit-elle, les dents serrées. T’aurais pas vu Charrault, par hasard ?

-Non, mais - il a fait quoi, encore ? Parce que là, tu as l’air prête à l’assassiner sur place. Tu veux que j’aille lui parler ?

-Je vais l’éclater, dit-elle en lui tendant la main, l’aidant à se relever.

-Ouh là. Attends.  Je ne suis pas sûre que l’homicide soit exactement la bonne solution. Tu veux pas te poser cinq minutes? Si après tu veux toujours l’assassiner, d’accord, mais ce serait dommage.

Cinq minutes plus tard, elle était assise sur l’escalier de secours et ses pulsions meurtrières avaient un peu diminué. Serrant la tasse de chocolat chaud dans ses mains - Daphné avait jugé dangereux de lui filer un café - elle lui expliqua brièvement les raisons de sa rage. 

Enfin, la version édulcorée : Charrault l’avait suivie pendant son temps perso, prenant des clichés d’elle hors enquête. Ce qui était plus ou moins la vérité, elle avait pas besoin de lui dire que le gars en cellule était concerné dans la page “vie perso”.

-Non mais c’est hyper grave, souffla Daphné. Tu peux le faire virer pour ça !

-C’est justement ça le problème. Je veux pas qu’on me lie à ces clichés, c’est un truc perso, tu vois ? Mais je peux plus le voir et encore moins bosser avec lui.

-Tu peux pas le muter dans un autre groupe ?

-J’avais déjà essayé y’a six mois quand il me tapait sur les nerfs, tu t’en souviens ?

-Vaguement. Enfin c’était un peu au moment où tu nous engueulais tous, donc j’ai pas vraiment fait gaffe, ajouta-t-elle avec un rire gêné.

-Pas faux. Bah les autres départements ont tous refusé, on se demande bien pourquoi.

-Parce qu’ils t’aimaient pas ?

-Eh !

-Quoi ? C’est vrai ! 

Elle resta silencieuse, avalant quelques gorgées de chocolat chaud bien trop sucré pour garder une contenance.

-Merde ! C’est chaud ! cria-t-elle en recrachant sans le vouloir une partie du liquide. 

La brûlure la distrayait au moins un peu des souvenirs, l’empêchait de se rendre compte de ce qu’elle était devenue en cinq toutes petites années. Le mauvais côté de sa mémoire, chaque instant qu’elle aurait aimé oublier disponible pour toujours, en mode album photo de l’enfer.

Pas qu’elle regrettait quoi que ce soit, mais en voulant se protéger elle s’était approchée bien trop près de l’abîme, presque jusqu’à se perdre totalement. C’était compliqué de comprendre qui elle était derrière les masques qui avaient fini par lui coller à la peau. L’idée que les gens qu’elle côtoyait l’aient vue comme ça lui donnait envie de fuir, de démissionner sans regarder en arrière.

-Je sais pas comment faire, Daphné.

Celle-ci soupira, s’appuyant sur la rambarde. Morgane sentait l’odeur de son café jusqu’ici, et franchement c’était pas juste qu’elle le lui ait interdit. Et puis depuis quand elle laissait quiconque lui donner des conseils, pire encore, depuis quand elle les suivait ? Si elle allait se chercher un expresso maintenant - 

-Bon, c’est bien parce que c’est toi, mais je me dis que si ça marche dans les films…On a bien des restes de saisie du trafic de drogue, non ? Et c’est Charrault qui a fait les restitutions…

-Tu veux que je l’accuse de vol dans les saisies ?

Ça l’étonnait carrément de la part de Daphné, c’était plutôt le genre d’idée que Morgane avait. D’ailleurs elle aurait dû y penser avant, c’était génial comme plan.

-Ah non, moi je veux rien du tout, et puis d’ailleurs je suis au courant de rien, protesta celle-ci en levant les mains. D’ailleurs on s’est pas parlé.

Elle descendit les escaliers en hâte.

-Lâcheuse, lança Morgane alors qu’elle s’éloignait.

 

Avant de dégager Charrault, il lui restait un petit truc à finir, du style Breton dans la cellule de droite. Le genre de truc qui l’irriterait tant qu’elle n’aurait pas réglé le problème, qui avait une solution très simple qui s’appelait Céline Hazan. Elle coinça celle-ci dans le couloir, un peu vexée par le regard de consternation qu’elle lui lança.

-Tu te souviens quand t’as dit que tu voulais savoir les truc illégaux aussi ?

-Oui, mais -

-Céline, fais moi confiance. J’ai besoin d’un faux certificat d’achat pour la voiture volée.

-Un faux cert– je te demande pardon ?

-Le gars dans la cellule. C’est mon pote informaticien, tu te souviens ?

-Celui qui t’a emb–

-Chut ! Oui. 

Elle jeta un coup d'œil à la ronde, histoire de vérifier que personne n'avait entendu.

-Il a été chopé pour vol de voiture, mais bon elle est hyper vieille, et j’ai vérifié, la personne à qui elle appartient a quatre-vingt-sept ans, elle en a même plus besoin, elle est en EHPAD, alors bon ce serait pas du tout un problème.

- Tu te rends compte de ce que tu me demandes ? Morgane, tu m’avais promis que tu en avais fini avec ça. Tu as des nouvelles sur…sur qui tu sais ?

-Non, grinça-t-elle. Qui-tu-sais est toujours décédé. Ça n’a rien a voir. C’est juste que…il était venu me voir, le jour où le collabo a pris les photos.

-Le témoin, Morgane. Tu es en train de me dire que tu es liée à ce vol ?

Exaspérée, elle soupira : ça prenait beaucoup plus de temps que prévu. 

-Allez, Céline, je te jure que c’est urgent, trépigna-t-elle.

-Ce sera urgent sans moi, alors. 

-C’est un tout petit faux document. Ça ne coûte rien du tout.

-Une toute petite infraction, aussi ? 

Du coin de l'œil, elle vit un agent s’approcher. Elle échapperait pas à une explication, mais elle pouvait peut-être la déléguer à plus tard ; la seule option que Céline accepterait.

-Je te raconte tout demain soir, dix-neuf heures pétantes. Chez toi ? Et tu peux vérifier les infos, cette voiture c’est un tas de ferraille de toute façon. S’il te plaît, Céline, supplia-t-elle.

Plus que les arguments, ce fut l’urgence dans son ton qui eut l’air de décider Céline. Peut-être aussi le fait qu’elles se tenaient juste devant les toilettes, et qu’elle avait probablement eu l’intention d’y entrer avant que son commandant l’alpague.

-Chez toi, Morgane, abdiqua-t-elle. Je te préviens, au moindre souci je lance une enquête. C’est la dernière fois que tu me fais un coup pareil.

-Merci, dit-elle en lui serrant l’avant-bras. 

 

C’était Daphné qui avait raccompagné Karadec à l’extérieur, elle se passait très bien d’une énième confrontation avec lui. Parce que zut, à chaque fois elle quittait l’échange remontée comme un coucou avec une forte envie de l’étrangler, alors si elle pouvait l’éviter c’était ça de gagné. 

Bon, ça l’avait pas empêchée de suivre le truc de loin, adossée contre le mur adjacent à la cellule. À un moment, elle l’avait vu tourner la tête et avait juste eu le temps de reculer, le cœur battant en espérant qu’il ne l’avait pas vue. Ou qu’il l’avait vue, elle ne savait même plus. En tout cas maintenant, ils étaient carrément quittes, et il pouvait retourner à ses hortensias et son crime, ça la concernait plus. 

Évidemment qu’elle lui en voulait à mort, elle était pas aveugle, mais si elle était honnête elle s’en voulait encore plus. De lui avoir fait confiance, d’avoir cru que quelqu’un– enfin bon, c’était pas comme si elle retrouverait un gars comme Romain un jour. Morgane Alvaro, c’était pas une personne avec qui on avait envie de passer sa vie et elle le savait très bien. C’était juste que des fois elle l’oubliait.

De toute façon, elle avait du boulot. De la dératisation, même. Alors le charbon de sa colère contre Karadec lui servait à attiser ses sens pour faire tomber Charrault. Ses regards nostalgiques dans son dos, la façon dont il la suivait partout en espérant avoir une chance, elle pensait que c’était passager et assez innocent finalement, vu qu’il avait jamais tenté quoi que ce soit. Là, il avait dépassé les bornes et le regarder lui envoyait des frissons le long de l’échine: qui pouvait dire quelle serait sa limite.

Plus important, il savait qu’elle était en contact avec Karadec. Il allait dégager, et fissa, aussi vite qu’elle avait posé les cent grammes de coke dans ses chaussettes. Avec ses empreintes. Temps de lancer le plan anti-vermine.




Céline

Quinze heures quarante-cinq. Largement assez pour que Morgane ait le temps de terminer ce qu’elle avait à faire. La meilleure solution pour qu’on ne l’accuse pas d’être au courant, c’était de s’occuper, et quoi de mieux qu’un entretien dans son bureau ? Elle laissa les rideaux ouverts et se pencha sur un dossier sans le lire, l’image même de la commissaire surbookée. 

Les pas furieux retentirent dans le couloir et elle se força à les ignorer : la base de la gestion des civils un peu trop remontés, c’était de ne jamais montrer qu’ils vous déstabilisaient. Fidèle à ses principes, elle ne releva la tête que lorsque cette personne claqua la porte derrière elle.

Elle marqua un temps d’arrêt. Devant elle se tenait la femme la plus séduisante qu’elle n’ait jamais vue. Ses yeux parcoururent le pantalon sombre cintré sur ses hanches, la façon dont son T-shirt blanc s’accrochait à ses épaules, la blancheur parfaite contrastant avec sa peau sombre et ses cheveux noirs noués en un chignon lâche. Et son visage, anguleux et parfait et décidément furieux , passant devant Céline sans la voir. 

C’était le problème avec le métier, il englobait toute votre personne jusqu’à vous réduire à cette fonction. Cela lui convenait parfaitement d’habitude, mais pas aujourd’hui, figée le stylo en l’air face à cette apparition, qui l’avait clairement identifiée comme l’ennemi principal. 

-Vous avez fait une erreur, lâcha l’inconnue quelque peu hors d’haleine.

Céline était une adulte. Responsable et mature. Trop stylée n’était donc certainement pas le terme qui lui était venu à l’esprit. Sauf que l’excitation de la confrontation commençait à prendre le dessus et elle peinait à la réfréner. 

-Bonjour, dit-elle en se levant. Je suis le commissaire Hazan. À qui ai-je l’honneur ?

-Geneviève. Pelletier.

Son regard la transperça jusqu’à l’os et elle oublia de prendre la prochaine respiration, ce qui eut pour effet de l’entraîner dans une quinte de toux particulièrement embarrassante. 

Lorsqu’elle se reprit enfin, son interlocutrice n’avait pas bougé, excepté ses mains qui se tordaient nerveusement.

-Asseyez-vous, s’il vous plaît. Et j’aurais besoin de votre prénom entier, si vous le voulez bien. 

Pivotant l’écran de l’ordinateur hors de vue de l’inconnue, elle ouvrit un fichier Word vide dans l’espoir de paraître plus sérieuse qu’elle ne le sentait. D’accord, elle aurait dû ouvrir un rapport en bonne et due forme, mais elle ne parvenait pas à se souvenir du dossier dans lequel ce fichu exemple de rapport était situé. Elle se contenta donc de pianoter dans le vide, en y ajoutant le nom de la femme qui prenait place en face d’elle. 

-Pourquoi en avez-vous besoin ?

-La procédure, Mme Pelletier. Très bien, répondit-elle en pianotant de plus belle. Pour quelle raison êtes vous ici ?

-Je viens demander des éclaircissements. L’un de vos agents a dû se méprendre, dit-elle avec un calme surprenant et un léger accent de la haute.

D’accord. Les gens hautains, elle savait faire. Elle repoussa sa muraille informatique et s’appuya sur son bureau, croisant les mains devant elle. 

-Très bien. De qui parlons-nous ?

-Je suis venue pour - pour mon mari, lâcha-t-elle. 

Le terme sonna faux dans sa bouche, et le cerveau de Céline se remit miraculeusement en marche, le nom familier raccroché à celui qu’elle avait inscrit sur le formulaire de la voiture. Bien sûr. Richard Pelletier. 

Trois conclusions : elle n’était pas sa femme, ce n’était pas son nom, et elle ignorait tout de ce que Morgane était en train de faire. 

Une quatrième, aussi : elle ne voulait pas le lui révéler tout de suite, trop curieuse de ce qu’elle allait lui dire. 

-Monsieur Pelletier. Ah, oui, il est– La fin de sa phrase lui échappa un instant alors que son regard se posait sur la bague dorée sur le pouce de Geneviève, lui offrant des perspectives moins que professionnelles – il est en garde à vue depuis hier soir. 

Recentre toi, Céline .

-Quoi que vous ait dit votre commandant, c’est n’importe quoi. Il n’est pas - il n’a rien à voir avec elle. 

Sa voix enflait de frustration.

-Vu votre enthousiasme, sourit-elle, tout porte à croire le contraire. Pourquoi me parlez-vous du commandant, Geneviève ? Il ne me semble pas l’avoir mentionnée.

Toute couleur reflua de son visage alors qu’elle comprit qu’elle s’était trahie ; qu’elle travaillait avec Pelletier, qu’elle connaissait Morgane, et que surtout, elle lui en voulait

Information intéressante, elle avait tiqué lorsque Céline avait utilisé son prénom, ses lèvres s’entrouvrant dans un rictus qu’on ne pouvait qualifier que de charmant. 

-C’est votre chargée de secteur, il me semble, répondit-elle avec un peu moins d’aplomb. Peu importe . Il me semble important de savoir pourquoi il est là. 

-Mais bien sûr. Vol de voiture. Etiez-vous au courant? 

Le soulagement envahit le visage de Geneviève. 

Quelles que soient ses activités , elles étaient assez illégales pour surpasser de loin la gravité d’un véhicule volé. L’homme qu’elle venait de libérer faisait plus que de flirter avec la légalité, c’était évident. 

-Bien sûr que non. Nous ne possédons pas de voiture volée.

Céline sentit son regard sur elle alors qu’elle se saisit des clichés contenus dans le dossier. Contournant son bureau, elle s’assit sur son rebord, juste devant elle. Moins d’un mètre les séparait et leurs mains se frôlèrent lorsqu’elle lui tendit les clichés de l’homme au volant.
-Pourtant, il me semble qu’il s’agit bien de votre mari, Geneviève. 

-Je - c’est sûrement truqué, dit-elle, le souffle court. Quand elle releva enfin les yeux des documents, elle avait reprit contenance, passé outre l’effet de surprise et son regard s’était durci. Pas assez pour tromper Céline.

 –Et cessez de m’appeler Geneviève.

-Lorsque vous me donnerez votre vrai nom de famille. 

Serrant les dents, elle lui rendit les documents avec une désinvolture feinte. Sauf qu’elle ne retira pas sa main lorsque Céline s’en saisit, le contact un peu trop agréable et durant un peu trop longtemps.

Beaucoup trop longtemps.

Comme un coup à l’estomac, la réalité se rappela à elle. Qu’était-elle en train de faire? Elle était beaucoup trop proche, s’amusait beaucoup trop, dans une dynamique qui n’était pas sans lui rappeler celle de Morgane. Ce n’était pas un jeu. 

Déglutissant, elle se releva et tira les rideaux de la pièce, se rasseyant dans sa chaise de bureau – l’endroit sérieux, l’endroit professionnel, celui de Céline-la-commissaire – parce qu’il était temps de rééquilibrer cette discussion. 

- Bon. Je vais arrêter de vous faire perdre votre temps. Je sais que vous avez travaillé avec le commandant Alvaro - pas les détails, dit-elle en voyant l’inquiétude passer dans le regard de son interlocutrice - mais assez pour comprendre le tableau. Par contre, je ne savais pas que la personne qui lui tenait autant à cœur avait une femme, ajouta-t-elle avec une pointe d’ironie. Peu importe. Merci de l’avoir aidée. 

Les yeux de Geneviève s’agrandirent quelque peu. Aussi proche, elle pouvait distinguer tous les flocons dorés constellant ses iris. Non . N’importe quoi. Elle ne pouvait rien distinguer du tout. 

-Elle vous l’a dit, soupira celle-ci. Je suppose que j’ai peu de chances de revoir…enfin, qu’il restera en cellule ?

Sa montre indiquait seize heures.

-Au contraire. À l’heure qu’il est, il doit déjà être loin de la PJ. Je fais confiance à mon commandant, ajouta-t-elle en voyant l’incompréhension dans son regard. 

Puis elle se releva, tournant le dos à Geneviève pour cacher le frisson qui remontait le long de son échine. C’était unilatéral, bien sûr, son cerveau en manque d’adrénaline hallucinant des scénarios stupides. Elle referma le dossier et son cœur se serra dans l’expectative de sa sortie - de la pièce, de sa vie, de celle de Morgane avec un peu de chance - de la fin d’une rencontre plus qu’étrange. 

En passant du bureau à la porte, elle s’autorisa quand même un dernier instant pour observer ses traits, comme elle aurait observé une œuvre d’art. De celles qui interpellaient sans que l’on sache pourquoi, celles qu’on aurait pu regarder des heures sans jamais être rassasié. Un énième bug de son cerveau : Céline n’avait jamais eu la fibre artistique. Une sieste, voilà qui lui ferait du bien.

Ce n’était pas la première fois qu’elle éprouvait des attractions passagères et ça ne durait jamais, juste le temps pour que son cerveau élimine la fièvre avec un ou deux rêves qui la réveillaient en sueur, et puis elle retournait à sa vie. Son boulot. C’était comme ça.

Elle ouvrit mécaniquement la porte du bureau en tendant la main vers l’extérieur, signifiant que l’entretien était terminé.

-Bonne journée, Geneviève. 

Celle-ci s’arrêta juste devant elle, agrippant sa main et enclenchant une douzaine de signaux d’alerte.

-Vous l’avez laissé sortir. Pourquoi ?

Elle était si proche que Céline dut lever la tête, soudain consciente de leur différence de taille. Le cerveau court-circuité et sa main toujours dans la sienne, elle comprit qu’elle était sur le point de prendre une décision particulièrement stupide.

-Je vous raccompagne vers la sortie, laissa-t-elle échapper sans parvenir à s’en empêcher, la voix rauque.

-Très courtois, Commandant Hazan, merci, dit Geneviève avec un demi-sourire.

Cela restait limite niveau légalité, mais si elle ne demandait pas de détails, elle ne pouvait pas être tenue responsable, si? 

 

****

Le plafond était sombre maintenant, illuminé seulement par les phares des voitures qui passaient dans la rue en-dessous d’elle. Pourtant, quand elle s’était garée devant son immeuble, l’après-midi commençait tout juste à toucher à sa fin, ces quelques heures disparues de son radar dans la fièvre et l’adrénaline.

-Tu vas tomber amoureuse. 

La voix de Geneviève était sournoise, amusée, et Céline se retourna pour lui jeter un regard indigné. 

-Quoi ? N’importe quoi.

Parmi toutes les stupidités qu’elle avait pu entendre aujourd’hui, celle-ci atteignait le podium. Le pompon, comme aurait dit Gilles. 

-Bien sûr que si. C’est toujours la même chose avec les gens réglo comme toi, dit-elle en s’étirant paresseusement sur le lit. Tu vas t’attacher émotionnellement, parce qu’on ne devient pas flic sans avoir besoin de règles. Dans deux jours, tu viendras me supplier de cesser mes activités illégales. 

Céline lui donna un coup de pied qui échoua lamentablement, sa jambe toujours enroulée dans le drap. Elle ne pouvait s’empêcher de trouver que Geneviève l’avait un peu trop bien cernée. 

-Tu ne me connais pas. 

-Mmh. Bien sûr. 

Son ton était arrogant sans dire un seul mot, mais Céline avait tout sauf envie de rire. 

-Je suis sérieuse. Morgane n’a plus de raison de tremper dans vos affaires, et je n’ai donc plus de raison de m’en soucier. S’il y a bien quelque chose qui ferme les enquêtes, c’est la mort des gens disparus. 

-Oui. Évidemment. On reprend ? Approchant son visage du sien, elle entremêla ses doigts dans ses cheveux dans un mouvement qui fit soupirer Céline d’aise. 

Sauf que son ton sonnait faux, son approbation juste un peu trop rapide. Après tout, détecter les failles était son métier, et Geneviève en savait plus qu’elle ne l’avait dit sur l’affaire Destat. 

Elle rangea l’information dans un coin de son cerveau avant de poursuivre sa soirée. 

 

Il était minuit passé lorsqu’elle s’installa devant son ordinateur, le silence revenu dans l’appartement. Page après page, elle relut le dossier, faillit abandonner trois fois alors que son cerveau vagabondait dans les méandres des dernières heures. Un nom finit par apparaître, un nom qu’elle connaissait très bien pour l’avoir vu dans le dossier de l’enquête sur la mort de Devos, lorsque l’IGPN avait envoyé une mise en garde aux chefs de service, couplée à une demande de transmission de toute information en leur possession. Le communiqué était clair, précisant la liste de professionnels à éviter dû à leur implication dans l’affaire de corruption.

Le docteur Facchin, notamment. Celui qui avait signé le certificat de décès. 

 

Chapter 10: Température de Planck

Chapter Text

Louis Charrault

Les sourcils froncés, la voix chargée de menace, elle se posa au beau milieu de l’entrée du bureau. Louis remarqua qu’aujourd’hui, elle avait choisi de porter un nouveau haut bleu foncé qui se resserrait sur ses courbes tout autant que son pantalon noir habituel. 

-Les gars, on a un souci. On a perdu les saisies du deuxième département. Est-ce que l’un de vous les aurait déplacées ?

Haussement d’épaules général.

Le tonnerre dans sa voix ne le rebutait pas, au contraire, il appréciait sa fougue depuis le premier jour. Pas comme les autres dans ce département, ceux qu’elle tolérait maintenant pour une raison qui le dépassait. Le commandant avait dû écouter leurs mensonges, leur fausse appréciation, à ceux qui l’avaient poussée à l’écarter d’elle. C’était tout à fait contrariant mais peu importait : elle se rendrait compte bientôt que lui avait été présent depuis le début pour elle.

Il la connaissait mieux que quiconque. L’avait protégée en envoyant Richard Pelletier en prison, parce qu’il avait compris depuis le jour où il l’avait vue lui parler que cet homme avait quelque chose de louche.

Bien sûr, Morgane ne pouvait s’en douter, elle était bien trop douce pour cela et c’était donc son rôle d’écarter les criminels de son chemin avant qu’ils ne puissent s’en prendre à elle. Il la connaissait bien, après tout, jusqu’à ses habitudes que personne ne remarquait.

Un sourire lui échappa alors que le souvenir du commandant qui serrait sa petite fille dans ses bras lui revenait. Morgane n’avait pas encore compris l’évidence mais cela ne saurait tarder : ils étaient faits l’un pour l’autre. Il lui suffisait d’être patient. 

-Les saisies qu’on a récupérées ce matin ?

La voix de Vandraud le tira de ses réflexions. Encore un obstacle, un minable qui ne méritait pas son grade et qui était parvenu à s’approcher d’Alvaro grâce aux machinations de Forestier. Des arrivistes. 

-Oui, exactement. Qui était chargé de leur extraction ? C’est pas le moment de baisser la tête, on a un gros problème. 

-C’était moi, commandant, répondit-il en se levant. Je les ai rangées comme d’habitude.

Aucun doute là-dessus : jamais il n’aurait bâclé un travail qu’elle lui avait confié. Elle lui sourit alors, et il fut certain qu’elle était fière de son travail. 

-Ok. C’est noté, Charrault. N’empêche qu’elles ont disparu et que je dois donc notifier le commissaire Hazan, donc si quelqu’un sait quelque chose, c’est le dernier moment d’avouer. 

Louis se rassit paisiblement. L’angle de son bureau était parfait : juste derrière la fenêtre sur laquelle elle aimait s’asseoir, et en face du bureau de Céline Hazan. Rien ne lui échappait. Avant que le commissaire ne tire les rideaux, il eut juste le temps de voir son visage s’assombrir. Quelqu’un avait été négligent.

-On a une potentielle garde à vue demain, si la perqui donne quelque chose, dit Plénat derrière lui. Tu sais si on a une cellule de libre, Daphné ? J’ai dit aux gars qu’en ce moment c’était compliqué, mais je voulais vérifier avec toi.

La question était particulièrement stupide. Plénat était au courant des changements de garde à vue, pourquoi donc aurait-il eu besoin de l’assentiment de son imbécile de collègue ?

-Je - Une cellule de - Ah si ! Celle du fond est dispo depuis cette après-midi.

-Mais non !” Il n’avait pu retenir son exclamation. Ses collègues se tournèrent vers lui, l'œil inquisiteur. “Enfin… Je veux dire, ce n’est pas celle de Richard Pelletier ? Je t’ai entendue en parler avec le commandant hier.

-C’était, oui, répondit-elle avec un petit air supérieur. Il est sorti dans l’après-midi, parce que les charges ont été levées.

-Mais ce n’est pas possible ! Je -

-Tu connais mieux l’affaire que moi, tu veux dire ? Mon pauvre Charrault, pas étonnant qu’Alvaro t’ait mis au placard.

Sans arguments qui ne le trahiraient pas, il ne put que lui jeter un regard mauvais. Il fallait absolument qu’il creuse sur cette affaire. Après tout, le commandant avait l’air beaucoup trop proche de ce criminel, et il ne pouvait pas laisser passer ça. 

Avant qu’il puisse formuler un plan, le commissaire sortit de son bureau, l’air des mauvais jours sur le visage. 

-Toutes les unités sortent du bâtiment. Je viens d’ordonner une fouille de nos locaux, parce qu’il semble que nous ayons une disparition de saisie. Jusqu’à présent, ce département avait été épargné, mais je vois que les problèmes ont atteint jusqu’à nos équipes. Je vous préviens, je n’aurai aucune tolérance pour ce genre d’actions. 

Louis suivit le mouvement avec un sourire. Il était temps que le commissaire se rende compte du tri à faire dans ses unités ; si elle pouvait commencer par Daphné Forestier, cela lui conviendrait tout à fait. D’ailleurs, il avait l’intention de fournir un rapport détaillé sur les choses qu’elle avait laissé passer : après tout, il connaissait bien les tendances hors-procédure du commandant et il serait aisé de les mettre sur le dos de sa collègue.

 

À la fin de la journée, il ne restait que lui, le carton de ses affaires, et le commandant Alvaro qui ne l’avait même pas regardé alors qu’il sortait du bâtiment. 

 

Morgane 

Il lui restait une journée avant d’expliquer ce qu’elle avait fait à Céline : elle connaissait ses réactions, et elle n’allait pas laisser courir l’incident après une ou deux remarques désinvoltes. Non, si elle ne voulait pas lui expliquer la totalité des choix discutables de ces dernières semaines, elle avait intérêt à arriver avec un alibi béton. 

Et puis de toute façon, elle n’avait pas envie de lui donner le vrai nom de Karadec. Elle regrettait déjà un peu de lui avoir parlé de leur baiser, le souvenir qui la cassait en deux à chaque fois, et c’était pire aujourd’hui. À quel point on pouvait être stupide, pour que trois mots rallument un semblant d’espoir ?

La réponse était très , et elle se concentra sur les odeurs de café flottant dans l’air depuis le couloir du bureau. Le calme était revenu dans leur département, un confort serein dans le retour aux habitudes, et elle s’installa sur le rebord de la fenêtre, ordinateur sur les genoux. 

Aujourd’hui, elle voulait trouver des informations sur Garnot. S’il était le seul lien avec la vraie nature des agissements de Karadec, elle voulait comprendre pourquoi. Bien sûr, ça pouvait être aussi simple que la validation de ce qu’elle avait supposé, une histoire de meurtres bien rémunérés, et ça l’arrangerait : jamais elle ne laisserait une personne comme ça s’approcher de Théa. Sauf qu’il restait les incohérences entre la situation de cette femme et la pseudo-tragédie jouée par Garnot, ce qui laissait entrevoir une possibilité que Morgane ne voulait pas envisager. Son innocence

Enfin pseudo-innocence quoi, disons que le gars ne se serait pas rendu coupable de meurtre, ce qui le descendait de plusieurs échelons sur le rang des personnes non recommandables. 

Elle attrapa Daphné au vol à peine celle-ci entrée dans la pièce.
-Charrault t’a dit quelque chose ? demanda cette dernière d’un ton conspiratorial. 

Ça prit Morgane de court, parce qu’elle avait totalement oublié l’autre blondinet.

-Non. Mais je m’en fous un peu, j’ai autre chose à te proposer. 

Daphné la contempla, la tête penchée vers le côté.

-Ah non hein ! Je connais cette expression. Tu veux encore faire une enquête en o-

-Chut, murmura Morgane en lui plaquant une main sur la bouche. T’es pas obligée de le crier sur tous les toits non plus. Et puis c’est qu’une proposition, t’es pas du tout obligée d’accepter.

Sa collègue ne répondit rien d’abord, mais Morgane vit la pointe de fierté dans ses yeux, l’étincelle de défi qu’elle connaissait bien. C’était pour ça qu’elle le lui avait demandé : Daphné était aussi attirée qu’elle par les bravades, derrière son besoin de plaire à la hiérarchie.

-Je veux savoir - et attention, ça veut pas dire que je dis oui - ajouta-t-elle en la pointant de l’index, si c’est lié à Garnot.

-Oui.

-Je le savais, jubila Daphné. T’es pas capable de t’arrêter comme ça sur une affaire. Pourquoi tu rouvres juste pas le dossier officiellement ?

Là arrivait la partie un peu plus compliquée. 

-Il ne faut pas qu’il soit au courant, répondit Morgane en espérant que l’explication suffise. Je soupçonne un peu un réseau, sauf que je n’ai aucune preuve, et que je ne vais certainement pas rouvrir l’enquête sur sa femme.

Parce que c’était une promesse.

 

Contre toute attente, Daphné accepta. Pas qu’elle ait eu des doutes sur sa capacité à braver les règles, mais un peu quand même. Morgane avait du mal à la cerner, entre ses suivis appliqués de la loi et ses réactions discrètement enthousiastes aux sorties de route durant les enquêtes.

Reprendre une enquête lui fit du bien. Ça faisait longtemps qu’elle n’avait plus senti cette semi-obsession, cette vision de tunnel alors qu’elle remontait le fil ténu des informations à sa disposition. Avant qu’elle lâche tout et que le monde devienne gris, c’était sa spécialité : se baser sur des détails stupides pour trouver les informations que tout le monde cherchait. Elle baissait la tête sur son ordinateur comme d’autres le feraient sur un guidon de vélo, les joues rouges alors qu’elle remontait le col montagneux : les ambitions de Garnot. 

Sur le cahier à côté d’elle, elle griffonna un tableau à deux colonnes : privé, public. Sauf qu’elle avait affaire à un politicien dont les ambitions rendaient les deux inextricables. 

Postulat numéro un : non seulement il battait sa femme, mais c’était sa deuxième femme. Les archives avaient été effacées comme il se doit, sauf qu’il avait oublié les registres des lieux de mariage, et il n’y en avait pas mille à Lille. Un article de journal avait suffi pour l’identifier et lui donner le nom de sa femme.

Et sa place au cimetière.

Morte dans un accident de bateau, qu’ils disaient : c’était si cliché que ça l’aurait presque fait rire. Six mois plus tard, Garnot s’était remarié à la fille d’un homme particulièrement aisé, avec de nombreux contacts à l’Élysée. 

-Un vrai coup de chance pour le petit Sylvain, dis-donc, lâcha-t-elle entre ses dents à Daphné. 

Celle-ci jeta un coup d'œil suspicieux aux alentours, comme si quelqu’un allait jaillir d’en dessous de son bureau pour l’accuser d’agir hors des termes de son contrat. Semblant satisfaite de son évaluation des lieux, elle envoya un mail à Morgane.

-Il n'avait pas exactement les mêmes idées politiques il y a dix ans. Regarde un peu la vidéo, il l’a archivée à partir du moment où il a commencé sa campagne pour devenir maire. 

-Tu sais que personne ne peut voir les mails que tu envoies, hein, soupira Morgane en lançant la vidéo. Et de toute façon on rend ça public dès qu’on a des vraies preuves.

-Mets des écouteurs !

-Y’a personne aux alentours, ils sont tous à la pause de midi, j’suis pas sûre qu’on en ait bes-

-Des écouteurs, j’ai dit.

Les oreillettes bon marché inconfortablement enfoncées dans les oreilles, elle contempla la vidéo. Sylvain Garnot avait soutenu tout un tas de lois particulièrement intolérantes avant sa carrière, le genre de choses qui pouvait être très destructeur s’il accédait au Sénat. Mais c’était pas le plus important dans cette vidéo. Elle reconnaissait le lieu, pour l’avoir déjà fouillé sans succès. La salle de réception du manoir de Bernard Calrieux, soupçonné de meurtre et de corruption politique. 

L’homme était si précautionneux que malgré leurs efforts, jamais rien de concluant n’avait permis de l’accuser. Si Garnot était en ligue avec lui, cela expliquait beaucoup, notamment son revirement vers une politique particulièrement libérale à un endroit où elle manquait. Une stratégie gagnante. 

Assez pour payer grassement un conseiller au courant d’une sous-activité illégale, par exemple. C’était toujours important pour s’assurer de ne jamais être directement lié à ses exactions. Un frisson lui traversa le dos alors que les options de ladite activité s’offraient à elle : trafic de drogue, financements véreux, règlements de compte. 

Qu’est ce que ça voulait dire sur Karadec, s’il ne trouvait rien à redire à ça ? Pire, s’il l’avait aidé. En débutant les recherches, elle avait espéré l’écarter de ses soupçons, mais il semblait encore plus impliqué qu’elle ne le pensait. Elle ajouta l’information dans le dossier de son ordinateur, celui qui servirait à mettre Garnot à terre, le nom de Karadec annoté d’un point d’interrogation. 

Il était trop tôt pour affirmer quoi que ce soit, se rassura-t-elle. Ok, elle avait trouvé des pistes, mais elles n’étaient finalement que ça : des pistes sans preuves. Rien d’inquiétant. 

Ça viendrait après , lui souffla une voix à l’arrière de son esprit. 

 


“Non mais dis-le, si tu préfèrerais être ici avec Céline, hein !

Un mojito à la main, Daphné coupa net à l’énième scan des environs que Morgane était en train de réaliser. Le bar était encore désert, un de ces mercredis pluvieux durant lesquels même l’ouverture d’une happy hour ne permettait pas d’attirer les foules hors de leur canapé. 

-Non mais c’est pas ça, marmonna Morgane. On avait dit qu’on discuterait ce soir.

Ce n’était pas dans ses habitudes de venir en retard, et encore moins lorsqu’une explication l’attendait. Pourtant il était dix-huit heures trente, une demi-heure depuis que le serveur acariâtre lui avait filé une pinte, et toujours aucune trace de la commissaire.

-Je sais pas, elle a peut-être eu un imprévu. Tu crois qu’elle a quelqu’un ?

La question la prit de court. Après tout, ça expliquerait beaucoup de choses, dont son retard ce matin. 

-Ce serait pas trop tôt tiens, il est temps que quelqu’un l’aide à se détendre, remarqua Morgane.

-Ça pourrait être quelqu’un du département, même ! 

-J’espère pas, t’as vu les branques qu’on se traîne ? Enfin quand même, la majorité sont pas ouf, alors sauf s’il s’agit d’un plan cul, elle est pas sortie de l’auberge… Un gars du côté des magistrats ?

Daphné frissonna.

-Étant donné qu’on a juste eu des contacts avec l’autre facho de l’instruction récemment, ça serait pas une bonne nouvelle. T’imagines, Céline avec l’autre moustachu ?

L’idée était tellement ridicule qu’elle envoya des bulles de rire dans la gorge de Morgane. 

-Ah ouais, le traumatisme! Bon, de toute façon on lui demandera quand elle nous rejoindra, elle peut pas nous cacher ça longtemps…

-Vous cacher quoi ?

Daphné et Morgane se retournèrent d’un seul bloc vers Céline qui venait d’arriver. 

-T’as l’air de bonne humeur, Céline, ça fait plaisir à voir, balbutia Daphné avant de partir en fou rire.

-Détendue, même, renchérit Morgane.

Secouées d’un rire nerveux, elle ne purent s’arrêter pendant quelques minutes sous le regard incrédule de la commissaire.



Une heure après, Morgane avait réussi à oublier ses découvertes du matin, trop occupée à rire avec elles. En même temps, elles en étaient déjà à leur seconde tournée, et l’alcool lissait agréablement les arêtes tranchantes de ses pensées. Mieux, Céline semblait avoir totalement oublié de la tenir à sa promesse de lui raconter ce qu’il s’était passé, ce qui lui allait tout à fait. 

Sauf qu’inévitablement, son cerveau fatigua et son regard se perdit au loin, ouvert aux réflexions qu’elle repoussait d’habitude. Les questions sur les activités d’un certain voleur de voitures/informaticien/tueur à gages, celles sur les inactions d’un candidat au Sénat.

La plus grande d’entre elles aussi, offrant à Morgane la soupe de ses incertitudes émotionnelles et la peur de ce qui pourrait arriver si elle les considérait sérieusement. Les discussions de Daphné et Céline s’effaçaient en fond sonore, remplacées par sa tête à lui et sa main sur la sienne. 

La culpabilité et la douleur non plus ne la quittaient pas. On ne se séparait pas comme ça d’un futur auquel on avait aspiré pendant des années. 

Et puis le pire, c’était que même dans ce cas-là, elle restait perdue. Romain était devenu presque abstrait au fur et à mesure des années, c’était de plus en plus dur de savoir si cette relation était celle dont elle voulait. Si elle était encore la personne qui avait été heureuse avec lui.

Il avait fallu bien peu pour qu’elle se pose des questions : un autre corps contre le sien, l’envie qui était revenue en même temps que le doute. Un moment d’égarement. 

Sauf qu’elle devait bien l’avouer, en dessous du deuil ce soir-là, elle s’était sentie libre.

-Morgane ? Tout va bien ? demanda Céline.

Ça la ramena à la réalité : vue la différence de niveau de leurs pintes, elle était ailleurs depuis un petit moment. 

-Ouais. Nickel, dit-elle en buvant trois longues gorgées.

-C’est à cause de Romain, c’est ça ? demanda Daphné.

Céline se figea en même temps qu’elle, probablement parce qu’elle ne s’attendait pas à la franchise de Daphné, ni à ce que Morgane lui en ait parlé. 

-Tu sais, reprit Daphné, peut-être qu’on peut t’aider - enfin, je pourrais jeter un coup d'œil au certificat, pour être sûre.

-Sûre de quoi ? répondit-elle avec un peu trop d’agressivité. D’accord, je gère pas trop la paperasse pour ça, mais je sais quand même reconnaître un certificat réglo. En plus, c’est un médecin qui bosse avec nous. 

-Ah ouais ? C’est qui ? Je reçois pas mal de rapports d’autopsies pour les enquêtes.

Ça n’allait servir à rien. Bien sûr qu’il devait bosser avec la police, le gars, y’avait pas non plus trente-six légistes dans le coin, mais ça n’avancerait à rien de le savoir. Juste à prouver qu’elle cherchait en vain depuis le début.

-Facchin. 

Céline avait répondu en même temps que Morgane. Qu’est ce qu’il se passait ? Comment était-elle au courant du nom du médecin ? La seule explication qui lui venait - complètement impossible - était qu’elle avait parlé à Karadec. Non, ça n’avait aucun sens, Morgane l’avait raccompagné jusqu’à la sortie la veille, elle n’aurait pas pu trouver l’occasion de lui parler. Sauf que l’air coupable de Céline voulait tout dire. 

-Je voulais te le dire, mais je ne savais pas comment, soupira Céline. 

-Crache le morceau.

Morgane serra les dents. Elle en avait tellement marre qu’on lui cache des choses. Agrippant son verre, elle en engloutit le contenu sous le regard consterné du vieux à la table d’à côté. Elle voyait bien la pitié dans le regard de Daphné – elle n’avait pas relevé la gaffe de la commissaire, trop occupée à vouloir résoudre le problème de Morgane– mais elle allait pas pouvoir l’aider cette fois-ci, sauf si elle avait des sorts de résurrection dans son sac à dos. Céline restait figée comme un faon devant les phares de la moissonneuse-batteuse, sans dire un mot.

-Facchin… Attends, dit Daphné en sortant son téléphone. Je crois qu’on a eu un mail - réaffectation, non, c’est pas ça, réunion du 24… Ah ! Si, c’est bien ce que je me disais, j’avais vu le nom dans la liste parce que –

Sa voix s’étrangla et elle leva la tête vers Morgane. Un frisson glacé remonta le long de son échine et elle dut se retenir de ne pas arracher l’appareil de ses mains.

-Vas-y, dis-moi, Daphné, ça peut pas être pire.

-Ben… Tu n’avais pas lu tes mails ? Facchin est suspendu. 

Morgane eut l’impression que tous ses muscles avaient cessé de fonctionner, la figeant dans un écho interminable. Sa nuque se serra comme pour maintenir son cerveau à flot alors qu’il tentait de redémarrer laborieusement. Ça lui apprendrait à ignorer sa boîte mail.

-Ça veut dire quoi ? réussit-elle à articuler alors que des dizaines de réponses lui venaient à l’esprit.

Si Facchin avait menti, ça voulait dire que Romain était peut-être vivant. Peut-être disparu. Peut-être de nouveau mort, ou pris en otage, ou -

-Ils remettent en question ses activités sur la dernière décennie. Ils ne donnent pas trop de détails, juste celui de la suspension, dit Daphné. 

-Corruption, finit par dire Céline, brisant son silence. Il est suspendu pour corruption. Je suis désolée, Morgane. 

Elle se leva, envoyant racler la chaise sur le sol et faisant sursauter ses collègues. Peut-être qu’elle aurait dû rester ou demander des explications, mais franchement ce n’était pas dans ses capacités. La fuite était le seul réflexe auquel elle pouvait se raccrocher.

-Très bien. Et moi qui croyais que j’étais la personne qui cachait des choses, dit-elle, la voix rauque. On se voit demain, alors, commissaire. 

-Je ne l’ai appris qu'hier. Je voulais - 

Morgane prit une longue inspiration pour stabiliser sa vision, dont les extrémités s’assombrissaient dangereusement. Rien n’était de la faute de Céline, pourtant elle était la seule cible présente, et il fallait absolument qu’elle s’en aille avant de regretter ses mots.

-Je comprends, Céline, mais je ne peux pas… Demain. 

-Morgane. Je suis venue pour te le dire. On peut - ça ne veut pas dire que ce certificat est faux, pas nécessairement.

-Mais c’est possible . Il faut que je rentre.

Sauf qu’autour de la table, personne n’était dupe : si elle fuyait, ce n’était pas pour aller dormir tranquillement.

-Laisse moi te raccompagner, au moins. 

-J’ai pas besoin de baby-sitter, merci, et encore moins de discuter de mes problèmes. 

Elle regrettait déjà de leur en avoir parlé.

 

Elle s’éloignait depuis une dizaine de minutes à vive allure, Daphné sur ses talons. À tous les coups, c’était Céline qui lui avait demandé de la suivre. Sa présence était finalement moins désagréable que prévu, surtout alors qu’un plan se formait dans son esprit : elle avait besoin de réponses et elle en avait besoin maintenant. Morgane avait beau être douée, l’informatique n’était pas exactement son point fort.

Alors elle s’arrêta, sortit son téléphone et composa le dernier numéro appelé. Daphné la rattrapa en soufflant : elle regrettait clairement d’avoir mis des bottines aujourd’hui vu le marathon qu’on lui faisait courir.

-Ouais, c’est moi. Dis-moi, tu m’avais pas dit que t’avais besoin de thunes? Oui, je sais, c’est dernière minute mais… Non mais tu lui mets Yakari et t’es bonne pour deux heures de révisions, tu sais - oui, je sais que j’ai oublié de fermer le Tup de pâtes - allez, Mathilde… Bon, tarif double, ça te va? Ah ouais, t’es dure en affaires ! Vendu.

Morgane rangea l’appareil. Évalua Daphné d’un regard carnassier.

-T’as quelque chose de prévu ce soir ? Non ? Parfait.

 

Arrachant la perruque du playmobil pour la vingt-cinquième fois, elle contempla anxieusement l’écran de l’ordinateur. La page qui chargeait depuis une éternité.

-T’es sûre que ça marche, ton truc ?

-Je ne sais pas, Morgane. Normalement, j’évite de rentrer dans des bases de données bancaires.

L’irritation de Daphné était claire et quelque part, Morgane aurait dû se sentir coupable : cela faisait cinq heures qu’elle l’aidait à remonter la piste de Romain à l’aide des trois infos et demie en sa possession. Mais elle ne pouvait pas s’arrêter là, pas alors qu’elle était si proche. Le transfert bancaire qu’elle avait trouvé en fouillant les comptes de Devos pourrait lui donner ce dont elle avait besoin : une adresse. 

Le reste, elle s’en chargerait.

Sauf que depuis cinq minutes, le système ramait pour afficher les détails du bénéficiaire du transfert et Morgane avait envie de casser quelque chose. 

-Ah, ça y est, s’exclama Daphné alors que l’écran changeait. Il - C’est bizarre, ça.

-S’il te plaît, ne me dis pas ça maintenant. Qu’est ce qu’il se passe ? Il a pas pu trouver l’information ?

-Non, c’est pas ça, il avait bien enregistré le truc, sauf que… Ça a été supprimé récemment. Morgane, je suis désolée.

-Non. Non ! C’est pas vrai, c’est pas possible, enragea-t-elle en cliquant frénétiquement sur la page. Ça doit être une erreur. Le dossier est confidentiel, y’a que la police qui peut consulter les relevés, comment - c’est quel flic qui l’a supprimé ?

Daphné regarda avec envie la porte du bureau, évaluant probablement la chance qu’elle avait de courir jusqu’à la sortie.

-J’en sais rien, Morgane, dit-elle avec un soupir exaspéré. Je suis pas exactement experte dans ce genre de plans foireux.

-Deux jours de congés. Je te couvre. Ça vaut bien une petite heure de plus, non ? 

-Trois.

-On est pas à la foire à la saucisse. Deux et demi ? Non, ok, t’en va pas, trois c’est bon. J’aurai qu’à leur dire que tu as la mononucléose.

-C’est pas cinq semaines, ça ? demanda Daphné.

-Ok, autre chose alors, une gastro foudroyante ça te va ? Je suis pas médecin, non plus.

-Va pour la gastro. Et rends-moi l’ordi.

 

Morgane faisait les cent pas dans le couloir depuis si longtemps qu’elle avait forcément dû creuser une tranchée, jetant un coup d'œil dans le bureau toutes les trente secondes pour vérifier si rien ne s’était passé. Si elle avait bien compris, toutes les connexions sur ce serveur étaient traçables par leur adresse IP, leur fournissant au moins une piste sur l’identité de l’effaceur de données.

Elle passa la tête dans l’encadrure, histoire d’évaluer si Daphné y arrivait.

-Non, Morgane, je n’ai pas encore fini, dit celle-ci d’une voix menaçante sans lever les yeux de l’écran. 

Un café plus tard - personne n’était là pour l’en empêcher - elle finissait d’écrire un mot grossier sur le tableau blanc de Plénat lorsque la voix de Daphné la rappela au bureau.

-Ce n’est pas un flic, c’est pour ça que j’ai mis un peu de temps. Je ne sais pas qui a fait ça, j’ai juste pu repérer la localisation, mais ça ne va pas forcément t’aider. Ça te dit quelque chose ? demanda-t-elle en tournant l’écran vers elle. 

Oui.

Oh, oui.

-Non. Pas du tout. C’est une impasse, encore.

Daphné la contempla quelques secondes, attendant une suite qui ne vint jamais. 

-Bon, eh ben moi je vais aller me coucher, soupira-t-elle en passant une main sur son visage. T’oublieras pas de dire à Céline que je suis malade, parce que je vais faire une grasse matinée à peu près toute la journée.

-Ok. 

-Je suis désolée, Morgane, dit-elle en récupérant sa veste. Avec si peu d’informations, on avait peu de chances de trouver quoi que ce soit de toute façon.

-C’est pas grave. Merci, Daphné, vraiment.

Le gravier crissant sous la voiture de Daphné la sortit de sa torpeur. Elle n’avait pu bouger avant ça, bloquée sur le périmètre affiché sur l’écran, les mains tremblantes de fureur.

Bien sûr qu’elle avait reconnu le quartier, un peu trop bien même, cette rue dans laquelle on trouvait une petite maison à l’angle, peinture bleue et hortensias roses. Ce ne pouvait être que lui et ça la rendait folle de rage, ses nerfs enflammés par l’évidence. C’était ce qu’elle gagnait pour l’avoir sorti du pétrin, une énième trahison ?

Peut-être que ça l’avait fait kiffer de la voir s’effondrer, de lui donner juste ce qu’il fallait pour la détruire, de l’embrasser et puis de s’en aller en riant. Effacer les pistes qui l’auraient aidée, c’était même pas nécessaire, et il l’avait fait quand même.

Il fallait absolument qu’elle s’en aille, ou elle allait exploser façon cocotte-minute, et ça allait pas être beau à voir. Elle claqua l’ordinateur, la porte d’entrée, la grille du bâtiment, et pour faire bonne mesure donna un coup de pied dans l’abribus voisin. 

-Commandant !

L’appel la fit sursauter et elle se retourna, tombant nez à nez avec un Louis Charrault qui, selon toute évidence, venait de passer la plus grande partie de la nuit juste à côté de sa voiture. Son blouson était étalé au sol derrière lui, jonché d’une demi-douzaine de cadavres de bouteilles. 

-Qu’est ce que tu fais là, soupira-t-elle en empoignant ses clés dans sa poche. C’est vraiment pas le moment. 

Il se rapprocha en chancelant, l’haleine chargée et l'œil trouble. Ses cheveux d’habitude parfaitement coiffés avaient pris une teinte sombre et elle préférait ne pas essayer d’en deviner la cause. Rien de ce que cet imbécile faisait ne la concernait plus, à part l’évidence irritante : il lui bloquait tout accès à sa voiture.

-Vous devez m’d - m’aider, dit-il en peinant à articuler ses mots. C’pas moi, les drogues.

-Je suis désolée. Je peux rien faire. D’ailleurs on m’attend.

Elle tenta la marche arrière mais il fut plus rapide qu’elle, agrippant son coude dans une poigne qui franchement était impressionnante vu la brasserie qu’il avait dans le sang. Par réflexe elle tenta de se dégager, perdit l’équilibre et heurta durement la paroi publicitaire de l’abribus.

Combien de fois allait-il lui pourrir la vie, celui-là ? Même dans ses meilleurs jours, elle ne pouvait pas le blairer, et aujourd’hui était loin d’être un bon jour. Il n’avait pas lâché son bras, au contraire, sa tête maintenant à dix centimètres de la sienne, et elle sentit remonter l’envie de l’éclater contre le muret adjacent.

-Morgane, balbutia-t-il en envoyant un relent aviné dans ses narines. Vous sav-savez bien qu’on est faits l’un pour l’autre.

Ah. C’était donc ça. Il n’avait jamais lâché ses espoirs et même un an de friendzonage - mieux, de collègue-zonage– n’avait pas réussi à lui faire percuter le truc. Sauf que là, la colère mêlée à l’adrénaline bloquait la peur qu’elle aurait dû ressentir en comprenant la situation, et elle avait juste envie de faire de Louis Charrault un dommage collatéral. 

Enfin, plus qu’en le faisant virer. 

-Dégage, gronda-t-elle.

Elle balança son poing libre dans son estomac de toutes ses forces.

L’impact aurait dû au moins le faire reculer, mais il ne bougea même pas. L’entraînement des forces de l’ordre combiné à une certaine dose d’alcool bloquait ses récepteurs à la douleur, ou alors elle avait vraiment perdu la main.

-Vous pouvez pas me faire ça, dit-il rageusement. 

Elle voyait la colère monter lentement à son cerveau, se frayant un passage dans le vin. Il allait pas tarder à faire une connerie lorsqu’il comprendrait que jamais elle ne l’aiderait. Ce genre de gars n’acceptaient pas vraiment qu’on leur dise non.

-Si, carrément que je peux. Laisse-moi passer.

Au lieu d’obtempérer il sourit, enfonçant une main poisseuse dans les cheveux de Morgane.

-Il faut que vous trouviez le coupable. Je n’ai rien –

-Espèce d’enfoiré.

Le second coup se montra bien plus efficace que le premier, ses phalanges heurtant le nez de Charrault à pleine vitesse. Dans un cri de douleur et un jet de sang assez impressionnant, il se plia en deux. À bout de souffle, elle se décala de l’abribus. Il était toujours devant sa voiture, juste à côté de la portière : tenter de forcer le passage restait un pari qu’elle ne se sentait pas prête à prendre, partir à pied tout aussi risqué.

C’était pas le moment d’hésiter; déjà Charrault se relevait avec un regard mauvais, et elle n’était pas sûre d’avoir à nouveau le dessus. 

Elle se mit à courir. Derrière elle, des pas se firent entendre et elle sut qu’il la suivait, la rue trop déserte pour que hurler ait un autre résultat que d’indiquer sa position. Alors elle accéléra, les poumons en feu, prenant virage sur virage dans les ruelles jusqu’à ce qu’elle soit sûre de l’avoir complètement semé. 

Là seulement, elle se laissa tomber sur le bord du trottoir, tentant de faire redescendre son rythme cardiaque avant que le muscle lui pète dans la poitrine. La rue lui était inconnue, mais vu le type racé des bâtiments, on n’était pas loin du centre. Ça ne l’arrangeait pas des masses d’ailleurs, son point de chute se trouvant à l’opposé de la ville.

Son cœur se calmait et son esprit redémarrait, des flashs des dernières heures lui revenant en vrac avec une nausée venue tout droit des enfers. Fallait que ça lui tombe dessus maintenant. En plus, elle ne savait même pas à quoi c’était dû, à Romain, à Karadec, à l’autre déchet à côté de sa voiture, ou juste une réaction générale à la vie qui prenait un malin plaisir à lui mettre des troncs d’arbre dans la gueule. Elle sentit son estomac se tordre et sa bouche se mettre à saliver, et elle n’eut le temps que de jurer intérieurement avant de se plier sur le côté et d’expulser le demi-sandwich et les cacahuètes de l’apéritif. 

Rajustant son blouson, elle en remonta la fermeture éclair jusqu’en haut : elle regrettait déjà son choix vestimentaire du matin. Une éternité semblait avoir passé depuis qu’elle avait enfilé le pull orange, le poids d’une demi-décennie pesant sur son dos. 

Elle avait du chemin à faire, alors elle serra les dents, enfonça ses mains dans ses poches, et s’avança dans la ruelle. Dix minutes plus tard, elle n’avait toujours pas trouvé une putain de rue qui lui dise quelque chose et son téléphone était mort. La cerise sur le gâteau au fumier qu’était sa journée : elle s’était perdue dans sa propre ville.

Elle scruta les noms de rue, avançant au hasard dans l’obscurité, le nez en l’air pour retenir les larmes de frustration qui remontaient. 

Son pied bloqua alors sur quelque chose de dur et elle perdit l’équilibre, ne parvenant même pas à rattraper sa chute sur les pavés. Bah tiens, maintenant elle était allongée au milieu de la route, y’avait plus qu’à envoyer une voiture et la boucle serait bouclée. 

Son regard se posa sur ce qui lui avait fait bouffer le pavé : quelqu’un avait laissé un tas de vieux meubles le long du trottoir, sans doute dans l’espoir qu’on l’en débarrasse ou qu’inévitablement les éboueurs s’en occupent. C’était trop. Elle hurla, se précipitant sur la commode pour la frapper, encore et encore, jusqu’à ce que ses poings lui fassent mal et qu’elle n’ait devant elle qu’un tas de bois sans fonction. 

Ça ne l’apaisa pas, et ça devait se voir sur son visage vue la vitesse à laquelle le gars de l’épicerie de nuit lui fila une bière et la direction du quartier. Bonne nouvelle de la soirée, son appartement n’était qu’à une trentaine de minutes de marche. Le liquide frais la raviva un peu tandis qu’elle faisait le point sur le plan en marchant. Il avait voulu la jouer comme ça ? C’était très mal la connaître s’il pensait qu’elle allait accepter la défaite. On jouait avec elle depuis des années maintenant, son père, Karadec, les flics, et elle se demanda brièvement ce qu’elle aurait pu être si on lui en avait laissé la chance.

Si on lui avait laissé sa vie au lieu de la détruire et de lui demander de vivre quand même.

Le pire, c’était l’espoir qui l’avait envahie lorsqu’il l’avait regardée l’autre jour dans la salle d’interrogatoire. Elle avait mis des semaines à dépasser le - enfin tout ce qu’il s’était passé, quoi - à consolider sa haine et son indifférence, pour que tout ça ne résiste pas une seule seconde dès qu’il avait pris sa main. Peut-être qu’il regrettait, qu’ils pourraient en discuter.

Que dalle, ouais. Son épaule heurta celle d’un passant, un gars en costard qui se retourna pour la fusiller du regard. 

-T’as un problème, mon grand ? Ouais, c’est ça, casse-toi.

Un coup d'œil à son badge et à son arme de service et il s’était hâté de s’éloigner. Dommage, elle aurait apprécié de se passer les nerfs sur la route. Elle savait où elle allait, et ce n’était pas chez elle.

Elle connaissait sa colère. L’émotion l’envahissait en quelques secondes, occultait sa vision et la conduisait souvent à des décisions peu recommandables en temps normal, mais surtout, elle ne durait pas. Jamais. Allez, en étant généreuse, d’habitude c’était plié en une heure, juste assez pour laisser place à tout un tas de regrets.

Cela faisait bientôt deux heures qu’elle avait compris la trahison de Karadec, que Charrault l’avait agrippée avec ses mains poisseuses, et la rage était toujours là. Pire, elle avait pris une ampleur presque frénétique, lovée dans chacun de ses membres et accélérant sa cadence. Son cerveau fonctionnait à toute vitesse. Le calcul de son itinéraire parallèle à l’analyse des indices laissés sur le compte, à ce qu’elle devait faire pour combler les trous dans le dossier, aux potentiels que la découverte avait rouverts. 

Si la fureur était aveugle, c’était pas le cas de la sienne. Non, alors qu’elle avançait vers la rue familière, elle avait enfin l’impression d’y voir clair, les faits étalés en une liste rationnelle juste devant elle. 

Une clarté glaciale qui lui montrait enfin l’étendue de son erreur. 

La solution n’était pas bien compliquée. Plus depuis que ses scrupules s’étaient envolés.

 

Chapter 11: Profil lésionnel

Chapter Text

“Les sondages sont sortis pour l’élection prochaine, et il semble que Sylvain Garnot perd encore des places. Ce renversement est selon toute évidence lié aux circonstances étranges de la disparition de sa femme, qui en interroge plus d’un. Il est trop tôt pour que le jeune candidat s’avoue vaincu, d’après une déclaration qu’il a donnée hier soir. Pourtant, l’opposition–”

Adam coupa brusquement la radio du véhicule. Il avait bien assez du bruit de fond constant que lui apportait cette affaire, sans en plus la retrouver sur sa chaîne préférée. Sur le siège passager, son téléphone le nargua : quatre appels en attente de Garnot depuis dimanche dernier. Il les avait ignorés. La panique du politicien était normale et il s’en remettrait ; de toute façon, ce n’était plus son problème depuis qu’il avait démissionné. Pestant contre la chaîne qui lui avait remis ce léger souci à l’esprit, il s’engagea sur la route menant vers l’appartement du centre.

De toute façon, la qualité de radio classique avait drastiquement baissé depuis qu’ils avaient commencé à intercaler ces points d’actualité. Un choix commercial et inutile. Serrant les mains sur le volant, il se concentra sur la route, sur son animosité envers les choix douteux des producteurs d’émissions radio, sur ses chaussettes qui lui serraient bien trop les chevilles. Tout pour éviter de penser au fait que s’il conduisait cette voiture, c’était grâce à elle. 

Il ne savait pas comment, mais ce devait forcément être Morgane qui avait créé de toutes pièces ce certificat d’achat, parce que la voiture était bel et bien volée. Pas par lui et il y avait des années de cela, certes, mais tout de même. Jamais il n’aurait dû l’emprunter en allant au rendez-vous : déjà parce que ce n’était techniquement pas la sienne et que Gen râlait à chaque fois qu’elle devait régler le siège à nouveau, mais aussi parce qu’il aurait dû se douter que quelqu’un allait suivre leur échange. Un flic, un sous-fifre de Garnot, l’un de ses anciens contacts, peu importe : ça n’était jamais très reluisant d’être vu en pleine discussion avec un membre des forces de l’ordre. 

Alors qu’il garait le véhicule à trois rues de l’appartement, il s’arrêta net, la main sur le contact. Depuis quand avait-il cessé de l’appeler Alvaro ? C’était très mauvais signe. Heureusement que leur altercation au commissariat avait été la dernière, ou il aurait très certainement commis une erreur qu’il regretterait. De toute façon, cela serait bientôt derrière lui : Aubin, Gen et lui n’allaient pas tarder à déménager comme tous les deux ans, et il passait juste récupérer quelques affaires à l’appartement. Il fallait qu’il ait l’air habité, étant donné que l’adresse était celle qu’il donnait à ses relations professionnelles, alors Adam passait une ou deux nuits par semaine là-bas.

Enfin, une demi-nuit, vu les trois heures du matin qu’affichait sa montre. Frissonnant sous le vent nocturne, il se jura de choisir une cible un peu plus proche de la mer, la prochaine fois. Même s’il avait voulu rester à Lille, le ressentiment qu’il avait lu dans les yeux de Morgane ne faisait aucun doute : elle n’avait rien pardonné. Il la connaissait assez maintenant pour savoir qu’elle ne lâcherait rien, et qu’il avait été stupide de l’accuser du coup de la voiture volée. Elle avait raison : le jour où elle le ferait tomber, ce serait beaucoup plus violent qu’une simple petite accusation.

Et Adam n’était pas naïf au point de croire qu’elle passerait l’éponge. Il lui avait presque dévoilé son jeu, un début d’énigme qu’elle résoudrait sans effort, parce que la seule conséquence - sa mise en danger à lui - ne devait plus être importante. Vu la rapidité avec laquelle elle avait trouvé les noms des six personnes qu’il avait aidées, le reste ne tarderait pas.

Un très mauvais signe : lorsqu’elle rendrait ses activités publiques, certaines de ses anciennes cibles ne prendraient pas la découverte de sa trahison à la légère, Garnot le premier. Donc, si - quand - elle choisirait de le balancer , ce serait bien plus définitif qu’une simple garde à vue. Son seul espoir était d'atterrir en prison plus vite qu’au cimetière. Il avait bien essayé d’attraper Gen pour lui parler de ses inquiétudes, mais celle-ci se faisait distante depuis quelques jours. Absente, même. 

-Tu trouves pas ça bizarre qu’elle soit pas là ce soir ? avait demandé innocemment Aubin la veille, les yeux sur ses coquillettes. Non, parce que ça fait trois fois…

-Je suis sûre qu’elle a des choses à régler avant qu’on parte.

-Des choses à régler, oui, bien sûr.

Le frétillement de ses sourcils et le rire dans son ton avaient figé Adam quelques secondes. Elle lui aurait dit, quand même, si elle voyait quelqu’un ? Vu la tempête de reproches qu’il s’était pris au sujet d’Alvaro, ce serait tout à fait déloyal de sa part de le lui cacher. 

-T’imagines beaucoup trop de choses, dit-il avec hâte. Il est temps que tu t’occupes. On a des nouvelles des admissions ?

-Change pas de sujet ! Vous avez la même tête tous les deux, toi avec le commandant et elle avec la mystérieuse inconnue, et franchement j’ai l’impression de tenir la chandelle…

Un sourire narquois plaqué sur le visage, Aubin enfourna une nouvelle plâtrée de pâtes. C’était fou comme il pouvait manger. La moitié de leur budget passant dans les courses, sans compter les énièmes soirées burgers qu’il réclamait à grand cri. 

Adam baissa les yeux sur sa fourchette, poignardant les coquillettes sans réussir à en avaler aucune. Il avait l’impression que le château de cartes de sa vie était en train de s’écrouler, sans qu’il puisse rien y faire, et c’était assez pour couper l’appétit de quiconque. Qu’est ce qu’il y pouvait, lui, si les images de la salle d’interrogatoire envahissaient son esprit dès qu’il baissait la garde ?

À trois heures quarante-sept, las de batailler avec un sommeil qui ne viendrait pas, il décida de passer à l’appartement. L’étagère à chaussures présentait un vide suspect : Gen n’était toujours pas rentrée. Il faudrait vraiment qu’il lui parle.

Les rues désertes avaient quelque chose d’apaisant. Là, au moins, personne ne lui reprochait quoi que ce soit, Adam tout seul avec ses pensées et la perspective d’une fin de nuit sereine.

Il referma la porte avec un soupir de soulagement, accrochant sa veste à la patelle au mur en lissant un peu les plis. Ses pas le menèrent vers la cuisine, vaguement attiré par le souvenir du yaourt grec myrtille-vanille qu’il y avait laissé la dernière fois. L’isolation de l’appartement était parfaite, et le silence qui l’accueillait valait bien le loyer exorbitant que demandait le propriétaire. Sauf que quelque chose clochait.

Le calme était assourdissant, assez pour expulser toute myrtille de son esprit. Lentement, il se retourna.

Elle était là. Là, dans son appartement, assise sur sa chaise à lui, pas gênée le moins du monde d’avoir pénétré par effraction. Dans son appartement à lui. Le coucou sur le mur de droite marquait les secondes, et Adam se dit qu’elle avait dû le remonter pour qu’il fonctionne. Et puis quoi, encore ? Elle inviterait ses potes pour une fête surprise ? Repeindrait le mur du fond, rajouterait un deuxième canapé ? Pourtant, pour une raison qui le dépassait totalement, il était content qu’elle soit là.

-Qu’est ce que vous faites là ?

Toute étincelle amusée disparut quand Morgane avança vers lui sans dire un mot. Son expression alerta Adam : quelque chose d’étrange dans ses yeux, un décalage qu’il ne parvenait pas à s’expliquer. Son visage était strié par la colère. Tout fond de retenue qu’elle aurait pu avoir semblait s’être envolé, et il avait l’impression de faire face à une bombe.

Pas dans le même sens que d’habitude : non, là, l’explosion était presque inévitable, et elle risquait de l’emporter avec. Son dos heurta le radiateur. Il ne s’était même pas rendu compte qu’il avait reculé.

Si elle était venue pour se battre, cette fois il ne répondrait pas. Le temps des batailles était loin derrière lui : même s’il l’avait voulu, il avait peur que son poing soit bien incapable d’agir contre elle. Il se fit toutefois la réflexion qu’elle avait avancé bien trop près pour qu’un coup soit efficace, et qu’ils ne devaient pas leur apprendre grand-chose à la police, si c’était sa position de départ.

Sauf que les bras de Morgane ne frappèrent pas, ils s’enroulèrent autour de son torse et il oublia tout, perdu dans un enchevêtrement de cheveux et de souffles, le visage de Morgane enfoui au creux de sa poitrine. Sa main contre la sienne dans une intimité vertigineuse. Il ne comprit pas tout de suite lorsqu’il entendit le bruit métallique, lorsqu’elle le dévisagea avec des yeux bien plus secs que les siens.

Quel pigeon il faisait.

Elle s’écarta, à peine. Ses mains étaient toujours sur sa taille, tandis que la sienne venait d’être attachée au radiateur derrière lui. Il contempla les menottes une seconde, incrédule devant l’évidence. Qu’avait-il encore fait ? D’accord, il s’était trompé de cible lorsqu’ils s’étaient vus au commissariat, mais il avait supposé que le certificat d’achat miraculeusement apparu dans le dossier était un message assez clair. 

-Mais qu’est-ce qui ne va pas chez vous ? Je peux savoir pourquoi vous venez de m’accrocher à mon radiateur ?

-Il est où ?

-Qui est où ? 

-J’ai retrouvé votre petite manipulation informatique. L’adresse de la banque, la seule chose qui pouvait m’aider.

La voix de Morgane était sourde de colère, badge comme arme de service toujours à sa ceinture. Peut-être était-elle ici dans un cadre officiel, ayant travaillé encore plus vite qu’il ne le pensait. Sauf que cette entrée en matière - se cacher dans un coin, l’attacher à un radiateur - était loin de coller à une quelconque procédure, ou indiquait un changement radical de la PJ. Non, c’était du 100% Alvaro, et il se souvint de la dernière fois qu’il avait été témoin de cette instabilité : c’était celle qui l’avait amenée chez lui, le soir où ils s’étaient rencontrés. 

Cela n’avait jamais été pour lui , constata-t-il avec amertume. Destat était la seule inconnue qui les reliait, et Adam était stupide d’avoir espéré qu’il en soit autrement. Ça le torturait depuis des jours, d’avoir effacé ce fichier.

Il n’aurait jamais dû y revenir, mais comme tout ce qui concernait Morgane Alvaro, il n’avait pu s’en empêcher. Vérifier qu’il l’avait bel et bien protégée, que la réalité était pire qu’une tombe sans corps dans un cimetière de Lille, qu’elle ne gagnerait rien à l’apprendre. C’était le cas, et il avait décidé de la préserver un peu plus en cachant l’information. 

Sous-estimer Alvaro avait été stupide. Bien sûr qu’elle avait compris, qu’elle était remontée jusqu’à lui sans grand effort malgré ses précautions. Un choix s’offrait à lui : lui mentir une nouvelle fois, ou lui donner l’adresse et espérer qu’elle ne fasse pas de bêtise. Une mauvaise idée monumentale vu l’état dans lequel elle était. 

-J’hésiterai pas à vous tirer dessus, vous savez, dit-elle en le voyant hésiter.
Sa voix était absente et un peu avinée, et il la crut sur parole. 

-Vous allez en faire quoi, de cette information ? La vengeance, vous n’en reviendrez pas. Je le sais.

-Vous avez encore une histoire triste ? Une petite leçon de morale ? Le pauvre petit Karadec qui tue des gens ? Me dites pas que vous regrettez, dit-elle en riant. J’en ai rien à secouer. Donnez-moi l’adresse, je sais que vous l’avez.

Son mépris l’agaça. C’était la seule chose qui comptait : retrouver cet abruti. Il serra les paupières, la gorge nouée. Si elle voulait l’information, elle n’avait qu’à la prendre, voir d’elle-même quelle personne était vraiment Destat, et revenir à Lille la queue entre les jambes et pas plus avancée qu’avant. Il s’en lavait les mains. 

-King’s road. Brighton. Il habite au 12.

-Il est vivant.

Elle chancela, comme si elle n’avait osé espérer jusqu’alors. Parce que malgré toute sa brillance, elle n’avait pas vraiment envisagé que l’adresse soit autre chose qu’un indice pointant vers sa tombe. Sa colère n’était pas dirigée vers Destat comme il l’avait cru; quand il avait parlé de vengeance, Morgane avait pensé à lui. Pas à Romain. Pas l’homme parfait qu’elle espérait retrouver. L’évidence ne l’avait pas encore frappée, la déduction suivante qui demandait pourquoi n’est-il jamais revenu .

-Vous avez voulu m’enfoncer un peu plus, c’est ça ? reprit-elle. C’est tellement plus drôle de me voir pleurer un vivant ? 

Quoi qu’il fasse, il aurait tort, et ce serait de sa faute. Ses oreilles devinrent brûlantes et il s’adossa contre le métal froid avec toute la désinvolture qu’il pouvait trouver en lui, c’est-à-dire très peu. Adam Karadec n’avait plus de calme en stock, brûlé par sa colère et celle de Morgane. D’Alvaro. Du fouillis qu’était devenu sa vie à cause d’elle.

-Il n’est jamais revenu, lâcha-t-il, parce qu’il n’en avait juste pas envie. Romain vous a laissée sur le bas-côté.

-Ça vous plaît, en fait, de faire du mal aux gens, dit-elle alors que sa voix prenait une cadence frénétique. Pourquoi vous dites ça ? C’est pas possible. Vous en savez rien. Rien du tout. S’il est parti, c’est pour une bonne raison. Il m’aimait. 

-Il s’est marié.

L’aveu résonna comme un coup de feu dans la pièce, un masque d’horreur plaqué sur le visage de Morgane. Il regretta un peu de lui avoir dit, juste un peu, pas assez pour qu’il tente d’arranger les choses. Cet espoir irréfléchi, cette confiance aveugle en quelqu’un qui ne le méritait pas, ça le mettait hors de lui. Elle n’avait jamais eu le même problème lorsque ça le concernait. 

-Non, balbutia-t-elle. C’est faux. Vous dites ça juste - juste - il n’aurait pas –

-J’ai trouvé le certificat. Ils ont eu un fils. 

-C’était mon droit de savoir, Karadec. Le mien. Vous avez choisi de partir, très bien, alors arrêtez de fourrer vos sales pattes dans des dossiers qui vous concernent pas. Qui ne veulent rien dire pour vous.

Ses phrases l’attaquaient, écrasant ses défenses jusqu’à ce qu’il ne reste plus que le poids sur son cœur, une destruction dont seule Morgane Alvaro était capable. Les joues scintillant sous la lumière du salon, elle se détourna, vacilla en fixant la nuit dans la fenêtre. Un rien suffirait pour qu’elle explose ou qu’elle s’effondre.

Ce n’était pas grave, tenta-t-il de se convaincre. Rien de tout cela ne l’atteindrait plus, on ne remonterait plus jusqu’à lui si elle faisait une bêtise. Il serait à l’autre bout de la France, sans rien d’autre qu’un vague souvenir d’elle.

-Il m’a laissée, dit-elle, ses mots claquant durement dans le silence. Vous m’avez laissée. Comme lui.

L’acier dans son ton l’alarma bien malgré lui. Chez Morgane, il avait fini par comprendre que la colère suivait toujours la peine : un choc de cette envergure n’annonçait rien de bon. 

Et beaucoup trop tard peut-être, Adam comprit. Elle n’avait pas de plan en arrivant ici, juste sa trahison à lui et le besoin de comprendre ce qu’il s’était passé il y a cinq ans. Maintenant, elle en avait un, parce qu’il avait été stupide et avait tout craché en voulant l’atteindre, en lui prouvant qu’il avait compris avant elle. Il assembla les éléments : ses mains serrées contre elle, ramassées en poings; son arme de service, le tranchant de son ton, le souvenir de ce qui avait failli arriver à Serge Alvaro. Et la bombe qu’il venait de lui lancer sans précaution. Une belle recette pour une connerie monumentale, le genre de chose dont on ne se relevait pas. Abattre son ex, par exemple. 

-Qu’est ce que vous comptez faire de cette information ? demanda-t-il sans pouvoir s’en empêcher.

-Pas vos oignons.

-Morgane. Ne faites pas ça.

-Ne pas faire quoi ?

Machinalement, elle serra la main sur son arme de service à sa taille. Elle allait faire une erreur. Ce n’était plus son problème, se répéta-t-il. Lui, il avait juste à appeler Gen, couper ces menottes, et mettre les voiles. Il lui suffit de se taire et de la laisser partir. Personne ne lui demandait de l’aider. 

Aide-la.

Il repoussa la voix et le bruit du ressac alors que Morgane se retournait.

T’as peur, et la voix se transforma pour ressembler à celle d’un enfant qu’il avait connu. Aide-la malgré ta peur.

Le temps s’arrêta.

Aide-la parce que tu as peur.

Alors il écouta Sofiane, son frère toujours plus sage que lui.

Il jura, agrippa les menottes, tirant sur le fer du radiateur de toutes ses forces. De grands coups qui lui mettaient la main en feu, qui vibraient dans tous ses os. Il fallait que ce foutu tuyau lâche. L’appartement était vieux, la plomberie encore plus, il ne faudrait pas un titan pour le briser.

Le métal résistait pourtant, insensible à ses efforts. Mais Morgane avait pivoté, alarmée par le son, la compréhension s’installant sur ses traits au même moment. 

-On a plus rien à se dire, Karadec.

Il imagina ce qu’elle deviendrait si elle faisait la même erreur que lui. La vision le terrifia. 

-Vous n’en reviendrez pas, supplia-t-il. Je n’en suis pas revenu. 

-Ah ouais ? Arrêtez le mélo, je me doute que vous avez tué personne.

Elle l’avait percé à jour là dessus, tout en tirant les mauvaises conclusions, en ajoutant son aveu à la liste de ses mensonges. Cet aveu à demi-évoqué brûlait déjà sa gorge à la sortie, faisant trembler ses jambes, et elle n’avait pas semblé le remarquer. C’était peut-être la première fois qu’il se sentait incapable de la comprendre, de prédire ses réactions, et ça lui faisait peur. C’était exactement ce qu’il avait essayé d’éviter en supprimant l’adresse, ce vide qu’il lisait sur son visage et dans ses mouvements saccadés. 

-Je suis désolé. Je n’aurais jamais dû vous mentir.

Plus que les protestations, ce furent ses excuses qui l’arrêtèrent, comme si elle attendait une suite. Lui avait-il dit qu’il regrettait ce qu’il s’était passé lorsqu’il avait demandé à Gen d’envoyer le message? Il n’en était plus sûr.

La gomme de ses baskets crissa sur le parquet alors qu’elle s’approchait, toujours plus près, jusqu’à ce qu’il n’ose plus faire un seul geste. Il était peut-être encore temps. Jamais il ne laisserait Morgane l’imiter, se réveiller avec un trou dans la poitrine qui ne se refermerait jamais. Discrètement, il glissa la main menottée vers l’extrémité de la barre métallique. Elle tenait bon.

-Vous m’avez fait mal, dit-elle. Et vous l’avez fait exprès.

Quelque chose flottait dans son regard, alors que ses yeux s’attardaient sur les lèvres d’Adam. Un tout petit bout d’espoir derrière le vide de son expression. Il s’y accrocha, le souffle court, avec l’impression de faire une énorme erreur. Les mots lui semblaient trop gros pour pouvoir exister entre eux sans les écraser, sans risquer tout ce qu’il avait.

Sauf qu’il n’y avait plus rien à risquer entre eux, le champ de bataille criblé de tant de peine qu’un retour en arrière n’existait plus. 

La colère de Morgane ne lui faisait pas peur. Ce qu’elle deviendrait si elle y laissait cours, ça, c’était quelque chose qu’il ne voulait pas imaginer. L’odeur de la mer lui revint, le ressac qu’il avait fixé pendant des heures pour ne pas baisser la tête vers la forme sur le sable. Le hurlement de ses parents et lui qui en était si loin, comme si le vrai Adam n’existait plus, parce que Sofiane l’avait emmené avec lui. 

Il s’était perdu ce jour-là, et refusait de la laisser faire de même. Et ça commençait par se libérer de ces foutues menottes. Les clés étaient là, dans la poche arrière de son jean, il l’avait vue les y glisser. Juste à portée de main. 

Alors, pour toutes les mauvaises raisons, il l’embrassa. Un exploit faramineux pour lui, de ne pas se perdre dans la courbe de ses hanches et dans les constellations sur sa peau, de ne pas se laisser enivrer par ses mains à elle qui l’agrippaient presque trop fort. Tentant de réprimer le flux d’images que son geste lui apportait, il effleura le tissu, passant la main dans sa poche jusqu’à que ses doigts se referment sur l’objet métallique.

L’esprit embrumé par les signaux contradictoires - ses mains, la sienne, la clé, sa bouche - il soupira de soulagement lorsqu’enfin sa main se libéra, la clé dans sa paume. Quelques secondes de répit. Il avait réussi. Ce ne serait plus compliqué maintenant de reprendre le dessus, de la suivre, de la convaincre ou de l’empêcher de faire une bêtise. De l’aider.

Tout à sa victoire, il n’avait pas remarqué le changement dans son expression. Pas avant qu’elle recule, les yeux rivés sur son poignet. Elle n’avait pas l’air étonnée, et il comprit. Il aurait déjà dû comprendre lorsqu’elle l’avait laissé l’embrasser, parce que jamais Morgane n’aurait laissé quelque chose retarder ses plans. Il n’avait pas eu la moindre chance de la retenir.

-Marrant, dit-elle en le repoussant. J’ai failli vous croire.

Morgane avait appliqué un jeu dont il connaissait parfaitement les étapes, lui avait offert l’occasion de la trahir, simplement pour voir ce qu’il allait faire, et il avait prouvé qu’elle avait raison. Il y avait joué tant de fois avec ses cibles, méprisant leur manque de jugeote devant un piège grand ouvert.

Maintenant, il comprenait : ses adversaires se jetaient dans le filet parce qu’elles ne le voyaient pas, engoncées dans les œillères d’une affaire personnelle .

Comme lui. Le seul idiot pour qui ça importait, qui avait voulu y croire jusqu’à imaginer quelque chose dans ses yeux.

-Vous allez me suivre, constata-t-elle avec un calme inquiétant.

-Oui.

-Je ne peux pas vous convaincre de me laisser partir.

-Non.

Ils savaient tous deux qu’ils étaient dans une impasse : Morgane incapable d’entendre raison et lui qui ne pouvait la laisser faire. Un accident de voiture au ralenti. Il détestait avoir perdu, il détestait ignorer ce qu’elle allait faire, et il détestait l’indifférence qu’elle avait pour lui. La clé était toujours dans sa main, et il s’assurerait qu’elle n’embarque jamais sur ce foutu bateau. 

-Je serais restée pour vous, dit-elle d’une voix rauque. Si c’était réel.

-Ça l’est. Reste, s’il te plaît.

Morgane s’approcha, et sa main traça la courbe de sa mâchoire. La veine de sa tempe battait furieusement, un tambour de guerre qu’il avait échoué à calmer. Il pouvait sentir son souffle sur sa joue humide ; pourtant, il ne l’avait jamais sentie aussi loin de lui. 

Elle porta la main d’Adam à ses lèvres, celle qui tenait toujours la clé, et l’embrassa. Le baiser était amer, mouillé par ses larmes et les siennes, et il haït le sentiment d’adieu qu’il y sentait. 

-Je suis désolée.

Il entendit la détonation en premier. Puis vint la douleur, explosant dans tout son corps, enflammant ses nerfs jusqu’à ce qu’il n’entende plus rien d’autre, sa vision rétrécie pour ne plus voir que ses yeux à elle. 

Elle quitta la pièce en laissant Adam seul avec sa jambe en feu, la clé dans sa main et son cœur en miettes. 



Chapter 12: Force de Coriolis

Notes:

Back back back again

Chapter Text

Le trajet en ferry fut l’un des pires de toute sa vie. Il n’avait pas spécialement le pied marin - quoique ses origines lui aient promis - et la houle n’avait rien arrangé. Quelques minutes avant l’arrivée à quai de l’autre côté de la Manche, des trombes d’eau s’étaient déversées sur lui, sa voiture, le paysage maussade et sa jambe mutilée qui le faisait atrocement souffrir. 

D’accord. Atrocement était peut-être exagéré, compte tenu de ce qu’on lui avait rapporté de la douleur d’une blessure par balle. Il tenait debout sans trop de peine, ou en tout cas sans s’écrouler en hurlant à chaque pas ; mais il ne s’était pas vraiment arrêté pour confirmer l’étendue du désastre avant de partir. Une désinfection en règle avait suffi : il avait beau être en train de passer outre toutes les recommandations médicales, il n’avait pas envie de finir amputé à cause d’une infection malvenue. Il avait doublé ça d’un pansement plus ou moins conventionnel à l’aide d’un linge stérile et de deux rouleaux de bandelettes sortis de son armoire à pharmacie, et s’était mis en route. 

Le tissu était serré au maximum pour stopper l’épanchement de sang, et ça s’en était ressenti sur sa conduite. Bénissant l’inventeur du régulateur de vitesse, il était tout de même arrivé jusqu’à l’embarcadère, cherchant vainement la trace d’Alvaro parmi la foule qui montait dans le ferry. Il avait poussé le zèle jusqu’à en faire le tour une fois en mer. En vain.

Tout ce qu’il avait gagné, c’était de relancer la douleur de sa jambe, et il avait rapidement décidé de se rasseoir dans la voiture. Rester posté dans le véhicule lui permettrait une sortie rapide et stratégique. C’était du moins le plan de départ, plan qui n’avait pas pris en compte le roulis beaucoup plus prononcé à cet endroit. Les tréfonds du bateau ressemblaient à un mauvais manège, et il était parvenu tant bien que mal à garder dans l’estomac la barre de céréales qu’il s’était forcé à avaler. 

La nausée était tenace pourtant, et tout avantage de rapidité fut perdu sur les côtes anglaises, lorsqu’il se plia en deux un bon quart d’heure, sous la pluie et le vent, jusqu’à ce que la terre cesse de tourner. 

L’adresse ne fut pas difficile à trouver. Romain Destat avait eu la bonne idée d’habiter sur l’une des rues principales de Brighton. Garer la voiture s’avéra bien plus complexe, les Anglais ayant apparemment décidé de rendre la manœuvre la plus difficile possible, et après le deuxième créneau raté, il abdiqua, refit un tour pour s’arrêter sur le parking de la plage, tout au bout de la promenade. Celui-ci était désert : logique, quand on considérait les seaux d'eau qui tombaient à grande vitesse du ciel, lui donnant l’impression d’être en train de visiter les chutes du Niagara. Le pauvre K-Way d’Adam ne faisait pas le poids, et l’eau s’insérait lentement dans chaque fibre de ses vêtements. La pluie n’était plus potable à présent, avait dit le scientifique interviewé la semaine dernière sur Radio Classique, et il se demanda ce que cela voudrait dire pour sa jambe.

Sauf que penser à sa jambe lui faisait penser à Morgane, le ramenait à elle, à ses yeux, à tout ce qui s’était cassé entre eux, et à la colère qu’il sentait gronder bien malgré lui. Il claqua la porte du véhicule. Il penserait à ça plus tard. 

Il clopina sur la promenade, le vent lui renvoyant les gouttes de pluie en pleine figure comme autant d’éclats de glace, les vagues s’écrasant avec fracas sur la digue. Même en plissant les yeux, les bâtiments au loin n’étaient que des vagues silhouettes, et on n’y voyait pas à vingt mètres. 

Un mouvement au loin l’attira. C’était inhabituel - tous les habitants sains d’esprit avaient couru se réfugier à l’abri, attendant que se calment les éléments - et il tenta de distinguer les deux formes, là-bas, sur la digue. 

Il la vit. Entre deux rafales, le rideau de pluie lui laissa entrevoir ses cheveux, un éclat terne mais qu’il aurait reconnu entre tous. La mer grondait, masquant leurs voix, mais il lui sembla que la discussion n’était pas si houleuse que ça. Pas autant que la leur. Peut-être s’était-il trompé, après tout il n’avait jamais vraiment réussi à la comprendre, pas plus qu’à prédire ses gestes. 

Destat se retourna. Il rentrait chez lui. 

Adam le vit s’éloigner. Vit Morgane lever son arme. 

Il se mit à courir aussi vite qu’il le pouvait, hurlant son nom, celui de Destat. Le vent emporta sa voix, le repoussant vers l’arrière sur les pavés glissants. Elle ne pouvait pas faire ça. Les éléments n’avaient plus de prise sur lui, il ne sentait plus l’eau et le froid, ne voyait plus rien qu’elle et son arme, et Destat qui s’éloignait lentement. 

L’étendue de son échec le frappa soudain, les gouttes de pluie ralentissant presque jusqu’à s’arrêter. Depuis le jour où il avait fui la Bretagne et les regards accusateurs de ses parents, il avait traîné sa culpabilité avec lui. Sa colère aussi, qui lui avait arraché le rêve de la police, l’avait forcé à soutenir des ordures pour aider leurs victimes, sauvant une personne tout en en condamnant d’autres. Il avait cru - quand il avait rencontré Morgane, il avait enfin pu l’oublier quelques instants. 

Tout ce qu’il avait réussi à faire, c’était la conforter dans ses erreurs. La rendre comme lui. Est-ce qu’une partie de lui avait espéré pouvoir la garder pour lui en la tirant vers le fond ? C’était fait. Et il détestait ce qu’il voyait. 

Elle ne pourrait plus se regarder - 

Son bras était abaissé.

Aucune détonation n’avait retenti. Destat avait disparu au coin d’une rue, ou dans sa maison, mais il n’était pas étalé sur le pavé. Morgane avait baissé l’arme et contemplait le sol, et elle semblait soudain si petite, si loin de l’adversaire implacable qu’il avait combattu cette nuit. 

Il en soupira de soulagement, se laissa tomber sur le banc à côté de lui quelques instants. Sa course avait dénoué son bandage, et il replaça les bandes blanches - devenues grisâtres - en hâte. Pour être tout à fait honnête, il s’était attendu à devoir extraire une balle de son mollet, mais elle n’y était pas logée. La blessure était fâcheuse, mais rien de vital pour le moment. Il était loin de pouvoir marcher vite, mais ça irait. Ça tiendrait. 

Le temps qu’il relève la tête, Morgane avait disparu. Le vent commençait à se calmer, et il distingua une forme noire au sol. Son arme. Les rues étaient vides et la mer juste là.

Il courut. Cavala comme il ne s’en serait pas cru capable, glissant sur le sol, aveuglé par la pluie. Son pansement lâcha, il sentit un liquide chaud couler le long de son mollet, mais il accéléra encore, jusqu’à atteindre la digue, là où l’eau léchait le mur de pierre. L’eau était sombre et les remous violents, mais il distingua un éclat pâle au creux d’une vague. 

Le choc fut brutal. Les remous glacés l’entraînèrent quelques secondes comme dans une machine à laver, juste assez pour qu’il perde toute orientation. Ne pas bouger . La manœuvre apprise il y avait des années de ça fut efficace, sa tête perçant la surface juste assez pour le laisser reprendre une goulée d’air avant de replonger. 

Il avait bien visé, constata-t-il. Le silence était presque serein lorsqu’on était immergé, assez pour distinguer la forme claire quelques mètres plus loin, ballottée par le courant. Ses poumons commençaient à brûler mais il poursuivit la descente, jusqu’à ce que ses bras se referment autour du torse de Morgane, coudes en dessous des aisselles et tête sur l’épaule d’Adam. Sa professeure de secourisme serait fière, et elle pourrait lui ajouter un point de plus que la dernière fois, songea-t-il. 

La mer ne se calmait pas, le sel de mer brûlant sa jambe à chaque battement, et la plage ne lui avait jamais paru aussi loin. Toussant et crachant, il avala presque l’entièreté de l’étendue d’eau et crut bien couler une demi-douzaine de fois avant d’atteindre enfin la pente douce qui y menait.

Morgane était toujours immobile lorsqu’il l’allongea sur le sable. Trop immobile. Elle ne répondit pas lorsqu’il l’appela, secouant ses épaules. Son visage était glacé, et il tenta de se remémorer la suite des opérations. Massage cardiaque, bouche-à-bouche. Très bien. Quelle était la première étape des deux ? La panique s’empara de lui alors que le manuel - qu’il pensait avoir mémorisé - sortait complètement de son esprit.

Tant pis. Libérer les voies aériennes. Se penchant vers elle, il éleva doucement son menton, une main sur son front pour maintenir la tête en place. Alors qu’il s’approchait pour débuter le bouche-à-bouche, elle toussa. Doucement d’abord, puis cracha d’un coup, envoyant une giclée d’eau de mer mêlée de sable directement au visage d’Adam.

 


Allongée sur la plage, les cheveux dans le sable et les yeux dans le ciel, elle respira. Sourit à la mouette qui criait au-dessus d’elle, comme à une vieille pote un peu trop bavarde, profita du silence qu’elle n’avait pas entendu depuis…depuis…

-Alvaro. Ça va ?

Elle pivota la tête de quelques degrés, juste assez pour que le visage blafard de Karadec entre dans son champ de vision. Les ailes de son nez étaient pincées et couvertes de sable, de gros cernes noirs comme une voûte céleste pour les grains minuscules. Il était trempé. Il avait l’air d’un naufragé, un de ces gars qui vient de passer des heures accroché à un radeau flottant comme s’il y jouait sa vie. 

Le voir dans cet état envoya un éclat de douleur dans sa poitrine, qui se mua en bombe à fragmentation lorsqu’elle se souvint. Déchirant tout sur son passage, ça lui revint, et sa sérénité s’évanouit. Qu’est ce qu’elle était censée faire ? Dire ? Limiter la casse ? 

-Vous avez - elle toussa, crachant un petit résidu de sable et d’eau goût algue - deviné que c’était superficiel?

-Pardon?

Il claquait des dents, les mains serrées sur ses genoux, juste au-dessus du chiffon noué à la va-vite. D’accord, elle voulait principalement l’impressionner et l’empêcher de la suivre - et quelle réussite ça avait été, ça - mais elle aurait pensé qu’un petit tour aux urgences suffirait à gérer la plaie. Ou quelques stéri-strip.

Pas un plongeon dans la mer.

-La blessure. Vous aviez compris que ça risquait rien ?

Il la regarda, l’air hébété, et Morgane pinça les lèvres. Ne voulait pas qu’il la voie trembler à son tour devant la possibilité vertigineuse qu’il n’ait tout simplement pas vérifié. Qu’il se soit précipité à sa suite avec une espèce de garrot très douteux et une potentielle fuite de tout son sang sur le pont du ferry.

Elle se redressa, la station assise envoyant la plage faire un petit tour de carrousel.. Quand enfin, elle releva les yeux, il la fixait toujours. D’un air inquiet, de ceux qu’on réserve aux enfants qui font une crise et aux personnes qu’on soupçonne d’avoir voulu faire une connerie. Ce qui était parfaitement stupide : elle n’avait pas tiré sur Romain, à ce qu’elle savait, même si ça l’avait carrément démangée en voyant ses petites bouclettes de traître, tel un mouton qui se serait barré du troupeau pour aller voir chez le voisin si l’herbe y était plus verte. 

Elle en avait eu l’intention. Vraiment. Sauf qu’un détail l’en avait empêchée. Un détail magnifique et merveilleux de cinq ans, les cheveux blonds et les mêmes yeux que son père. Et Morgane s’était souvenue d’une de ses discussions.

-Les autres, ils ont un papa, avait dit sa Théa de quatre-ans-à-l’époque.

-Oui. Toi aussi, crevette.

Elle avait posé le Playmobil, attiré sa fille sur ses genoux. La première fois qu’elles avaient eu cette discussion. Morgane avait espéré qu’il y en ait une dernière, mais elle supposait que ce serait le cas maintenant. Elle serait simplement tout aussi seule pour la raconter.

-Pourquoi il est pas là, alors ? 

-Il va revenir, tu sais, avait-elle dit en laçant ses doigts avec ceux, minuscules, de Théa. Et puis c’est lui qui m’a aidée à choisir ton prénom, alors forcément, ça veut dire que tu en as un. 

Théa avait hoché la tête, l’argument tout à fait solide dans sa logique enfantine. Elles en avaient reparlé de temps en temps depuis, ses questions de plus en plus précises et Morgane de plus en plus perdue. 

Une bonne chose de faite : maintenant, elle pourrait lui dire que son père existait. Qu’il était très loin, et qu’il ne reviendrait pas. 

Une rafale de vent la ramena à la réalité et elle cligna des yeux un instant. Ah oui. Karadec et sa tête penchée, comme un labrador qui s’attendait à devoir la sauver à nouveau. Un terre-neuve, amenda-t-elle, c’était plus approprié à la situation. 

-Vous avez sauté, constata-t-il entre deux claquements de dents.

-Sauté ? Mais n’importe quoi, protesta-t-elle. J’ai voulu réajuster la ceinture du flingue, il a glissé, je me suis penchée, je suis tombée. C’était froid. Fin de l’histoire.

Elle tenta un rire qui ne rencontra pour public que le silence de Karadec. Même pas un frémissement de ses lèvres, qui viraient dangereusement vers le bleu. Il n’avait manifestement pas envie de rire de cette situation. Après tout, tout le monde n’était pas fait pour l’amusement, se dit-elle, pas comme elle qui débitait ça comme si ça allait l’empêcher de contempler le champ de bataille derrière elle. 

Sauf qu’elle ne pouvait plus éviter la casse maintenant. Comme à sept ans, lorsqu’elle avait lancé son jouet préféré au sol, vengeresse envers Agnès qui refusait de l’écouter. Le bruit avait été terrible, le tigre en plastique heurtant le sol dans un fracas définitif, l’animal amputé de ses pattes avant pour toujours. 

Rien ne faisait tomber la colère plus vite que la compréhension des conséquences. “Tu t’es punie toi-même”, lui avait dit sa mère, avant de l’obliger à rester dans sa chambre pour la soirée. Morgane enroula ses bras autour de ses genoux comme elle l’avait fait ce jour-là, consciente que comme son tigre sans pattes, Karadec ne lui pardonnerait jamais. 

-Je dois rentrer, se contenta-t-il de dire.

Il se releva comme on déplie un origami, tout en raideur et en angles, épousseta le sable sur son jean tout en ignorant celui qui constellait sa veste, son pull, ses cheveux. Puis elle le vit retomber au ralenti, hurlant un chapelet de jurons particulièrement créatif. 

-Vachement superficiel, votre truc, éructa-t-il en maintenant sa main sur le tissu qui semblait avoir vécu la guerre de 14.

Elle se retint de remarquer qu’elle avait dit superficiel, pas égratignure, et que s’il ne l’avait pas suivie il aurait pas eu la moitié de la Manche dans le jean, façon collage de bord de mer. 

-Vous avez besoin d’un médecin.

-Oui, merci, je sais, je compte y aller dès que je serai de retour en France.

Ignorant Morgane qui le fixait, les mains sur les hanches, il tenta de claudiquer vers la promenade. Le sable était particulièrement mou et son équilibre digne d’un alcoolo à la sortie du pub, et elle le vit chanceler. Puis se redresser, le dos beaucoup trop droit, comme pour nier avoir failli s’étaler face contre la plage.

-Non. Maintenant. Vous allez pas poireauter sur le ferry, et ça c’est si vous l’atteignez vu les deux heures de route pour y arriver.

-Je ne connais pas de médecin, ici, argumenta-t-il comme si c’était la chose la plus importante. Ni le système de santé anglais, ni leurs tarifs, et certainement pas leurs normes de sécurité. c’est hors de question que je - 

Sa tirade cessa brusquement, parce qu’elle venait de passer son bras sur ses épaules.

-Qu’est ce que vous faites, Alvaro ?

-Je vous achève. De quoi ça a l’air ?, souffla-t-elle alors qu’elle tentait d’agir comme une béquille de secours du mieux qu’elle pouvait, parce que l’individu n’était pas un poids plume.

-Qu’est ce qui vous dit que j’ai besoin de vous ? 

-Rien du tout. Vous pourrez m’oublier une fois chez vous, mais là franchement, écoutez moi, et appuyez vous sur moi. Laissez-moi faire ça, supplia-t-elle.

Peut-être parce qu’elle venait de lui demander de l’aide, peut-être parce qu’il avait peur du tétanos, il obtempéra. À grand-peine, elle le soutint jusqu’à atteindre sa voiture, n’osant regarder ni sa jambe ni ses yeux dans lesquels elle lirait des reproches. Du regret. Les jambes du tigre étaient restées dans cet appartement, et c’était sa faute.

Qu’est-ce qu’elle s’en voulait, putain. À Romain aussi. À ce caillou et au vent qui l’avaient balancée dans l’eau, à son foutu caractère qu’elle avait pas réussi à contrôler, pas une seule seconde depuis qu’on l’avait balancée sur cette terre façon ordinateur super-puissant mais sans antivirus. 

Si la vie avait été moins tordue, elle aurait été bête et heureuse. Ça l’énervait souvent, et elle se demandait ce qu’elle en aurait fait s’il n’y avait eu son père, son cerveau, et ses fusibles trop mal réglés. 

Ses regrets lui firent avaler les kilomètres vers l’hôpital le plus proche - quatre exactement - avec un Karadec semi-hypothermique à ses côtés, qui avait à peine marmonné des reproches au sujet d’eau de mer qui allait abîmer les sièges. Bon, elle n’en menait pas large non plus dans son jean glacé et collant mais elle n’osa prononcer un seul mot, depuis la plage et jusqu’au moment où un docteur à l’air distinctement anglais avait pris le blessé en charge, lui faisant comprendre à grand renfort de froncements de sourcils qu’elle devait attendre sur les chaises à l’entrée.

Les portes de sortie l’appelaient. Ce n’était pas vraiment une fuite, juste un retour à l’endroit qu’elle n’aurait pas dû quitter. Il fallait juste qu’elle sache s’il allait bien, et l’infirmière de l’accueil semblait résolue à ne rien lâcher. Peut-être qu’elle devait rester au cas où il voudrait qu’elle se rende aux autorités ? 

Elle voulut appeler Mathilde, mais son téléphone avait rendu l’âme et elle resta glacée et sans distractions, à fixer l’étendue du couloir aseptisé de l’hôpital. Avec le froid et ses tremblements, la bobine de sa mémoire se mit en marche, superposant les images au carrelage en un défilé de mode infernal.

Romain et elle, dans leur premier appartement, et lui qui posait une main sur son ventre d’un air amoureux. Les premiers pas de Théa - quand elle s’était rendue compte qu’elle était seule depuis bien plus longtemps qu’elle ne l’aurait pensé - et sa petite voix qui lui demandait pourquoi elle pleurait, alors qu’elle grimpait maladroitement sur ses genoux. Elle se vit elle-même, debout alors qu’on la félicitait pour son diplôme, droite et un sourire aux lèvres, plus fière qu’elle ne l’aurait voulu. Puis ce fut lui, droit au milieu du couloir, son expression changeant constamment : surprise, colère, tendresse, envie, colère à nouveau.

Karadec - le vrai, cette fois - traversa le mirage, avec cette nouvelle expression, ce ressentiment sourd qui lui faisait mal. Sa démarche n’était pas entièrement assurée, et sa blessure était cachée par de nouveaux vêtements - un jogging et un pull aux couleurs de l’hôpital - mais il était nettement moins pâle qu’avant. Il s’arrêta devant elle, et elle mit quelques secondes à comprendre qu’il lui tendait un set identique.

-Vous n’allez pas rester dans vos vêtements trempés, dit-il factuellement. C’est le meilleur moyen d’attraper une pneumonie.

-Merci.

Sa mâchoire ne se desserra pas lorsqu’elle se saisit des vêtements, frôlant sa main sans le vouloir. Sauf qu'elle n'avait rien à lui opposer, aucune raison qui effacerait la distance entre eux, sinon des excuses qui sonnaient creux, alors elle fila aux toilettes enfiler le jogging bleu foncé. Agrippée au rebord en céramique du lavabo, elle prit de grandes inspirations en tentant d’oublier la douleur et la culpabilité qui se battaient dans le ring de son organisme. 

Elle non plus, elle ne se le pardonnerait pas. Peut-être qu’il serait plus là quand elle émergerait enfin de la pièce. Ce serait mieux, elle serait libre de se rouler en boule dans un coin de l'Angleterre avant de retourner à sa vie.

-Ça va ?

Merde. Il était encore là, assis sur le même siège qu'elle il y avait dix minutes.

-Pourquoi vous me demandez si ça va ? finit-elle par répondre. C’est vous qui avez un bandage à la jambe.

-C’était une tournure de phrase. 

Il lui en voulait carrément et elle resta silencieuse. Il n’y avait plus rien à dire. 

-C’est votre partenaire ?
Un médecin leur faisait face, blouse blanche et joues rebondies, avec un regard jovial qui détonnait tout à fait dans le périmètre de rancœur entre Karadec et Morgane. Il avait parlé français, avec un fort accent allemand cadençant les mots. Qu’est-ce qu’il faisait là, celui-là ? L’étrangeté de sa présence lui aurait presque fait oublier ce qu’il venait de dire.

-Je n’avais pas dit partenaire, contesta Karadec vivement.

-Oui, oui, tout à fait, sourit-il. C’est donc vous qui raccompagnez monsieur Pelletier en France ?

-Ben non, dit-elle, abasourdie. Il est venu avec sa voiture.

-Oh. C’est très ennuyeux. Vous devrez rester quelques jours en observation, alors, monsi-

-Elle va me raccompagner, se hâta d’opposer Karadec comme un enfant pris en flagrant délit de mensonge. N’est-ce pas, Alvaro ? 

-Oui, bien sûr, je blaguais tout à fait, je vais raccompagner le monsieur.

Morgane laissa échapper un rire très peu convaincant, qui parut toutefois tranquilliser le médecin. Un coup d'œil aux sourcils froncés de Karadec lui laissa comprendre que celui-ci aurait dit n’importe quoi pour sortir d’ici - y compris se condamner à passer cinq heures avec elle. Bon, ça l’arrangeait un peu, vu que le trajet en train avait été interminable et que la compagnie ferroviaire anglaise était encore pire que la SNCF.

- Dann perfekt ! Vous devrez le surveiller chez vous. 

- Chez moi ?

-Tout à fait, dit Karadec en jaillissant de sa chaise, arrachant presque le stylo au docteur pour signer le document qu’il lui tendait. Bonne journée ! Merci ! 

Sans se départir de son sourire, celui-ci rangea la feuille dans le dossier. 

- Gute fahrt, ihr Verliebten

Cette dernière phrase eut l’air de crisper Karadec, mais elle n’eut pas le courage de lui demander une traduction. Pas alors qu’un long trajet se profilait devant eux.

 

Très long. C’était bien pire que prévu, constata-t-elle après une demi-heure de route sous la pluie anglaise. Il fallait que ça sorte, parce que sinon elle allait exploser façon chaîne volcanique dans sa voiture, ou hurler, et ce serait pas joli à voir. Sa voix un peu trop aiguë brisa le silence de l’habitacle : 

- Pour ce que ça vaut, je…je suis désolée. Pas que ça change quelque chose entre nous, bien sûr, mais je tenais - 

-Vous avez raison. Ça ne change rien. 

Son ton était dur, son regard fixé sur la route, et elle sentit des larmes remonter.

-Non, je sais bien, je – et puis merde. Comment je pouvais savoir que vous étiez pas impliqué dans l’affaire, moi ? Vous avez effacé le fichier, j’étais censée vous faire confiance ?

-Me faire confiance ? Me faire confiance ? Mais vous vous rendez compte de ce que vous dites ? Vous avez vrillé, Alvaro, de façon stupide et irréfléchie, et vous m’avez pris pour cible. Destat vous a donné ce que vous vouliez ?

-Me parlez pas de lui, éclata-t-elle à son tour. Je veux plus jamais qu’on me parle de lui, et puis j’vous signale que vous étiez même pas obligé de me suivre. Un tour à l’hôpital et c’était réglé, hein.

-Vous m’avez tiré dessus . Et laissez moi vous dire que vous aviez un peu l’air d’avoir besoin d’aide quand vous êtes allée piquer une tête !

-Pour la dernière fois, j’ai glissé, Karadec ! Et puis vous aviez qu’à m’y laisser, si ça vous arrangeait.

-Ah non ! Je vous interdis de dire ça. 

Morgane garda les yeux résolument fixés sur la route lorsqu’il se tourna vers elle. Sauf qu’elle avait une très bonne vision périphérique, assez pour voir l’index de Karadec qui la visait de façon accusatrice.

-Vous m’interdisez rien du tout. Je dis ce que je veux. Et de toute façon, je vous dépose chez vous et basta, termina-t-elle d’une voix qu’elle savait chevrotante.

-Exactement. Je n’ai plus rien à vous dire.

-Eh ben moi non plus.

La demi-heure qui suivit fut presque un supplice, les mots se bousculant aux portes de sa bouche sans jamais en sortir, des excuses avortées et des explications inutiles, des tentatives de justification perdues d’avance, parce qu’elle n’y croyait pas elle-même. 

Romain lui avait fait mal. Une blessure qui ne s’était pas refermée cinq ans durant, prenant presque toute la place dans sa vie. Un foutu cancer qu’elle avait refusé de guérir. S’il n’avait pas été là, si elle n’avait pas été stupide, peut-être qu’elle serait un tout petit peu plus heureuse aujourd’hui. Du moins assez pour ne pas avoir envie de se liquéfier sur son siège.

Donc non, ses explications ne sonneraient jamais juste, parce qu’elle avait plongé trop loin pour comprendre ce qu’elle lui avait fait la veille au soir, lorsque la colère s’était emparée d’elle. Il était la seule cible existante, c’était tout. Et maintenant, son cœur et son estomac étaient complètement secoués façon machine à laver, la douleur qu’elle avait enfouie déteignait sur chaque aspect de sa vie sans respect pour la compartimentation méticuleuse de ses alter egos.

Le commandant Alvaro, la maman-de-Théa, Alvaro qui avait embrassé son voisin de siège, tous s’étaient dissous dans la Manche, ne laissant que Morgane, et la décision qu’elle avait failli prendre.

Ça, au moins, elle pouvait l’expliquer.

-J’ai menti - ses mots furent ponctués d’un rire sarcastique provenant du siège passager - en disant que j’ai pensé à Théa. Enfin, oui, j’ai pensé à elle. Mais pas que. À vous, aussi. À la personne que - enfin, à ce que vous avez failli me dire. Sur ce qui vous est arrivé. J’ai menti quand j’ai dit que je ne vous croyais pas.

-Non, dit-il d’une voix sourde. Vous n’avez plus le droit à ça. 

La sécheresse de son ton aurait fait bonne figure dans le Sahara, avec un bon gros mur bâti à la truelle dans l’habitacle du véhicule. On ne revenait pas de ce qu’elle avait fait. Ils n’en reviendraient pas, s’ils avaient un jour été une entité. 

Le mur était toujours là lorsqu’ils embarquèrent sur le ferry, et Morgane jaillit hors du véhicule à toute allure à peine la voiture garée dans la soute. Ses baskets humides glissant sur l’escalier de fer qui menait au pont, elle fuit, le plus loin possible de lui et du rappel qu’elle n’avait jamais été fichue de construire quelque chose de valable. 

Morgane bouscula deux mamies et une famille dont le père protesta avec vigueur, brisant la foule pour enfin émerger sur le pont. Elle avança jusqu’à la barrière à la pointe du bateau, jusqu’à ce qu’elle ne puisse pas fuir plus loin.

Là, agrippée à la balustrade, elle laissa le bruit des vagues remplacer les cris de son cœur. Pas une seule fois elle ne se retourna, parce qu’elle avait trop peur de l’y voir, lui et sa jambe qui lui rappelaient ses erreurs. L’air iodé la fatiguait : ça avait toujours été comme ça, l’une de ces fatigues sereines qui vous laissaient glisser bienheureusement dans le sommeil. Le genre de nuits qu’elle avait presque oubliées. C’était une question de pression et de minéraux dans l’air, se souvint-elle vaguement, ou en tout cas un changement des conditions de base que les briques de Lille lui apportaient. 

Les vagues avaient presque réussi à lui faire oublier qu’il y avait autre chose dehors, lorsqu’un bruit la fit sursauter. Juste à côté d’elle, Karadec venait de poser les mains sur la balustrade. Morgane ferma les yeux. Pas besoin de voir la sentence arriver, après tout. 

-Destat, c’était à vous comme Sofiane était à moi, dit-il doucement. Mon frère. Il est mort à cause de moi.

Elle rouvrit les yeux, jeta un coup d'œil incrédule à Karadec sans croiser son regard. 

-Je ne sais pas comment j’aurais réagi si quelqu’un était entré dans cette partie de ma vie, dit-il. Peut-être aussi mal que vous. Après tout, je suis là où je suis à cause de ça. Je n’aurais pas dû vous le cacher, peut-être que nous n’en serions pas là.

Un moment passa, la gorge de Morgane serrée à lui faire mal, alors qu’elle contemplait ces foutues vagues pour la millième fois de la journée. Il reprit, plus durement cette fois : 

-Vous avez parlé de confiance. Et je vous en veux pour ça. Sauf qu’on ne s’est jamais fait confiance, Alvaro, pas une seule fois depuis le début. C’est peut-être mieux que ça se termine comme ça, conclut-il. 

Il ne la regardait pas. Il avait raison, bien sûr, et elle rit. Quelque chose de moche et d’étranglé qui sonnait plutôt comme un cri de ragondin blessé, qui sonnait comme la fin de ce qu’elle avait cru lui appartenir : la certitude qu’un jour, on avait voulu d’elle.

-Faut que j’achète de la farine.

-Pardon ? 

-Pour Théa. On fait des crêpes tous les samedis, balbutia-t-elle en constatant que bon sang, elle pleurait encore. 

-Des crêpes. Et - vous êtes vraiment en train de faire votre liste de courses ? 

-Elle m’attend. C’est bien la seule. Je dois penser à elle, vu que vous serez bientôt parti. 

-Comment vous - Ah. Les cartons ? supposa-t-il. 

-Les cartons. Le bout de scotch de déménagement sur votre veste. Le fait que vous êtes en train de fermer la partie de votre vie qui me concerne, bien nettement, en lissant les contours et en soulignant les titres avec votre petit stylo rouge. On s’est fait trop de mal pour se pardonner, Karadec, et je sais reconnaître quelqu’un qui fuit.

-Je ne fuis pas.

-Oui, sourit-elle amèrement en le contemplant. Peut-être pas, c’est vrai. On ne se connaît pas si bien. 

 

Le soir était tombé sur Lille lorsqu’elle arrêta la voiture devant la maison aux hortensias. Il lui sembla qu’une éternité était passée depuis qu’elle l’avait vue pour la dernière fois. Karadec n’avait pas dit un mot - excepté pour les indications de route - et il s’éloignait maintenant, presque arrivé au portail. La vision était presque douloureuse. Morgane abdiqua.

-Si jamais…osa-t-elle d’une voix étranglée.

Il se retourna vers elle, le visage impénétrable alors qu’elle étalait ce qu’il restait de sa fierté sur le trottoir humide entre eux.

-Si vous trouvez l’espace de me pardonner, reprit-elle, je fais des crêpes tous les samedis avec Théa. Je laisserai la porte ouverte.

-Ne faites pas ça, dit-il après un silence. Ce n’est pas sécurisé. Les verrous existent pour une raison.

Karadec se retourna, et elle se mit à courir. Vers chez elle, ou ce qu’il en restait.

Chapter 13: Loi de la gravitation

Notes:

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Chapter Text

Morgane

La journée était magnifique, le printemps habituellement pluvieux de Lille laissant entrevoir l’horizon de l’été. 

-Tu veux m’aider ? demanda-t-elle à Théa.

Celle-ci hocha vigoureusement la tête et Morgane la souleva du sol pour la planter sur la chaise à côté du plan de travail. Debout sur son promontoire, sa fille faisait presque sa taille.

-Je veux faire le touillage, ordonna la dictatrice miniature.

Le touillage, étape cruciale et périlleuse, consistait à mélanger vigoureusement les oeufs et la farine en une pâte visqueuse qui ravissait Théa. Le plan de travail - et le sol, le frigo, et leurs vêtements - avaient fait les frais de son apprentissage graduel chaque samedi. Maintenant, sa petite main était assurée sur la cuillère tandis que Morgane maintenait le bol, ses dents mordillant sa lèvre inférieure dans sa concentration. Elle avait appris si vite.

Morgane ne savait toujours pas comment lui expliquer pour Romain, n’était pas sûre de vouloir le faire. La plaie était toujours à vif, et Théa était devenue son centre de gravité. Toute personne extérieure lui aurait sûrement conseillé l’honnêteté, mais là était le problème : elle était seule dans ses choix de mère, même si elle passait de plus en plus de temps avec ses collègues.

Les prémices de l’été avaient apporté avec eux un vent d’enthousiasme à la PJ, ses collègues multipliant les sorties si elle en croyait leurs récits après chaque week-end. 

-On va à la mer, lui avait proposé Daphné la veille. Allez, Morgane, c’est une journée seulement !

-Je ne peux pas, j’ai du boulot.

Sa protestation fut reçue avec un roulement des yeux presque simultané de Gilles et Daphné.

-On n’a jamais été aussi peu chargés de l’année. Tu ne vas pas me dire que c’est le vol au musée qui te préoccupe ? Je te rappelle qu’on en a été déchargés par la DCPJ.

-Oui, mais je dois transmettre -

-Les rapports à l’OCBC ? Je viens de le faire, triompha Gilles. 

Ses deux collègues l’observaient avec un sourire carnassier. Cela faisait presque un mois qu’elle refusait toute sortie le week-end, et elle commençait à être à court d’excuses si le boulot ne reprenait pas un peu. C’était fou, ça, les tueurs avaient tous pris des congés sabbatiques en même temps ?

-Je ne peux pas. C’est tout.

-C’est à cause de - Daphné baissa la voix - Théa, c’est ça ?

Une autre chose qui avait changé : elle avait décidé de leur apprendre l’existence de sa fille, en même temps que sa véritable adresse. Elle ne gagnait plus rien à le cacher, de toute façon. Il fallait bien qu’elle se fasse à ce que la vie qu’elle pensait éphémère devienne réelle. Réglo. Carrée.

Alors bon, si cette triste perspective lui permettait au moins d’avoir une excuse implacable, elle allait l’utiliser autant qu’elle pourrait. 

-Oui, voilà. Je ne vais pas pouvoir la laisser. 

-Moi j’adorais la plage quand j’étais petit, soupira Gilles d’un air rêveur. Le soleil, l’eau, les tipis de sable…

-Les tipis de - peu importe, dit Daphné. Il a raison : on peut l’emmener avec nous ! Je te ferai savoir que j’ai fait du babysitting quand j’avais quinze ans.

Gilles fronça les sourcils.

-Tu t’étais pas fait virer parce que tu l’avais oublié dans le salon ?

-Ça ne veut rien dire ! Ils avaient mal compris, c’est tout, dit-elle en croisant les bras.

-Elle est malade, se hâta de dire Morgane avant que la conversation dérive sur les expériences professionnelles douteuses de sa collègue. Une autre fois, peut-être.

Elle avait fui, la tasse crispée dans sa main et du regret plein le cœur. 

Oui, bien sûr qu’elle aurait voulu les accompagner, l’idée d’une journée hors du temps presque irrésistible. Sauf qu’encore une fois, idiote qu’elle était, elle attendait. Elle apprenait à Théa à faire des crêpes, tous les samedis, comme si cette fois c’était la bonne, que la personne qui toquerait à la porte ne serait pas un énième livreur ou témoin de Jéhovah.

Il n’était pas venu. Ok, c’était une évidence, et sa proposition était vouée à l’échec dès l’instant où elle avait quitté ses lèvres, mais quand même. Elle avait espéré. Le premier samedi, elle n’avait pas été trop déçue : c’était trop frais, et il leur fallait du temps. 

La semaine d’après non plus. Pas plus que la suivante, ni celle d’après, et Morgane commençait à franchement développer une hostilité démesurée pour les crêpes. Dimanche dernier, elle avait fini par balancer toute la pile à la poubelle, puis s’était affalée sur le canapé pour y végéter indéfiniment. 

Aujourd’hui, rien que cette pensée - sortir les oeufs du frigo, mesurer la farine - lui tordait la poitrine, comme dans ces vidéos où ils ajoutaient des élastiques sur une pastèque jusqu’à ce qu’elle explose. Eh ben voilà. Elle n’était plus loin de l’explosion, de laisser tous ses pépins sur le mur dans un raz-de-marée visqueux et bruyant, tout ça parce qu’elle arrivait pas à passer à autre chose. 

C’était son problème, finalement. Passer à autre chose. Avec ses parents, avec Romain, avec lui. Ça lui servait bien au boulot, par contre, Céline plutôt ravie d’avoir engagé l’équivalent d’un pit-bull policier.

Il fallait qu’elle arrête ça. Elle les avait bien vus, les cartons, et Karadec avait confirmé. Si elle devait parier, la maison aux hortensias était vide aujourd’hui, et il lui suffirait d’une petite entorse à sa règle d’évitement du périmètre pour le confirmer. Il était parti. C’était fini.

Morgane soupira, jetant un coup d’oeil à la cuisine déjà couverte d’une fine poussière farinée.

-Tu sais quoi, crevette?

-Je suis ton-cen-trée, articula Théa, les sourcils froncés au-dessus de la pâte qui prenait forme.

Elle décolla doucement sa fille du bol qu’elle serrait telle une patelle son rocher. L’oeil contrarié, Théa finit quand même par accorder un peu de son attention à Morgane, qui faisait décidément pâle figure face à la promesse de crêpes moelleuses.

-Ça te dit d’aller à la mer ?

 

La journée était parfaite. Morgane, allongée sur ses coudes, soupira d’aise en laissant le soleil la réchauffer. Un cri de protestation, quelques mètres plus loin, lui apprit que Théa venait d’agresser un agent de la police à l’aide d’un râteau en plastique.

-C’est pas tomme ça t’on fait un château, lui reprocha la petite d’un ton acerbe.

Assis à côté d’elle, Gilles croisa les bras, tout aussi investi dans la réussite de la construction.

-C’est normal, dit-il, c’est un tipi de sable, il doit forcément être conique. Un château, ce n’est pas aussi convivial qu’un village de tipis.

-J’aime pas. On fait un château.

-Tu ressembles à ta mère.

-Ça veut dire quoi, ça ? lança Morgane en levant un sourcil.

Trop enfoncé dans son débat  entre ingénieurs en bâtiment, Gilles n’avait manifestement pas noté que sa voix portait jusqu’à elle.

-Je disais que les châteaux, c’est très bien, bafouilla-t-il en hâte face à une Théa satisfaite.

Morgane gloussa. D’accord, elle faisait peut-être beaucoup d’efforts, mais c’était toujours aussi drôle d’utiliser les ruines de son ex-autorité quand l’occasion s’y prêtait. En dehors du boulot, en tout cas : basculer dans l’agressivité au travail lui donnait parfois l’impression d’enfiler un costume qui avait cessé de lui aller. Le souvenir de ce qu’il contenait - de ce qu’elle avait été - était suffisant pour l’en dissuader.

-Je suis contente que tu sois venue, lui glissa doucement Céline, allongée à côté d’elle. Même si tu ne veux pas me raconter ce qu’il s’est passé.

-C’est pas important, soupira-t-elle. Non, vraiment. Il est parti.

-Attends. On parle bien de Karadec ?

-Oui, et alo- Morgane s’interrompit, comprenant en même temps que Céline la gaffe qu’elle venait de faire. Pouce. Comment tu connais son nom ?

Sans qu’elle puisse les en empêcher, ses pensées s’échappaient vers des potentiels tristes à mourir : même là, on lui avait menti. Quoi, Céline était de mèche avec eux aussi ? Et puis toute la PJ tant qu’on y était. En une demi-seconde, elle envisageait une caméra cachée gigantesque, une sorte de Truman show sur-mesure, un spin-off français qui avait pour but de lui offrir la pire vie possible. 

-Ce n’est pas ce que tu crois ! 

-Alors pour info, ça, ça veut souvent dire que c’est exactement ce que je crois, dit-elle en se redressant complètement, toute sérénité disparue.

-Je ne pouvais pas vraiment t’en parler, parce que - ça ne concerne pas que moi, avoua Céline en rougissant.

En rougissant?

-Ne me dis pas qu’il t’a embrassée aussi. 

-Pardon ?

-T’as la couleur d’une betterave, Céline, me raconte pas de conneries. C’est quoi, ce délire ? 

Celle-ci enfonça nerveusement une main dans le sable, évitant le regard de Morgane.

-J’ai…rencontré son associée, finit-elle par dire. Geneviève. On s’entend plutôt bien, et je ne pouvais pas t’en parler, parce qu’elle m’a demandé de ne pas le faire. C’est mieux comme ça.

-Gen ? Et toi ?

-Oh, c’est bon, n’aie pas l’air aussi étonnée. Quoi, tu penses qu’elle est trop bien pour moi ?

Morgane rit à cette idée.

-Plutôt le contraire, en fait. Elle est complètement folle, tu t’en rends compte ? Non mais j’apprends que tu es attirée par les psychopathes musclées, ça me surprend, c’est tout. Pourquoi tu souris ? C’est parce que j’ai dit musclée, c’est ça ?

La betterave revint, et Morgane comprit soudain ce qu’on ressentait en pensant à la potentielle vie sexuelle de ses parents. Une mortification totale.

-Tu ne comprends pas. Elle est tellement… Tellement…

-Si, si, je vois le truc, se hâta-t-elle de répondre avant d’obtenir plus de détails. C’est juste que toi, t’es commissaire de police, et elle…Elle t’a dit ce qu’elle faisait, dans la vie ?

-Pas au début, parce qu’on ne parlait pas trop -

-Céline ! 

-Oh, ça va, sourit-elle. Elle a fini par me donner certains détails, oui. Mais c’est mieux si ça reste séparé. De toute façon, elle part bientôt.

L’information percuta le cerveau de Morgane à grande vitesse, éclipsant tout le reste. 

-C’est pour ça que tu as tiqué, avant, dit-elle. Parce que lui non plus n’est pas encore parti.

-Pas à ce que je sache, soupira Céline en la regardant avec pitié. Je lui ai parlé hier soir, elle me l’aurait dit.

Le dernier espoir qu’elle avait s’envola aussi sec. Il n’était pas venu parce qu’il n’en avait juste pas envie. C’était normal, après tout, c’était ce qu’ils s’étaient dit. Elle était en train de répéter la même erreur qu’avec Romain, construire quelque chose d’irréel dans son esprit, complètement déconnecté de la réalité. Il était temps de lâcher l’affaire.

Alors elle plaqua un demi-sourire sur son visage, se concentrant sur le présent - sur ceux qui étaient avec elle en ce moment, Gilles et Théa, Daphné qui revenait du resto de la plage avec trois barquettes de frites, et elle lança une poignée de sable sur Céline.

-J’arrive pas à croire que tu m’aies caché ça. Il faut absolument que tu me racontes. 

 

Karadec

Cinq semaines après être revenu d’Angleterre, Adam était seul dans l’appartement presque vide. Il ne restait plus que les meubles à démonter. Alors il dévissa, il scia, il porta les planches à bout de bras jusqu’à ce que ses muscles crient grâce et qu’il expulse la moindre velléité de réflexion qu’aurait eue son esprit. 

Il calcula les horaires, contacta des acheteurs potentiels, transmit les informations à Gen pour qu’elle s’occupe de les rencontrer. Mesura les planches, choisit les boîtes correspondantes, ponça les arêtes abîmées de la table jusqu’à ce qu’elles redeviennent lisses sous ses mains. 

On ne pouvait pas se souvenir lorsqu’on était fatigué. Pas se rappeler que chaque samedi qu’il occupait à gérer le déménagement et monter les étapes de son plan, à quelques rues de là, quelqu’un faisait des crêpes. De toute façon, sa demande émanait simplement de sa culpabilité. Elle l’avait dit elle-même : ils s’étaient fait trop de mal. 

Alors il rembarra sa colère, comme un mouvement régulier à chaque seconde de la journée. Rassurant. Le souvenir finirait par s’évanouir. Il ne pensa pas à elle lorsqu’Aubin fut accepté, et qu’ils se serrèrent tous dans les bras, faisant mine d’ignorer que cela sonnait le glas de leur unité.

Ils s'éparpillaient progressivement. Aubin construisait son avenir, enfoncé dans des piles de livres aussi grandes que lui, impatient de se montrer à la hauteur. Gen disparaissait de plus en plus souvent, sans répondre aux questions qu’on lui posait, mais revenait d’un air toujours plus heureux. Adam préparait son départ. 

-Arrête avec tes détails, lui reprocha-t-elle un soir. On aurait pu partir depuis longtemps si tu ne t’étais pas mis en tête que ce dossier soit parfait. 

-Je n’ai pas pris assez de précautions sur Garnot, c’est toi qui me l’as dit, non ? Alors je fais attention à l’affaire suivante.

-On n’a pas besoin de créer un dossier sur tous ses collaborateurs depuis dix ans, Adam. C’est un PDG de grande distribution, pas un mafieux. 

Elle avait raison, bien sûr, c’était même la raison pour laquelle ils avaient choisi cette cible-là. Quelqu’un de plus facile, de moins versé dans la manipulation, dont la disparition du  fils passerait inaperçue aux yeux des médias. 

-Tu n’as pas émis d’opposition quand j’ai dit que vendre l’appartement en premier était plus raisonnable, objecta-t-il. Et je pense que nous savons tous les deux pourquoi.

Ça avait mis fin à la discussion, Gen s’étant refermée comme une huître à la mention de ce qui la retenait encore à Lille, et qu’elle n’avait pas jugé bon de lui partager. Un jour, temporisa-t-il, elle lui dirait. Ils avaient droit à leurs secrets.

Lui aussi avait tu la raison de sa blessure et de la facture d’un hôpital anglais, mis fin à tout questionnement de leur part comme il ne l’avait jamais fait avant. Il ne pouvait pas, tout simplement, par peur de faire une erreur.

Se rendre chez elle, par exemple. Il serra les dents, reprit la pile de planches qu’il avait posée un instant, soufflant sous l’effort alors qu’il les amassait sur le chariot et serrait les tendeurs. Prêt à partir, songea-t-il, comme lui.

Alors pourquoi, lorsqu’on toqua à la porte, la première pensée qui lui vint fut que c’était elle qui s’y trouvait ? Pire encore, comment son cœur pouvait-il se serrer d’excitation ? Il posa les planches, repoussa les souvenirs parasites, mécaniquement, comme il en avait pris l’habitude. Rien de plus simple. Les sentiments, ça se contrôlait, c’était tout.

Il en avait fini de les laisser le contrôler.

Ce n’était pas elle qui se tenait sur le seuil, constata-t-il en entrouvrant la porte. 

-Garnot.

-Desport.

Il se glissa hors de l’appartement, refermant la porte derrière lui. La berline noire était mal garée dans la rue, bloquant totalement la sortie de Mme Villiers qui habitait juste derrière. Il n’avait même pas pris la peine d’allumer les clignotants. Non, rien n’était interdit à celui qui se tenait devant lui, accompagné de deux gardes du corps - ou ce qu’il supposait en être. Un blond, un brun, le maximum de ce qu’il ferait pour garantir l’égalité des chances.

-Qu’est-ce que vous voulez ? demanda-t-il nonchalamment en croisant les doigts pour qu’aucun des trois n’ait vu l’état de déménagement avancé de son salon. 

-Pourrions nous avoir cette discussion à l’intérieur ?

-Non.

La nervosité émanait par vagues du candidat politique, qui n’était selon toute évidence pas habitué à ces conditions. Adam s’en contrefichait. Il n’avait plus rien à lui dire.

-Très bien. Si vous voulez la jouer comme ça…

Il fit un signe de la main et le gorille brun qui l’accompagnait recula - évaluant le degré de menace du périmètre - puis hocha la tête. Aucune mamie susceptible de vendre les informations aux journaux les plus proches ne devait être visible. Enfonçant une main dans la poche de son costume trois pièces, geste qui devait lui apparaître raffiné, Garnot bomba le torse.

-Vous n’êtes sans doute pas sans savoir que l’opinion publique est en chute libre à mon sujet dans les derniers sondages. Mes derniers conseillers - les meilleurs du milieu, m’avaient assuré mes collègues - rapportent que cela a tout à faire avec la disparition de ma femme, sujet dont mes ennemis se sont emparés comme des requins sentant le sang. 

-Peut-être. En quoi cela me concerne-t-il ?

-Je ne peux m’empêcher de remarquer, Desports, que vous avez quitté le navire exactement au bon moment. Or, vos recommandations - il appuya sur le mot, comme si ces sources avaient le pouvoir d’impressionner Adam - étaient stellaires, et je dois avouer que vous m’avez fait gagner un énorme capital sympathie. Je viens donc vous demander si, à tout hasard, vous seriez disponible pour prodiguer d’autres conseils. Jusqu’à l’élection, du moins.

-Désolé. J’ai d’autres engagements, répondit Adam en secouant le tête. 

-Je serais prêt à doubler votre salaire.

-Ce n’est pas une question d’argent. C’est non.

Quelque chose se durcit dans le regard de Garnot, et Adam comprit qu’il allait arriver au vif du sujet. Un homme comme Garnot ne se déplaçait pas lui-même pour une simple demande: cela n’avait été que l’entrée en matière de leur discussion . Un sourire huileux et factice fleurit sur le visage du politicien.

-Voyez-vous, Desports, je connais les hommes de votre trempe, et j’avais la distincte impression que vous tentiez de me la mettre à l’envers. Je n’ai donc été que très peu surpris lorsqu’on m’a appris que c’était le cas. 

-J’ai rompu notre contrat à la loyale, lui opposa calmement Adam. 

-Oui. Mais vous avez, semble-t-il, complètement oublié de mentionner que vous travailliez avec la police. 

Quelqu’un d’autre qu’Adam aurait raté le coup d'œil rapide que Garnot envoya vers son acolyte, comme s’il cherchait à confirmer ses dires. Tout indiquait qu’il ne bluffait pas : des informations avaient donc fuité jusqu’à lui, et il était crucial qu’Adam comprenne lesquelles.

-Je ne vous conseille pas de le nier, reprit Garnot. Vous connaissez mes méthodes, après tout. 

Oh, oui, il les connaissait. On retrouvait rarement les collaborateurs qui lui avaient fait défaut. 

-Je ne vois pas de quoi vous parlez.

-Très bien, dit Garnot en sortant une pochette en carton de son veston. Le commandant Alvaro, cela vous dit peut-être quelque chose ? 

Il saisit l’enveloppe, la lui tendit. À l’intérieur, des photos de lui et Morgane, le jour où ils s’étaient donné rendez-vous en ville. Il sentit qu’on observait attentivement ses réactions, mais il pouvait toujours courir s’il attendait qu’il se trahisse comme un bleu.

-C’est tout ce que vous avez ? ricana Adam. Vous devriez plutôt me remercier, Garnot, parce que ce jour-là j’ai couvert vos arrières. Ce flic était presque sur vos traces. Je parle des parties de votre ascension dans les spires du pouvoir que vous ne tenez pas forcément à ce qu’on retienne. Les traces que vous avez laissées en supprimant certaines personnes, vos associations véreuses. 

Derrière lui, le blond avait l’air prêt à l’explosion. Adam le toisa, reprenant.

-Je ne sais pas qui vous a fourni cette information, mais il a bâclé son travail. 

-Desports, dit Garnot en serrant les mâchoires. Vous avez intérêt à jouer franc-jeu, vous en avez conscience ?

-Oui. Mais je n’ai aucun lien à la police, et certainement pas une association.

Le mensonge - pur et simple - sembla pourtant  le convaincre, ou en tout cas assez pour qu’il perde de sa superbe. 

-Vous êtes mouillé dans ce que vous appelez mes associations véreuses , Desports. Il serait préférable pour nous tous que vous acceptiez de terminer votre travail. Surtout pour votre associée.

-Je suis désolé, mais c’est non, dit-il alors que son sang se glaçait. Si vous me le permettez, j’étais justement en route vers la supérette. 

Le coeur battant, il leur tourna le dos, verrouillant son appartement. Alors qu’il s’éloignait, il vit le brun avancer vers lui et il se tendit, prêt à devoir en découdre. Mais Garnot leva la main, stoppant l’avancée du gorille.

-Si j’étais vous, j’accepterais l’offre avant qu’on découvre que j’ai menti, se contenta-t-il de dire alors qu’Adam se glissait dans sa voiture.

La route défilait devant lui. Vu la cadence de son cœur, Adam aurait dû sentir la panique monter, mais il ne restait qu’une clarté froide. C’était son terrain. Son labyrinthe, dont il connaissait tous les recoins - les menaces, la planification, le sang-froid - et Garnot n’était pas le premier à se poser des questions, mais il ne laissait jamais le temps à ses cibles de s’approcher aussi près de la vérité. Il ne pouvait plus temporiser.

Tu avais raison. On part dimanche, envoya-t-il à Gen.

Tout était prêt. Il était resté à Lille par égoïsme, il ne pouvait plus attendre. C’était terminé. Terminé. 

Terminé. 

Cela faisait des semaines qu’il se le répétait, la logique de son côté: Alvaro et lui n’auraient jamais dû être un eux . Il suffisait de les voir pour comprendre qu’ils étaient une oxymore vivante et que jamais rien ne pousserait dans ce jardin-là. Le tableau des pour et contre qu’il avait établi dans sa tête était tout ce dont il aurait dû avoir besoin, la colonne des contre tellement lourde qu’elle aurait pu l’écraser. Il avait beau s’en convaincre, la cohérence glissait entre ses doigts. Parce que juste à côté, l’unique ligne de la colonne des pour enflait, refusait de se laisser vaincre, acerbe et impulsive et plus grande que nature. 

La ligne qui disait simplement Morgane .

Et, comme une litanie, le calendrier se rappelait à lui. Ils étaient vendredi soir.

Aucun risque dans un au-revoir, non ?

 

Morgane

Théa ne semblait pas se lasser de leur tradition, même si elle lui avait demandé quand ils retourneraient à la plage. C’était uniquement pour l’enthousiasme de sa fille que Morgane continuait à faire ces fichues crêpes, tentant d’ignorer l’amertume qui se glissait dans la liste des ingrédients. 

Le cinquième samedi. Elle ne comptait pas - du moins pas exprès - c’était simplement l’un de ces calculs automatiques de son cerveau. Sortant les oeufs du frigo, elle se demanda si elle y penserait toujours lorsque ce serait le dixième. Le vingtième. Si lorsque Théa serait partie étudier, elle serait toujours bloquée dans cette cuisine à verser le lait et la farine en tentant d’oublier ce qu’elle y avait perdu. 

Il fallait qu’elle parle de Romain à Théa. Aujourd’hui. La discussion lui semblait vertigineuse, comme si tenter d’expliquer raviverait la douleur qui avait enfin diminué. Des bruits de pas légers et précipités se firent entendre dans l’escalier.

-Tes chaussons, Théa, lança-t-elle sans se retourner.

Avec un soupir théâtral, celle-ci remonta les escaliers. Son humeur était massacrante depuis une semaine, et Morgane savait pourquoi. On avait beau cacher des informations aux enfants, ils en devinaient les contours, dessinés par les émotions que leurs parents ne pouvaient cacher. A sept ans, Morgane avait déjà compris le divorce de ses parents. Même si elle ne pouvait y mettre des mots, la cassure était là. 

Elle lui aurait dit s’il n’y avait eu que Romain dans l’équation : si la faille qui la coupait en deux n’était dûe qu’à ce minable, elle serait déjà en train de se refermer façon cicatrice. L’inflammation était passée, les petits macrophages de son cœur avaient nettoyé presque tous les restes de lui. Sauf qu’on ne refermait rien du tout lorsqu’un pieu s’écrasait sur l’entaille chaque matin, lorsqu’elle se réveillait en se rendant compte qu’aucune de ses erreurs n’avait été fabriquée par son cerveau. Vachement pratique pour ses lobes frontaux, y’avait rien à inventer pour construire les cauchemars, elle lui avait fourni le script entier.

Un tiraillement sur son gilet la tira de ses réflexions, remettant en mouvement ses mains qui s’étaient figées au-dessus de la boîte à œufs. Juste à côté d’elle, Théa se tenait droite, chaussons dûment enfilés, portant le pull aux oreilles d’ourson de sa mère. Celui qu’elle enfilait avant, dès qu’elle rentrait, comme pour effacer le commandant Alvaro qu’elle était durant la journée. Morgane avait perdu l’habitude, les pans de sa vie fusionnant assez pour que ce soutien ne soit plus nécessaire.

-Mais c’est mon pull, ça ! gronda-t-elle gentiment. Tu ne veux pas mettre le tien?

-Non, répondit simplement Théa.

Elle la regarda et comprit. Lorsque sa fille portait ce pull, c’était comme si ses habitudes revenaient : les oreilles d’ourson sur sa tête, tout était comme avant, sa maman n’avait pas changé, ne soupirait pas en contemplant le coin de la pièce où un vase s’était brisé. Cette époque là avait beau avoir été terrifiante pour Morgane, elle n’était que souvenirs heureux pour Théa.

-Viens là, dit-elle en prenant la petite dans ses bras. Je dois te raconter quelque chose. 

Les mots coulaient plus facilement qu’elle ne l’aurait cru. Assises par terre, devant le frigo, c’était comme si elles se cachaient un petit instant du reste du monde. De temps en temps, Morgane stoppait son récit pour regarder Théa, tenter de deviner si les mots étaient les bons, si elle n’était pas en train de la traumatiser pour le restant de sa vie. Mais sa fille restait silencieuse, hochant la tête de temps en temps, pressant sa petite main dans la sienne de temps à autre. Elle ne prononça pas un mot jusqu’à ce que le silence retombe.

-Voilà, croassa Morgane. Tu as compris ?

-Oui, dit Théa en hochant la tête gravement. Il est loin mais il n’est plus au cimetière, parce t-il est sur une île.

-C’est ça. Tu aimerais - elle se força à le lui demander, parce que ce n’était pas son choix - le voir ?

Théa fronça les sourcils quelques secondes, en pleine réflexion.

-Je ne trois pas, conclut-elle gravement. Et le monsieur ?

-Quel monsieur ?

-Celui ti était venu me lire une histoire. Il est sur l’île aussi ?

La boule dans la gorge de Morgane grossit à nouveau.

-Non. Mais il ne va pas revenir ici, tu sais. 

 

La pâte à crêpe était prête, parfaite et dorée - tant d’entraînement avait au moins permis à Morgane de devenir plus ou moins experte en touillage - et la plaque était chaude. Théa lisait dans un coin en attendant de pouvoir les dévorer, ne remarquant pas les coups d'œil que lui lançait sa mère toutes les cinq secondes, anxieuse de lire dans son comportement la preuve qu’elle avait traumatisé sa fille à vie.

La sonnerie retentit alors qu’elle commençait tout juste à verser la pâte. La totalité de la louche s’écrasa sur la poêle, Théa se précipita vers l’entrée, et Morgane eut à peine le temps de poser l’ustensile que la porte s’ouvrait en grand.

Karadec se tenait sur le seuil, le soleil derrière lui obscurcissant l’expression de son visage. Morgane s’avançait lentement vers lui, pas après pas, comme si un mouvement brusque risquait de dissiper le mirage. Aucun des deux n’osait briser le silence. Elle s’arrêta à moins d’un mètre de lui, combattant son envie de lever le bras pour frôler son visage. Après tout, elle ne savait pas pourquoi il était là : peut-être était-ce pour lui rendre la pareille. 

-Bonjour.

-Pourquoi vous êtes là ?

La question était sortie sans qu’elle puisse la retenir, cavalant devant toute formule de politesse. 

-Je - 

-Non, parce que si c’est pour qu’on fasse pire que la dernière fois, je préfère le savoir tout de suite. 

Il parut hésiter, la réponse pas tout à fait formée. Elle vit ses lèvres - pas qu’elle les fixait, attention - former le début de plusieurs mots, tous différents. Se refermer.

-Les crêpes. Vous - vous aviez proposé des crêpes, non? finit-il par dire, et Morgane eut la distincte impression que ce n’était pas ce qu’il était venu dire. 

Pourtant, on était bien samedi.

-Maman a dit te tu revenais pas, s’interposa Théa. T’as vu, maman, le monsieur il était pas loin ! 

-Je ne suis pas encore parti, lui répondit Karadec en fixant Morgane.

-Je sais. Céline m’a dit.

La demi-douzaine de non-dits flottait entre eux et le silence aurait pu se poursuivre longtemps encore, mais Karadec fronça soudain le nez.

-Quelque chose brûle, non ?

-Merde ! La crêpe ! 

Une demi-heure plus tard, la pâte était dûment transformée en crêpes dorées - excepté celle, carbonisée, qui gisait dans la poubelle - et Théa était attablée devant une pile monstrueuse et un pot de confiture.

-Elle a profité que je sois distraite pour réaliser le casse du siècle, vous vous en rendez compte ? souffla Morgane en observant sa fille depuis la cuisine.

À côté d’elle, Karadec finissait d’essuyer le saladier. Elle lui avait pourtant dit que c’était pas la peine - l’égouttage et le temps suffirait amplement - il avait insisté, argumentant que les traces des gouttes resteraient sur le verre, parce que l’eau était calcaire. Comme si quelqu’un d’autre qu’elle allait le voir.

Ils n’avaient rien échangé d’autre que des mondanités, Morgane râlant parce que le Breton avait complètement pris possession de l’affaire des crêpes. Selon lui, elle les étalait mal, et puis la température était pas bonne, et puis qu’est ce que c’était que ces grumeaux ? Bref, elle avait fini par lâcher l’affaire, s’appuyant boudeusement sur le coin de l’ilôt, en chipant une crêpe dès qu’il avait le dos tourné. 

Pire que ça, elle avait apparemment donné naissance à une balance, vu que Théa avait été nommée assistante crêpière officielle et la dénonçait à chaque fois qu’une précieuse confection disparaissait de la pile. 

C’était presque trop parfait, en fait, et ils n’étaient pas dupes. Ils jouaient le rôle des gens normaux. Leur normalité à eux était faite de menaces, de tension et de coups, et de miettes de cœurs qu’ils laissaient dans leur sillage. Pas de cuisine et de regards complices, même si elle aurait tellement voulu que ça soit vrai que le souffle lui manquait.

Mais Théa était là, avait agi comme un tampon de normalité jusqu’à ce que la cuisson soit terminée. Maintenant qu’elle était occupée à dévorer les crêpes, les laissant seuls et libre de parler, Morgane peinait à briser la fiction.

-Tiens, si les dames de la crèche savaient ça, elles penseraient que je suis une mère indigne, reprit-elle avec un sourire.

-Vous êtes une mère incroyable, répondit Karadec.

Il ne riait pas, lui, les yeux dans les siens. 

-Meilleure que son père, ça c’est sûr.

Elle regretta la blague dès l’instant où elle quitta sa bouche. Ça y était. Elle sut à son regard que la bulle venait de se briser. Invoquer ce souvenir, cassage d’ambiance garanti. Pensez-y pour vos prochaines fêtes d’anniversaires.

-On n’arrivera pas à recommencer complètement, Alvaro, soupira-t-il. 

-Je sais. Et puis vous aussi, sinon vous seriez venu plus tôt. Pourquoi vous êtes là, Karadec ? Vraiment. 

-Je ne sais pas.

A nouveau cette hésitation dans sa voix. Il mentait.

-Vous mentez.

-Oui, souffla-t-il.

Morgane se rendit compte alors qu’il était près. Très près. Quelque chose en elle hurla, et elle se dégagea souplement, fuyant vers Théa qui terminait une sixième crêpe avec plus de confiture que de pâte.

-Allez, crevette, c’est l’heure d’aller faire une sieste, dit-elle malgré ses protestations.

Elle évita son regard lorsque Théa posa son assiette dans l’évier, puis poursuivit sa fuite à l’étage pour l’emmener dormir. Au grand bonheur de sa fille, elle prit tout son temps, lui lisant trois histoires au lieu des deux habituelles. Sa voix était un peu plus saccadée que d’habitude mais Théa ne parut pas le remarquer. 

Plus aucun bruit ne lui parvenait d’en bas. Avec un peu de chance, il était parti.

Quand elle descendit enfin, la cuisine était nickel. Plus aucune trace de vaisselle. Ni de Karadec. Elle passa la main sur le comptoir qui rutilait comme jamais, soupirant de soulagement en constatant que le petit lutin du ménage avait selon toute évidence quitté sa cuisine.

Se saisissant d’une assiette, elle récupéra une crêpe sur la pile, y versa une cuillère plus que généreuse de confiture, avec la ferme intention d’aller s’affaler sur le canapé.

-Alvaro ?

-Oh putain, s’exclama-t-elle en lâchant la cuillère qui heurta le sol, envoyant s’étaler la confiture sur le carrelage dans un bruit spongieux.

-J’étais juste allé remplir le parcmètre, s’excusa Karadec. 

-Ouais, ben faut prévenir, c’est pas possible, marmonna-t-elle à toute vitesse en se baissant pour récupérer la cuillère. Purée, ça va coller à mort, ça.

-Laissez-moi vous aider, dit-il en se baissant à son tour. Un peu de vinaigre et ça partira, il faut -

-Non ! Non, vous m’aidez pas. J'y arriverai très bien toute seule. J’ai pas besoin de votre aide. J’en ai jamais eu besoin, aboya-t-elle alors que les larmes commençaient à monter.

C’était que de la foutue confiture. Elle empoigna la cuillère, bien déterminée à récupérer tous les morceaux d’abricot sans lui. Qu’il se relève et qu’il s’en aille. Il avait bien pu s’en passer cinq semaines durant.

-Morgane.

Elle cessa de récupérer les fruits au sol, l’un d’entre eux collé sur le dos de sa main. Le prochaine fois elle prendrait fraise. Il était toujours accroupi à côté d’elle, entre l’îlot et le frigo, avec ses yeux de labrador qui la poursuivaient depuis des mois.

-Quoi, balbutia-t-elle enfin. Qu’est ce que vous voulez ? Me dire au revoir avant de vous barrer ? 

Son expression coupable le trahit. 

-Oh. C’est ça, murmura-t-elle. Vous venez vérifier que je regrette ? Que je vais pas bien ? Une petite satisfaction avant de prendre la route ? 

-Pas du tout. J’espérais - je ne sais pas, en fait, abandonna-t-il. Je ne sais pas pourquoi je reviens vous voir. Je ne peux pas m’en empêcher, c’est tout. Vous me voyez comme quelqu’un qui se réjouirait de vous voir pleurer ? 

-Alors vous venez m’apprendre que vous partez. Belle logique. C’est pire que tout, ça, Karadec.

Un éclair de douleur traversa son visage alors qu’il s’apprêtait à répondre. Il s’affala en arrière, le dos contre les tiroirs de la cuisine, et Morgane suivit son regard Sa jambe. Elle tendit une main tremblante, remontant son pantalon jusqu’à découvrir la plaie presque cicatrisée.

-C’est moi qui vous ai blessé, murmura-t-elle. Vous avez raison.

Rien ne la rachèterait.

-Ça ne me fait plus mal. Vraiment, protesta-t-il. Morgane, regardez moi. 

Elle ne pouvait pas, hypnotisée par la balafre rouge violacé sur son mollet, ses doigts tremblants planant au-dessus. 

Soudain sa main se referma sur la sienne, plaquant leurs doigts sur sa jambe. 

-Je n’ai plus mal. Tu vois ? 

Un hoquet lui échappa, un truc affreusement étranglé, et elle hocha la tête. Ses yeux ne se détachaient pas de leurs mains entrelacées, consciente qu’elle était presque penchée sur lui dans l’étroit passage entre le frigo et l’îlot. 

-Oh, souffla-t-elle. 

-Oui.

Le dialogue s’appauvrissait de façon consternante alors qu’ils perdaient les mots, trop occupés à se regarder, le genre de scène que Morgane aurait descendu en flammes dans une comédie romantique: ça n’arrivait jamais en vrai. L’idiote aux yeux de merlan frit, c’était elle aujourd’hui, et elle chuchota une phrase plus mièvre encore.

-Tu voudrais bien m’embrasser ?

Ce n’était pas aussi pathétique en vrai, parce que pour la première fois, elle osait le lui demander. Un sourire s’étala sur le visage d’Adam. Doux et éclatant, presque radieux, un sourire qui jamais encore ne lui avait appartenu. Il était pour elle, songea-t-elle avec extase alors qu’il l’attirait vers lui. 

 

Chapter 14: Big Bang

Notes:

Pas de bêta pour le chapitre we die like leurs espoirs

Chapter Text

Parfois, Morgane se demandait si sa journée était réelle, ou si elle était encore dans les limbes entre sommeil et réveil, quand les évènements les plus incohérents semblaient rationnels. Ça lui avait fait le coup durant les premiers jours de Théa, pendant certaines enquêtes où l’adrénaline lui faisait tourner la tête, ou encore lorsqu’il y a un an, Agnès lui avait dit qu’elle était fière d’elle. Le genre d’évènements qui n’avaient aucun sens, aucune place dans la vraie vie.

Constater qu’Adam Karadec était dans son canapé, par exemple, son genou contre le sien et sa main dans la sienne sans aucune trace de conflit ou de menace. Un truc complètement inconcevable. Un documentaire déroulait ses constatations catastrophiques du samedi soir sur la télé à côté d’eux, concluant toutes les cinq minutes que le monde était en passe de s’effondrer, et Morgane pouvait presque les croire.

Le papillon proverbial avait dû faire une sacrée session de cardio pour les amener tous les deux ici, c’était normal qu’une douzaine de tornades ravagent la terre en représailles.

-Elle est difficile à endormir, non ? demanda-t-il avec un ton traumatisé.

-Aujourd’hui, elle vous a plutôt laissé vous en sortir gentiment, se marra-t-elle.

C’était totalement faux : Théa avait usé de tous les tours du dictionnaire pour empêcher Adam de réussir à l’endormir, repoussant l’heure du coucher jusqu’à ce qu’elle finisse par tomber d’épuisement. La moitié de sa bibliothèque et des talents - un peu claqués - d’improvisation d’Adam y étaient passés, et Morgane n’avait pas autant ri depuis longtemps. C’était peut-être pour ça que sa fille avait continué, d’ailleurs. 

Ils n’avaient pas pu discuter plus amplement après avoir nettoyé la confiture sur le sol. Un fracas à l’étage avait indiqué que la sieste n’avait jamais été d’actualité, et Théa avait repris la direction de l’après-midi à grands coups de jeux de société. Regretter ce qu’ils s’étaient fait les derniers mois n’était que trop facile lorsqu’elle voyait Adam contenir sa frustration en perdant au jeu des canards face à un enfant de cinq ans :  tout ce qu’ils auraient peut-être pu avoir, définitivement hors de portée.

Elle supposait. Même s’il l’avait embrassée, les faits restaient là: il s’en allait. Le meilleur résultat possible serait seulement des au-revoir apaisés. Alors elle avait poussé tout ça à l’arrière de son esprit, se concentrant pour oublier que c’était éphémère. Et puis Adam était revenu au vouvoiement aussi sec, comme si lui dire tu était une épreuve de rapprochement dans laquelle il n’était pas près de s’engager. Elle avait fait pareil.

-On n’a pas fini notre discussion, reprit-il en serrant sa main.

-C’est pas obligé, protesta-t-elle. De toute façon, on se verra plus, non ?

-Morgane. Je ne pars pas à cause de vous.

-Ouais. Bien sûr. Non mais j’ai compris, hein, on est pas obligés de s’étendre là-dessus, vous savez, y’a plein d’activités qu’on pourrait faire.

Elle avait tenté d’inclure un peu de flirt dans la dernière phrase, mais c’était si peu convaincant que ça en était ridicule. Non, vraiment, sa médaille d’or en détachement émotionnel était inexistante lorsqu’il s’agissait d’Adam. Heureusement, il ne releva pas.

-Écoutez-moi, cinq secondes, s’agaça-t-il à la place. Garnot est venu me rendre une visite. 

La mention de l’homme politique la déconcerta.

-Qu’est-ce qu’il a à voir avec tout ça ?

-C’est ce que je me tue à vous dire ! C’est une habitude pour moi de déménager : je le fais à la fin de chaque contrat, pour éviter qu’on ne se penche trop sur mon cas. Là, j’ai tardé.

Elle n’osa pas poser la question qui lui brûlait les lèvres, lui demander pourquoi exactement il avait choisi de rester. À la place, elle invoqua son côté flic, parce que même si ses mots étaient couverts, la menace était réelle.

-Il est venu vous menacer, c’est ça ? Mais pourquoi ? Même moi, j’ai pas réussi à déterrer une preuve de votre contrat.

-Les sondages sont en baisse à cause de la disparition de sa femme. Il panique, et il cherche un coupable.

-Et vous l’êtes ? Coupable?

C’était le moment. La réponse qu’elle devinait un peu, celle qu’il n’avait qu’à confirmer : Adam Karadec n’était pas un tueur, et franchement, c’était impressionnant qu’il soit arrivé à berner son monde. 

-Oui.

Alors elle ne s’y attendait pas, à celle-ci. Il dut lire la confusion sur son visage, reprenant avec un demi-sourire.

-Enfin, c’est moi qui l’ai fait disparaître. 

Son ton était si fier que Morgane eut envie de l’embrasser. Réfrénant ses idées stupides, elle assembla enfin les pièces qui lui manquaient; elle n’avait pas regardé la toile dans le bon sens, concentrée sur les pseudo-employeurs d’Adam. C’était tellement évident maintenant : elle n’avait vu ces disparitions que comme des meurtres, ces personnes comme des victimes. Elles étaient les cibles d’Adam, mais les cibles de son côté chevalier blanc. Il était monté sur son petit cheval de culpabilité, pour être utile à d’autres de la seule façon qu’il connaissait. 

-Vous les sauvez, dit-elle en souriant, avant qu’un constat assez désagréable s’impose à elle. C’est une compulsion, en fait? Vous m’avez suivie en Angleterre pour ça? J’étais une autre personne à remettre d’aplomb?

-Pardon? Alors là, n’importe quoi.

-Vous en profitez aussi pour les embrasser?

Elle croisa les bras. C’était complètement débile comme raisonnement, elle en avait conscience, mais s’il s’avérait qu’elle n’était qu’une étape - un animal blessé à soigner avant de repartir - elle préférait le savoir.

-Mais vous n’allez pas bien? s’exclama-t-il, au bord de la syncope. Et puis quoi encore?

-Ben je sais pas, poursuivit-elle, butée. C’est peut-être votre truc, hein, et puis si c’est pas le cas pourquoi vous m’avez aidée? C’était juste parce que je vous faisais pitié? J’crois que je préfèrerais encore que vous ayez des conquêtes dans tous les départements, quand-

-Non !  C’est déjà assez compliqué avec vous.

-Merci.

Le voyant au bord de la panique sur une discussion qui n’allait décidément pas dans le sens qu’il avait anticipé, Morgane décida de le repêcher. 

-Bon. Vous devez partir à cause de lui, mais…Si je reprends une enquête sur lui, ce ne serait pas obligé, non ?

-Comment ça?

-Disons que je suis quasiment sûre d’obtenir les preuves dont j’ai besoin pour l’envoyer en prison pour un bail.

-Non. Ne faites surtout pas ça. Garnot ne se laissera pas avoir comme ça, expliqua-t-il, il agira avant qu’on ait le temps de prouver quoi que ce soit.

-Je suis de la police. Il pourra rien faire, argua-t-elle en croisant les bras.

Adam serra les lèvres. Son regard lui indiqua qu’elle n’avait peut-être même pas creusé la surface des agissements de Garnot. Après tout, il avait cerné l’homme au point de vouloir extraire sa femme de la vie qu’elle menait. 

-Il fera ce qu’il voudra, Morgane, police ou pas. La meilleure solution pour moi est de partir.

-Pour qui ? Pour vous ? Parce que moi, je - sa voix se craquela un peu - ce serait pas une amélioration.

Ce n’était pas une déclaration, pas vraiment, mais c’était tout ce qu’elle était parvenue à dire sans s’effondrer en même temps. Le besoin qu’elle sentait depuis des semaines était remonté à la surface, à cause de ces fichues crêpes et puis de lui, qui la regardait comme ça. C’était plus simple quand ils étaient agressifs et tendus : aucun risque que ça devienne réel. Sérieux. Maintenant qu’ils avaient fait tomber cette barrière là, tout était exacerbé, ça en devenait presque douloureux. Elle se retrouvait là comme une ado de 15 ans, à croiser les doigts dans son dos pour qu’il lui dise ce qu’elle voulait entendre : qu’elle n’était pas seule.

-Je ne peux pas rester. 

L’estomac de Morgane tomba d’une demi douzaine d’étages.

-Ok. Non mais c’est pas si grave, en fait, je m’en remettrai.

-Je dois partir parce qu’il n’y a pas que moi qui suis à risque, reprit-il avec des yeux si doux qu’elle eut envie de s’enfuir en courant. Si j’étais seul…

Il lui prit la main sans finir sa phrase, les larmes aux yeux. Alors elle craqua, profitant du contact pour l’attirer vers elle sur le canapé, s’enfonçant dans une étreinte presque trop forte pour elle. Sa tête contre le torse d’Adam, ses bras autour d’elle - il n’avait pas hésité - elle serra les paupières pour garder les larmes là où elles devaient être : pas à l’extérieur. Le visage enfin caché du monde, calquant sa respiration sur les battements de son cœur, elle se laissa aller. 

S’il s’écarta d’elle quelques minutes plus tard, ce fut pour chercher ses lèvres, avec une douceur presque révérente. Comme un miracle qu’elle n’attendait plus, les mains d’Adam parcoururent son dos, ses épaules, ses cheveux, alors que sa respiration se faisait rauque.

Morgane oublia Garnot, l’enquête, leur séparation imminente, alors qu’un seul mot tournait dans son esprit. Enfin. Enfin, enfin, enfin. Elle s’accrocha à ses épaules alors qu’il explorait sa bouche, une main glissée sous son pull comme en expédition, le contact frais la faisant frissonner. Elle se voilait pas la face : bien sûr que leur temps était compté, mais ça n'avait jamais été aussi agréable de se mentir qu'à ce moment. Omettre un peu l'évidence, imprimer chaque respiration à tout jamais dans le livre de ses souvenirs, des images à consulter lorsqu’elle sentirait l’ombre l’avaler de nouveau.

Ses mains à elle trouvèrent les boutons de sa chemise, fébriles à chaque nouvelle étape, parce que c’était beaucoup plus dur d’atteindre une coordination mains-cerveau quand ledit porteur de la chemise déposait un chemin de baisers du creux de son oreille à ses clavicules. Un gémissement lui échappa et elle entendit le souffle d'Adam se suspendre un instant. Quoi, il avait jamais entendu quelqu'un apprécier le moment? Elle voulut se décaler, le regarder, mais soudain le canapé se déroba sous elle.

Perdant l’équilibre, elle se sentit basculer vers le tapis et se raccrocha à Adam dans l'espoir d'arrêter sa chute, ce qui eut le vif succès de l’entraîner avec elle. Au sol, dans un enchevêtrement de bras et de jambes rappelant une mauvaise partie de Twister, ils se regardèrent. Est-ce que quelqu’un l’avait regardée comme ça un jour ? Elle n’était pas sûre.

-Tout va bien ? lui demanda-t-il.

-Je suis tombée d’un canapé, Adam, pas d’un pont, rit-elle.

-Non, je veux dire - il rougit comme un écolier de cinq ans - je ne voudrais pas supposer…

Elle l’embrassa à nouveau, un message assez clair qu’il comprit parfaitement. 

 


C’était pas facile tous les jours. Beaucoup plus qu’avant, quand Aubin devait cacher ses dessins sous son matelas au foyer pour éviter qu’on ne les lui vole, mais la barre était au sol. Gen et Adam étaient devenus sa famille sans qu’il s’en rende compte : il s’était simplement réveillé un jour avec cette certitude-là. Il ne le leur avait jamais dit, parce qu’il avait sa fierté, mais ils devaient bien s’en douter. 

Leur unité - cette triade un peu bancale - n’était pas conventionnelle, ça c’était clair, mais peu de choses l’étaient. Ça lui allait tout à fait de servir d’architecte de plans bancals, ou de gourou informatique occasionnel. Enfin surtout pour Gen, le truc de gourou, parce qu’il avait beau être passé en mode cours du soir, Adam avait toujours du mal à rattraper le train en marche. Franchement, il lui en devait bien une vu son niveau catastrophique il y avait un an.

Ça ne le dérangeait pas, toutes les combines, les déménagements fréquents, les tensions chuchotées le soir lorsqu’ils le pensaient endormi. Aucune famille n’était parfaite, et puis de toute façon on l’impliquait assez pour qu’il n’aie pas vraiment de doutes sur le but de tout ça : aider des gens. Toujours. Comme Gen, et qu’est-ce qu’il était heureux qu’elle soit là. 

Le statu quo lui convenait. Il ne durerait plus. Peut-être qu’il était le premier à s’en rendre compte, avant Adam ou même Gen, qui s’obstinaient à poursuivre leurs projets comme si de rien n’était, mais ce n’était qu’une question de temps. Ils lui avaient rabâché l’importance de trouver sa voie, et finalement c’était eux avaient rencontré les leurs à Lille. S’il y avait bien une chose qu’Aubin avait intégré, c’était qu’il avait maintenant un outil pour vérifier la validité de ses choix de vie.

C’était très simple. Lorsqu’il verrait dans ses yeux la même ferveur qu’Adam lui parlant de Morgane, lorsque quelque chose serait assez fort pour l’arracher à son confort comme l’activité mystère de Gen, il saurait que sa réponse était la bonne. 

Alors il profita du silence qui emplissait la maison par leur absence pour se plonger dans ses livres de cours, croisant les doigts pour que l’université lui apporte ce sentiment-là.

Un rire près de l’entrée lui apprit que les deux tourtereaux étaient revenus, pour la douzième fois de la semaine semblait-il. On était vraiment sur une garde partagée: depuis que Gen avait reculé la date de départ d’une semaine, Adam semblait passer le plus clair de son temps avec Morgane. S’il avait demandé son avis à Aubin, il lui aurait dit que c’était une mauvaise idée monumentale; Adam n’était pas le genre à se détacher aussi vite. Même pour ce qui était insignifiant - changer de resto - il vivait ça comme une trahison, alors là, il empilait les barils de poudre pour sa propre explosion. 

-J’espère que vous avez ramené le repas, lança-t-il sans se retourner. Pour compenser mon traumatisme.

Sans surprise, Adam déboula avec un air soudain inquiet.

-J’aurais dû te prévenir. Je suis désolé, je n’y ai pas pensé du tout, c’est impardonnable. Tu veux qu’on en parle ?

-Le détachement même, remarqua Aubin, narquois.

-Pardon?

-Non, oublie. Et c’était une blague, hein, stresse pas - enfin pas les burgers, j’espère que t’as prévu quelque chose, parce que Gen ne rentre pas avant la fin d’après-midi.

Un sac en papier à l’odeur divine fut balancé à côté de lui, avec un manque de délicatesse qui lui indiqua que Morgane était entrée à son tour. Jetant un coup d'œil aux victuailles, il leva un sourcil ravi. 

-Mexicain ? Oh mon dieu, je savais que je t’appréciais pour une raison, ça fait des mois qu’Adam refuse de commander autre chose qu’indien.

-Disons qu’il n’a pas trop eu le choix, sourit-elle. 

Quelque chose dans ses yeux l’interpella. À force, il finissait par bien connaître Morgane, et quelque chose clochait aujourd’hui, comme si on avait jeté un voile sur son enthousiasme. C’était pas flagrant et il choisit de ne pas s’y attarder: si ça concernait Adam, elle devait lui avoir dit. Il les laissa à leurs affaires: une quesadilla de la taille d’une assiette criait son nom, et il n’était pas le genre à faire attendre ses rendez-vous.

 

 

 

Heureusement que vingt-quatre heures avaient suffi à digérer le dîner gargantuesque qu’il avait englouti, parce qu’il avait besoin de tous ses neurones pour la révélation qu’on venait de lui faire. 

-Une flic, dit-il en tentant de garder son sérieux.

Gen venait de leur faire ses aveux - vu la tête qu’elle avait pris, on aurait pu croire qu’elle leur annonçait qu’elle avait un cancer - et Aubin n’avait pu retenir un cri de joie, poing victorieux lancé vers le ciel. C’était peut-être un pari avec lui-même, n’empêche qu’il avait eu raison : leur pilier national du sérieux avait fini par succomber aux charmes d’une autre personne, choc digne de celui de 1979. Oui, il était en plein dans ses révisions.

-Oui. J’aurais dû vous le dire plus tôt, reprit Gen en se tordant les mains, mais je ne voulais pas - enfin, je ne pensais pas que c’était sérieux.

-C’est sérieux ?

Aubin avait l’impression d’être devenu une sorte de perroquet, mais franchement, Gen et tomber amoureux étaient deux concepts qu’il pensait éloignés d’au moins une ou deux galaxies. Tout autant que le rouge qu’il voyait s’étaler sur ses joues.

-Mais c’est énorme ! s’exclama-t-il. Bon, on la rencontre quand ?

Gen coula un regard inquiet vers Adam, qui n’avait toujours pas dit un mot. Il semblait plutôt au bord de l’implosion. 

-Euh…ça va ? osa-t-il glisser en sa direction. 

Pour toute réponse, il gloussa - prouvant qu’il était peut-être définitivement happé par la folie - puis se rassit en face de Gen avec un sourire narquois aux lèvres. Gen en couple, Adam qui gloussait, on était sur l’abattement de tous les repères d’Aubin. Si quelqu’un lui aurait dit qu’il vivait dans une simulation, il l’aurait cru immédiatement.

 

Le soir suivant, Adam et Aubin remontaient gaiement la rue. Enfin surtout Aubin, parce que son comparse était incapable de dépasser le niveau émotionnel semi-content, sans parler d’être guilleret. Le sac en papier kraft rempli d’emballages de burgers à la main, l’odeur de frites chatouillant ses narines, il se félicitait mentalement d’avoir insisté pour qu’ils s’arrêtent, déroulant un fait infaillible : l’indien était à vingt minutes à pied contre douze pour les burgers, ils gagnaient en chaleur du plat et en efficacité. Et puis deux jours de suite, c’était pas la mort, ou plutôt un juste paiement pour son aide dans leur déménagement. 

Tout à ses perspectives culinaires, il ne vit pas la voiture arriver - une énorme berline, vitres teintées - foncer à l’intersection, et il ne dut son salut qu’à l’intervention d’Adam qui le tira en arrière par la capuche. 

-Désolé, dit-il en prévention d’une nouvelle litanie sur la sécurité routière.

Mais rien ne vint. Adam fixait leur rue, celle d’où la voiture avait déboulé, les mâchoires serrées. Puis il se mit à accélérer le pas avec une vitesse impressionnante.

-Eh, attends-moi ! protesta Aubin dont l’esprit n’était pas du tout à l’exercice physique.

Mais il cavala sans lui répondre, jusqu’à ce que leur jardin leur apparaisse. Les hortensias, le perron.

Et la porte grande ouverte. Adam était tout blanc.

-Reste là, lui intima-t-il.

Bien évidemment, Aubin lui emboîta le pas, interprétant l’ordre comme une simple suggestion. La porte était grande ouverte mais déverrouillée - si c’était un cambriolage, ils l’auraient forcée - et il commençait à penser qu’Adam sur-réagissait.

-Gen ?

-Ici, leur parvint une voix.

La frayeur dans son timbre le glaça. Jamais Gen n’avait montré sa peur depuis qu’il la connaissait - l’entendre maintenant lui donnait l’impression que sa bulle avait été percée, comme lorsqu’on grandissait et qu’on se rendait compte que ses parents n’étaient pas invulnérables. Il resta donc en retrait alors qu’Adam se précipitait vers le son, avançant très lentement par peur de ce qu’il allait découvrir.

Le salon n’était pas en désordre: la table était bien rangée, les livres à leur place, et Gen était assise sur l’une des chaises. Son soupir de soulagement fut abattu en vol, bloqué dans sa gorge lorsque les détails lui sautèrent aux yeux. La chaise était la seule chose qui semblait empêcher Gen de glisser au sol. Son teint était crayeux et sa main crispée sur son bras gauche, et elle ne réagit pas lorsqu’Adam s’approcha, comme si elle restait consciente par la seule force de sa volonté et que toute déconcentration ruinerait ses efforts.

Il n’y avait pas de sang. S’il devait parier, il n’y aurait pas d’empreintes non plus: les seules personnes qui pouvaient porter atteinte au pilier qu’était Gen étaient des professionnels.

-C’était Garnot, dit-elle alors qu’Adam composait le 15. 

-Je sais. Il veut que je reprenne le travail. Ils répondent pas, c’est pas norm - allô ? Oui. J’ai une urgence, elle -

-Est tombée dans les escaliers, souffla Gen.

Alors qu’il débitait leur adresse à toute vitesse à la personne au bout du fil, Aubin s’approcha comme il l’aurait fait avec un animal blessé - avec précaution, sans vraiment y croire.

-Hey, reprit-elle. Ça va?

Il eut envie de dire que non, ça n’allait pas, qu’ils agissaient comme si de rien n’était, l’agression  secondaire tout au mieux vu que personne n’était mort. C’était donc leur échelle ? Perdre quelqu’un ? Et elle lui demandait comment ça allait, parce que quitte à tuer le temps avant qu’elle perde conscience, autant papoter un peu, ou tiens, regarder la télé. Tout était normal mais rien ne l’était.

-Oui, se contenta-t-il de répondre.

Elle le fixa longuement, comme si c’était lui qui était blessé, avant de reporter son attention sur Adam qui raccrochait.

-Ils seront là d’ici dix minutes.

-Ok. Maintenant, tu m’écoutes. Il ne voulait pas que tu bosses pour lui, il voulait que tu arrêtes Morgane.

-Pardon ?

-Elle enquête sur eux, et elle doit être à ça de trouver des preuves s’ils se sont permis le déplacement. La seule raison pour laquelle ils n’ont pas essayé de m’arracher des infos, c’était parce qu’il était assez stupide pour me croire quand j’ai agi comme si je ne connaissais rien de tes activités.

-Arracher des infos ? ne put s’empêcher de relever Aubin.

Deux têtes se tournèrent vers lui simultanément.

-Ça suffit, dit Gen en fronçant les sourcils. Adam, tu sors avec lui. On en reparlera plus tard.

-Mais je -

-Je ne suis pas à l’abîme de la mort, c’est juste un bras cassé. Tu sors.

Son ton ne laissait place à aucune discussion. Aubin s’assit calmement sur les marches du perron, bien plus silencieux qu’à son habitude. Les mots lui manquaient, et il se contenta de passer sa main sur le béton rugueux en un mouvement de balancier, les yeux perdus dans les lumières jaunâtres des lampadaires. 

 

Les ambulanciers emmenèrent Gen - l’allongeant sur une civière malgré ses protestations - et les lumières bleues s’éloignèrent lentement. Aubin était toujours sur les marches, la main serrant le papier kraft contenant leurs burgers. 

Son pouls se calma quelque peu, assez pour former une réflexion cohérente. Gen et Adam avaient raison : eux avaient fait le choix de cette vie, choisi de prendre ces risques; c’était à lui de faire le sien. Son départ était l’espace qu’ils lui laissaient pour le prendre. Il ne pouvait pas leur en vouloir pour ce qui venait d’arriver, même s’il était terrifié, même si la perspective de les perdre était entrée brutalement dans le champ des possibles. 

Par contre, ils lui devaient au moins une explication. 

Il était quatre-vingt-dix-neuf pour cent certain qu’on n’était pas sur une urgence vitale, mais ça n’avait pas l’air d’être le cas d’Adam. Lui avait failli envoyer une droite à l’ambulancier qui lui avait refusé l’accompagnement, et n’avait pas bougé depuis, planté au bord de la pelouse comme un nain de jardin démesuré. Grincheux, simplet et toute la bande avaient un nouveau pote : Traumatisé, le nain qui regrettait ses décisions.

Pour quelqu’un qui n’avait cessé de répéter qu’Aubin devait se rendre compte du danger de leurs activités, Adam avait l’air sacrément surpris par les conséquences. Et franchement, il n’avait pas lu de peur dans le regard de Gen, juste un coup d'œil vers eux, quelque chose comme un avertissement - pour lui ou pour le nain, il ne savait pas vraiment - histoire de calmer toute ardeur de vengeance de l’un d’entre eux.

Y’avait pas de risque pour Aubin. Aucun. Ça faisait peut-être de lui un lâche, mais l’université ne lui avait jamais paru aussi attirante.

L’université. Dans un éclair de génie, il comprit pourquoi ils avaient envoyé ses affaires à Rennes la semaine dernière, et imprimé un billet de train pour dimanche. L’un des deux avait fait quelque chose d’idiot. Pour une fois, il ne savait pas qui : par réflexe, il aurait dit Adam, mais Gen était sacrément louche depuis des semaines. Elle avait dit que la femme qu’elle voyait était flic, mais si ça se trouvait c’était une criminelle et elle passaient leurs nuits à braquer des banques façon Bonnie and Clyde. Ou alors elles avaient cassé, et elle ne l’avait pas bien pris.

Sauf que Gen était en route pour l’hôpital: il ne lui restait donc qu’Adam à cuisiner. Lui, il n’y avait pas mille pistes : s’il était à la base de ce règlement de comptes, ça aurait sans aucun doute rapport avec Morgane Alvaro. 

Miracle parmi les miracles, Trauma le nain choisit de lui parler de lui-même. Toujours aussi figé et toujours sans le regarder, il prononça une phrase complètement inintelligible.

-Quoi ?

-C’est ma faute, répéta-t-il.

Ah. Voilà quoi réglait la question.

-T’en es sûr ou c’est juste une supposition ? demanda-t-il tout de même, parce qu’Adam avait une légère tendance à décider que tous les malheurs de la région étaient de son fait.

-J’ai tardé à partir. J’ai continué à voir Morgane, et elle n’a pas fermé l’enquête. Bien sûr que non.

-Quelle enquête ?

-Garnot. Je savais que c’était risqué. Elle n’aurait jamais dû - 

-Attends, l’interrompit Aubin qui tombait des nues. C’est quoi le rapport ? Pourquoi il s’en est pris à toi et pas directement à Morgane ?

Adam le regarda, comme foudroyé, et Aubin eut très envie de retirer immédiatement ce qu’il venait de dire, parce qu’Adam n’avait clairement pas pensé à ça, et la perspective venait de s’afficher en mode écran géant derrière ses rétines. 

-Il aurait pu attaquer Morgane, dit-il. 

-Oui mais elle est flic, répondit Aubin, pragmatique. Toi non, et c’est bien plus facile d’attaquer quelqu’un qui va pas porter plainte. Par contre, pourquoi il a su que t’attaquer toi allait l’affecter, elle ? 

-Mais je ne sais pas ! - clairement, il savait - Je ne savais même pas qu’elle avait repris l’enquête. 

Un bruit derrière eux les fit sursauter. Il se serait presque attendu à revoir Garnot, revenu finir son travail, mais ce fut une inconnue qui déboula dans le jardin, l’incarnation même de la panique. Adam se redressa.

-Commissaire Hazan.

-Karadec. Où est Geneviève?

Alors, les lumières s’allumèrent enfin dans l’esprit d’Aubin façon boule à facettes, et il se retint de sauter sur place, surexcité. Il n’avait encore jamais rencontré les personnes sur qui Gen jetait son dévolu: la rencontrer était donc fascinant, et il avait une douzaine de questions préliminaires.

-C’est vous, Céline ? J’y crois pas. Gen avait dit qu’elle voyait quelqu’un - enfin, hier, quoi - mais c’est la première fois qu’elle prévient. Elle est comment? Vous vous êtes rencontrées où? Bon, ça j’ai des suppositions, parce qu’Adam a fait un aller retour au commissariat et que Gen est devenue bizarre juste après, mais comment c’est devenu -

-Qu’est-ce qu’il s’est passé, bon sang, s’exclama la commissaire en snobant complètement Aubin. Geneviève m’a dit qu’elle allait à l’hôpital, mais elle ne me répond plus, et je - 

-On lui a tiré dessus, répondit Adam.

-Pardon ?

Elle semblait à deux doigts de faire une syncope.

-Mais ça va, se hâta de compléter Aubin. Enfin, ça ira, quoi. C’était juste son bras.

Vu la tête qu’affichait Céline, l’argument n’était pas particulièrement convaincant. Sans leur laisser vraiment le choix, elle les embarqua tous deux dans sa voiture de fonction, destination l’hôpital. Aubin la remerciait silencieusement malgré le manque de formes qu’elle y avait mis - ça s’apparentait plus à “je vous embarque, vous me guidez” - parce qu’Adam avait l’air trop sonné pour prendre une quelconque décision, encore moins conduire, et Aubin n’avait pas le permis. 

Il en profita pour observer le panier à salade, réfrénant son envie de toucher à tous les boutons inconnus du tableau de bord. Après tout, il devait faire bonne impression.

Après une demi-heure de conduite franchement dangereuse, ils se retrouvèrent tous les trois assis dans une salle d’attente aseptisée du CHU. Tous les deux, en fait, Adam n’ayant pas réussi à poser ses fesses sur une chaise plus d’une seconde.

-J’aurais dû préciser l’hôpital, rumina-t-il en reprenant un douzième tour de la salle. Un CHU, c’est bien trop risqué. Et si un interne se trompe, on fait quoi ? Ils n'ont même pas son dossier médical.

Céline tenta de le raisonner.

-Ils ont dit que c’était une double fracture. Il y a peu de risques.

-Le risque zéro n’existe pas, rugit-t-il. Vous devriez le savoir, vous, non ? Et si elle ne supporte pas un anesthésique, on fait quoi ?

Aubin envoya un regard compatissant à Céline:  toute rationalité était inutile en ce moment, mais il n’avait pas eu le temps de la prévenir. La seule chose qui pourrait le calmer, ce serait de voir Gen, et vu l’estimation du médecin ce serait pas avant une bonne heure au mieux. 

Alors qu’Adam et lui étaient plus ou moins une boule de nerfs, Céline était d’un calme olympien - trahi seulement par le battement régulier de son pied sur le sol - et c’était exactement ce dont il avait besoin. Il commençait à comprendre pourquoi Gen et elle avaient accroché.

-Et vous ne contrôlez pas les enquêtes de vos équipes, vous ? reprit Adam au bout de cinq minutes de silence. Vous en faites quoi, des dommages collatéraux ?

-Si je pouvais contrôler les réactions de chaque suspect, Karadec, je ne serais pas là à attendre que ma - que Geneviève sorte de la salle d’opération, répondit-elle très calmement. Aubin et moi allons faire un tour, je vous conseille de vous asseoir ou de faire une sieste en attendant.

Elle se releva avec raideur, envoyant un signe de tête à Aubin qui se leva d’un coup pour la suivre. Il n’avait vraiment pas envie de rester seul avec Adam. Pas alors qu’il avait aussi peur que lui, et qu’aucun des deux ne réussirait à calmer l’autre. 

Il la suivit dans le dédale des couloirs, plissant le nez pour ignorer l’odeur douceâtre qui commençait à le crisper, se concentrant sur les motifs du lino pour ne pas regarder les portes des chambres autour d’eux. C’était vraiment pas son truc, les hôpitaux. Une fois qu’ils franchirent les portes automatiques, l’air frais qui s’engouffra dans ses poumons leur arracha un soupir de soulagement. 

La tête lui tournait un peu, et le rebord en pierre de la fontaine à côté de l’entrée lui fut salvateur alors qu’il y posait ses fesses, fermant les yeux une seconde. Tout se mélangeait un peu. Il savait bien qu’il aurait dû rester concentré sur la situation, mais au présent se mélangeaient des inquiétudes pour sa petite personne : est ce qu’ils auraient encore envie de le garder avec eux après ça ? Même aux études, il devait bien revenir chez quelqu’un de temps en temps. Et les Noëls ? S’il revenait un jour et que l’un deux n’était plus là, qu’est ce qu’ils feraient ? Il n'avait jamais vraiment dû assister à un enterrement - il était trop petit quand ses parents étaient morts - mais la pensée ne lui avait jamais traversé l’esprit. 

Il savait bien qu’un jour, si tout se passait bien, le temps le laisserait seul, sans Gen et Adam, mais la perspective était si lointaine qu’il aurait tout aussi bien pu s’agir d’un conte pour effrayer les enfants. Maintenant il avait l’impression qu’un chronomètre s’était mis en route, lui ordonnant de trouver d’autres personnes s’il ne voulait pas se trouver tout seul un jour avec une vie à demi-construite.

-Ça va ?

Céline s’était assise à côté de lui, la sollicitude dans sa voix lui rappelant celle de Gen, et c’était bien la pire question à poser à quelqu’un qui se retenait de partir en vrille. Pour éviter de répondre, il se concentra sur le pigeon devant lui. Il arpentait les rues goudronnées avec son petit corps tout maigre, sautillant sur la patte qu’il lui restait. Son allure était loin des volatiles bien portants qui arpentaient les rues, loin des moineaux rapides et nerveux.

C’était juste un petit gars tout triste. 

Aubin serra son portable dans sa main. Tout à coup il ne vit plus rien. Le monde se brouilla devant lui, obstrué par de la buée, des trucs chauds et humides qui coulaient de ses yeux et qui s’arrêtaient pas.

Céline le prit dans ses bras et il ne résista pas. L’étreinte fut longue, et il était probablement en train de tremper l’épaule de son pull avec les larmes qui semblaient pas vouloir s’arrêter, mais elle le laissa rompre l’étreinte lui-même. Punaise, ils étaient tous exceptionnels à la PJ de Lille ou quoi ? 

Adam avait toujours eu une certaine révérence en parlant des flics, mais Aubin n’appréciait pas trop: après tout, fallait être sacrément stupide pour refuser quelqu’un comme lui, et il avait choisi de tenir rancoeur à toute l’institution à la place d’Adam. Entre Morgane et Céline, ça devenait carrément compliqué.

-Bon, crachota-t-il pour garder une contenance. On y retourne ?

Ils n’avaient pas vraiment parlé, ils ne se connaissaient pas, mais ce n’était pas le moment. Ça lui semblait trop étrange de lui poser des questions sans Gen à côté d’eux, et Céline semblait partager son ressenti, parce qu’elle le suivit à l’intérieur avec un sourire.

 

Gen se réveilla deux heures plus tard - apparemment, la fracture était assez moche à voir, donc ils avaient dû l’endormir pour la réparer - et ils cavalèrent jusqu’à la chambre 204 qu’avait indiqué le médecin. Aubin entra en dernier, la vue bloquée par les deux compères, alors il entendit Gen avant de la voir : 

-Salut.

Le son se rapprochait plutôt du croassement que du velours habituel de sa voix. S’asseyant à côté d’elle sur le lit, Céline sourit. Gen aussi, et il comprit qu’elles réservaient ce sourire l’une à l’autre : il y avait quelque chose d’indescriptible dans leur regard, presque palpable, un genre de bonheur qui gonflait, qui prenait toute la place, et qui menaçait de virer Aubin de la chambre. 

-T’as pas une tête très fraîche, blagua-t-il pour tenter de signaler sa présence. 

Il n’osa pas vraiment dire autre chose. Elle était toute blanche, avec un énorme plâtre sur le bras, très loin du mur porteur de son existence qui n’avait jamais mal. Ok, elle allait bien, mais ça il le savait déjà en arrivant à l’hôpital. Pourtant on avait enlevé un filtre devant ses yeux. Le pire existait, et le pire pouvait arriver, et les derniers bouts de son enfance déjà bien amochée venaient de se faire la malle. 

Gen le connaissait. Assez pour voir le changement dans son expression, assez pour savoir que ce n’était pas le moment de l’aborder. 

-Tu t’es vu ? railla-t-elle un peu plus fort. Bon, les gars, je vous présente Céline. Céline, les gars. Ils ne sont pas aussi mélodramatiques d’habitude.

Aubin voulut protester - mélo, lui? - mais son regard tomba sur Adam. Collé au mur du fond comme si avancer l’écraserait sous le poids de la culpabilité. C’était son dada, la culpabilité. Dans la demi-heure qui suivit, il dut prononcer une demi-douzaine de mots au maximum, et la moitié étaient “je suis désolé”. 

À un moment, il crut que le miracle était arrivé lorsqu’il sourit en passant un coca - obtenu à la machine du couloir par Aubin et passé en contrebande sous les yeux de l’infirmière - à Gen. Celle-ci voulut tendre son bras gauche. Remarqua qu’il était plâtré. Grimaça de douleur.

Aubin retint un grognement exaspéré quand Trauma le nain s’assombrit à nouveau, marmonnant un autre “je suis désolé” avant de prendre son portable et de sortir en hâte, les sourcils froncés jusqu’à son nombril.

-Il va parler à Morgane, constata Gen.

-C’était vrai, ce qu’il a dit ? demanda Céline. C’est à cause de son enquête qu’ils sont venus chez vous ?

Gen serra les lèvres.

-On a pris des risques, reprit-elle en serrant la main de la commissaire. J’ai pris un risque en lui demandant de rester une semaine de plus. Sauf qu’il préfèrerait blâmer le monde entier plutôt que de s’en rendre compte.

-Tu m’avais dit que - c’était pour moi que tu es restée ?

Elles commençaient à murmurer, et Aubin se sentit vraiment de trop. Il se glissa hors de la chambre dans la vague idée de rejoindre la salle d’attente, ou de récupérer un goûter à la machine. Une voix qu’il connaissait bien l’arrêta net, résonnant dans la cage d’escalier. 

La curiosité eut raison de lui. D’une discrétion digne des meilleurs héros de roman policier, il glissa sur le lino du couloir jusqu’à atteindre le palier du dessus et être à portée d’oreille - et en visuel - de la discussion. Juste en dessous de lui, Adam gesticulait vivement, le téléphone collé à l’oreille.

-Ça ne faisait que deux jours ? Ça a suffi pour que vous trouviez des informations. Et c’est Gen qui en a fait les frais. Vous vous en rendez compte?

Son ton était furieux, et Aubin nota qu’il était repassé au vouvoiement, qu’il avait perdu la semaine dernière lorsque ça concernait Morgane. Pour l’acharné du contrôle qu’était Adam, ça équivalait presque à une demande en mariage, alors on devait plutôt être sur une ambiance divorce en ce moment. De l’autre côté du téléphone, Morgane répondit quelque chose qui eut l’air de toucher sa cible: Adam recula comme si on l’avait frappé, s’asseyant sur une des chaises en plastique pour la première fois de la soirée.

-Et je ne reviendrai pas, ça c’est sûr, reprit-il. Vous avez l’air de penser que votre collègue est plus important que tout : la sécurité de Gen, la mienne, et la vôtre aussi. La prochaine cible, c’est vous.

Un nouveau silence, puis la voix d’Adam se durcit.

-Ça vous plaît, de vous inventer des ennemis ? Bien sûr qu’il lâchera l’affaire. Vous ferez comment, une fois qu’on ne sera plus là pour essuyer les plâtres ? C’est de l’inconscience.

Un nouveau silence. Adam détourna le téléphone de son oreille et plaqua une main sur sa bouche. Son grand corps était presque plié en deux, comme s’il tentait de se rouler en boule juste là. Aubin crut entendre quelque chose comme un sanglot, mais il écarta l’idée incongrue.

-Morgane, reprit Adam d’une voix presque stable. Il ne peut pas y avoir de nous . C’est trop dangereux. S’il vous plaît, refermez le dossier.

Puis il raccrocha.

 

Chapter 15: Principe de précaution

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Pour la première fois de sa vie, Gen était perdue. Complètement. Le chemin de son existence avait été droit pendant vingt-deux ans, pavé d’or, délimité sans aucun choix à faire. Puis Adam était arrivé et la ligne s’était transformée en fourche, une décision simple entre deux existences - l’une libre, l’autre non - et elle l’avait suivi sans aucun regard en arrière. 

C’était pas très dur de choisir, s’était-elle dit. Pendant les années qu’elle passait avec Aubin et Adam, dans le tourbillon de leur triade, de leurs dossiers, le doute ne s’était pas présenté à elle. Pas une seule fois. Elle voyait passer les articles dans les journaux spécialisés -s’ils méritaient ce nom- qui parlaient de crise existentielle et de remises en question. Ce que ces personnes paniquées traversaient ne la concernait pas, elle qui se plaçait au-dessus de leurs petits doutes irrationnels, qui se délectait de la voie qu’elle empruntait sans jamais se demander ce qu’il y avait ailleurs.

Peut-être un reste de son entraînement militaire, ou juste un fonctionnement plus rationnel que la normale, mais quand on faisait un choix, on s’y tenait. On n'allait pas voir ailleurs, pas besoin de se faire des nœuds au cerveau. Mais, comme elle le comprenait rapidement, rien ne durait. Jamais. Ne pas l’avoir compris était un oubli de la part de celle qui ne négligeait jamais rien, et encore moins sa propre vie. 

La route était pire qu’un carrefour maintenant, des dizaines et des dizaines de chemins devant elle, certains brumeux et incertains, d’autres qui s’enfonçaient dans l’inconnu, et elle avait perdu celui qu’elle pensait emprunter, sans savoir si elle avait vraiment envie de le retrouver. 

-Ça va ?

-Oui, Adam, soupira-t-elle pour la douzième fois. Ça va. Tu peux t’occuper de son sac ?

Le coffre de la voiture était grand ouvert, rempli de deux énormes valises bourrées à craquer, leur contenu plus tassé qu’un champ après un festival. Les affaires d’Aubin. Gen essaya de se concentrer sur l’instant présent. Un pas après l’autre. 

Mais elle ne pouvait oublier l’horloge de la gare qui indiquait presque quatorze heures, vingt-deux minutes avant le départ du TGV à destination de Rennes. Vingt-deux tours d’horloge avant que leurs vies changent à nouveau, qu’elle n’ait plus à râler contre les énièmes verres que l’adolescent disséminait dans tous les recoins de la maison. Des détails ennuyeux, normaux, qui lui donnaient parfois envie de balancer Aubin par la fenêtre à force de répétition inutile. Ils lui manquaient déjà. 

Heureusement, son bras était là pour la rappeler à l’ordre. L’écharpe tenait bon, le plâtre aussi - un truc expérimental, en carbone coloré, qui lui permettait de passer le bras sous l’eau - mais la douleur ne s’en allait pas vraiment. C’est ce que le docteur Fernet avait dit, de toute façon. 

La discussion lui revint à l’esprit, la chaise en plastique de la salle de consultation crissant sous elle alors que le médecin lui montrait une radio affichée au mur.

-Bon, vous avez eu de la chance, votre IRM n’a rien montré d’anormal. C’est étonnant, après une chute comme celle-ci…

Dans l’ambulance, Gen avait réussi à se souvenir de ce qu’elle avait soufflé à Adam, l’excuse médiocre de la chute dans l’escalier. Peu crédible par rapport à la position de sa blessure, elle le savait, mais il était trop tard pour inventer quelque chose d’autre. Alors elle hocha la tête, comme si les marches en bois étaient sa principale source d’angoisse ces derniers temps, et pas ces abrutis qui avaient décidé d’envahir leur maison. 

-Cependant, le ligament gléno-huméral a été touché, reprit le médecin, et l’articulation humérale a pris un gros coup. Ça nous informe d’une laxité ligamentaire plus que probable.

Derrière elle, Adam hocha la tête, plus blanc que le sol carrelé, alors qu’elle savait pertinemment qu’il n’avait pas compris un traître mot de ce que venait de dire le le docteur Fernet. Contrairement à elle. S’il avait été un tout petit peu plus franc, ça aurait donné quelque chose comme votre bras est plus ou moins fichu, bonne chance pour la rééducation .

-D’accord, se contenta-t-elle de dire en espérant qu’il s’en tiendrait là. 

-C’est sûrement du charabia pour vous, je sais, reprit-il d’un air compatissant en s’asseyant à côté d’elle.

-Non, vraiment, j’ai compris -

-Votre épaule a subi un gros choc, dit-il sans l’écouter. Assez pour que l’intervention chirurgicale ne puisse pas améliorer complètement son état, parce que le ligament sera difficilement réparable. 

Gen serra les paupières pour éviter de voir la réalisation - le miroir de la sienne il y avait quelques instants - dans les yeux d’Adam. Elle le sentit se figer derrière elle .

-Vous voulez dire qu’elle - la voix d’Adam était blanche - ne pourra plus utiliser son bras ?

-Ce n’est pas ce que j’ai dit. Avec un traitement de kinésithérapie à long terme, la douleur devrait s’estomper progressivement, et l’épaule pourra retrouver une partie de sa motricité.

-Une partie ?

-Soixante pour cent, soixante-dix dans le meilleur des cas.

Le chiffre tomba comme une sentence. 

 

Elle n’avait plus dit grand-chose après ça, se contentant d’écouter le médecin, les recommandations, alors qu’Adam notait toutes les références dans son carnet derrière elle. Les dates des rendez-vous, les médecins à contacter, les processus à suivre. Sa culpabilité émanait par vagues même s’il n’avait encore rien dit, parce qu’ils savaient tous deux que son bras gauche, c’était son bras dominant. Celui avec lequel elle écrivait, cuisinait, conduisait. Celui avec lequel elle se battait. 

Rationnellement, elle savait que son identité n’était pas sa capacité à combattre : pas ses réflexes, pas ce qu’elle apportait à l’équipe. Mais la logique échappait à son cerveau, donnait un dernier coup de marteau à ce qu’elle pensait passer le reste de sa vie à faire.

Ce pour quoi elle s’était entraînée depuis ses dix-neuf-ans. 

 

Alors, oui, Gen était perdue. Pire que ça, elle se sentait devenir aigrie : c’était humiliant de devoir demander de l’aide pour sortir une simple valise du coffre d’une voiture. Ou attraper une tasse en haut de l’étagère. Adam, Céline, Aubin, aucun n’agissait comme si ça sortait de l’ordinaire, mais la différence faisait tout de même mal, alors elle tentait de se concentrer sur le présent. Sur ce qu’elle avait à faire pour s’assurer que rien de similaire n’arrive aux deux nigauds qu’elle appelait sa famille. 

La première étape à gérer était de mettre Aubin en sécurité, de lui faire prendre ce train à l’heure prévue. C’était deux semaines plus tôt qu’ils n’avaient anticipé, et l’ado avait protesté vigoureusement lorsqu’il avait compris qu’il ne participerait pas au déménagement d’Adam et Gen. Ils étaient restés intransigeants, même lorsqu’il avait soulevé le problème de ses épreuves du bac : il pourrait les finir là-bas, de toute façon le programme de scolarisation en ligne lui permettait facilement de le faire. 

Elle n’avait jamais entendu une personne préparer sa valise aussi bruyamment. Ils avaient fini par s’y mettre à trois pour coordonner les affaires qu’il allait emmener.

-Tu es sûr que tu as besoin d’autant de T-shirts ? avait fait remarquer Adam d’un air perplexe alors que Gen s’efforçait de les rouler proprement pour les faire tenir.

-Oui. Et puis j’aurais plus de place si tu m’avais pas mis trois paires de gants, grommela Aubin. Depuis quand il fait moins douze en Bretagne?

-On n’est jamais trop sûrs. C’est de la prévoyance.

Après presque une heure de marchandage, ils étaient arrivés à un consensus. La valise avait été zippée une fois qu’Aubin s’était assis dessus, et ils avaient contemplé leur œuvre : l’objet bien rangé détonnant au milieu du chaos de la chambre sans dessus dessous. 

Tous les trois étaient restés silencieux un moment. 

-Vous savez que vous êtes plus ou moins mes parents, maintenant, non ? avait fini par dire Aubin d’une voix tremblotante. Je voulais être sûr que vous le sachiez. 

Un poids de mille tonnes avait écrasé la poitrine de Gen, empêchant les mots de remonter, alors elle l’avait serré contre elle, attirant sa tête contre son épaule.

Des dizaines de petits adieux avaient suivi : la valise à ranger, le sandwich à préparer, la liste d’instructions d’Adam placée dans la poche avant de son sac à dos. Des dernières fois, aussi. La dernière fois qu’il balançait négligemment ses baskets dans l’entrée, le dernier claquement de porte, Aubin qui levait les yeux au ciel devant les leurs qui larmoyaient. 

Enfin, ils se dirent au-revoir pour la dernière fois, alors que le wagon happait Aubin pour l’emmener vers la sécurité. Le train s’éloigna lentement, puis de plus en plus vite, attirant Gen vers l’avant comme si son coeur s’y rattachait, les filins invisibles tendus de plus en plus jusqu’à ce qu’ils lâchent brutalement, la laissant seule sur ce quai avec l’impression que quelque chose manquait. 

Son regard croisa celui d’Adam, miroir parfait de l’absence qui venait de s’y installer.

-C’est juste une étape, dit-elle. 

-Oui.

Sa voix était incertaine, ses mains serrées dans ses poches et la mâchoire tellement crispée qu’elle s’attendait à entendre craquer ses dents. Il avait l’air des jours labellisés importants , ceux où ses choix étaient inflexibles : lui demander de le suivre, changer leur abonnement électricité en heures creuses, ou plus récemment, séparer son chemin de celui de Morgane.

-Tu as quelque chose à me dire ? s’enquit-elle. Oh, ne fais pas cette tête, c’est assez clair que tu as pris une décision. 

-On devrait peut-être aller s’asseoir, Gen, répondit-il avec inquiétude. Tu as l’air épuisée.

-N’importe quoi.

Il avait raison, bien sûr. Elle n’avait pas besoin d’un miroir pour deviner que son teint devait s’approcher de la craie, pour sentir les tremblements dans son torse qui indiquaient qu’elle en avait trop fait aujourd’hui. Adam avait levé un sourcil, pas dupe, et elle décida d’abdiquer.

-Ok, très bien, reprit-elle à contrecœur. Mais n’imagine pas que cela t’absolve de m’expliquer ce qu’il se passe dans ta tête névrosée.

-Tu me fatigues, sourit-il en lui prenant le bras.

Le soutien lui fit du bien, et elle s’appuya un peu sur lui. 

-On a l’air fin. Tu étais déjà un grand-père, mais je pensais qu’au moins, moi, j’aurais quelques dizaines d’années de répit.

 

Elle soupira d’aise en s’affalant sur le canapé du café de la gare. Face à elle, Adam observait d’un air circonspect la table semi-collante où l’on voyait encore les ronds des verres des précédents clients. Par réflexe, ils s’étaient dirigés vers une table à trois, avant de se souvenir que c’était inutile. 

-On est pas passés loin de la grande famille, tu sais, remarqua-t-elle. Toi, moi, Aubin, Céline…Morgane. 

-Non, grimaça-t-il. C’est justement de ça dont je veux te parler.

-Tu l’as rappelée?

-Quoi ? Non, ça n’a rien à voir, je - on peut arrêter d’en parler, s’il te plaît ?

Il avait l’air d’un chien à qui on avait lancé un caillou, alors elle décida de laisser tomber le sujet pour le moment. Il souffla bruyamment, avant de reprendre. 

-J’arrête tout.

-Tout, c’est à dire ? demanda-t-elle alors qu’elle avait compris depuis longtemps.

Un imbécile aurait pu comprendre ce qui avait changé depuis son agression, et Gen n’était pas stupide. La peur s’était insinuée dans chacun des pores de la peau d’Adam, nichée au creux de sa poitrine, serrant toujours un peu plus fort, jusqu’à ce qu’il n’arrive plus à respirer. Il ne se plaignait jamais, se contentant dans ces moments-là de fuir la pièce sans jamais lui demander de l’aide. 

Dans la tête bornée de son collègue, de son meilleur ami, c’était à lui d’aider tout le monde sans jamais envisager de réciprocité.

-Les dossiers. les activités. Tout, dit-il en tordant un sachet de sel dans ses mains. C’est fini. 

-Ok.

-C’est tout ce que tu as à dire ? Juste “ok”, et on se sépare sans autre problème?

-Comment ça, on se sépare ? J’ai peur de comprendre, là. Quand tu dis que tu arrêtes tout, tu parles de nous, aussi? D’Aubin et moi ? On est quoi, un autre de tes devoirs que tu portes sur ton dos comme si tu devais empêcher le ciel de tomber ? 

Elle sentait l’agacement lui piquer le nez. Face à elle, Adam continuait à malmener le sel, roulant les coins du papier entre ses mains sans la regarder. 

-Céline t’a proposé de vivre chez elle. Je l’ai entendue. Tu devrais lui dire oui.

-Je prends mes propres décisions. Tu vas faire quoi, toi, une dernière mission suicide ? Ou alors tu vas choisir de te lamenter pendant les soixante ans de vie qu’il te reste - à moins que tu finisses par t’étouffer sur ta culpabilité, tiens. Tu sais ce que ça fait de toi? Un lâche. Et un abruti.

-Je ne suis pas lâche, enragea-t-il. C’est comme ça, c’est tout. Tu te rends compte de ce que je vous ai fait risquer ? Et tu crois que je me sens comment, à devoir choisir entre les personnes qu’on peut aider et vous ? Mais bordel, Geneviève, je vous choisirai toujours vous, tu t’en rends compte ? 

- Choisis-nous , alors, et laisse-nous t’aider.

-D’accord. Ça m’aiderait beaucoup que tu dises oui à Céline, s’obstina-t-il. 

Soudain elle vit quelque chose dans ses yeux, une lueur familière à force d’habitude.

-Tu as peur pour elle , c’est ça ? 

Il ne répondit pas, alors elle appuya plus fort sur la blessure qu’elle venait juste d’ouvrir. 

-Tu as coupé le contact parce que tu nous as fait passer avant , Aubin et moi, asséna-t-elle lentement, comprenant enfin les méandres tordus de la réflexion de l’idiot qui lui faisait face. C’est ça que ça voulait dire, tu nous choisiras toujours . Tu la laisses sur la ligne de front pour nous protéger.

Le sachet de sel se déchira, envoyant son contenu couvrir la table comme un jour de neige. 

 

Morgane 

C’était la dernière fois. 

Qu’ils se parlaient, qu’ils se séparaient dans un conflit pourri qui ne voulait rien dire avec leurs trahisons qui sentaient le réchauffé.

Jamais il n’avait dit qu’il avait changé d’avis, que rester à Lille était envisageable, et pourtant elle avait espéré. Un peu, sans s’en rendre compte avant qu’il ne le lui confirme par téléphone que c’était mort.

S’il y avait eu une toute petite chance, elle s’était évaporée à la seconde où Garnot s’était attaqué à Gen : Adam n’accepterait jamais de mettre sa famille en danger, et c’était arrivé malgré toutes ses précautions, par la faute de Morgane. Tout sentiment qu’il aurait pu avoir pour elle était secondaire face à la menace qui planait sur eux, qui était devenue réelle d’un coup, qui avait priorité sur cette toute petite semaine. Un bug dans la matrice, quelques jours de félicité avant le retour à la vie réelle. Ça ne voulait pas dire grand-chose.

Elle n’était même pas parvenue à lui expliquer pourquoi elle avait repris l’enquête, et puis ça n’aurait rien changé de toute façon. Le fait était là : elle lui avait caché ses recherches sur Garnot, n’avait pas voulu casser l’apaisement de leurs échanges, et cette ordure de politicien avait mis moins de deux jours à repérer ses activités. Morgane s’était dit qu’il ne le verrait que plus tard, avait parié sur son manque de réactivité qui aurait été inutile une fois que de vraies preuves se trouveraient entre ses mains. 

Il avait visé Adam. Visé Gen, et l’étendue du risque qu’elle leur avait fait courir lui était tombé dessus comme une enclume. Adam avait raison. Sa voix avait beau figer ses angoisses et réveiller son coeur, ses sentiments - leurs sentiments, y’avait pas moyen qu’ils ne soient pas réciproques - ne feraient pas le poids face à la force de sa décision. Il partait, c’était tout.

Elle fit claquer ses ongles sur sa bouteille de coca, mécaniquement, le bruit sur le verre un tempo rassurant. On était à nouveau samedi, et elle n’avait jamais trouvé son canapé aussi peu confortable ou le salon aussi silencieux. Une semaine avait suffi pour lui donner des habitudes catastrophiques, des pensées parasites disant qu’il fallait attendre pour allumer l’épisode suivant parce qu’il allait rater le début, une habitude de cuisiner pour deux. Bon, ok, c’était surtout lui qui s’occupait des repas, mais elle sortait les ingrédients du frigo, quoi. 

Ça aurait été sympa de pouvoir retomber sur du ressentiment, ou de la colère, un truc qui lui dirait qu’après tout elle était mieux sans lui et que bon, de toute façon il la comprendrait jamais – et vice-versa – mais c’était bien ça, le problème. Il avait raison. La culpabilité était tout ce qu’il lui restait, et les doses monumentales de sucre et de caféine qu’elle s’enfilait depuis vingt-quatre-heures ne suffisaient même pas à la calmer. Une journée entière qu’elle se contenait pour pas le rejoindre, après avoir entendu en arrière-plan les annonces de l’hôpital qui lui avaient suffi pour identifier le service et l’étage auquel il se trouvait. 

Céline ne répondait pas au téléphone, se contentant d’un message laconique lui disant que Gen allait bien. Alors bon, il lui restait une seule chose qui lui permettrait de pas devenir folle, c’était bosser; occuper son cerveau de tout un tas de liens potentiels et d’informations peut-être pertinentes, quelque chose qui lui permettait de se baser sur sa colère plus que sur des souvenirs qui lui donnaient envie de se frapper la tête contre les murs. 

Quitte à ce que Garnot soit au courant, autant profiter de la brèche pour identifier les informations qui l’avaient autant fait monter dans les tours. S’il avait pris un aussi gros risque deux jours avant l’élection, c’était parce qu’elle avait mis le doigt sur un truc important. 

L’élection, c’était ce soir : l’ordure allait être postée devant les caméras et les résultats des votes, ce qui donnait à Morgane une période limitée - vingt-quatre heures, tout au plus - entre l’ouverture des isoloirs et la fin de sa soirée post-élections, demain soir.

Elle n’avait pas dit à Adam qu’elle reprenait l’enquête parce qu’elle aurait dû expliquer toutes les casseroles qui venaient avec, et qu’il n’était pas exactement en état d’entendre un récit à rallonge. 

Deux jours plus tôt, juste avant qu’elle ne s’éclipse de la PJ pour la fin de l’après-midi, Gilles l’avait interpellée.

-Regarde, avait-il dit en brandissant son portable. 

Les votes remontent pour Sylvain Garnot après son intervention médiatique , disait l’article. Elle avait balayé le texte rapidement, assez pour se rendre compte que c’était principalement des éloges débiles sur la dernière stratégie de comm’ du politicien. 

-Pourquoi tu me montres ça ? Je me passerais bien de lire ce torchon, c’est pas pour rien que j’allume pas ma radio, avait-elle râlé.

-Non, mais regarde, là ! - il avait indiqué la vidéo au-dessus, qu’elle avait volontairement passée- Derrière Garnot, on dirait pas…

-Charrault, avait-elle murmuré.

-C’est fou, non ? Comment tu crois qu’il a réussi à se faire embaucher ? Moi je me dis qu’il a dû - Morgane ? Ça va ? T’es toute blanche.

Elle avait à peine senti la main de Gilles se poser sur son épaule, alors que les contours de la pièce commençaient à s’effacer et que son cœur montait dans les tours. Pas encore. Ces fichues crises avaient disparu depuis des semaines, sauf que le sourire arrogant de Charrault sur l’écran se mêlait au souvenir de ses mains sur elle, de la promesse qu’il avait hurlé alors qu’elle s’enfuyait. Il reviendrait, qu’il avait dit, et elle l’avait pas vraiment relevé, vu qu’après il y avait eu Brighton, Romain, la mer et Adam.

Il ne la lâcherait pas, et il avait trouvé la personne qui pourrait lui en donner les moyens. C’était déjà assez alarmant si Garnot restait maire de sa petite ville pourrie, mais s’il montait au Sénat…Elle ne s’en sortirait jamais. 

Elle avait plus ou moins fui, était restée prostrée dans sa voiture jusqu’à ce que la panique reflue et qu’un plan d’attaque se forme dans son esprit. Charrault était juste à côté de Garnot dans la vidéo, et c’était clairement pas pour rien, vu que l’homme politique était à fond sur la symbolique. Non, il devait forcément être mouillé dans ses affaires pourries, assez pour qu’attaquer frontalement son nouvel employeur suffise à le faire tomber en même temps. Les mains crispées sur le volant, Morgane avait alors décidé de les faire tomber, et de le faire dans les règles : une vraie enquête, validée par Céline et soutenue par ses collègues.

Deux jours avaient suffi pour qu’elle avance assez dans ses recherches pour que Garnot s’en rende compte. Pour qu’il menace ses proches, explosant par la même occasion la meilleure chose qui soit arrivée à Morgane. 

Elle allait l’atomiser.

 

Éviter de penser à Adam était plus simple lorsqu’elle brûlait toute son énergie vers ce qu’elle savait faire de mieux : des liens. En plus, elle ne pouvait pas se permettre de faire une erreur stupide, alors elle se permettait d’y penser avec parcimonie, comme la fente d’un barrage qui laissait passer un filet d’eau pour éviter que le lac ne se déverse d’un coup. Elle pensait à lui juste un peu, assez pour canaliser son organisation maniaque, pour agrafer les feuilles volantes et classifier les dossiers informatiques, par grands groupes d’utilité et de liens. 

Elle avait trouvé une seule piste valable dans ses recherches, la seule qui pouvait expliquer le risque qu’avait pris Garnot. La disparition d’un de ses collègues - Ernest Tranquart - qu’elle avait écartée faute d’infos. Il était pas chargé de grand-chose, ce gars, vu leurs dossiers : c’était rempli de trucs administratifs, de constructions et de -

Un logo attira son attention. Pourquoi le gars avait-il posé pas loin d’un panneau de parc naturel? En plus, ça n’avait aucun sens, à cet endroit c’était pas une forêt, c’était un centre commercial.

Oh putain . Si. C’était une ancienne branche du parc, complètement rasée par une entreprise de construction il y avait six ans, pile quand Garnot commençait à prendre du galon et avoir besoin de fonds. Sauf que bon, un parc naturel, c’était interdit à la construction, et qu’il avait dû sacrément œuvrer pour parvenir à ses fins. 

À vingt heures, elle parvint à relier les autorisations de construire sur zone protégée de la villa de Garnot et un pot-de-vin récupéré dans les comptes d’un fonctionnaire. Virement direct depuis un compte appartenant à Tranquart. Ce gars avait donc servi de banque transitoire en blanchissant Garnot de tout soupçon si jamais quelqu’un vérifiait : on ne remonterait jamais jusqu’à lui. 

Deux ans après les faits - et après tout un tas d’autres crimes bâtimentaires - le petit Ernest avait appelé douze fois son boss. Trois jours après, on le retrouvait suicidé dans sa maison de vacances au Touquet.

C’était Garnot, elle en était sûre. Ok, elle aurait pu s’arrêter là et l’accuser de trucs pas jojo niveau environnemental, mais c’était loin d’être suffisant, et c’était clairement pas la raison pour laquelle il avait attaqué Gen. Un homicide, par contre…Ça le ferait tomber pour un moment, et avec un peu de chance elle réussirait à rattacher Charrault à deux ou trois accusations, histoire de faire d’une pierre deux coups. 

Son enthousiasme fut de courte durée. Les flics avaient déjà enquêté là-dessus à l’époque : Garnot avait été brièvement soupçonné, mais son alibi était en béton. Il était dans un train à destination d’Angers - pas exactement le Touquet - et il avait  été vu composter son billet à Lille puis entrer dans son wagon. L’affaire avait été classée sans suite

Elle s’enfonça dans le dossier de la chaise, reculant jusqu’à observer un équilibre précaire sur deux pieds de l’objet, une position qui aurait fait râler ses profs du lycée mais qui lui permettait de réfléchir. Ça pouvait pas être une fausse piste. Pas moyen. Mais les preuves étaient là : il était entré dans ce fichu train. 

Sauf. 

Sauf si il avait pris une correspondance avec des billets que quelqu’un d’autre avait payés. Après tout, l’amende, parce qu’ils étaient pas nominatifs, il pouvait la payer, non?
 S’il avait fait ça, elle trouverait forcément une trace de la contravention : la SNCF c’était un peu comme la mafia, ils n'oubliaient rien .

À vingt-deux heures, elle harcela Daphné au téléphone jusqu’à ce qu’enfin elle réponde, la voix ensommeillée et franchement furieuse. Morgane avait estimé que ses chances d’obtenir gain de cause étaient proches du zéro infini, et elle faillit raccrocher de surprise quand sa collègue abdiqua. 

-Bon. Qu’est ce que tu veux ?

-D’accord, j’comprends, bonne n- attends, tu veux bien m’aider ?

-C’est ce que j’ai dit, non ? Crache le morceau, ça a intérêt à valoir le coup. 

-Génial. Trop bien. Merci, dit-elle en se retenant de battre des mains. En gros, je suis toujours sur l’affaire Garnot, et là je suis à deux doigts de trouver un truc qui va tout changer. Tu te souviens de son concurrent-ancien-conseiller qui a disparu mystérieusement ?

-Oui, bâilla Daphné. Mais c’était un suicide, non?

-Je crois pas, justement. Le seul souci, c’est que Garnot était dans un train direction Lille à ce moment-là. Et on a supposé qu’il avait fait réaliser le sale travail par quelqu’un d’autre, sauf qu’on en a trouvé aucune trace : pas de paiement, pas de retraits, pas de permis d’armes contrôlés dans le coin, rien.  Comme si ce mystérieux tueur existait pas. Eh ben devine quoi : j’ai une source - elle grimaça - qui m’a appris que Garnot se déplaçait lui-même pour son sale boulot. Donc, selon toute évidence…

-Il a appris à se téléporter hors d’un train en marche pour tuer son collègue ?

-Mais non, fais un effort, râla-t-elle avant de se souvenir qu’elle était en train de demander une faveur à Daphné et que la prendre de haut n’était pas la meilleure stratégie. Il n'était jamais dans le train, ou plutôt, pas dans celui-là.

-Comment on prouve ça ?

-On trace l’amende. Suffit de trouver où et quand il s’est fait contrôler, un jeu d’enfant, sauf que je parviens pas à accéder aux registres de la SNCF. 

- Ah non, hein! Je savais que j’aurais jamais dû prendre ce dossier là, râla Daphné. Il était super chiant.

La semaine dernière, Céline avait refilé une affaire de recel à leur groupe, et selon la technique ancestrale du chapeau, à cause de ses réflexes de tortue, Daphné s’était enquillé la procédure. Le bon côté des choses, c’est qu’elle devait toujours avoir les codes : vu la sécurité du site internet de la SNCF, ils les changeaient pas tous les deux jours. 

-Allez, Daphné, s’il te plaît, c’est urgent !

-Non.

-Je te dois une faveur si tu me fais ça. Ce que tu veux.

Elle crut presque voir le sourire carnassier de sa collègue à travers la ligne téléphonique.

-Ok, très bien, alors je veux que tu me tiennes au courant du reste de l’affaire. 

-Nickel, je-

-Tout, Morgane, même si tu fais un truc hors procédure. Ou précipité. T’as l’air hyper louche, je te laisserai pas partir en vrille. 

Morgane grimaça derrière le combiné. Elle avait déjà impliqué ses collègues plus qu’elle ne l’aurait voulu, connaissant les conséquences que ça pourrait avoir. Elle, elle était déjà dans le viseur de Garnot, alors ça ne changerait plus grand-chose, mais mettre d’autres personnes en danger était un peu trop compliqué pour elle. Et puis elle travaillait mieux seule, de toute façon.

Daphné était un peu trop perspicace à son goût.

-Depuis quand tu te soucies de ce que je fais ?

-M’oblige pas à le dire. 

Un silence.

-T’es mon amie, Morgane. Et puis en plus toute connerie me retombera dessus, je te rappelle que je suis sur le dossier aussi, et que je suis en train d’accepter de faire un truc illégal pour t’aider.

-Mais j’ai rien prévu, juré !

-Tu les veux, tes infos, ou pas ? dit-elle, intransigeante. 

-Oui, mais tu sais, ça se jouera dans les vingt-quatre heures et je veux pas te gâcher ton week-end - 

-Tu m’as réveillée un samedi soir, c’est déjà trop tard. Et de toute façon, si tu refuses, c’est Céline que j’appelle.

-Tu ferais pas ça.

-Essaye, pour voir.

C’était assez clair qu’elle hésiterait pas.

-Bon. Ok, abdiqua Morgane. Mais je t’aurai prévenue. 

Elle se réveilla en sursaut à minuit, la joue sur une feuille qu’elle venait d’imprimer et le dossier presque complet, prêt à partir en direct dans la journée. Juste à côté, elle avait écarté une pochette bleue.
Adam s’était mêlé de tout un tas d’affaires qui devaient sûrement lui être utiles, mais qui compliquaient sacrément le travail. Elle s’était donc retrouvée à désagrafer les feuilles à la main, manquant de perdre un ongle dans le processus, pour cibler seulement les pages incriminant Garnot, puis elle avait empilé les deux, les paragraphes mentionnant Antoine Desport destinés à la poubelle. Il ne pouvait pas être mêlé à ça, de près ou de loin, et les dossiers qu’elle avait formés étaient assez incriminants pour envoyer le politique et toute sa clique - et Charrault - au trou pour des années. Elle avait d’ailleurs pris un malin plaisir à ajouter tous les documents récents qui le mentionnaient, complètement inutiles vu les autres charges de Garnot, mais liant sans aucun doute le sale traître à ses activités. 

Qu’il revienne de ça. 

D’accord, elle avait dû fouiller dans l’intranet de la campagne de Garnot pour les trouver, y accédant de façon tout à fait illégale avec un peu d’aide de Daphné, mais il ne le remarquerait sûrement pas avant demain. 

C’était pas trop son truc, le bricolage et le classement de feuilles bien parallèles et bien propres, mais s’il y avait bien un jour où c’était nécessaire, c’était aujourd’hui. Et lisser les feuilles, les glisser dans la pochette transparente, agrafer le tout et les empiler en petits tas bien propres, c’était reposant. Il y avait finalement un peu de raison dans les névroses de Karadec, pensa-t-elle en souriant, avant de se souvenir qu’elle n’aurait jamais d’occasion de le lui avouer. 

À une heure du matin, enfin, elle remonta les escaliers quatre à quatre avec le dossier d’une main et une bière de l’autre. Elle l’avait carrément méritée, et allait maintenant s’abrutir devant un documentaire pendant au moins une heure. Allez, deux. Le catalogue télé proposait un film sur la vie d’un petit poisson dans le récif de corail, un truc complètement édité et probablement fait à moitié en aquarium - et puis c’était même pas le même poisson qu’ils suivaient, en plus - mais c’était parfait. 

 

S’il y avait bien une chose dont elle pouvait pas se vanter, c’était son sixième sens. Le côté observations, mémoire, présentation visuelle - dans les deux sens- ok, dix sur dix avec félicitations du jury. Le côté “eh, Bryan, j’ai un mauvais pressentiment en entrant dans cette maison qui a totalement l’air d’être hantée et qui mènera sûrement à notre mort violente, on devrait peut-être pas ouvrir ce coffre avec un pentacle dessus”, ça n'avait jamais été son fort. Pareil, si on lui foutait un bouton rouge sous les yeux, on pouvait être sûr qu’elle allait appuyer. 

Lorsqu’elle descendit jeter sa bière vide par acquit de conscience - au cas où Théa viendrait la voir au matin - elle ne remarqua rien du tout. Non, il lui fallut encore cinq bonnes minutes et le claquement de la porte dans un courant d’air pour remarquer qu’elle était restée ouverte. Elle referma la porte, voulut la verrouiller, ne trouva pas la clé et parcourut rapidement son salon du regard. Qu’est-ce qu’elle en avait fait, déjà?

La pensée s’interrompit tout net, parce qu’enfin son esprit avait daigné se réveiller devant ce qu’elle voyait. Ou plutôt, ce qu’elle ne voyait plus. Le dossier bleu, celui qui contenait toutes les feuilles sorties péniblement du dossier, celles qui condamnaient définitivement Karadec et qu’elle n’avait pas détruit immédiatement.

La procrastination ne lui avait jamais fait aussi mal. Et Morgane resta figée là, plantée au milieu de la pièce avec ses mains inutiles et l’erreur qu’elle avait commise, et la terreur qui la submergeait lentement quand elle comprit que quelqu’un avait été là, juste là, à quelques mètres d’elle et de Théa. Un feuillet de couleur attira alors son regard, un flyer posé juste à l’endroit où était situé le dossier. 

Elle s’en saisit d’une main tremblante. Un aplat de couleur hideux lui agressa les rétines, le bleu de la campagne de Garnot uniforme et monochrome en un effet qui ferait frissonner d’horreur toute personne avec un minimum de sens esthétique. Son nom  était affiché en gros au-dessus, en gras, en énormes lettres victorieuses, informant tous ses fidèles de la soirée ayant lieu ce soir même. Une heure de début était indiquée, pas d’heure de fin, on en imaginait presque le petit commentaire grasseyant annonçant que sa soirée d’auto-congratulations se déroulerait “jusqu’au bout de la night”, si cela ne détonnait pas avec l’image de marque que le politique voulait donner. 

Le sénateur, plutôt. Elle avait bien vu les résultats tout à l’heure, juste avant d’aller se coucher, et ça ne l’avait pas enchantée, mais en même temps il n’allait pas en profiter longtemps, non? Pas alors qu’elle s’apprêtait à détruire sa tour de kapla à grands coups de pieds rageurs, ce qui lui aurait au moins donné la satisfaction du travail accompli. 

Rien n’était accompli, et son cœur s’arrêta lorsqu’elle retourna le feuillet. Sa prof de cinquième le lui répétait, Morgane, tu vas trop vite, vérifie toujours les questions au verso . Elle aurait préféré ne jamais l’avoir écoutée. Au dos, elle trouva quelques mots d’une écriture déliée, se voulant aristocratique avec ses boucles et ses ronds, un visuel qu’elle connaissait bien pour l’avoir déchiffré sur les raports d’enquêtes. 

À tout à l’heure, Morgane. L.

Elle enregistra l’information, sentant la cocotte-minute siffler dans sa poitrine, la peur et la culpabilité et la rage, toujours, mélangées en un bouillon infâme qui n’allait pas tarder à lui exploser à la figure. À cause d’elle, quelqu’un était entré - il était entré - mettant en danger les deux personnes qu’elle aurait voulu protéger à tout prix. Adam avait dit que Charrault lâcherait l’affaire, mais c’était mal le connaître. La punaise de lit blonde avait trouvé le seul endroit d’où il pouvait l’atteindre, glissant sûrement des mots à l’oreille de Garnot pour perpétuer la menace qu’elle constituait, jusqu’à ce qu’elle cède ou qu’elle se brise.

C’était une invitation. Un piège aussi, mais ça n’avait plus tellement d’importance : c’était à elle de le protéger, aujourd’hui. Lui et Théa, Céline, Daphné et Gilles, les personnes qui avaient pris beaucoup trop de place dans sa vie, beaucoup trop vite. Peut-être que ces années passées à être impitoyables avaient une raison : lui donner les armes pour les défendre. 

Même si Garnot était emporté par la victoire, Charrault ne lâcherait rien jusqu’à ce qu’il l'ait détruite. Alors ce soir, elle reprenait le sentier de la guerre sans aucune hésitation, soutenue par ce qu’elle avait à défendre.



Chapter 16: Loi de Kipling

Chapter Text

-Morgane, qu’est ce que tu vas faire ?

Le regard d’Agnès était inquisiteur, trop perspicace pour quelqu’un qui ne l’avait pas vue devenir adulte. 

-C’est confidentiel, se contenta-t-elle de dire. Théa, sois sage. Je reviens bientôt, d’accord ? 

-D’attord, bâilla celle-ci dans les bras de sa grand-mère. Bonne nuit, maman.

Si elle avait eu un autre choix, elle l’aurait fait, mais l’amener chez Agnès garantissait la sécurité de sa fille au moins pour cette nuit. Pour la défense de cette dernière, elle n’avait pas hésité une seule seconde lorsque Morgane l’avait appelée au milieu de la nuit pour lui demander de garder Théa en urgence.

-Je croyais que tu ne voulais plus jamais me parler, murmura Agnès. À cause de…tu sais.

-Romain. Ouais. Malheureusement t’avais raison, c’est pas un gars bien. Ça veut pas dire que tout est effacé, juste - j’ai besoin de toi ce soir, d’accord ?

-Ma chérie, est-ce que tout va bien ?

Sa mère ne l’avait pas appelée comme ça depuis des années, depuis qu’elle avait quitté la maison, et Morgane haïssait la façon dont elle avait envie de se réfugier chez sa mère, dans la sécurité du salon avec ses rideaux en dentelles, ses services d’assiettes assorties et la parade d’orchidées sous la fenêtre du salon.

-Oui. Juste - fais attention à elle, d’accord ? Je dois y aller.

Elle fuit avant de dire autre chose, avant que l’envie de tout laisser tomber soit trop forte, sans oser se retourner de peur de laisser tomber son plan. L’auto-préservation était un réflexe chez Morgane depuis qu’elle était assez grande pour former des pensées cohérentes, une leçon durement apprise : si elle ne s’aidait pas, personne n’allait le faire. 

C’était pas de l’égoïsme, juste de la survie. Les gens qui ne faisaient pas pareil étaient des idiots sentimentaux, se disait-elle, et personne ne leur rendrait la pareille. Aujourd’hui pourtant, la voix qui hurlait Il n’est pas trop tard pour tout abandonner au fond de son esprit n’était pas la sienne. 

Morgane, elle, ne voulait plus l’écouter. Sans qu’elle s’en rende compte, ses réflexes étaient passés en second plan devant l’envie presque irrésistible de rectifier les choses, de faire le bon choix. Peut-être que c’était la douleur de son absence qui lui donnait envie de le rendre fier, peut-être qu’elle avait changé pour de bon, elle ne savait pas. 

Mais elle ne fit pas demi-tour, roulant jusqu’à arriver en bas de l’immeuble de Daphné. 

Sa collègue l’attendait déjà, prévenue par le message plus ou moins cryptique qu’elle lui avait envoyé. Morgane resserra les mains sur le volant en la voyant. Elle avait espéré que l’heure tardive et le manque d’informations allaient avoir raison de la motivation étrange de Daphné, mais celle-ci était prête et avait apparemment choisi de s’habiller comme si elle allait cambrioler une banque, blouson noir et chaussures silencieuses. Manquait plus que la cagoule. 

Ça la fit sourire un peu, jusqu’au moment où elle se souvint que son accoutrement était dû à son manque d’expérience, et qu’elle était en train de l’amener vers une altercation plus que dangereuse. 

Elle ralentit le long du trottoir jusqu’à arriver face à elle et un demi-sourire maléfique éclaira le sourire de Daphné lorsqu’elle reconnut la voiture. Sa tentative pour ouvrir la portière fut couronnée d’échec : Morgane avait prévu le coup et elle allait pas la laisser rentrer avant de lui avoir expliqué le niveau de danger de son plan. Tel un mafioso dans un mauvais film, le visage dans l’ombre à l’intéreur du véhicule, Morgane baissa un peu la vitre. Tout observateur extérieur aurait pu croire à un échange de coke vu les précautions très suspicieuses qu’elle était en train de prendre.  

-Bon, tu joues à quoi ? râla Daphné.

-Stop, chuchota-t-elle. D’abord, j’ai des choses à te dire.

-Et je peux pas rentrer ?

-Je vais aller confronter Garnot et Charrault, dit-elle en ignorant la protestation. C’est probablement un piège, c’est sûrement dangereux. Je te laisserai pas rentrer avant d’être sûre que tu comprends les risques. Tu veux toujours venir ?

Daphné plisse les yeux, la regardant comme si elle avait perdu tous ses neurones. 

-Oui. 

-Je dois récupérer un dossier qu’on m’a volé en entrant par effraction chez moi. T’es pas impliquée pour l’instant.

-Et ?

-On n’a pas de soutien des autres agents de la PJ.

-Je m’en doute un peu, Morgane, soupira-t-elle. T’as besoin de moi ?

Cet élan d’altruisme la déroutait vraiment. Daphné était plutôt le genre à prévenir Céline de son plan pourri pour éviter d’y être associée. D’ailleurs, ça l’étonnait de pas avoir reçu d’appel furieux de celle-ci, lui disant d’arrêter ça tout de suite et de venir préparer ça de façon posée demain matin. 

-Bon, t’ouvres la porte ? Je ne vais pas m’en aller, Morgane.


Le lieu indiqué sur le flyer -un château plutôt que la salle des fêtes auquelle s’était attendue Morgane- se dressait devant elles. Garée depuis quelques minutes, elle faisait répéter à Daphné toutes les étapes du plan qu’elle avait élaboré.

-T’entres pas avec moi, d’accord ? En cas d’urgence, tu appelles -

-Céline, oui, j’ai compris, l’interrompit Daphné. 

Elle avait l’air un peu lassée, son talon tapant rythmiquement le tapis de sol de la voiture. 

-Non mais je reviens dessus parce que c’est important, t’as pas vraiment l’air de te rendre compte qu’on joue directement dans les cartes de Garnot, lui répéta Morgane.

-Tu rentres seule, je surveille, tu négocies tranquillement, et si j’entends du grabuge avant que tu sois ressortie, j’appelle Céline. J’ai bon ? On peut y aller ?

-Ton enthousiasme m’inquiète. J’aurais jamais dû te donner le goût des opérations bancales.

-Trop tard, dit Daphné en déclipsant sa ceinture. On y va ? Avec un peu de chance, j’arriverai à récupérer une flûte de champagne pendant que tu bosses.

Pour le coup, ça l’arrangeait que sa coéquipière ait pris goût à ses plans en sortie de route, parce qu’elle se serait pas vue entrer dans la salle des fêtes version bourgeoise toute seule, avec petites tourelles et créneaux. Un château dont le seul éclairage devait coûter trois ans de loyer d’une famille de quatre, avec des petits gravillons parfaitement alignés autour de buissons parfaitement taillés.

Les invités avaient pas l’air trop diversifiés : vu les bagnoles chromées qui s’alignaient dans l’allée, on était plutôt sur Charles-Henri De La Roue Qui Frotte et ses clones à particule. Morgane se sentit soudain bien trop visible, avec sa voiture de service à la carrosserie rayée et ses vêtements loin d’un dress code formel. Au moins elle avait eu la bonne idée de laisser ses fringues du Commandant Alvaro reprendre du service, le blouson sombre et le jean noir se fondant un peu dans la masse.

Ou alors ils la prendraient pour un cambrioleur. Soudain, une silhouette se dessina à l’entrée, en haut des escaliers en pierre. Garnot. Il regardait directement vers la Renault un peu crasseuse, clairement alerté par les portiers qu’un paysan s’était présenté à la fête de sa victoire. 

Planquées derrière un buisson conique, Daphné et elle n’étaient pas encore repérées mais ça ne saurait tarder. 

-Il faut pas que Garnot sache que je suis pas venue seule, souffla-t-elle. Tu restes là, puis tu me suis de loin. Ok?

-Ok.

-Et, Daphné ? Ne prends pas de risques inutiles. Au moindre problème, tu te barres et tu appelles Céline.

Puis elle quitta l’ombre du buisson avec un grand sourire, la façade en place comme si elle ne l’avait jamais quittée. Montant les escaliers un à un, elle garda ses yeux plantés dans ceux du nouveau sénateur qui la regardait avec un sourire narquois. C’était encore une fois un fichu jeu de pouvoir, Garnot la dominant en hauteur, et elle ne détournerait pas son regard. Elle savait jouer. 

-Morgane Alvaro, sourit-il en lui serrant la main. Je vous attendais. 

Son costume était beaucoup moins ostentatoire que d’habitude : même si l’ensemble était sur mesure, les matériaux eux-mêmes ne devaient pas avoir coûté un bras, si bien que l’hôte détonnait parmi les invités qu’ils croisaient. La stratégie était parfaite, réfléchie, maintenant l’illusion que Garnot était un homme comme les autres. De l’extérieur, impossible de savoir que ses grands discours sur la réalité sociale n’étaient que du vent, servant à apaiser la conscience des citoyens en leur promettant que leur vote allait améliorer les choses. Il ne fallait pas creuser très loin pour percer l’illusion, mais les gens préféraient la valorisation facile. Tout le monde était content. 

Ses baskets crissèrent sur le sol en marbre alors que le hall d’entrée s’offrait à elle. Un double escalier imposant leur faisait face, surmonté d’un chandelier qui devait peser une demi-tonne et dont les cristaux illuminaient la salle d’une lueur orangée en se reflétant sur les peintures et les aplats d’or du plafond. Magnifique, outrancier, totalement dénué d’âme. 

Un endroit parfait pour fêter la victoire d’un criminel.

-Je vous en prie, suivez-moi, dit-il en s’avançant vers l’escalier. Nous pourrons discuter à l’étage. 

-Parfait.

Alors qu’elle était en train de lui emboîter le pas, un vigile lui bloqua le passage. Dans un costume noir et lunettes de soleil qui faisaient un peu copie du FBI, sa carrure restait tout à fait convaincante et il devait bien surplomber Morgane de deux têtes. 

-Pas d’armes ici, dit-il d’une voix neutre. 

-Ah. Oui, bien sûr, soupira Garnot comme s’il ne s’agissait pas de ses propres consignes. Désolé, Commandant Alvaro, vous allez devoir vous séparer de la vôtre quelques instants.

-Je suis en service, mentit-elle. Je ne peux pas.

-J’ai bien peur que vous n’ayez pas le choix. Les règles de la maison, vous comprenez. Ou nous pouvons avoir cette discussion à un autre moment…ce sera simplement compliqué de retrouver vos affaires, avec tout ce remue-ménage.

Le chantage était clair : elle n’obtempérait pas et Karadec payait. Putain, elle savait que cette histoire de classer ses affaires bien proprement, c’était des conneries qui allaient juste servir à ses ennemis. Alors elle déboucla le fourreau de l’arme en ayant l’impression de se mettre à poil, le tendant au vigile. 

-Vous avez pas intérêt à la perdre, ou c’est toutes les forces de l’ordre qui vous tomberont sur le cul, je vous préviens, siffla-t-elle sans qu’il perde contenance. 

Elle suivit Garnot dans l’escalier, le poids des regards des invités comme une enclume sur ses épaules. La légèreté sur sa hanche gauche la perturbait, lui donnant l’impression d’avoir perdu la seule armure qu’elle avait emmenée. C’était encore un de ses jeux psychologiques: il n’était pas armé non plus et elle était quasiment sûre de pouvoir le maîtriser rapidement en cas de combat singulier. 

Il l’accompagna dans un dédale de corridors aux dorures ostentatoires, et elle faillit se prendre les pieds dans un tapis de Perse en contemplant les têtes de chérubins cauchemardesques peints au plafond. C’était définitivement un choix architectural.

-C’est ici, dit Garnot en s’arrêtant devant une porte en bois, l’ouvrant pour révéler une salle dans la continuité de l’étage, parquet vernis et anges terrifiants inclus. 

La pièce n’était pas aménagée, ne contenait aucune fenêtre, juste des tables et des chaises empilées dans les coins. Un débarras, quoi. Une tache de couleur attira son attention sur une table à l'entrée : un petit dossier bleu, laissé là, son contenu encore intact. Le sénateur lui fit signe d’entrer.

-Je vous en prie.

-Après vous, insista-t-elle. Je vous suis.

Hors de question que le gars l’enferme dans la pièce parce qu’elle était assez stupide pour y rentrer en premier. Pourtant Garnot se contenta de sourire, avançant sans hésitation, lui laissant le soin d’entrer après pour rester dos à la porte. Elle ne la ferma pas, la règle numéro un c’était de toujours se laisser une sortie de secours.

-Bon, lâcha-t-elle une fois qu’ils furent face à face. Je pense qu’on doit s’expliquer. 

-Allez-y, ordonna-t-il avec un signe de la main qu’elle ne comprit pas.

-Allez-y quoi ? Je vous parle de -

Elle sentit soudain deux mains attraper ses bras, bloquant ses mouvements, un cri de surprise lui échappa. C’était quoi cette embrouille ? La tête tournée à avoir un torticolis, elle reconnut vaguement le vigile de tout à l’heure, sa poigne impossible à briser. 

-Eh, vous faites quoi, là ? C’est de l’agression sur agent, lâchez-moi tout de suite.

Un cliquetis l’alerta, puis la pression se relâcha une demi-seconde. Pas assez pour qu’elle réagisse, suffisante pour que quelque chose de métallique entre en contact avec ses poignets. Elle sentit son sang se figer alors que son cerveau rattrapait le coup, ses mains bloquées derrière son dos. On venait de lui passer des menottes. Pour le coup, c’était plus du tout psychologique, comme jeu. Pas du tout ce qu’elle avait prévu.

Le gars passa devant elle, déposant son flingue dans la main de Garnot.

-Merci, Martin. Vous pouvez nous laisser seuls.

-C’est quoi ce délire, Garnot, gronda-t-elle en empêchant la panique de la submerger. Vous êtes en train de vous mettre dans la merde jusqu’au cou. 

Il se contenta d’avoir l’air encore plus arrogant qu’avant, ce qui n'était pas gagné, et elle tira un coup sec sur les anneaux métalliques. C’était de la bonne facture, en plus, il avait fait les choses bien.

-J’ai tenté de vous prévenir, Alvaro. Je n’aime pas qu’on se mêle de mes affaires.

Son ton avait quelque chose de vraiment inquiétant, et Morgane se souvint des photos du suicide d’Ernest Tranquart. Oh putain. Heureusement que Daphné était toujours à l’extérieur, elle pourrait prévenir Céline que les choses tournaient au vinaigre. 

Garnot intercepta son regard vers la porte et ses lèvres s’étirèrent en un semblant de sourire. Il était vachement expressif, en fait, ça faisait flipper. 

-Bien sûr. Je m’en voudrais de faire attendre votre amie, commandant Alvaro. Charrault ?

La porte s’ouvrit d’un coup. L’estomac de Morgane fit une chute directe vers le sous-sol alors que son plan B s’évaporait devant ses yeux : Daphné, menottée à l’identique, fut poussée à l’intérieur sous la menace de sa propre arme de service. enserrée dans les mains de Louis Charrault. Bon. Ne pas paniquer, surtout. Si ça se trouvait c’était juste une tentative d’intimidation, parce que sinon ça voulait dire qu’elle s’était plantée dans son analyse de Garnot. Un plantage monumental.

-Bonjour, Morgane, sourit-il. Je vous ai manqué ?

Elle eut envie de l’étrangler, lui et sa suffisance.

-Laisse-la partir. Tout de suite. 

Il l’ignora complètement, poussant Daphné vers le coin opposé de la pièce, et Morgane remarqua avec satisfaction la marque rougeâtre qui s’étalait sur la tempe de son ex-collègue et son regard furieux : il n'avait pas réussi à la maîtriser sans se prendre un mauvais coup. Si elle devait parier, il ne devait pas avoir été seul dans la manœuvre, parce que sinon il serait KO sur un tapis moche quelque part dans le bâtiment.

Garnot rajusta son costume.

-J’ai été ravi de passer ce temps avec vous, Madame Alvaro, dit-il.

-Commandant Alvaro.

-Vous conviendrez que cela importe peu. Je vous laisse gérer, Charrault, j’ai une victoire à fêter, conclut-il avec un signe de tête en direction de ce dernier.

Ce qui était de très mauvais augure. Alors que Garnot sortait de la pièce, elle forma un téléphone avec sa main droite, se décalant de quelques centimètres pour que Daphné comprenne la question. Celle-ci se contenta de secouer la tête avec un regard paniqué et Morgane sentit un frisson la traverser. Y’avait pas d’équipe de secours qui arriverait comme Zorro, cette fois : elles étaient seules pour se tirer de la merde. Charrault absorbait la tension du moment avec un petit sourire, à demi adossé contre la porte, le flingue à la main. Décidément, il avait trouvé sa voie : abruti criminel était un choix d’orientation qui lui allait comme un gant. 

 -On peut discuter, entama-t-elle à son intention. Je suis juste venue pour récupérer ce qui m’appartient.

-Ah oui. Tu cherches ce dossier, sûrement, sourit-il en le plaçant sur la table à côté de lui. Ton salon est…intéressant, même si j’aurais aimé le visiter dans d’autres conditions. Un petit conseil d’ami : tu devrais mieux verrouiller ta porte d’entrée.

-On me l’a déjà dit, dit-elle en réfrénant l’envie de l’étrangler.

Quelque chose avait changé. Il n'était pas très net avant, mais ce qui était étrange était devenu glauque, une lueur un peu désaxée dans son regard. Le flingue dans sa main était donc très, très mauvais signe. Morgane jeta un énième regard dans la salle, un dernier espoir de découvrir une issue qu’elle n’avait pas vue, une solution qui lui avait échappé. 

La pièce, utilisée probablement comme stockage avant que Garnot ne la fasse vider de ses contenants pour la soirée, ne comportait aucune fenêtre et seulement une porte. Charrault se tenait devant, mais réussir à passer derrière lui ne changerait rien : le verrou avait claqué juste après que le garde du corps ait poussé Daphné dans la salle. Une goutte de sueur coula le long de son dos alors que Charrault la contemplait de haut en bas avec un regard visqueux. 

Elle pouvait s’en sortir. Elle le devait. Les solutions lui échappaient comme si son cerveau était devenu une savonnette et ses yeux passaient des dorures sur les murs à Daphné, puis aux tableaux suspendus devant elle, des représentations colorées et sereines qui contrastaient avec la situation dans laquelle elle se trouvait, qui n’était ni jolie ni paisible. Ok. Fallait juste réussir à le faire parler, à le faire changer d’avis, peut-être à le convaincre qu’elle était de son côté. Après tout, elle avait l’avantage de le connaître, non? Peut-être que l’admiration gênante qu’il lui avait portée était encore là et qu’elle pouvait l’utiliser à son avantage. 

- Venir voler mon boulot, c’est pas joli-joli, Louis, dit-elle en détendant son ton. J’étais sur le point de finir, en plus. 

Si le seul dossier qu’ils avaient trouvé était celui qui semblait accuser Adam, elle avait encore une chance de leur faire croire qu’il avait été sa cible depuis le début.

-Il y a là de quoi l’incriminer, c’est vrai, dit Charrault avec une moue en traînant le flingue sur la pochette bleue. Dis-moi, Morgane, que sais-tu d'Antoine Desport ?

-Je crois qu’il m’a menti, et qu’il a tué des gens. L’enquête est sur lui, tu vois, alors je peux pas te laisser détruire mes preuves.  

-Hmm. Oui, bien sûr.

-Je peux effacer les traces de Garnot dans les documents, si c’est le souci. Ou trouver des trucs pas reliés, enfin, on peut s’arranger, avança-t-elle en enfonçant ses ongles dans son dos pour rester d’aplomb. 

-Oh, je suis sûr que tu pourrais le faire, soupira-t-il. Seulement…je ne te crois pas une seule seconde. 

Nonchalamment, il arma le pistolet, soufflant sur la poussière imaginaire qui le recouvrait. Daphné se tendit à la périphérie de sa vision, sentant l’orage arriver. 

-Vous n’avez pas été très discrets, Desport et toi, reprit-il. J’espère que tu as apprécié cette semaine passée à roucouler dans ses bras, parce qu’elle était la dernière. La commissaire va être déçue en apprenant que son bras droit -son commandant- a choisi de participer à des actes illégaux.

-T’es complètement fou, Charrault, cracha-t-elle. Pourquoi elle croirait ça ?

Il avança de quelques pas en la visant, un sourire factice étalé sur son visage. 

-Oh. Parce que rien ne parle mieux que des preuves. Que dis-tu de ça : un commandant complètement corrompu avec une mauvaise réputation, qui commet des crimes graves depuis qu’elle est à la PJ de Lille. Terrible, non ? Sauf qu’aujourd’hui, elle a commis une erreur et le lieutenant Forestier a percé ses actions à jour. Alors elle l’a suivie dans l’espoir de l’arrêter et de la livrer à la justice, mais…le commandant Alvaro l’a abattue avant.

Daphné hoqueta.

-Et puis, comme il te restait des remords, tu as choisi de te suicider ici même. Une fin tragique pour un parcours brillant, tu ne crois pas ?

-Tu ne vas pas faire ça. Allez, Louis, on se connaît.

Est-ce que c’était vrai ? Ou est-ce qu’elle n’avait juste jamais fait assez attention à qui il était vraiment? Il avait déroulé son plan d’un ton léger, presque joyeux, comme s’il lui parlait de la météo de la journée. 

-Je croyais qu’on se connaissait. Puis tu ne m’as pas aidé lorsqu’on m’a accusé - 

-N’importe qu-

-Ça suffit ! hurla-t-il, un rictus déformant son visage Tu m’as repoussé, alors que je t’ai aidée depuis le début. On aurait été si heureux ensemble, Morgane…Je t’avais prévenue, Desport est un criminel, mais tu aurais dû le voir avant.

Si elle suivait son délire, cachait son dégoût pour chacune des cellules qui avaient le malheur de le composer, peut-être qu’elle avait une chance.

-Mais maintenant, je l’ai vu, dit-elle en haïssant la faiblesse qu’elle injectait dans sa voix. Je te vois, toi, et tu avais raison depuis le début.

-Pourquoi es-tu venue chercher ce dossier, alors ?

-Je veux le dénoncer moi-même. De façon réglo. Pas comme ça.

-Et Garnot ?

-J’ai arrêté d’enquêter sur lui, dit-elle, et elle comprit tout de suite l’erreur qu’elle avait faite.

C’était pas le big boss qui surveillait l’activité dans ses dossiers. Charrault n’était pas passé ce soir par hasard. Il suivait son enquête depuis le début et il ne pouvait ignorer l’orientation de ses recherches qui pointaient toutes vers le sénateur. 

-Encore un mensonge, grinça-t-il.

Il avança droit vers Daphné, jusqu’à ce que moins de deux mètres les séparent, l’arme pointée sur son cœur. Celle-ci ne bougea pas, fixant Morgane d’un air paniqué. La peur déchira sa poitrine alors qu’elle sentait sa respiration accélérer, repassant en revue tous les détails comme un kaléidoscope hors de contrôle, espérant trouver de quoi arrêter ce cauchemar. Putain, elle aurait jamais dû l’amener ici.

-Tu croyais que ton intrusion dans des fichiers qui ne te concernent pas  était passée inaperçue ? Encore une fois, tu me sous-estimes.

La main de Morgane se referma sur la chaise derrière elle. Un truc sûrement hors de prix, cent pour cent bois et alu, quelque chose de pas trop lourd mais qui pouvait faire mal. Son cerveau se remit en route – pas trop tôt– assemblant les détails : la pièce vide d’obstacles, les cinq mètres qui la séparaient de Charrault, son doigt qui n’était pas encore posé sur la détente. Une seconde suffit pour calculer l’angle, une seconde de plus et la chaise volait dans la pièce, heurtant sa main avec précision. 

Il jura alors que l’arme tombait au sol avec fracas. Daphné se redressa, prête à agir, et Morgane se jeta vers eux, croisant les doigts pour qu’elle ait le temps de s’interposer. 

La botte de Louis heurta son estomac avec un bruit mat, l’envoyant valser en arrière. La douleur irradia dans son torse en un éclat brûlant et elle tomba au sol, tentant de reprendre son souffle alors que chaque inspiration était douloureuse. Pour toute l’arrogance de son ex-coéquipier, il avait eu raison : Morgane l’avait sous-estimé. 

Louis Charrault n’était pas un criminel lambda qui avait pris trois leçons de tir et deux bastons dans un parking vide, il avait bénéficié du même entraînement que tout le département de la PJ. Pire, il avait passé des mois sur le terrain avec Morgane, observant chacun de ses faits et gestes jusqu’à ce que son fonctionnement devienne prévisible. Il savait ce qu’elle allait faire dès le moment où la chaise avait pris son envol et il avait réagi bien plus vite qu’elle. 

Pas besoin d’arme pour être efficace. Le temps qu’elle se relève péniblement, les mains toujours bloquées dans le dos, l’altercation était terminée entre Charrault et Daphné, et il lui enserrait le cou en une clé d’étranglement à la technique parfaite. 

-Stop, cracha-t-il. Ou je la termine. 

Le visage de Daphné virait au rouge violacé. S’il serrait trop fort - 

-D’accord. Ok. Je recule, murmura Morgane d’une voix sifflante.

-Très bien. Allez.

Elle obtempéra mais lui ne bougeait pas. Ne desserrait pas son étreinte, et elle vit les yeux de Daphné se révulser.

-Lâche-la, putain. Lâche-la, balbutia-t-elle en sentant les larmes monter.

-Patience, sourit-il, et Morgane eut envie de hurler d’impuissance alors que les secondes s’écoulaient comme des bris de verre, jusqu’à ce que sa collègue sombre dans l’inconscience. 

Louis recula de quelques pas, ramassant l’arme, puis lâcha Daphné avec désinvolture. Elle heurta le sol avec un bruit sourd. Est-ce qu’elle respirait ? Putain, faites qu’elle respire encore.

-Finalement, je crois que ce sera ton tour en premier. 

-T’es une ordure. Je vais te - 

Elle se tut alors qu’il approchait, se faisant violence pour ne pas reculer. Elle ne fuirait pas devant lui, devant son air suffisant et son visage devenu rouge, sa coiffure parfaite à l’abîme de la mort. Ils avaient fait un sacré vacarme dans la pièce, mais la musique amplifiée à outrance filtrait jusqu’à eux, la mélodie guillerette contrastant avec la peur qui bloquait les secondes.

Pour la première fois, elle ne savait pas quoi faire. N’avait plus d’idées, juste un constat froid : elle allait crever ici et personne ne pourrait rien y faire. Charrault était de plus en plus proche, accompagné par les basses de la sono transmettant le second couplet des Sunlights des tropiques . Elle eut envie de rire parce que c’était con, parce que mourir sur du Gilbert Montagné c’était la honte internationale, parce que stupidement elle aurait voulu qu’il soit là, qu’il arrive sur un petit poney blanc pour la tirer d’ici.

Les menottes cliquetèrent alors que ses bras se tendaient derrière elle, impuissants à empêcher Charrault d’appuyer le flingue contre son cœur.

-Remercie-moi, Morgane, susurra-t-il. Au moins ta fille ne te verra pas comme une meurtrière. 

Elle hurla, se lançant en avant, sa tête entrant en contact avec celle de Louis, entendant un craquement réjouissant. Deux fois qu’elle lui pétait le nez, constata-t-elle avec satisfaction alors qu’ils basculaient vers le sol. Elle se jeta sur le bras qui tenait l’arme, l’écrasant de tout son poids.

-Alors, haleta-t-elle en l’entendant crier de douleur, t’es tellement à chier avec un flingue que j’arrive à t’empêcher de tirer deux fois? J’ai carrément bien fait de te faire virer.

Elle se sentait rire, encore et encore, l’adrénaline ayant eu raison de ses facultés mentales, tentant de frapper Charrault comme elle le pouvait, se blessant en même temps parce que purée c’était pas facile avec les bras derrière le dos. 

Il dut comprendre qu’il ne dégagerait pas son bras sans lâcher l’arme, et elle sentit sa main passer sous ses côtes. Si elle parvenait juste à l’attraper - 

L’afflux d’air cessa brusquement et elle hoqueta. Ses deux mains libres, Charrault s’était redressé, entourant sa gorge, des gouttes de sang tombant de son nez sur le visage de Morgane en l’aveuglant à moitié. 

-C’est ton- ton truc, en fait, croassa-t-elle. Gênant. 

-Tu m’as fait virer.

Ses traits - ce qu’elle en distinguait - étaient complètement déformés par la colère. Soudain, elle sentit la pression diminuer sur sa trachée, pas assez pour laisser passer l’air. Il appuya son genou sur sa poitrine, passant une main dans ses cheveux. Elle avait plus assez d’oxygène dans le cerveau, plus de forces, plus rien pour le contrer à part son dégoût. C’était hors de question que son sourire dément soit la dernière chose qu’elle voie, alors elle leva les yeux vers le Monet au mur. 

Marrant. Ça ressemblait beaucoup au jardin de la maison aux hortensias, constata-t-elle juste avant que le noir engloutisse toutes les couleurs. 

Chapter 17: Position latérale de sécurité

Notes:

(See the end of the chapter for notes.)

Chapter Text

Elle sentait le sol bouger, voyait des lumières clignotantes à l’extrémité de sa conscience, mais n’était pas assez forte pour s’y raccrocher. C’était comme quand elle ne parvenait pas à se réveiller, quand le sommeil devenu mélasse refusait de s’écarter en l’envoyant errer dans un demi-songe avec, toujours, la certitude qu’elle devait fuir. Cette sensation était mêlée de panique aujourd'hui, et Morgane ne parvint pas à comprendre pourquoi, luttant sans résultat jusqu’à ce qu’une douleur aigüe se répercute quelque part dans son bras et que l’obscurité l’envahisse. 

La brume l’avait quittée lorsqu’elle ouvrit les yeux à nouveau. Le crépi du plafond lui était inconnu, l’odeur âcre de la pièce lui rappelant un souvenir désagréable qu’elle ne reconnut pas. La chambre d’hôpital était vide. Sereine. C’en était magnifique, en fait, quasiment euphorique. Le meilleur endroit où elle avait dormi, songea-t-elle, elle devrait déménager ici de façon permanente. Il aimerait bien ça.

Elle voulut lever le bras, le trouva rattaché à un drôle de tube, qui devait probablement être la source de son contentement. Eh ben qu’il y reste, c’était génial. De l’autre main, elle palpa sa tête et le tissu râpeux qu’on y avait fixé. En dessous du bandage, elle sentit quelque chose de plus solide - des agrafes, peut-être - mais l’idée ne l’inquiéta pas vraiment. Elle flottait doucement au-dessus du lit, les bips tout à fait mélodieux, et elle sourit d’aise.

-Morgane?

La voix provenait de sa droite, la pièce finalement occupée. Tournant la tête avec un sourire béat, elle vit que Céline était assise sur la chaise, l’air épuisé. 

-T’as l’air ex-plo-sée, gloussa-t-elle. Grosse soirée ?

-Ils ont pas baissé la dose des médicaments, à ce que je vois, constata quelqu’un d’autre.

-Gen ! Bah alors, toi et Céline…T’aurais pu me dire, quand même.

La commissaire grimaça lorsque Morgane lui fit un clin d'œil. Quelle rabat-joie. La présence de Gen lui faisait penser à autre chose, un truc qui lui donnait envie de pleurer, comme quelque chose de très triste qui lui échappait, juste aux confins de sa conscience. Morgane chassa la pensée avant qu’elle ne se concrétise, gloussant devant ses yeux qui louchaient un peu en lui montrant quatre personnes devant elle.

-Elle est encore sous l’effet des médicaments, dit Céline. 

-Tu lui as expliqué ce qui s’est passé ?

-Pas encore. Il est sûr de ne pas vouloir…?

-Sûr. 

-Eh, oh, c’est quoi ces messes basses ? beugla Morgane en croisant les bras.

Enfin, elle essaya, parce que la tâche lui sembla soudain très compliquée : y’avait beaucoup trop d’articulations dans ces bras, ça marchait pas bien.

-Tu te souviens de cette nuit ? Chez Garnot, précisa Céline en voyant son air perdu.

Sans qu’elle comprenne pourquoi, le nom arracha quelque chose dans son cerveau, et elle grimaça. Des flashs bizarres - une porte qui se fermait, un sourire narquois, une main sur sa gorge - et elle posa ses doigts sur son cœur pour les empêcher de trembler. 

-Oui, elle se souvient, dit Gen en l’observant. Morgane, je te la fais rapide avant que l’infirmière nous chasse : Garnot a laissé Charrault s’occuper de toi, parce qu’il voulait éviter que certaines preuves sortent. Tu as couru dans le piège - sacrément stupide, si je peux me permettre - ce qui lui a presque permis d’avoir ta peau, quand Charrault - 

Le petit nuage ne s’était pas dissipé, mais le sens des mots l’attint en partie. Assez pour couper net à son euphorie, assez pour qu’elle plaque ses mains sur ses oreilles en tentant de bloquer d’autres informations. 

-Non, cria-t-elle, sa voix résonnant dans son crâne. Je veux pas savoir. Partez. 

Célina posa une main sur l’avant-bras de Gen pour stopper l’avalanche de mots qui menaçait de l’ensevelir, puis ses lèvres bougèrent sans que le son lui parvienne, et Morgane serra les paupières pour ne pas deviner ses mots. 

Isolée de l’extérieur, elle attendit que le risque soit passé. Longtemps. Elle sentit une main caresser doucement son dos puis la présence s’en aller, et elle attendit encore. Le monde n’avait pas encore tout à fait repris son sens lorsqu’elle rouvrit les yeux, la douceur devenue aigre comme en un lendemain de fête.

Pourquoi étaient-elles venues tout gâcher ? Elle était très bien avant de savoir tout ça, purée. Une main sur le front, elle se rallongea, tentant de retourner à la béatitude qui lui échappait.

 

Le monde était revenu quand elle s’éveilla, aussi tranchant que d’habitude. Son crâne lui faisait un mal de chien et chaque battement de cœur se répercutait dans la plaie. Voilà ce qu’elle gagnait à vouloir gagner contre un flingue.

Les souvenirs étaient de retour, eux aussi, et la nausée remonta dans sa gorge alors qu’ils s’étalaient tous face à elle. C’était pas possible d’être aussi stupide, en fait. À quoi elle avait pensé ? Bon, elle savait à quoi elle avait pensé. À lui. Au fait que si elle réglait l’affaire maintenant, il pourrait rester, ils auraient une chance, et elle redresserait enfin les torts semés derrière elle comme des petits cailloux. Sauf que le petit poucet avait failli se faire assassiner en trois secondes.

Le kaléidoscope s’arrêtait net après sa perte de conscience. Trou noir. Comment est-ce qu’elle avait atterri ici, saine et sauve, au lieu de se retrouver six pieds sous terre quelque part dans le jardin de Garnot ? Personne n'était au courant de son plan.

Le souvenir de la visite de Céline et Gen lui offrait au moins une information : elles, elles savaient ce qu’il s’était passé. Et puis fallait être logique : à part Daphné personne n’était au courant vu comment elle avait couvert ses arrières, elle était même allée jusqu’à confier Théa à Agnès. 

Oh, putain. Théa. 

La peur l’envahit, contrecoup vertigineux de ce qu’elle avait failli faire, failli partir en la laissant sans mère et avec un père qui n’en méritait même pas le nom. Le sentiment était horrible et elle voulut y échapper, frappant le bouton d’appel du lit d’hôpital une douzaine de fois, jusqu’à ce qu’une infirmière déboule enfin. D’une cinquantaine d’années, elle avait l’air moins que ravie de voir que le bouton d’urgence avait été pressé frénétiquement par une personne qui pétait le feu.

-Madame Alvaro. Tout va bien? 

-Oui, oui, la rassura Morgane. J’vous appelle parce qu’à part cette blouse, j’me suis fait cambrioler. 

Elle désigna le vêtement pourri de l’hôpital, un truc qui aurait pu être fait en papier tellement il semblait fragile. 

-Vous auriez pas mes vêtements ?

La dénommée Martine consulta son dossier, un sourcil relevé alors qu’elle en parcourait le contenu.

-Vous êtes arrivée en ambulance cette nuit, c’est ça ? Ils doivent être chez nous, en effet. Votre famille est dehors, vous voulez que je les appelle ?

-Quelle f - ouais, bien sûr, mais vous pourriez me trouver mes habits ? C’est hyper important. 

-Écoutez, rien ne presse. Prenez votre temps, c’est normal de paniquer dans ces situations - elle referma le dossier d’un coup sec - en tout cas, reposez-vous. Je vais voir ce que je peux faire. 

-C’est vraiment important, hein, appuya-t-elle alors que la porte se fermait derrière l’infirmière qui fuyait.

La porte se rouvrit quelques minutes plus tard et Céline débarqua d’un coup, claquant la porte derrière elle. Ah. Cette famille-là, apparemment. Martine ne devait pas être super physionomiste si sa première supposition était leur ressemblance génétique.

-Commandant Morgane Alvaro ! tonna-t-elle avec un tranchant dans les mots qui fit se redresser Morgane. Je peux savoir ce qui t’est passé par la tête ?

-Eh, je suis blessée, argua Morgane en levant les mains devant elle au cas où elle avait l’intention de la frapper avec son dossier médical. Traumatisée, même.

-Je t’en ficherais, du traumatisé ! Qu’est ce que j’ai fait à l’univers pour me retrouver avec une équipe pareille ? Pour me réveiller en pleine nuit en apprenant que pas un, mais deux de mes agents ont décidé de rendre une petite visite nocturne à un individu dangereux ?

-C’était de la dernière min-

-Oh, ne commence pas avec ça, menaça-t-elle, tu savais parfaitement ce que tu faisais. Daphné m’a appris il n’y a pas vingt minutes que tu as su pour Charrault il y a des jours -

- Daphné, l’interrompit-elle. Elle va bien ? Je ne me rappelle pas de ce qu’il s’est passé après…

Céline se radoucit instantanément. 

-Oui, elle est - elle se tourna vers la porte qu’elle avait claquée il y avait trente secondes lorsqu’elle avait débarqué telle la horde de gnous dans Le Roi Lion - Ah. Daphné, tu peux rentrer. 

Cette dernière entre-ouvrit la porte avec précaution, vérifiant sûrement qu’elle ne risquait pas de se trouver au milieu d’une scène de guerre ouverte, puis avança dans la pièce. Elle avait une attelle à la main, un sale coquard à l'œil entouré d’une douzaine de stéri-strip sur l’arcade sourcilière, mais les dégâts s’arrêtaient là. Mieux, elle avait l’air plutôt réjouie. 

-J’ai essayé de lui expliquer, pour le pacte et tout, dit-elle avec un demi-sourire. On a géré, t’inquiète pas. 

Morgane passa de l’une à l’autre, complètement perdue.

-Géré quoi? J’ai fait une erreur, ouais. Encore. Du plus loin que je me souvienne, Charrault était sur le point de me buter puis de t’accuser, j’appellerais pas ça gérer .

-On a arrangé les choses juste à temps, moi et - 

-Daphné nous avait envoyé un texto, l’interrompit rapidement Céline. J’ai pu prendre une équipe et foncer sur les lieux, on est arrivées à temps pour éviter que Charrault te tire dessus.

Elle s’assombrit un peu à la mention de son ex-agent. 

-Tu aurais dû me parler de Charrault. Depuis le début, je te demande d’être transparente sur ces informations, et tu n’as pas jugé bon de me le dire ? Je n’ai pas eu d’autre choix que de tirer, grimaça-t-elle.

-Il est…

-Oui. C’était toi ou lui.

Un malaise se dégageait de ses mots, quelque chose qui n’allait pas, mais Morgane ne s’y pencha pas tout de suite, parce que Louis Charrault était mort .

-Garnot va être condamné pour avoir planifié votre agression, reprit Céline. Une fois qu’on aura ajouté ton dossier à la liste des charges, il n’y a aucun moyen qu’il réchappe à la prison, quels que soient ses contacts. 

-Et il n’y avait que vous sur le site ? demanda-t-elle d’une petite voix.

-Oui, pourquoi ? Écoute, Morgane, on en reparlera quand tu seras en état, d’accord ? Repose toi.

Une embrassade plus tard, elles avaient quitté la pièce en y laissant un goût d’inachevé. Céline lui mentait et elle ne comprenait pas pourquoi, pas sans combler le vide de sa mémoire dont elle devinait la forme. Elle connaissait bien les temps d’arrivée des flics, et même si par miracle les agents s’étaient trouvés à la PJ à minuit, jamais ils n’auraient franchi la distance jusqu’au château dans les cinq minutes qu’avait duré les événements dont elle se souvenait. 

Morgane avait une autre hypothèse, mais franchement y’avait une chance sur deux que ce soit juste son cerveau qui ait été irrémédiablement détraqué. En serrant les poings, elle se traîna jusqu’à la salle de bains dans la vague idée d’arroser son visage d’eau froide. Ça pourrait l’aider à démêler tout ce qui tournait dans sa tête plus vite qu’une essoreuse à salade : Charrault mort, l’affaire fermée, son cou qui lui faisait mal et les mensonges que Céline venait de lui offrir sur un plateau. 

Elle abandonna le plan en constatant que le bandage sur sa tempe ne devait probablement pas être mouillé, se contentant de plonger les mains sous l’eau tiédasse qui refusait de refroidir. Ça ne la calma pas du tout et elle se glissa sous la douche. L’eau chaude coulait sur ses jambes depuis une bonne dizaine de minutes déjà, et l’envie de frapper les murs avait reflué, lorsqu’on toqua à la porte de la salle de bains. 

-Madame Alvaro ?

Ah purée, Martine .

-J’arrive, glapit-elle en se rétamant sur le sol dans sa hâte. 

Qu’est ce que ça glissait, ce sol en plastique, c’était un enfer. 

-Tout va bien ? J’ai vos affaires, je vous les pose sur votre lit. 

-Oui, nickel, pas de souci, génial, merci, bonne journée ! 

Lorsqu’elle sortit enfin du cagibi qui servait de salle de bains, enveloppée dans une serviette rêche, l’infirmière n’était nulle part et le sac plastique contenant ses habits reposait sur les draps. Elle s’en saisit presque doucement, comme si l’ouvrir allait convoquer les évènements de la veille à sa mémoire, façon génie maléfique. 

Il n’y eut pas d’explosion, pas de nuage de fumée, juste une odeur désagréable qui émanait du sac zippé. Elle passa les doigts sur le tissu de son jean. Ses vêtements étaient presque bons à jeter, tachés de sang et imbibés de sueur et de souvenirs. C’était pas parce qu’elle tenait spécifiquement au jean ou au pull qu’elle les avait demandés, et d’ailleurs elle les balancerait à la poubelle dès qu’elle se serait assurée de - 

Sa main rencontra un objet en plastique qu’elle connaissait bien et elle hoqueta de soulagement en sortant le dictaphone de la poche. L’enregistreur émit une petite lumière lorsqu’elle appuya sur le bouton, revenant à la vie avec un petit bruit électronique. La veille, elle avait commis tout un tas d’erreurs, mais elle n’était pas complètement stupide. Le projet d’assassinat qu’avait monté Garnot, ok, elle l’avait pas vu venir, parce qu’elle le catégorisait encore en tant que criminel rationnel. Le genre de personne qui n’abattait pas un flic aussi facilement.

Elle s’était trompée sur la nature du piège, mais son plan aurait tenu la route, aurait condamné Garnot et Charrault plus facilement que tout dossier qu’elle monterait. Et il avait marché, d’une certaine façon: Charrault était mort et elle tenait dans sa main un enregistrement des aveux de Garnot.

Et la vérité sur ce qu’il s’était passé. Les preuves étaient presque annexes, maintenant, bien moins importantes que de pouvoir enfin remplir l’espace vide dans sa mémoire. Les explications de Céline ne collaient pas.

Elle pressa le bouton de lecture d’un doigt tremblant.

-Il y a là de quoi l’incriminer, retentit la voix de Louis Charrault. 

Bip . Appuyant fermement sur le bouton d’avance rapide, elle ignora les images que sa voix conjurait. 

Tu me sous-estimes - bip - D’accord, je recule - bip - son coeur accélérait à chaque nouvel extrait, comme si elle se trouvait encore dans cette foutue pièce avec cette foutue peur qui lui rongeait le ventre.

Remercie-moi, Morgane, t - Elle dut mettre pause quelques secondes, le temps de se rappeler qu’elle était en sécurité. 

Lorsqu’elle eut le courage de continuer, le dictaphone reproduit un bruit si retentissant qu’il était accompagné de friture. C’était là. Quelqu’un avait tiré. 

-Morgane. Morgane ! hurla Adam d’une voix paniquée. Respire. Ça va le faire. 

Un silence suivit et Morgane crut qu’elle allait disjoncter. Il était là . C’était lui qui avait tiré. Il était là et n’avait pas jugé important de le lui dire lui-même; pire, ils étaient arrivés à une sorte d’entente avec Céline, une vaste blague dont elle était la seule cible. 

-Gen. C’est Adam, retransmit le dictaphone. Vous êtes là dans combien de temps ? Putain, c’est trop, Morgane est inconsciente et sa collègue aussi, et j’ai tiré sur - non, pas Garnot, un autre, je ne le connais pas, je crois que c’est celui dont elle m’avait parlé - Je panique pas, s’il te plaît, dépêchez-vous, je -

Sa voix était presque brisée, et il se tut. Pendant cinq minutes, elle n’entendit que des bruits sourds, et Adam qui la suppliait de rester avec lui.

-C’est vous, croassa soudain Daphné qui avait dû reprendre conscience. Qu’est ce que vous -

-La police arrive. Ils arrivent, et elle ne se réveille pas.

Enfin, d’autres voix plus lointaines filtrèrent dans l’enregistrement. Vu la distance, c’était compliqué de les distinguer, mais Morgane en comprit l'essentiel. Céline était arrivée sur la scène, accompagnée de l’équipe, et avait profité du vacarme de la fête pour extraire discrètement Morgane et Daphné du site, tout en ordonnant que des photos soient prises du lieu. Des preuves. 

Ses vêtements frottèrent sur le micro, un bruit régulier qui lui indiqua qu’on l’avait portée hors de danger, assez loin pour que l’ambulance arrive sans risque. Puis Adam demanda au corps médical de l’aider à la transférer sur la civière.

Morgane agrippa ses bras dans une auto-étreinte en comprenant, comme si elle pouvait empêcher le vase de déborder, répandant tout un tas d’émotions sur le sol de la chambre d’hôpital. Il l’avait portée, il était venu, et elle ne s’en souvenait pas. Et il ne le lui avait pas dit.

-Garnot sera jugé pour préméditation, dit Céline. Vous ne risquez rien, ou très peu, enfin vous n’auriez rien risqué si -

-Si je n’avais pas une fausse identité, comprit-il. Très bien. S’il faut m’emmener - 

-Vous ne comprenez pas. Je ne vais pas vous relier à l’enquête.

-Comment ?

-Officiellement, j’ai tiré. Pas vous.

-Pourquoi ? dit Adam qui ne semblait plus capable de former des phrases cohérentes.

-Morgane m’en voudrait, et ça ne change rien au résultat. Et je dois vous remercier d’être arrivé à temps, pour elle et pour Daphné.

Un silence puis il reprit d’une toute petite voix : 

-Elle va s’en remettre ? 

-Oui, dit une voix inconnue qu’elle attribua à un infirmier.

-Commissaire, ne lui dites pas que j’étais là. S’il vous plaît.

-Pourquoi ?

-Il faut qu’on y aille, dit l’infirmier, et le claquement de la porte de l’ambulance bloqua la réponse d’Adam.

L’enregistrement se poursuivit pendant quelques minutes en un chaos d’informations médicales, et Morgane était encore plus perdue qu’avant. Mais elle avait un plan.

Ça impliquait une toute petite fuite, histoire de fausser compagnie à Martine qui n’apprécierait peut-être pas qu’elle fuie de l’hosto moins de vingt-quatre heures après y être entrée.


-Morgane ?

La mâchoire de Gen se décrocha, sa main toujours sur la porte qu’elle venait d’ouvrir. C’était un peu vexant, elle n’avait pas si mauvaise mine. Bon, ok, elle était censée rester en observation deux jours encore, pas vadrouiller dans les rues de Lille. Et vu qu’elle pouvait pas sortir en chemise d’hôpital, fesses à l’air, elle avait dû enfiler son jean et sa veste - traces de sang incluses - tout en gardant la blouse par-dessous, parce que son pull était irrécupérable. Ça avait pas été simple, d’ailleurs, chaque fibre de ses vêtements semblant imbibée de sa peur de la veille. 

Et puis bon elle risquait pas grand-chose. Elle avait jeté un coup d'œil au classeur contenant son dossier de soins, et elle avait beau pas être médecin, y’avait rien qui disait qu’elle devait rester sous surveillance médicale.

Évidemment, personne n'avait daigné lui apporter sa voiture, alors elle avait pris le bus jusqu’à chez Céline. Une vieille avait contemplé le sang sur son jean et sa blouse d’hôpital, puis avait serré son sac à main contre elle avant d’aller s'asseoir du côté opposé, ce qui l’avait informée qu’elle devait avoir l’air d’une évadée d’hôpital psychiatrique. Pas incroyable comme constat, mais carrément secondaire. Tout le monde lui avait dit que c’était fini, qu’elle risquait plus rien, mais Morgane ne pouvait se séparer d’un sentiment d’inachevé plus que désagréable.

Pourquoi était-il parti ? Pourquoi avait-il pris la peine de venir jusqu’à elle pour se barrer tout de suite après ? Trois fois pendant le trajet, elle faillit sortir du bus, abandonner toute l’affaire et courir chercher Théa comme elle en brûlait d’envie depuis des heures. 

Ils n'avaient jamais réussi à être honnêtes, finalement, et elle était fatiguée. Fatiguée d’avancer à contre-courant, de cacher des choses, de ne rien comprendre à ce qu’il lui arrivait, dans ce nous qu’ils n’avaient jamais stabilisé. Et puis sa tête lui faisait mal, son cou aussi, et cet imbécile de Charrault avait dû lui écraser proprement les cordes vocales, parce qu’elle avait la voix d’un corbeau aux portes de la mort.

Sauf qu’elle n’arrivait pas à laisser tomber. Elle s’était donc traînée jusqu’au troisième étage sans ascenseur de chez Céline, tout ça pour tomber sur Gen, qui à bien réfléchir devait avoir tout un tas d’infos supplémentaires tout en étant plus susceptible de les partager. Parfait.

-Qu’est ce que tu fais là?

-Faut qu’on parle. 


Adam

J’ai un truc à te dire. Attends-moi à la maison. 

Le message de Gen datait d’un peu plus d’une demi-heure, et il commençait à s’inquiéter. Elle n’était jamais aussi cryptique : ça ne présageait rien de bon et lui donnait envie de s’effondrer sur le canapé comme une moule à son rocher et de ne plus jamais en bouger. Ces derniers temps, c’était juste…trop. Et il n’avait plus la force. 

Alors si elle était sur le point de lui annoncer une énième catastrophe, il abandonnait. Optait pour la fuite. Si seulement il parvenait à dormir un peu, peut-être que ça irait mieux, mais le sommeil se refusait à lui. Comment aurait-il pu, alors que s’il n’était pas venu la veille voir Morgane sous le coup d’un pressentiment stupide, elle serait morte ? 

Il avait cru qu’elle l’était. Lui en avait tellement voulu lorsqu’il avait vu le dossier bleu dans la pièce, celui pour lequel elle s’était mise en danger. Il s’en était voulu à lui-même quand il avait compris que tout ça était en partie de sa faute. Cette fureur contre le monde entier le rendait fou, et il ne pouvait s’empêcher de penser qu’il aurait mieux fait de tout ignorer de l’existence de Morgane Alvaro. Il aurait voulu revenir aux instants où il ignorait tout de son existence, avant que ses yeux se soient fichés dans son cœur de manière irrémédiable.

Et puis merde, il avait tout rendu si compliqué, à fuir encore et encore sans qu’aucune tentative ne soit couronnée de succès. En se blessant lui, en blessant Morgane, en abattant toutes les quilles de son existence dans un strike catastrophique, simplement parce que ça lui faisait peur. 

Il se saisit d’un yaourt protéiné à la vanille, s’asseyant à la table dans le silence inconfortable de la maison vide. Il avait gardé le coucou de l’appartement, l’avait déménagé jusqu’ici,  les battements réguliers des secondes trop apaisant pour qu’il s’en sépare. Bientôt midi, il allait chanter.

On toqua à la porte, et il interrompit sa bouchée, fronçant les sourcils. Gen avait une clé. Elle l’avait prévenu de sa visite mais on ne savait jamais, et il regretta pour la dixième fois de ne pas avoir installé de judas. Alors il repoussa sa peur, serra les dents, ouvrit la porte.

Et crut qu’il rêvait. Cauchemardait, plutôt, Morgane face à lui avec des vêtements couverts de sang, les yeux rouges et la mâchoire violacée. Un regard lui suffit pour constater ses mains repliées en poings, son air épuisé comme si elle venait de courir un marathon.

Ils restèrent immobiles l’un face à l’autre pendant un instant, dans un silence de non-dits, puis Adam craqua. L’entoura de ses bras, l’étreignant alors que la peur qui le rongeait s’effaçait un peu, parce que Morgane était là, sa tête serrée contre son torse, les épaules lentement secouées de sanglots. 

-Je suis tellement soulagé, croassa-t-il en caressant son dos. 


Morgane était chez lui. Dans sa cuisine à demi-vide, saine et sauve, à portée de main alors qu’il s’était résigné à ne plus jamais poser les yeux sur elle. Il n’avait pas eu de nouvelles, de personne, comme si Céline lui faisait payer sa lâcheté.

Gen le savait bien : il ne serait pas resté dans cette cuisine si elle lui avait dit que c’était Morgane qui venait le voir. Il aurait fui aussi vite que possible devant cette perspective bien trop terrifiante. Une pensée vagabonde s’ajouta à sa checklist intérieure : dire à sa meilleure amie qu’elle était beaucoup trop machiavélique. Pourtant Morgane était devant lui, juste là, et Adam Karadec découvrait qu’il ne pourrait jamais en vouloir à Gen pour cela.

-Je vais faire du thé. À moins qu’un café ?

-Thé, c’est bien, murmura-t-elle. 

Il se dirigea vers la cuisine, jetant des coups d'œil derrière lui comme pour vérifier qu’elle était toujours là. Dans le vacarme de son affairement, des feuilles de thé qu’il faillit renverser par terre et de la bouilloire qui frémissait, il agrippa le comptoir jusqu’à ce que le rebord marque ses paumes. Il était seul à fuir devant la discussion qu’ils devaient avoir, devant l’aveu qu’il devait lui faire. Pourquoi aurait-elle été là, sinon? Mais Morgane n’avait encore rien dit, s’était assise doucement sur l’une des chaises alors qu’il avait fui à la cuisine. 

-Adam ?

Il sursauta, envoyant l’eau bouillante s’étaler sur la totalité du plan de travail, sa main et son pull.

-Merde ! Il est où, ce chiffon, c’est pas vrai -  de l’eau froide. De l’eau froide, c’est bien, ça.

-Désolée, je voulais pas te surprendre.

-Je ne suis pas surpris, dit-il avec mauvaise foi, la main sous le filet d’eau glacée. La tasse a glissé, c’est tout. 

La brûlure laissait place à une humidité désagréable, la manche en coton complètement trempée. Il allait devoir se changer ou il risquait d’attraper froid, et il détestait les rhumes. Morgane le regardait toujours, les coins de ses lèvres tremblant un peu comme si elle retenait un rire.

-Je voulais juste savoir si t’avais des fringues de rechange, demanda-t-elle, toussant de manière suspecte.

Il baissa les yeux, contempla la veste tachée de sang et la blouse d’hôpital qu’il avait évité de regarder jusque-là.

-Oh. Bien sûr, je - Gen a rangé ses affaires dans des cartons, mais je dois avoir ça. De toute façon, je vais me changer moi aussi. Pas qu’on se change ensemble. Enfin si, mais je veux dire, pas au même endroit. Sauf si tu - 

Un rire lui échappa cette fois, clair et irrépressible, et son cœur fondit comme une bougie devant le feu.

-On a déjà fait plus que se changer, gloussa-t-elle, je te savais pas aussi coincé. 

-Je ne suis pas coincé, je suis respectueux, c’est tout. Bon, on y va ou tu préfères continuer à te moquer de moi ? demanda-t-il, vexé. 

Il fit mine de ne pas remarquer son rire qui se transformait en quinte de toux, un son raclé et douloureux que Morgane camoufla dans sa manche alors qu’elle le suivait à l’étage. La seule pièce qui n’avait pas encore été vidée était sa chambre, l’armoire encore remplie de ses affaires parfaitement pliées. Il s’empara d’un sweat sur la deuxième étagère et il le posa délicatement sur le lit.

-Il sera un peu grand, mais ça devrait aller. Pour le pantalon, ça risque d’être - Morgane, qu’est ce que tu fais ?

-Bah je me change, pourquoi ?

Celle-ci retirait la blouse d’hôpital avec soulagement sans même se retourner, et Adam constata qu’elle ne portait rien en dessous. Ce qui était normal, après tout, mais la vision envoya un afflux de sang à ses oreilles qu’il devinait écarlates.

-T’as fini, oui ? On dirait un gamin de douze ans, railla-t-elle. J’ai pas changé depuis la semaine dernière, à ce que je sache. 

- Tu es sublime, souffla-t-il sans pouvoir s’en empêcher, et il vit ses joues rougir à leur tour alors qu’elle souriait. 

Elle s’étira pour attraper le sweat et Adam cessa de sourire. Il vit ce qui avait changé, ce qu’il n’avait pas vu la veille : la trace violacée qui s’étendait sur son abdomen, les marques rouges et furieuses sur son cou. Morgane suivit son regard, baissant les yeux vers son ventre.

-Ah, oui, c’est pas incroyable, désolée, murmura-t-elle en enfilant le pull à la hâte, rabattant ses cheveux sur son cou.

Sa manche était toujours trempée mais il s’en contrefichait. Il serra les poings, tentant de combattre l’envie ridicule de frapper un mur ou deux. Ou trois. Tous les murs de la terre.

-Charrault, dit-il. Je - Céline m’en a parlé.

Morgane se contenta de hocher la tête, et quelque chose dans son regard se durcit. 

-Plus un problème, maintenant, lâcha-t-elle. J’ai merdé en allant là-bas, mais c’est fini. Je t’avais dit que Charrault lâcherait pas.

-Je suis désolé. Tu avais raison et je ne t’ai pas crue, et bon sang, Morgane, pourquoi tu ne m’as pas dit qu’il était une telle menace ? 

-Je voulais te le dire, je te jure, mais…Je pouvais pas parler de Charrault, pas comme ça, pas après ce qu’il avait fait, je - je voulais pas qu’il s’immisce là aussi. Et après c’était trop tard, tu ne voulais plus me voir, tu - c’était plus la peine.

-Morgane. Qu’est ce qu’il t’a fait ?

-C’est pas important, dit-elle en portant la main à sa gorge. Plus maintenant.

-Il t’a déjà attaquée avant, c’est ça ? 

Sa voix devenait presque métallique. Elle hocha la tête.

-Juste avant que je vienne - juste avant le soir où je t’ai tiré dessus. Je suis désolée, Adam, balbutia-t-elle en voulant reculer. 

Il l’en empêcha, l’attira à lui, une main enveloppant l’arrière de sa tête tandis que l’autre effectuait des mouvements réguliers dans son dos, comme lorsqu’on rassurait un enfant.

-On a été stupides. Tous les deux. On aurait pu - bordel, on aurait pu éviter tout ça, si on s’était parlés. 

Elle releva les yeux, recula un petit peu, comme s’il venait de lui mentir à nouveau.

-Si on s’était parlés, répéta-t-elle d’une voix étranglée.

Elle ouvrit sa main gauche. Juste au creux de sa paume, un petit objet métallique s’alluma et sa voix résonna dans la pièce, terrorisée et brisée. Commissaire, ne lui dites pas que j’étais là. S’il vous plaît. Morgane ne parla plus, se contentant de le regarder avec ses yeux gros comme des valises qui lui demandaient pourquoi ? 

Il fut tiraillé entre la terreur et la fierté. Bien sûr qu’elle avait trouvé un moyen de comprendre, elle qui était tellement brillante que ça l’aveuglait parfois. Et stupide aussi, et bornée, et magnifique. Adam lui en voulait et il l’aimait, et il se devait de lui expliquer même si ça lui faisait mal de le faire. Jusqu’ici il avait espéré échapper à un autre au-revoir qui le laisserait plus cassé qu’avant. C’était pour ça qu’il avait demandé à Céline de mentir, pour ne pas devoir se retrouver face à Morgane et à ses yeux qui reflétaient sa lâcheté.

Il s’approcha, serrant sa main dans les siennes, la caressant du pouce alors qu’il cherchait ses mots. 

-Je suis venu chez toi, ce soir-là, commença-t-il. Pour te demander pardon. Pour te demander…autre chose, aussi. Le flyer de la fête de Garnot était sur ta porte d’entrée, avec le mot derrière, et j’ai paniqué. Je- Morgane, j’ai cru que je t’avais déjà perdue.

-C’est moi qui l’y ai mis, répondit-elle d’une petite voix. Au cas-où. Je pensais pas que ce serait toi qui le trouverais. 

Il ne voulait plus jamais ressentir cette peur-là, se replonger dans les évènements de la veille qui l’avaient presque brisé. 

-Si j’étais arrivé trop tard… J’ai failli arriver trop tard. Alors quand j’ai vu que tu étais en sécurité, que Garnot ne t’atteindrait plus jamais, c’était trop dur de rester. De te dire adieu à nouveau. J’ai été lâche, j’ai été égoïste, je suis désolé. 

-Adieu ? Mais Charrault est mort, répondit-elle avec incrédulité. Et Garnot a été arrêté. Y’a plus de risques. Tu veux dire que tu comptes t’en aller quand même ?

-Je n’ai pas le choix, murmura-t-il.

-C’est à cause de moi, c’est ça ?

L’injustice de la situation recommençait à lui ronger le cœur, parce que les adieux étaient là pour une énième fois, comme autant de pieux fichés dans le roc pour l’affaiblir, avant le coup final qui le couperait en deux pour toujours. 

-Tout ce que tu as fait, c’est me donner envie de rester.

-Alors reste, implora-t-elle.

-Même si Garnot est en prison, même si on ne connaît pas mon nom, mon visage suffit, et ses collaborateurs vont chercher un coupable. Je dois disparaître le temps que ça se tasse, le temps qu’ils passent à autre chose. Ce n’est pas définitif, je -

Morgane le regardait avec tellement d’amour dans les yeux, tellement de chagrin aussi, qu’un espoir fou naquit doucement dans sa poitrine, un tout petit charbon qui venait de s'allumer pour chauffer doucement. 

-Morgane, reprit-il. Peut-être, enfin je me dis que - Je dois partir, mais je ne suis pas obligé de partir seul. Est ce que tu voudrais venir avec moi ? Théa aussi, on pourrait s’en aller, peut-être dans le sud, ou peut-être en Bretagne rejoindre Aubin s’il veut de nous, où tu voudras.

Il était en roue libre, les mots sortant sans s’arrêter, parce que peut-être que s’il continuait à parler, il retarderait l’inévitable. Morgane resta figée, et il vit un flot d’émotions traverser son visage comme autant d’étincelles sans qu’il puisse en comprendre aucune. Puis il n’en resta qu’une, un sentiment qui envoya ses boyaux rejoindre le centre de la terre. Le regret. 

-J’ai rêvé de ça presque toute ma vie, répondit-elle alors qu’une larme coulait sur sa joue. C’est mieux que dans mes rêves, parce que tu m’as vue, vraiment, même quand j’étais au pire de moi-même, et tu es resté. Et tu veux encore de moi.

Il aurait voulu effacer l’incrédulité de sa voix, celle qui disait qu’elle n’était jamais assez, alors qu’elle était tout. Ses yeux se brouillaient alors qu’il l’entendait au ralenti, et il supplia la terre de s’ouvrir et de l’avaler pour échapper à cette douleur-là, pour ne pas entendre les mots qui ne tarderaient pas. Pourtant Morgane ne s’arrêtait pas, et chaque phrase arrachait un peu plus les derniers lambeaux d’espoir qui le protégeaient.

-Je crois que je t’aime, Adam. Mais je ne peux pas. Pour la première fois, je crois que j’ai construit quelque chose qui ressemble à une vie, et je ne peux pas la laisser derrière. Même pour nous, même si ça me fait peur. Je ne veux plus fuir. 

-Si j’étais resté hier soir, balbutia-t-il. Si je n’avais pas raccroché ce jour-là, à l’hôpital. Est ce que ça aurait changé quelque chose ?

-Je ne sais pas. 




Notes:

Merci spécial à @pia-writes-things pour le beta et le titre du chapitre 🥰

Chapter 18: Modèle Diathèse-stress

Chapter Text

Le 24 juillet 2010

Adam,

Je sais pas si je peux t’écrire avec ton nom. On s’en fiche, je crois, parce qu’il y a 54 000 personnes qui ont ce nom-là. J’ai vérifié. 

Tu me manques. C’est marrant, j’étais sûre de moi quand je t’ai dit non, mais je crois que c’était une erreur. Sûrement. Je sais même pas où t’es en ce moment. Ça prendra du temps, tu as dit, mais ça fait un mois et t’as pas daigné m’envoyer d’adresse, alors je t’écris quand même. Tu la liras un jour.

Le procès de tu-sais-qui est en cours. Douze ans prévus pour l’ex-sénateur. J’aurais voulu qu’il en prenne quarante. Je crois que je lui en veux presque plus que Gen, et c’est elle qui a mal à l’épaule. On l’a contactée pour donner des cours aux étudiants qui visent les forces spéciales dans la police, et elle hésite encore. Franchement, elle est douze niveaux trop bien pour eux, donc ils ont intérêt à apprécier ce qu’ils auront devant eux.

D’ailleurs, Céline et elles sont encore dans leur phase “tunnel de l’amour de Disneyland”, c’est terrifiant. Ça m’aurait bien plu de te voir assister à ça, rien que pour garder ta tête horrifiée imprimée sur un mur. En plus je sais qu’elles font attention autour de moi, comme si j’étais en verre, et ça me donne envie de hurler. C’était ma décision, merde.

Daphné s’adapte pas mal au terrain. Je crois qu’elle est presque pire que moi, à me proposer des actions risquées mais efficaces toutes les deux secondes. J’ai dit risquées, très risquées, même, super dangereuses, et d’ailleurs je risque de mourir en ce moment même (j’espère que ça te donnera une motivation pour revenir). C’est égoïste de ma part, je sais, et puis bon c’est même pas sûr que tu reçoives la lettre. Je te l’enverrai, si j’y pense, quand tu voudras bien me donner une boîte postale.

Je l’ai déjà dit mais tu me manques. Les autres mots, j’attendrai que tu sois de retour.

Morgane.

 

Le 12 août 2010

Adam,

On a décidé de passer un week-end à la plage. Je dis “on”, mais c’était censé être juste Théa et moi, mais Gilles m’a entendue en parler et a balancé à toute l’équipe, et Daphné s’est invitée aussi, donc évidemment Céline et Gen ont décidé de nous rejoindre. On va à Wissant, où Gilles a insisté à nous inscrire à un stage de surf. J’espère qu’il est au courant qu’il y a pas moyen que je monte sur une planche. Théa est contente, par contre. Elle m’a demandé si tu venais. Pas sûre que tu sois très doué au surf.

J’aurais aimé que tu sois là. File-moi une adresse.

Morgane.

 

Le 29 août 2010

Bonjour Adam ! J’ai mon anniversaire aujourd'hui. Six ans, je vais au CP bientôt. Je suis dans la classe d’Emilie avec madame Sturm. Emilie m’a dit qu’elle est pas gentille. Je vais lui apporter une pomme à la rentrée, comme ça elle sera moins fâchée.

C’est triste que tu sois parti cet été. Maman et moi on est allées à la mer. J’ai fait une crêpe à la banane c’était très bon. J’espère que tu me raconteras une histoire quand tu reviens.

Théa

PS : c’est maman qui écrit mais pas mon prénom parce que je sais écrire mon prénom.

PPS : c’est Morgane. Si tu me donnes pas signe de vie, j’envoie un avis de recherche.

 

Le 15 septembre 2010

Adam, 

Ça y est, le procès est terminé. Un criminel de moins à gérer, je suppose, même si un certain hors-la-loi refuse toujours de me répondre, et j’espère qu’il est pas mort sinon je le tuerai moi-même. 

Gen a dit oui à l’école d’officiers. Elle a commencé il y a une semaine. On se voit assez souvent, en fait - on a instauré un apéro hebdomadaire - et ça se voit comme le nez au milieu de la figure qu’elle adore ça. Je devrais pas être étonnée, on lui donne l’autorisation de donner des ordres et de prendre de haut toute une promo d’aspirants flics, c’est tout à fait dans ses cordes.
Elle a encore du mal à bouger l’épaule. Le doc dit que ça restera à 70% de ce que c’était avant, et que c’est déjà très bien. J’ai cru que Céline allait crever ses pneus lorsque Gen nous l’a raconté.

Gilles a tenté un mouv avec Daphné. J’attends le débrief, ça devrait être croustillant, mais je te dirai rien. Si tu veux savoir, t’as qu’à revenir. Ou me dire que t’es vivant. Pas que je suis inquiète, hein. Mais quand même. Ça se fait pas.

A plus, le loser, 

Morgane.

 

Le 1 octobre 2010

Morgane,

Je suis désolé d’avoir pris autant de temps. Il a fallu que j’attende la fin du procès de Garnot, parce qu’il a envoyé plusieurs personnes suivre ma trace depuis quelques mois, mais ils se font de plus en plus rares depuis que sa sentence est tombée. Je pense rester ici encore quelque  temps, attendre qu’ils tournent la page. Tu me m

Tu peux m’écrire à l’adresse au dos. Oui, c’est dans le Larzac, je suis actuellement logé chez un  éleveur de chèvres. Je commence à avoir mal au dos à force de retourner les fromages, mais ça m’occupe. J’aurais aimé que tu sois là. 

Passer des heures à traire les chèvres a un avantage : ça me permet de réfléchir. Sur ce que j’ai fait de ma vie , mais surtout sur nous. Je ne parviens toujours pas à comprendre 

J’espère que tout va bien. A bientôt,

Cordialement,

Adam.

 

Le 23 décembre 2010

Adam,

Déjà, laisse-moi te dire qu’à part les notaires et mon grand-père (qui est mort), personne met cordialement dans une lettre. Personne. Et puis tant qu’on y est, dans les messages non plus. 

Ça fait 8 mois bientôt. Je sais pas combien de temps ça dure, ta mise au frais, mais ça commence à faire longtemps. En tout cas les potes de Garnot sont passés à autre chose si ça peut t’aider, on a fait une enquête de contexte et ils sont plutôt centrés sur la recherche d’un nouveau visage pour leur parti. Pas la recherche de leur conseiller. Tu me le dirais, si tu ne voulais pas revenir?

Céline m’a obligée à aller voir un psy. C’est plus utile que je le pensais, et puis ça me donne quelqu’un avec qui parler de toi, parce que c’est hors de question que je le fasse avec les autres. Je veux pas qu’ils aient pitié parce que j’attends encore quelqu’un comme une cruche. Bon, t’inquiète pas, j’ai dit que t’étais mort au psy, comme ça même si ce que je lui dis remonte à tu-sais-qui, tu es couvert. Merci qui? 

Enfin voilà. Je t’envoie toutes les lettres d’un coup, et j’ai rien relu, donc je me souviens pas de tout ce que je t’ai dit. On en oublie, des trucs, en six mois. C’est Noël, et tout le gang débarque chez moi demain soir. Même Aubin, qui revient de Rennes. Je te garde une place. 

Tu as encore des raisons de rester, ou tu ne veux juste pas rentrer ? Je suis fatiguée.

Dis bonjour à tes chèvres,

Morgane

 

Le 8 janvier 2011

Morgane,

Ce n’est pas parce que la majorité des gens ignorent les formes épistolaires correctes que je vais le faire. C’est une question de principe. 

Je pars de chez Roger (l’éleveur) dans la semaine, mais je ne rentrerai pas à Lille.

La vérité, c’est que je ne sais pas où j’en suis. Gen t’en a peut-être parlé, mais avant de partir j’avais décidé d’arrêter “mes opérations”. J’ai des choses à réparer avant de pouvoir avancer. Ça fait des années que je fuis ce qui s’est passé et il a fallu que je te rencontre pour me rendre compte que certaines choses méritaient qu’on se batte pour elles. Je ne sais pas combien de temps ça prendra, et je refuse de te laisser bloquée dans le temps juste pour m’attendre. Tu mérites mieux que ça. 

Cordialement,

Adam

 

Le 16 février 2011

Adam,

Le psy m’a conseillé d’aller au “groupe de parole pour les personnes endeuillées”. J’y suis allée une fois, pour lui faire plaisir, et parce que ça me concernait pas pour de vrai. Mais purée, ils sont tous figés dans leur vie ces gens, et j’ai peur qu’au bout d’un moment je devienne comme eux. Arthur, un gars du groupe, qui a un petit garçon presque aussi mignon que Théa, m’a demandé si je voulais aller boire un verre. Je crois que je lui ai légèrement crié dessus au beau milieu de la rue. Le psy m’a dit que c’est ok de pas encore me sentir prête, mais je crois que ça arrivera jamais.
Parce que t’es pas mort, et que je t’attends. Et que ça me va. Je préfère que tu gardes mon coeur pour le moment, je te l’ai pas donné pour rien. Si tu pouvais te sortir la tête de là où tu l’as fourrée, ça m’arrangerait bien par contre.


Morgane.

 

Le 22 février 2011

Morgane,

Je suis désolé. Je ne sais pas quand je rentrerai. S’il te plaît, ne t’empêche pas de vivre pour moi, je n’ai pas le droit de te le demander. Tu devrais peut-être dire oui à cet Arthur.

Adam.

 

Le 12 mars 2011

Morgane, 

Aubin va bien. Je suis allé le voir sur son campus, c’était sur mon chemin. Il est vraiment brillant, et je crois que l’architecture est faite pour lui, je ne l’ai jamais vu aussi passionné. C’est pour lui que je t’écris de nouveau, parce qu’il m’a dit que j’étais stupide d’arrêter de t’écrire, et que ce serait ton choix de les lire ou pas. Ou de me dire d’arrêter. 

Il fait gris en Bretagne. Ça m’a fait penser à Lille. J’espère que tu vas bien. 

Adam.

 

Le 21 mars 2011

Morgane, 

Je suis allé voir mes parents. C’était la chose la plus dure que je n’ai jamais faite. Ils me croyaient mort comme mon frère. Ça me fait mal d’être ici. Sofiane me manque. Tu me manques. Je ne sais plus où j’en suis. Si tu reçois cette lettre c’est que j’ai finalement décidé de l’envoyer, parce que tu es la seule personne qui peut comprendre ce que je ressens alors que je suis assis dans la cuisine de mes parents. Ils m’ont pardonné, je crois, mais je ne sais pas si je le mérite. 

J’espère que Théa va bien, et toi aussi. J’espère que tu es heureuse. 

Adam.



Le 2 avril 2011

Morgane, 

Joyeux anniversaire.

Adam.

 

Le 15 avril 2011

Monsieur Karadec, 

Par la présente, nous vous informons que votre dossier a été réexaminé dû à une erreur de notre administration. Votre dossier présenté au concours de la police contenait des informations erronées qui ont mené à votre exclusion du parcours. La rémission de votre candidature est en cours. 

Je vous invite à vous approcher de mon département, qui pourra utilement vous renseigner à ce sujet. 

Je vous prie d’agréer, monsieur Karadec, l’expression de mes sentiments les meilleurs.

Commissaire de police de la Direction interrégionale de la police judiciaire,

Céline HAZAN.

 

Adam, 

J’espère que vous avez bien reçu la lettre officielle. Geneviève m’a parlé de ce qui s’était passé, et je pense que les forces de l’ordre pourraient vraiment avoir besoin de quelqu’un comme vous. Après une petite discussion avec la personne chargée de votre dossier à l’époque, qui me devait une faveur, il s’est avéré que rien ne pouvait être retenu contre vous. Vous êtes libre de repasser le concours si vous le voulez.
J’espère que vous envisageriez de rejoindre mon département. Nous avons une place vacante, étant donné qu’un de nos agents est décédé l’année dernière. 

Notre commandant aurait grandement besoin de quelqu’un comme vous, je pense. Vous manquez à Morgane. Je lui transmets les lettres que vous envoyez, elle a changé d’adresse (je la joins au dos, vous devriez la reconnaître). 

Ne faites pas preuve de lâcheté maintenant.

Céline Hazan.

 

Le 6 mai 2011 

Adam,

J’arrive pas à croire que tu sois aussi stupide. Qu’est ce que tu es en train de nous faire ? Tu es assez parti, je sais reconnaître une poule mouillée quand j’en vois une. Je te rappelle que je connais nos protocoles, jamais on n’est partis aussi longtemps, et t’as de la chance que je n’en aie pas parlé à Morgane. 

T’avais quelque chose de beau, ou au moins son début. Voudrais-tu daigner t’en rendre compte ? Soit tu es la personne la moins courageuse que je connaisse - et je sais que tu ne l’es pas - soit tu es terrifié. Oui, elle t’aime. Oui, ça fait peur. Elle t’attend, d’ailleurs, au cas où tu aurais oublié, mais qu’est ce que tu feras le jour où elle en aura assez ? Tu iras te complaire une nouvelle fois dans ton malheur, comme d’habitude. 

Elle a fini par me raconter ce qu’il s’était passé. C’est parce qu’elle t’a dit non que tu fuis comme ça ? Parce qu’elle a choisi de placer sa vie avant l’attente de quelqu’un d’autre, avant ton petit ego qui commence sacrément à bloquer ton passage à travers les portes. 

Tu te rends compte que je finis par avoir passé plus de temps avec elle que toi? Tire-en les conclusions que tu voudras. Je te connais et je n’arrive pas à comprendre ce que tu es en train de faire. Tu as de la chance d’avoir jeté tout moyen de communication, parce que je t’aurais assassiné à travers le téléphone. C’est quoi, ce délire, d’aller réparer tes torts en en créant d’autres ? Tu n’as pas besoin d’être seul pour te reconstruire.

Ah, et elle va bien. Elle explose ses taux d’enquêtes résolues et n’a pas besoin de toi pour réussir, sauf que je la vois se crisper quand on parle de toi. Tu es en train de te planter royalement.

Céline et moi, ça va. Je viens d’être nommée titulaire, au cas où ça t’intéresserait. 

Arrête de faire le con, 

Gen.

 

Le 18 mai 2011

Adam,

Tu t’es barré. T’as choisi de te barrer en me disant que t’avais pas le choix. Tu m’as laissée et as choisi de laisser Gen m’apprendre que tu aurais probablement pu rentrer depuis un moment, ce qui veut dire que c’est simplement pas important pour toi. T’as même pas eu la décence de me le dire toi-même.

Ce psy veut que je t’envoie une lettre ? Bah la voilà. Ça fait un an et demi. Pas d’appels. Rien que ces foutues lettres qui veulent pas dire grand-chose, que t’aurais tout aussi bien pu envoyer à ta grand-mère. Je pensais que ce qu’on avait valait au moins la peine d’essayer. Théa t’attendait. Je t’attendais. Tout ça parce que tu veux continuer à faire ton petit chevalier dans sa petite armure, nous éviter d’être en danger à cause de toi ?

Ce que t’es en train de faire fait plus mal que n’importe quel coup que Charrault aurait pu me donner. Et moi, qui m’assure que tu es en sécurité ? T’as des personnes qui t’attendent. Tu peux pas juste prendre autant de place dans ma vie et puis te barrer. C’est injuste. La vie, ça marche pas comme ça, et ça me tue que ce soit moi qui aie à te le dire. Tu n’as pas droit de nous laisser comme ça, putain, comment oses-tu. Je t’aimais. Je t’aime. Ça veut rien dire pour toi ? Parce que je me lève chaque putain de jour et je me rappelle de toi. Alors tu sais ce que je veux lui dire, à ton petit ordre tout pourri de me trouver quelqu’un ? Tu peux te le fourrer à côté du manche à balai qui te sert de colonne vertébrale.

Morgane

 

Le 19 mai  2011 

Adam,

Le psy me regarde écrire ça de loin,  donc promis, je m’emporterai plus. Il ne  me fait pas confiance, niveau “mécanismes d’adaptation”. Je trouve que c’est stupide. J’aurais peut-être pas dû lui faire un résumé du contenu de la dernière. Apparemment ce ne serait “pas très sain”. Pourtant moi j’ai adoré, hein. Mais il dit que te parler, une vraie conversation, pourra aider. Je peux pas lui expliquer maintenant que tu n’es pas réellement mort, et que j’ai raison de t’en vouloir. Il pense toujours que t’es six pieds sous terre et que j’envoie pas ce que j’écris.

C’est dur. Le vide que t’as laissé. T’étais la première personne qui m’a fait me sentir normale, désirée pour de vrai, et j’oublierai pas ça. Je sais pas où t’es, sinon j’aurais déjà débarqué, crois-le bien. Je ne sais même pas si je te reverrai un jour, et je déteste rester dans le noir. Ça me terrifie. Et je t’en veux encore de ne pas me laisser le choix, de me laisser me demander si rien n’était vrai. J’ai toujours été indépendante. Adoré l’être, mais avec toi c’était différent, je crois.

Si tu choisis de t’en aller pour de vrai, je comprends. Mais je ne pourrai pas rester bloquée, pas à nouveau. Pas alors que je me dois de vivre pour Théa, qui me demande de moins en moins quand tu reviendras.

Vu qu’officiellement t’es mort, le psy m’a demandé d’écrire un bon souvenir qu’on a ensemble, et ce qui l’a rendu heureux. J’ai eu du mal à en trouver un. Un seul souvenir sans peur ou sans mensonges. Peut-être qu’on ne devait jamais réussir à s’entendre, finalement.

Parfois je me demande si ça serait pas plus facile de me convaincre que t’es mort pour de vrai.

Morgane.

 

Mercredi 16 juin 2011

Morgane soupira, la porte du frigo ouverte sur son contenu vide, à part le brocoli un peu flétri dans le bac à légumes. Il faudrait qu’elle aille faire des courses, et rapidos, ou Théa allait organiser une révolution à cause du manque de yaourts chocolat-smarties pour son goûter. La semaine avait été tellement chaotique qu’elle n’avait pas vu les jours passer, et la soirée qu’elle avait organisée chez elle hier soir n’avait rien aidé, vu que Gilles avait fini le dernier paquet de chips avec acharnement et beaucoup d’aide de Daphné. 

Par contre, elle avait magnifiquement bien dormi ce matin grâce au congé qu’elle avait posé aujourd’hui. C’était relativement nouveau pour elle, toutes ces nuits plus que paisibles sans rêves et sans réveil. Elle ne pensait même plus à lui en se réveillant. Plus autant. Avec cette histoire de psy, forcément, elle commençait à en connaître un rayon sur les histoires de deuil, et ça y ressemblait un peu, finalement.

Au début elle pouvait pas passer trois minutes sans se souvenir de lui, de ce qu’ils s’étaient dit, comme un couteau de glace dans son estomac. Puis les rappels s’étaient estompés, la douleur de plus en plus espacée alors que les souvenirs devenaient flous. La première fois où elle avait passé toute une journée sans y penser, ça lui avait fait bizarre, et le couteau était revenu. 

Enfin bon. Tout allait bien. Elle avait plus rien à lui dire après cette dernière lettre. Elle lui en voulait trop. C’était fini. Fallait qu’elle accepte qu’il reviendrait pas. 

Voilà, encore un parallèle chelou. Chassant la pensée, elle reprit son stylo. Elle avait une liste de courses à faire, parce que ça servait à rien d’obtenir une augmentation si c’était pour manger des pâtes au pesto tous les soirs. Ceci dit, la majeure partie du budget était passée dans leur déménagement et le loyer. Une vraie maison avec une balançoire flambant neuve qu’elle avait posée dans le jardin, juste à côté des hortensias.

Son téléphone vibra sur la table.

Ça te va toujours pour cet après-midi ? 15 heures devant la galerie des curiosités ! Ça va être génial!!

Ah purée. Gilles. Ça faisait des semaines qu’il tannait tout le monde sur le groupe de discussion pour aller faire le musée d’histoire naturelle à grands coups de sondages pétés et autres vocaux de trois minutes. Morgane avait cédé en premier : ça lui avait vraiment fait trop de peine de voir qu’il se prenait le douzième vent de la semaine, même si Gilles n’avait même pas l’air de les remarquer. 

Elle devrait peut-être commander les courses en drive, tiens, ça leur éviterait de manger une soupe aux cailloux. 

La sonnette retentit. C’était probablement le livreur qui amenait son colis de fringues. Il était temps qu’il arrive, celui-là. Elle avait deux-trois trucs à lui dire à propos des gens qui indiquaient qu’ils étaient passés donner le colis sans jamais avoir sonné, tout ça pour obliger des gens à se traîner à la Poste qui était vachement loin. Sans détacher sa queue-de-cheval au bout de sa vie qui devait lui donner un air de clodo, elle traîna ses chaussons fluo à fourrure jusqu’à la porte. C’était un livreur, il devait avoir vu pire, elle allait pas se changer pour ça.

 

C’était pas le livreur.

Non.

Son cerveau pédala dans la semoule, l’affligeant d’une capacité de réflexion équivalente à celle d’une moule pas fraîche alors qu’elle restait immobile devant Adam. Juste là. Ses yeux et sa barbe qui avait poussé et son air torturé de mec qui porte tous les malheurs du monde, et sa main qui lui tendait une lettre. 

-Je voulais te l’apporter moi-même. 

Elle claqua la porte.

 

Chapter 19: Confiance

Notes:

(See the end of the chapter for notes.)

Chapter Text

-Et là, elle lui a claqué la porte au nez, se marra Théa. 

-Sérieux ? 

Victoire plaqua sa main devant sa bouche, les yeux ronds comme des soucoupes. Théa n’aurait jamais cru qu’elle apprécierait une petite amie d’Aubin jusqu’à ce qu’elle rencontre cette dernière. Presque aussi grande que son cousin, des yeux verts qui vous transperçaient, avec un côté buté et un humour sans faille, on ne pouvait qu’adorer Victoire. Elles s’étaient entendues immédiatement, au grand dam d’Aubin qui les retrouvait souvent liguées contre lui. 

Le jeune homme était son grand frère, son héros depuis ses huit ans, et son partenaire d’idées stupides. Elle avait encore dans sa chambre la guirlande de Noël qu’ils avaient réussi à récupérer un tout petit peu illégalement au-dessus du magasin de bougies dans la rue commerçante, lorsqu’elle s’était hissée sur ses épaules pour atteindre les points de fixation de la décoration. Il avait beau avoir trente ans l’année prochaine - sujet sensible qu’elle adorait pointer du doigt - et être l’un des nouveaux architectes les plus en vue dans la région, il n’avait jamais cessé de soutenir Théa.

Rien que pour le rendre fier, elle avait voulu postuler en école d’architecture, ce qui avait eu le bénéfice de faire bouder Adam. Fallait dire qu’avec une écrasante majorité familiale dans le milieu policier, c’était compliqué de pas céder à la pression, hein. Elle avait dû prendre une petite soirée pour expliquer à Adam que, non, les flics n’étaient pas une voie intéressante et pleine de débouchés pour tout le monde, et que c’était pas parce qu’il partait au boulot avec des étoiles dans les yeux que le port du flingue était son rêve à elle. 

Mais bon, de toute façon, Théa avait dû se rendre à l’évidence: les maths et le dessin, c’était pas son fort, et le vœu d’archi avait fini aux oubliettes. Elle espérait très fort qu’entrer en Lettres Modernes dans deux semaines n’était pas la plus grosse erreur de sa vie. 

Bref. En tout cas, elle s’essayait à raconter en détail l’histoire de ses parents (ou ce qu’elle en savait), et Victoire avait l’air plutôt captivée, ce qui l’emplissait de fierté.

-J’ai l’impression que tu es en train de me raconter une telenovela, s’ébahit celle-ci. Ça s’est vraiment passé ? C’est tellement dramatique…

-Le drame coule dans mes veines, soupira théâtralement Aubin en portant une main à son front. 

Victoire leva les yeux au ciel, lui mettant une claque en haut du crâne.

-Oui, vraiment, dit Théa. D’après ce qu’ils m’ont raconté, elle a fini par la rouvrir…

 


Morgane haletait derrière la porte close, les mains serrées sur la poignée comme s’il lui fallait la retenir, presque pour s’empêcher de vérifier. Durant un an, elle avait imaginé à quoi ressemblerait ce jour où il reviendrait, et la scène s’assombrissait avec chaque mois qui passait. Le rêve fait de mots murmurés à l’oreille et d’étreintes délicieuses avait muté, des épines le transperçant jusqu’à ce que son squelette soit fait de vengeance et que la version finale soit celle où elle lui faisait comprendre l’erreur qu’il avait commise. Avec tout un tas de mots bien choisis.

Il n’avait fallu que quelques secondes pour qu’elle perde la force de lui en vouloir, et ça l’irritait prodigieusement. La main toujours sur la poignée, elle entama un combat contre elle-même : c’était stupide de lui parler. Il avait détruit ce qu’ils avaient, n’avait plus le droit de revenir avec son regard triste et sa mâchoire carrée, et sa présence qui envoyait son estomac faire un tour de Space Mountain. Non, céder maintenant serait être faible; serait prendre un risque qu’elle n’était pas sûre de supporter. La porte était close depuis plus d’une minute, deux peut-être, et le silence s’était installé à nouveau. Adam devait être parti depuis longtemps, son rejet rendu clair pour la dernière fois. 

L’idée la terrifia et dans un sursaut de panique, elle tourna la poignée. 

Il était toujours là. 

Ils se contemplèrent comme des adversaires, presque comme des étrangers, et Morgane constata qu’elle n’avait jamais oublié son visage. Alors que les évènements d’il y avait un an s’étaient brouillés, distordus, comme les traits des statues trop souvent caressées par les touristes, lui était resté là. Intact. C’était pas faute d’avoir essayé, hein, mais la mini-version d’Adam avait refusé catégoriquement de sortir de son cerveau. 

-Bonjour. 

-Ouais. Bonjour. 

-V-Tu vas bien?

Il triturait la lettre dans ses mains, rendu à des formules de politesse qui donnaient envie à Morgane de le pousser dans les plates-bandes.

-Super bien. 

-Je suis revenu, répondit Sherlock.

-Tu t’es souvenu qu’on t’attendait ? ironisa-t-elle. Wow. 

-J’ai eu tort. Sur toute la ligne. J’espère juste que - que je ne suis pas arrivé trop tard.

Sa voix tremblotant et ses yeux étaient humides mais Morgane refusa de le voir alors que sa colère montait. C’était cet idiot qui lui avait envoyé ces lettres pourries alors qu’elle n’arrivait pas à l’oublier, qui s’était fait martyr alors que personne ne lui demandait, et ça lui donnait envie de hurler. 

-Si. T’arrives trop tard. Beaucoup trop tard, en fait. Pas que ça t’intéresse, mais Théa a arrêté de me parler de toi il y a six mois. Les enfants ont de la chance, ils oublient vite. 

-Je - Tu sais pourquoi j’ai dû partir.

-Ouais. Mais je sais toujours pas pourquoi t’es pas rentré. Ni ce que tu fais là maintenant. T’as fini tes retraites pour trouver tes chakras au fond de la Creuse ? Ça a donné quoi? Ils t’ont dit que ton moi profond était un abruti? Si c’est pas le cas, tu devrais te faire rembourser.

Elle était en roue libre. Les mots sortaient tout seuls et elle vit Adam se raidir devant l’accusation.

-J’avais besoin de ce temps, Morgane, et je te rappelle que c’est toi qui as refusé de venir avec moi. Tu avais un choix, s’exclama-t-il d’une voix étranglée. Je t’ai donné un choix! 

-C’était ça, alors ? Tu m’en voulais ?

Sa main agrippait toujours la poignée de la porte. Elle pourrait la refermer, songea-t-elle soudain. Un tout petit claquement et ce serait terminé. Elle pourrait le renvoyer d’où il venait et préserver la paix qu’elle construisait, mais rien de tout ça ne lui conviendrait. Rien ne serait assez. 

Les souvenirs de leur dernière discussion lui revinrent à l’esprit. Au début elle n’avait ressenti qu’une déchirure, que de la terreur à l’idée de s’être trompée, mais après le départ d’Adam, la seule chose qui se rappelait à elle était son visage plein d’espoir, son sourire et ses bras autour d’elle. Ça avait bien failli la mettre à terre, la force avec laquelle il lui avait manqué, presque assez pour se lancer à sa poursuite en lui disant qu’elle avait changé d’avis. 

La taille de sentiments l’effrayait, eux qui la surplombaient de toute leur hauteur comme un tsunami prêt à l’écraser. Elle ne pouvait pas s’aventurer dans ces eaux-là alors que rien ne disait qu’il ne fuirait pas. Qu’il n’utiliserait pas ses faiblesses contre elle, que l’erreur qu’elle commettrait forcément à un moment soit suffisante pour le dissuader de rester. 

Il n’était pas revenu et c’était suffisant pour comprendre que leur histoire n’était pas aussi  importante pour lui.

Elle avança de quelques pas, juste assez pour qu’ils soient face à face sur le perron devenu presque trop étroit.

-On tiendra pas, murmura-t-elle. Ça n'a pas marché les douze dernières fois, qu’est ce qui te fait dire que ce sera différent ?

-Rien. Mais je ne partirai pas cette fois, si tu es d’accord. C’est ce que je dis dans ma lettre, conclut-il en la lui tendant d’un air rigide. 

Ça l’énerva prodigieusement de le voir se dérober à nouveau devant ce qu’il avait à dire, alors elle croisa les bras et se laissa tomber sur les marches.

-Eh bah vas-y. Lis-la, si tu veux que je l’entende, parce que je  le ferai pas moi-même. 

Il eut l’air effrayé, une veine sur son front pulsant aussi rapidement que le cœur de Morgane, parce qu’avec sa chance il avait écrit une énième lettre d’adieu et elle venait juste de lui demander de la lire. Adam déplia le papier, prenant une grande inspiration. Ses mains tremblaient et Morgane fourra les siennes dans les poches de son sweat. Au cas où. 

Soudain, dans un grand geste théâtral, il froissa la lettre puis la fourra dans sa poche.

-Non. Je ne la lirai pas. 

-Ok, dit Morgane alors que son cœur s’accrochait dans sa gorge. On en reste là.

-Je n’ai pas besoin de la lire. 

Il s’assit à ses côtés sur la marche, appuyé contre la rambarde opposée comme s’il voulait éviter tout contact. Morgane garda le regard rivé sur la rue et serra un peu plus ses bras croisés. 

-Morgane , commença-t-il sans trembler, la voix un peu plus aiguë que d’habitude. Je suis de retour à Lille . Tu avais raison, je n’ai jamais eu besoin de partir aussi longtemps. J’avaisi cru que prendre de la distance était la décision la plus sage, parce que j’avais peur et - et que j’étais jaloux : tu avais réussi à construire quelque chose de solide, à dépasser les écueils de ton passé, alors que je ne réussissais même pas à sortir la tête de l’eau. Je me suis dit qu’être seul était essentiel pour me réparer. J’ai été stupide.

Elle ne put s’empêcher de le regarder avec surprise, et ses yeux attrapèrent les siens. 

-C’est peut-être un peu pour ça que je t’ai demandé de m’accompagner. Pour qu’on soit bancals ensemble. Mais tu n’avais jamais eu besoin de moi, Morgane, tu n’as jamais été aussi brillante. 

Tu n’avais pas besoin de moi, et moi j’avais l’impression que je me noierais si je restais seul. J’aurais voulu rester avec toi chaque seconde de chaque jour, parce qu’avec toi je parvenais enfin à rire. Tu sais à quel point ça m’a terrifié ? De me dire que si je restais, tu finirais par voir que je n’étais pas si intéressant que ça, et qu’éventuellement ma présence serait de trop dans ta vie? 

Il déglutit, les mains écrasées l’une contre l’autre sur ses genoux.

-Je suis parti pour ne pas avoir honte de rester. Je ne suis pas revenu, parce que je voulais retarder le moment où tu me dirais que tu ne voulais plus de moi. Où tu te souviendrais qu’en fait, je n’étais pas si intéressant que ça.

-Adam, je -

-Attends. Il faut que je finisse, sinon je n’y arriverai pas.

Ses yeux étaient embués et sa voix tremblante, et il serra les paupières un instant avant de poursuivre.

-Je comprendrai si tu me dis que tu es passée à autre chose, Dieu sait que je t’en ai donné l’occasion. Mais je me devais d’essayer, tu comprends ? Céline m’a proposé de repasser le concours. De venir travailler avec vous. Je ne dirai oui que si tu es d’accord. Si tu veux de moi, si tu parviens à me pardonner, si je n’ai pas fini de gâcher ce qui n’était déjà pas facile. Je t’aime, Morgane. Voilà.

Peinant à enregistrer ce qu’il venait de dire, Morgane sentit que sa vue se brouillait à son tour.

-Cordialement, Adam Karadec, conclut-il.

Un rire atroce lui échappa, larmes en bonus, alors que tous ses nerfs se liquéfiaient, et elle l’attira à elle. L’attaque surprise crispa Adam, ses mains en vol stationnaire de chaque côté de sa taille comme s’il n’osait plus les y poser, ses lèvres joignant les siennes en un baiser maladroit et bien peu fourni en feux d’artifice. Rien à voir avec ceux qu’elle gardait en mémoire. Un doute atroce envahit Morgane lorsqu’il s’écarta trois secondes plus tard.

-Je suis allée trop vite ? 

Si ça se trouvait elle avait mal entendu, et il n’avait pas dit Je t’aime , mais un autre truc. Alors qu’elle réfléchissait aux homophones potentiels de la déclaration, il lui prit la main.

-Pas du tout, mais j’ai besoin que tu me le dises pour de vrai, cette fois, murmura-t-il. J’ai besoin d’être sûr.

-D’accord. Par la présente, Morgane Alvaro vous informe qu’elle est d’accord pour essayer pour de vrai. Cordialement, - 

La fin de la formule de politesse se perdit dans le vent alors qu’Adam résumait l’action là où elle s’était arrêtée. 

Finalement, ils n’avaient pas perdu la main. 

 


-Voilà, conclut Théa. J’ai pas eu beaucoup de détails, mais je sais que ça s’est arrangé.

-Un peu, oui, se moqua Aubin en lorgnant sur les deux silhouettes de l’autre côté de la salle sombre. 

Là-bas, juste à côté de la gigantesque banderole qui clamait “Joyeux dix-huitième anniversaire, Théa !”, Morgane et Adam s’enlaçaient un peu trop près à son goût. 

-Ils me fatiguent. C’est presque de l’indécence, là, j’aurais dû les briefer…

-Je trouve ça mignon, sourit Victoire.

-Oui, grimaça-t-elle. C’est mignon jusqu’à ce que ça ne le soit plus. L’histoire de la porte, ça fait douze ans, et ils ne se sont jamais calmés depuis. Oh, arrête de te marrer, Aubin c’est pas toi qui dois vivre avec les pigeons qui roucoulent. 

-Te retourne pas, ils sont en train de se rouler une pelle. 

-Oh, non, pitié.

-Je déconne, dit-il en gloussant. Aïe!

-Tu me soûles. C’est vraiment pas drôle. Je vais me servir un verre, finit-elle par grogner en s’éloignant. Courage à toi, Victoire, il te mérite pas ! 

La fête avait été un franc succès. Ses parents s’étaient occupés de l’organisation d’une manière effroyablement efficace. Enfin, surtout Adam. Morgane s’était juste auto-proclamée “responsable du fun”, en abattant en vol certaines idées un peu trop formelles de ce dernier au grand soulagement de Théa. C’est pas qu’elle trouvait l’idée éclatée au sol, mais quand même, un repas avec une entrée et trois plats et un orchestre à cordes, c’était pas exactement son idée d’une fête réussie.

Et l’intervention salvatrice de Morgane qui avait imposé un DJ lui avait permis de vivre un grand moment lorsqu’Adam avait été forcé de faire un jeu ringard sur fond de mashup Macarena-Crazy Frog . Elle allait encadrer la photo. La reproduire, même, parce qu’elle était certaine qu’il tenterait de faire disparaître les preuves.

Gen était déjà à la table des boissons, surveillant les environs à sa manière - c’est à dire, en ayant toujours l’air aussi incroyablement cool - et lui lança un clin d'œil en la voyant arriver.

-Alors, comment ça fait d’être majeure ? sourit-elle en lui servant un verre. 

-Bizarre, fut la seule réponse qui vint à Théa.

C’était vrai, quoi. Elle avait beau savoir que le cerveau humain ne fonctionnait pas comme ça, et puis que de toute façon le cortex préfrontal se développait jusqu’à vingt-cinq ans -le documentaire de la veille s’était étalé dessus - elle avait quand même espéré ressentir un truc différent . Dix-huit ans et elle se sentait pas plus avancée qu’à quinze : des projets de vie assez flous qui consistaient surtout à imiter Aubin, son héros de tous les temps, pas de talent particulier qui se serait manifesté de façon magique, et surtout, pas de relation amoureuse.

D’accord, ça ne faisait pas tout, et OK, ça viendrait quand elle ne s’y attendrait pas, mais là elle s’y attendait plus du tout. C’était compliqué quand on n’avait que des exemples parfaits autour de soi - parfaitement déprimants - qui semblaient vivre dans le meilleur des mondes. Elle jeta un regard à l’anneau à la main de Gen, celui que Théa lui avait amené sur un petit coussin lorsqu’elle avait huit ans et mesurait un mètre dix à tout casser, et reprit une gorgée de punch à la banane. 

-Geneviève ! 

L’exclamation tonitruante fit s’étouffer Théa, qui crachota un peu de banane par le nez sous les yeux amusés de Gen, qui n’avait pas du tout l’air coupable. 

- Tu ne lui as pas donné celui qui est alcoolisé, j’espère, s’agaça Céline en s’emparant du verre de Théa pour le renifler.

C’était une faculté très énervante de sa tante, l’apparition spontanée. 

-Elle est majeure, objecta Gen.

-En plus j’avais déjà bu à la fête de - Théa s’interrompit juste à temps devant le regard outré de Céline. 

C’était peut-être pas le moment pour lui avouer que Gen lui avait laissé goûter tous les cocktails l’été dernier à leur soirée d’anniversaire, et que si elle avait fini la soirée en ronflant sur le canapé du salon après être tombée dans un buisson, ce n’était pas exactement dû à la fatigue. 

-Pardon ? Je garde ce verre, c’est décidé.

-Allez, y’a prescription, plaida Théa en tentant de récupérer son bien. 

-Pas du tout. C’est 6 ans pour les délits. Pour moi, tu es interdite de boisson jusqu’à tes vingt-trois ans.

Gen soupira théâtralement. 

-Il faut savoir s’avouer vaincu. Tu as totalement raison, ma chérie.

-N’essaie pas de me distraire, je trouve ça terrible que tu donnes ce genre d’exemple -

Céline s’interrompit alors que sa femme enlaçait sa taille, ses joues soudain très rouges.

-Allez, viens, on va danser, sourit Gen.

Alors qu’elles s’éloignaient, celle-ci envoya un clin d'œil à Théa, lui glissant son propre verre dans la main. 

Adossée au mur, elle le siffla avec contentement, constatant qu’il y avait du bon à s’associer avec des ex-criminels. C’était devenu presque une légende pour elle, à force : les quelques souvenirs qu’elle avait de son enfance lui en avaient appris assez pour savoir que les vies de Gen, Adam et Aubin avaient été remplies de trucs pas très nets, mais Aubin n’avait jamais vraiment voulu lui en dire plus. Elle restait donc dans le noir, assemblant les quelques pièces de puzzle qu’elle avait compris, sans savoir si l’un des trois seraient un jour prêts à en parler. 

Fait numéro un : la cicatrice à la jambe de son père, et le regard de sa mère qui se brouillait lorsqu’elle la voyait, jusqu’à ce qu’il vienne la serrer dans ses bras. 

Fait numéro deux : l’histoire de la porte, justement. Ils ne lui avaient parlé que d’une querelle amoureuse qui avait duré très longtemps, mais Théa avait trouvé une lettre par hasard dans les affaires de Morgane. Elle était déprimante,  si pleine de regrets et de rancœur qu’elle avait du mal à accepter que c’était bel et bien Morgane qui l’avait écrite. Et elle était destinée à Adam. 

Fait numéro trois : De temps en temps, sa mère avait des cauchemars. Pas de bol, elle parlait dans son sommeil et Théa avait l’ouïe fine. 

Elle aurait pu continuer longtemps comme ça, un tas d’informations dessinant les contours d’une image effrayante. Ses parents lui diraient tout si elle insistait vraiment, et peut-être qu’elle le ferait un jour, mais pas tout de suite. Certaines choses étaient mieux au fond des greniers et des mémoires.

Le punch commençait à lui monter à la tête : c’était son deuxième verre seulement mais elle n’avait pas hérité de la tolérance à l’alcool de sa mère. Ça devait être l’un des autres traits qu’elle tenait de son père biologique, celui qui était resté sur son île anglaise sans jamais se préoccuper d’elle. À treize ans, dans les bas-fonds de sa crise d’ado, quand elle reniait le monde entier et ses parents en particulier,  elle avait décidé de le rencontrer. Avec le recul l’idée était stupide, mais Théa avait vraiment cru que quelque chose de cool pourrait sortir de l’échange. Une nouvelle figure familiale. 

Tout ce qu’elle avait compris, c’était que le monde n’était pas juste, et que les gens n'étaient pas bons. Un tas de réalisations soudaines lui étaient tombées dessus alors qu’elle pleurait dans le ferry du retour, face à l’indifférence de celui qu’elle aurait préféré ne jamais rencontrer. 

La certitude qu’elle avait un père, et que c’était pas Romain. Son père était celui qui lui avait lu des histoires, celui qui avait soigné ses grippes en panique totale qu’elle ait chopé le choléra, celui qui venait la chercher au collège dans un véhicule de police en faisant sonner le gyrophare pour maximiser sa street cred . Elle n’avait pas besoin de le chercher en Angleterre, il l’attendait déjà à la maison. 

Son prénom beuglé depuis la piste de danse interrompit ses considérations. Maxime, son meilleur pote, lui envoya un signe paniqué en désignant le reste de ses amis autour de lui, en pleine démonstration de leur manque de talent en danse. Ils étaient en train de massacrer la Macarena, chose qu’elle pensait impossible, et son intervention était urgente. Alors qu’elle courait vers eux, elle remarqua Gilles et Daphné du coin de l'œil : assis sur un canapé, presque l’un sur l’autre, ils étaient en train de débattre de façon très animée. 

Affaire à suivre. Elle se fit une note mentale d’aller à la pêche aux infos sur cette affaire qui traînait en longueur. La relation qui unissait les deux clowns était incompréhensible pour leurs proches. Quand Théa était encore petite, ils s’étaient mis ensemble après des années de rendez-vous sans engagements. Ça avait pas duré, et depuis ils vivaient dans une sorte de stase qui ressemblait quand même drôlement à une vie de couple. 

-On est mieux en tant qu’amis, avait expliqué Daphné lorsque Théa leur avait posé la question. 

-Potos, avait renchéri Gilles. 

-Ouais, enfin, vous habitez ensemble. Et vous sortez au bar rien que tous les deux. 

-Ça s’appelle être en coloc, c’est tout. 

-Elle a raison. On se marre vachement, d’ailleurs on a une soirée jeux de société ce soir, tu veux venir?

-Y’aura d’autres personnes ?

Gilles avait froncé les sourcils, l’air confus.

-Ben non, pourquoi ?

-Je viens pas tenir la chandelle, c’est mort. Mais regardez vous, s’était-elle marrée, vous êtes proches. 

-Oui, on est frérots-

-Physiquement ! Vous êtes proches physiquement, Gilles.

-Je vois pas de quoi tu veux parler, avait protesté Daphné dont la main caressait les cheveux de Gilles alors que ses jambes étaient posées sur les siennes.

Après ça, elle avait abandonné. Leur accord semblait leur convenir et il avait le net avantage de frustrer complètement Adam quand il essayait de les comprendre. Mais bon, là, on était quand même sur un gros rapprochement, constata-t-elle en voyant leurs nez qui se touchaient presque. 

Dans un suspense digne d’un excellent thriller, elle attendit de les voir s’embrasser : ça, ils pourraient pas le nier. Daphné posa une main sur le cou de Gilles et Théa ne bougea plus. Elle s’approcha encore un peu, et - recula complètement, parce que Diego venait de se poser sur le fauteuil d’en face. Purée, il pouvait pas attendre trois secondes, lui ? songea-t-elle en levant les yeux au ciel. 

Elle avait beau adorer l’inspecteur Cordoba, lui et son petit copain avaient le chic pour interrompre les discussions privées. Mais bon, à part son manque de tact, il était grave cool. Il avait même fait le père Noël dans leur salon de ses huit ans à ses onze ans, barbe et costume et grand sac de toile, jusqu’à ce qu’elle finisse par dire à Adam que vraiment, la sixième pardonnait pas à ceux qui croyaient encore au vieux sur son traîneau. 

Et puis étant donné qu’il était le partenaire de boulot de son père à la BRI, elle était un peu obligée de l’inviter. Ses parents bossaient dans le même département au départ, mais Adam avait fini par partir à la BRI une fois qu’il avait envisagé de prendre du galon, parce que Céline se séparerait jamais de Morgane. Il adorait son job et les collègues qu’il y avait et avait absolument voulu les inviter. Ça avait même fait débat l’autre jour, quand ils revoyaient la liste. 

 


-Non mais là j’invite presque toute la police de Lille, avait-elle soupiré en survolant le fichier word. La moyenne d’âge de ma soirée de dix-huit ans ne peut pas être autour des quarante balais, tu te rends compte de ma réputation?

-Mathématiquement parlant, elle est de vingt-sept, crevette, objecta Morgane depuis le salon. 

Elle aurait bien pu se passer d’une vérification factuelle de ses hyperboles, surtout quand le but était de convaincre Adam de ne pas inviter douze collègues. 

-Tu as gardé presque tout le département de ta mère. 

-Alors déjà, Céline, Gilles et Daphné ne comptent pas. En plus, j'invite qui je veux, dit-elle d’un air buté.

-On peut reparler de l’incident au lycée, et de ma grande mansuétude quand j’ai accepté de maintenir ta fête. 

Ça, c’était un coup bas. Théa avait dû se rendre à l’évidence, elle ne pouvait pas se battre sur tous les fronts et elle avait ajouté lesdits collègues à la soirée. Eh bah on allait se marrer à cette soirée, même pas besoin d’appeler les flics, ils seraient déjà là. 

Bon, elle devait avouer que c’était moins pire que prévu. La plupart des amis de ses parents n’étaient pas restés très longtemps, se contentant de lui souhaiter un joyeux anniversaire puis de s’éclipser une fois le repas fini, mais sans oublier de lui offrir un cadeau. Elle gagnait sur tous les fronts. 


Il était presque quatre heures du matin et la fête touchait à sa fin, les invités les plus coriaces au bout de leur résistance. Ses grands-parents avaient jeté l’éponge vers minuit, lorsque “les jeunes” avaient envahi la piste telle une horde de gnous désordonnés sur des mashups douteux. Céline et Gen s’étaient éclipsées vers deux heures, et Daphné avait entraîné Gilles de force hors de la piste de danse avant qu’il fasse un malaise vagal, l’obligeant à aller dormir. 

Maintenant que le dernier de ses amis de lycée avait quitté la salle, il ne restait qu’Aubin et Victoire, et Théa les raccompagna au parking.  

-Merci d’être venu ! 

-Tu rigoles ? J’étais trop content de te revoir, ça faisait longtemps. Tu devrais passer un de ces jours, faut toujours que tu m’expliques pourquoi le proviseur du lycée est fâché à mort contre toi…

Théa se figea.

-Comment tu sais ça ?

C’était loin d’être son heure de gloire. Elle avait passé ses trois années de lycée à monter des plans machiavéliques, des blagues incroyables qui l’avaient amenée à un statut de légende dans l’établissement, surtout grâce à ses facultés presque miraculeuses de ne jamais laisser assez de traces derrière elle pour qu’on puisse l’accuser. Dans un tragique accident de calcul des horaires de bureau de l’administration, le proviseur était rentré dans la cour au moment exact où elle était à moitié suspendue hors de la fenêtre du bâtiment D, en train d’accrocher son chef-d’oeuvre : une banderole éblouissante au langage fleuri contenant un poème qui aurait fait pâlir d’envie Rabelais et donc le sujet principal était le proviseur. 

Ça encore, ce serait passé, si les feux d’artifice ne s’étaient pas mis en route sous les fenêtres de son bureau au moment où elle avait été convoquée, mettant feu à un banc au passage. 

-J’ai un passé sombre et criminel, Théa la terreur, mon réseau est infini.

-C’est Gen qui te l’a dit ?

-C’est Gen qui me l’a dit, confirma-t-il. On est tous les deux très fiers de toi, mais ne le dis pas à Céline. 

-J’ai failli me faire déshériter. T’aurais dû voir la tête d’Adam.

-J’imagine très bien, dit-il avec un frisson. Passe quand tu veux pour me raconter ça. Et je veux des photos - ne nie pas, je sais que tu en as. 

-Promis.

-Allez, porte toi bien, TT, dit-il en l’embrassant. 

Une chanson tournait toujours dans la salle des fêtes lorsqu’elle y retourna, emplissant la salle déserte d’un écho très doux. Le sol était couvert de cotillons, les couverts et les verres vides abandonnés sur les tables par les invités, et elle chercha ses parents du regard. C’était l’un des moments que Théa préférait après une soirée comme celle-ci, lorsque tout le monde était parti et que leur trio se retrouvait pour débriefer sur tous les potins de la soirée.

Un mouvement à sa droite l’arrêta dans son élan:  Adam et Morgane dansaient doucement sur la piste vide au rythme de la voix de Laura Dreyfuss. Elle se renfonça doucement dans l’ombre de la porte, une intuition lui indiquant que ce moment-là méritait de ne pas être interrompu. La chanson était l’une de celles qu’elle avait ajoutées elle-même avec tout un tas d’autres titres de comédies musicales, et voir ses parents enlacés sur quelque chose qui d’habitude n’appartenait qu’à elle remuait quelque chose dans son cœur. Un sentiment qui serrait sa poitrine, une sorte de joie qui figeait ses muscles. 

We can just watch the whole world disappear

'Til you're the only one

I still know how to see

Ils se balançaient tout doucement, front contre front, partenaires d’une façon que Théa ne pouvait qu’essayer de comprendre. Il y avait cette histoire dans les regards qu’ils échangeaient, ces sous entendus vite balayés, mais tout ce qu’elle voyait alors que la mélodie les enveloppait était une confiance entière et inébranlable, la sûreté et l’assurance qui accompagnaient leur histoire. 

We can try that

You and me

That's all that we need it to be

Ce n’était pas l’amour brûlant qu’ils n’hésitaient pas à partager avec le monde. C’était quelque chose de plus doux, de plus secret, et Adam attira Morgane à lui alors que les instruments à cordes gonflaient autour d’eux, la soulevant en même temps que le refrain. Elle poussa un cri de surprise et se raccrocha à son cou alors qu’Adam la faisait tourner autour de lui, puis la fit descendre lentement, centimètre par centimètre.

-Où est-ce que t’as appris à faire ça ? rit-elle.

-Gilles m’a donné le numéro du prof de danse que son oncle a utilisé pour ses soixante-dix ans, dit-il nonchalamment en laissant ses mains caresser le dos nu de Morgane. 

-Il faut que je lui dise merci. Attends, soixante-dix ans ?

Adam sourit et reprit la danse, guidant Morgane sur la piste. Celle-ci suivit avec l’habitude d’une décennie, laissant sa tête reposer sur l’épaule de son partenaire comme ils le faisaient depuis des années, serrant sa main dans la sienne. 

It'll be us

It'll be us

And only us

And what came before won't count anymore

Alors que la chanson arrivait à sa fin et que le silence retombait dans la salle, ils se séparèrent lentement. 

-Tu as vu ? On a fini par y arriver, murmura-t-il. Treize ans.

-Douze. L’année où tu m’as ghostée pour te dorer la pilule à Ibiza ne compte pas. 

-J’étais dans le Larzac, Morgane, le Larzac! Je ne peux plus voir une seule chèvre de ma vie, frissonna-t-il avec terreur. A part toi. Aïe ! 

Il se frotta l’épaule qu’elle venait de frapper d’un air tragique alors que Morgane gloussait. 

-C’était pas gagné, c’est vrai, admit-t-elle. Mais regarde Aubin. Regarde Théa, ils sont tellement brillants. On a réussi quelque chose. 

-Je referais tous les mêmes choix, parce qu’ils nous ont menés ici. Tu crois qu’on pourra en discuter vraiment avec elle un jour ? De notre passé, je veux dire, s’assombrit-il.

Les yeux brillants, Morgane lui prit la main.

-On a tout le temps du monde. 

Notes:

Et voilà, un vrai chapitre se ferme avec la fin de cette fic. C’est le plus long travail d’écriture que je n’ai jamais achevé, je crois, 100K dont l’écriture m’a passionnée, exaspérée, m’a plu et m’a semblé inutile, et surtout qui m’a accompagnée pendant huit mois d’écriture incroyables.

HPI, c’est le premier fandom auquel je me suis sentie appartenir et pour lequel j’ai eu envie de créer quelque chose, des tas d’histoires qui flottaient dans ma tête auxquelles je n’aurais jamais cru pouvoir rendre justice. Je ne sais toujours pas si c’est le cas, mais finalement c’est allé plus loin que moi derrière mon clavier. J’ai rencontré des personnes merveilleuses grâce à ça et je crois que pour cette raison, cette petite île du fandom aura toujours une place spéciale pour moi.

Je dois bien l’avouer, toutes les choses ont une fin et certaines plus tôt qu’on l’aurait voulu. J’ai écrit cette AU parce que même si je ne me retrouvais plus dans l’histoire que nous raconte la série, je tenais toujours très fort aux personnages et à la place qu’ils ont prise pendant presque deux ans dans ma tête. Je ne me sentais pas prête à leur dire au-revoir mais en écrivant cet épilogue, je me suis rendue compte qu’ils tiraient leur révérence avec moi.

Merci à @Eara pour ton suivi de mes fics et les rires qu’on a pu avoir ensemble, à @Pia-writes-things pour ces relectures et ce soutien quand je radotais sur le manque de qualité de mes chapitres (et pour tes avis très éclairés sur DW mais ça c’est une autre paire de manches et surtout une île que je ne suis pas près de quitter). Et merci à toi, @BourbonOnTheRocks, d’avoir été un roc sur ces derniers mois, je pense que sans toi cette fic ne serait pas achevée, ou pas ce qu’elle est. Hâte de poursuivre le chemin ensemble, même sous d’autres latitudes insulaires ❤️🤭

Je suis extrêmement chanceuse que vous soyez arrivées dans ma vie, here's to plein d’aventures futures!! ✨

Signing out ❤️